CHAPITRE NEUVIEME

    Combien il est utile de se détacher de la trop grande affection de ses proches. Et que l' on reçoit plus d' assistance des amis que Dieu donne que l' on n' en reçoit de ses parens.

    Si nous qui sommes religieuses sçavions quel est le prejudice que nous recevons de converser beaucoup avec nos proches, de quelle sorte ne les fuirions-nous pas ? J' avoüe que je ne comprens point, laissant mesme à part ce qui est de Dieu, quel avantage nous pouvons recevoir d' eux pour nostre consolation et nostre repos, puis que ne pouvant ny ne nous estant pas permis de prendre part à leurs plaisirs, nous ne sçaurions que sentir leurs déplaisirs et répandre des larmes dans leurs peines plus quelquefois qu' ils n' en répandent eux-mesmes. Ainsi je puis dire hardiment à ces religieuses, que si elles en reçoivent quelque satisfaction dans leurs sens, cette satisfaction coûtera cher à leur esprit. Vous estes, mes soeurs, bien délivrées de cette crainte dans ce monastere, puis que vous n' avez rien qu' en commun ; et qu' ainsi ne pouvant recevoir d' aumosne qui ne soit pour toute la communauté, nulle de vous n' est obligée pour ce sujet d' avoir de la complaisance pour ses parens, et ne peut douter que Dieu ne vous assiste toutes en general, et ne pourvoye à tous vos besoins. Je ne sçaurois penser sans étonnement au dommage que l' on reçoit de converser avec ses proches. Il est tel que je doute qu' on le puisse croire si on ne l' a experimenté. Et je ne suis pas moins étonnée de ce que la perfection de nostre estat qui nous oblige de nous en separer, paroist aujourd' huy si effacée dans la pluspart des maisons religieuses qu' il n' y en reste presque plus aucune trace. Je ne sçay pas ce que nous quitons en quitant le monde, nous qui disons que nous quitons tout pour Dieu, si nous ne quitons le principal, qui est nos parens. Cela est venu jusques à un tel point, que l' on pretend faire passer pour un défaut de vertu en des personnes religieuses de ne pas aimer beaucoup leurs proches ; et l' on veut mesme prouver par des raisons que c' est un defaut de ne converser pas souvent avec eux. Mais, mes filles, ce que nous devons faire en cette maison aprés nous estre aquitées des devoirs dont je vous ay parlé et qui regardent l' eglise, c' est de recommander beaucoup nos parens à Dieu, et d' effacer ensuite le plus que nous pourrons de nôtre memoire ce qui les regarde, parce que c' est une chose naturelle que d' y attacher nostre affection plûtost qu' aux autres personnes. Mes parens m' ont extremement aimée à ce qu' ils disoient et je les aimois d' une maniere qui ne leur permettoit pas de m' oublier. Mais j' ay éprouvé en moy-mesme et en d' autres, qu' excepté les peres et les meres que l' on voit rarement abandonner leurs enfans, et dont ainsi que de nos freres et de nos soeurs il n' est pas juste de nous éloigner lors qu' ils ont besoin de consolation, et que nous pouvons la leur donner en demeurant toûjours dans un parfait détachement : j' ay éprouvé dis-je lors que je me suis vûë dans de grands besoins, que tous mes autres proches ont esté ceux dont j' ay reçû le moins d' assistance, et n' ay eu du secours que des personnes qui faisoient profession d' estre à Dieu. Croyez, mes soeurs, que si vous le servez fidelement vous ne trouverez point de meilleurs parens. Je le sçay par experience : et pourvû que vous demeuriez fermes dans cette resolution, dont vous ne pourriez vous départir sans manquer à vostre celeste epoux qui est vostre amy le plus veritable, vous vous trouverez bien-tost délivrées de cette attache à vos parens. Assurez-vous aussi que vous pouvez beaucoup plus vous confier en ceux qui ne vous aimeront que pour l' amour de nostre seigneur, que non pas en tous vos parens. Ils ne vous manqueront jamais ; et lors que vous y penserez le moins vous trouverez en eux et des peres et des freres. Comme ils esperent d' en recevoir de Dieu la recompense, ils nous assistent de tout leur pouvoir pour l' amour de luy : au lieu que ceux qui pretendent tirer de nous leur récompense, nous voyant incapables par nostre pauvreté de la leur donner et que nous leur sommes entierement inutiles, se lassent bien-tost de nous assister. Je sçay que cela n' est pas general ; mais qu' il arrive d' ordinaire, parce que le monde est toûjours le monde. Si on vous dit le contraire et qu' on veüille le faire passer pour une vertu, ne le croyez pas. Il vous en arriveroit tant de maux qu' il faudroit m' engager dans un grand discours pour vous les representer. Mais puis que de plus habiles que moy en ont écrit je me contenteray de ce que je vous en ay dit. Que si toute imparfaite que je suis j' ay vû si clairement le préjudice que cela apporte, jugez ce que pourront faire ceux qui sont beaucoup plus intelligens et plus vertueux que moy. Les saints nous conseillent de fuïr le monde : et qui doute que tout ce qu' ils nous disent sur ce sujet ne nous soit tres-utile ? Croyez-moy, comme je vous l' ay desja dit, rien ne nous y attache tant que nos parens, et rien n' est si difficile que de nous en détacher. J' estime pour cette raison que celles qui abandonnent leur païs, font bien pourvû que cet éloignement les détache de l' affection de leurs proches. Car le veritable détachement ne consiste pas à s' éloigner d' eux d' une presence corporelle, mais à s' unir de tout son coeur et de toute son ame à Jesus-Christ, parce que trouvant tout en luy, on n' a pas peine à tout oublier pour l' amour de luy ; quoy que la separation de nos proches soit toûjours fort avantageuse jusques à ce que nous connoissions cette verité. Mais alors nostre seigneur pour nous faire trouver de la peine à ce qui nous donnoit auparavant du plaisir, permettra peut-estre que nous serons obligées de converser avec nos parens.