III

DOCTRINE DU BOUDDHISME



   Comme le Christ, le Bouddha n'a rien écrit; son enseignement a été uniquement oral. Il ne parlait pas le sanscrit, mais la langue populaire de la province de Magadha, le magadhî, proche parent du pâli. Les plus anciennes traditions relatives au Bouddhisme sont conservées à Ceylan et consignées dans une langue importée du continent (le pâli) et révérée comme langue sacrée. Les textes canoniques du Nord, plus récents dans leur forme actuelle, sont rédigés en sanscrit (11). De même que le Jaïnisme qui le précéda (12), le Bouddhisme est sorti de la caste des guerriers, donc d'un élément non brahmanique de la société. Au dogmatisme brahmanique les deux systèmes substituent l'affirmation que le sort de l'homme dépend de ses oeuvres et que l'abstention de l'acte est le moyen d'échapper à l'existence. La différence fondamentale qui les sépare, c'est que les Jaïnas croient à la permanence de l'âme individuelle, tandis que les Bouddhistes la nient - et aussi que, chez les premiers, l'ascétisme joue un rôle bien plus grand que chez les seconds. Toutefois, ces deux systèmes ne sont pas à proprement parler des hérésies ; l'orthodoxie brahmanique ne les considère pas comme telles, mais seulement comme des disciplines étrangères à son propre système (13).
 

KARMA

   La pierre angulaire de l'enseignement bouddhique est la doctrine de l'acte (karman) empruntée au Brahmanisme. Il n'y a pas d'effet sans cause toute manifestation dans le domaine physique ou mental procède d'actions antérieures et est elle-même l'origine de manifestations ultérieures ; chaque existence individuelle a pour cause et pour explication la somme de toutes les existences antérieures comme elle a pour conséquence et pour sanction toute la suite des existences à venir. En d'autres termes, une personne n'est que l'incarnation vivante d'activités passées, physiques ou psychiques. On ne peut saisir la signification du karma qu'en considérant l'humanité reliée ensemble comme les parties d'un tout universel ; l'homme et les manifestations auxquelles son activité donne lieu ne sont que des résultats. On le voit, il n'y a pas ici de dogme, mais un fait d'expérience confirmé par le raisonnement : en effet, en dehors du "fruit des oeuvres" il est impossible d'expliquer la diversité des conditions et des caractères. De plus, comme nous l'avons vu à propos du Brahmanisme, cette loi de l'acte explique l'univers sans qu'il soit nécessaire d'admettre un organisateur du monde. La masse des actes des créatures fait sortir l'univers du chaos après chaque destruction périodique ; les paradis sont crées en faveur des êtres qui ont mérité de renaître dieux ; les enfers, pour punir les crimes auxquels ils sont appropriés. Dans le système de Gautama, Dieu ne figure à aucun titre, ni comme cause première, ni comme providence, ni comme base et sanction de la loi morale, ni comme fin dernière de toute créature. Gautama ne connaît ni créateur ni juge, mais une justice infaillible et souveraine, encore que mécanique. Il ne nie certes pas l'existence des dieux ; mais ceux-ci sont, comme les hommes, soumis au karma et à la renaissance et, comme les hommes, ils ont besoin d'acquérir la sagesse parfaite incapables donc de se sauver eux-mêmes, ils peuvent encore moins sauver les autres. Au surplus, ils ne sont dieux que provisoirement, à cause de leurs mérites antérieurs ; ils devront redevenir hommes, mais ils peuvent démériter jusqu'à renaître dans les conditions animales et même tomber dans les enfer.
 

IMPERMANENCE ET DOULEUR

   Le premier théorème du Bouddhisme est donc la renaissance en fonction du mérite ; ce n'est que l'interprétation morale de la croyance populaire à la transmigration. Et voici le second : l'existence - même l'existence béatifique et presque éternelle du dieu Brahmâ - est mauvaise en soi. Tout ce qui la constitue est essentiellement mobile, changeant ; aucun être, aucune chose n'est à aucun moment semblable à soi-même ; la personne, humaine ou non, n'est qu'un agrégat d'éléments diversement entrelacés qui apparaissent et disparaissent. En dehors de ces agrégats il n'y a rien, ni principe fixe, ni âme, ni substance simple et permanente. La vie n est qu'un composé de phénomènes et elle se répète constamment parce que tout phénomène est à la fois effet et cause et le flot incessant de toutes choses n'a aucun but. Assurément, ces phénomènes sont réels, mais d'une réalité toute momentanée ; tout est impermanent, inconsistant ; un torrent, une flamme qui se consume, voilà les comparaisons les plus fréquentes dans les anciens textes ; ce que nous appelons un être animé n'est qu'une flamme dans une mer de flammes, une vase dans l'immense océan. Â la mort de tout être, humain ou non, les éléments dont il est composé périssent ; rien ne lui survit, sinon l'influence de son karma, résultat de ses oeuvres en pensée ou en action et, par cette force, un nouveau groupe d'éléments prend naissance, un nouvel individu surgit, lequel est à la fois le même et un autre que celui qui est mort (14). Toutefois, cette substitution est si rapide que pratiquement on n'en tient pas compte ; le Bouddha, comme les saints parvenus à l'omniscience, se souviennent et parlent de leurs existences antérieures, comme s'ils étaient restés toujours eux-mêmes en passant de l'une à l'autre. Quoi qu'il en soit, c'est dans cette oscillation perpétuelle, gouvernée par la loi naturelle de la causalité, que consiste toute la réalité des choses de ce monde. Il importe ici de prévenir une interprétation erronée. Un certain nombre d'indianistes ont déclaré que le Bouddhisme renferme une contradiction fondamentale, en effet, disent-ils, il nie le "moi" et il affirme que la destinée de l'être est conditionnée par ses actes. S'il n'y a pas de "moi", qui mérite ou démérite ? qui est l'objet d'une rétribution ? qui passe d une existence à une autre ?

   En réalité, le Bouddhisme ne nie pas le "moi" ou l'esprit ; il nie le caractère absolu de l'esprit ou du "moi" ; pour lui, le "moi" n'est ni consistant ni substantiel, il est un simple phénomène, une succession de phénomènes connexes enchaînés à un univers qui n'est lui-même qu'un phénomène fait de vicissitudes toujours changeantes (15). En d'autres termes, le "moi" existe bien, mais il n'y a pas d'âme immuable. De cette impermanence vient la douleur et cette douleur est accrue encore par l'illusion que l'homme a de sa permanence, c'est-à-dire de l'existence réelle de son "moi". La vie, avec son flux et son reflux, est mauvaise, elle est douleur et cette douleur est projetée dans l'éternité et multipliée à l'infini par le dogme de la transmigration. Où est le remède ? Ce n'est pas le suicide (16) qui est considéré comme un des plus grands crimes et qui est suivi d'une nouvelle existence encore plus malheureuse ; ce n'est pas non plus la dévotion ou les austérités religieuses comme le prétendaient les brahmanes. Le remède consiste pour l'homme a saisir la vérité de cette impermanence de tout ce qu'il considérait être lui et à lui, à sortir de cette mobilité et de cette inconsistance de toutes choses. Ceci est possible par la connaissance des

QUATRE vérités SAINTES qui sont le noyau central du sermon de Bénarès, le résumé du Bouddhisme tout entier.

1) l'existence de la douleur. Exister, c'est souffrir ;

2) la cause de la douleur. Cette cause est dans le désir qui grandit par la satisfaction même ;

3) la cessation de la douleur. Cette cessation est possible, elle est obtenue par la suppression du désir ;

4) la voie qui conduit à cette suppression. Cette voie, c'est la connaissance et l'observation de la "Bonne Loi", la pratique de la discipline et de la morale du Bouddhisme (17).

    Donc, le centre de la prédication du Bouddha est non pas un système relatif à l'origine du monde et à la nature de la Cause première, mais la délivrance de la douleur et la voie qui mène a cette délivrance, Gautama veut aller au plus pressé : porter remède à l'universelle douleur ; les systèmes philosophiques ne sont que des hypothèses ; la vie est un fait ; or, elle s'appelle douleur (18). Le Bouddha prend la vie telle qu'elle est pour la majorité des créatures ; c'est dire que son enseignement n'est jamais ésotérique : il s'adresse à tous les hommes de bonne volonté (19). Toutefois, le Bienheureux ne parle pas immédiatement de la délivrance, il commence par exhorter ses auditeurs aux vertus propres à la condition mondaine, à la générosité, a l'intégrité ; il parle des cieux et des récompenses réservées à ceux qui ont vécu noblement ; puis alors, il parle de la douleur et de la délivrance. Tel est le thème stéréotypé de tous ses discours. Il n'y a ici rien de vivant, rien de personnel, seulement des considérations théoriques. Au contraire, l'action de Jésus est personnelle, elle s'exerce d'âme à âme, de personne à personne ; le Bouddha se cantonne dans les généralités ; ainsi il ne parle jamais des souffrants ni des affligés, mais de la douleur générale du monde et encore en parle~t-il comme d'un fait dont on raisonne abstraitement (20). Connaître la vérité - et celle-ci se résume dans les "quatre vérités saintes" - est donc le seul chemin du salut. Celui qui ignore les "quatre vérités saintes" prend pour réel ce qui ne l'est pas ; celui qui les connaît voit les choses dans leur réalité, c'est-à-dire dans leur illusion fondamentale ; il supprime donc en soi l'attachement à l'existence, ce qui implique l'extinction de tout désir ; il arrive à la cessation des actes, de la conscience, du "moi". Tel est le chemin de la délivrance, du nirvâna. On le voit, le principe du Bouddhisme est cérébral (21) ; la vérité dont il fait une condition de salut n'est ni une révélation rédemptrice ni la recherche d'une doctrine salvatrice, elle est la renonciation aux croyances erronées. C'est pourquoi, à l'inverse du Christianisme, qui est avant tout une religion, le Bouddhisme primitif n'est à proprement parler ni une religion, puisqu'il n'a ni divinité, ni dogme, ni culte, ni un système philosophique, puisqu'il ne discute aucun problème métaphysique ; on pourrait plutôt l'appeler une théosophie (22). C'est surtout une méthode de salut. En effet, la douleur, pour le Bouddhisme, ne vient pas à l'homme de quelque agent extérieur qu'il ne peut saisir ; elle n'est pas non plus inhérente à une substance immuable - ce qui la rendrait incurable ; elle est dépendante de conditions et comme, en dernier ressort, elle dépend de la volonté de l'homme qui souffre et d'elle seule, il ne tient qu'à l'homme de la détruire. L'acte est conditionné par le désir, la transmigration est conditionnée par l'acte ; la suppression du désir ou renoncement absolu aboutit à la délivrance, au nirvâna.
 

NIRVÂNA (23)

    Ainsi, la délivrance, le nirvâna est le point culminant de la doctrine bouddhique. En face de ce monde gouverné par la causalité est le royaume sur lequel la causalité ne règne pas ; l'homme a éteint le désir, l'illusion ; il s'est pénétré de l'inexistence des choses et les choses, qui n'existent que de l'existence que leur prête l'esprit, se sont effacées sans retour : ainsi il a dissipé l'illusion du monde ; puis son esprit lui-même s'est dissipé et c'est la délivrance, les causes mêmes de l'existence étant détruites. Le nirvâna n'est pas un paradis. Le paradis (svarga) est une idée hindoue ; l'excellence du karma y fait aller ; mais on n'y reste pas à perpétuité. Le nirvâna est le contraire du paradis ; celui-ci est un épisode dans le long voyage de l'être qui transmigre, le nirvâna est la fin de la transmigration ; le paradis est le fruit du mérite, le nirvâna suppose l'absence de mérite et de démérite. Du reste, il n'y a pas un lien nécessaire entre la mort et le nirvâna ; la mort n'est que la dissolution d'une forme temporaire ; le nirvâna est atteint dès que l'homme obtient la cessation de toute idée consciente. Il n'y a pas de degrés dans le nirvana : il est ou il n'est pas. Etymologiquement, c'est l'extinction d'une flamme par le souffle ( = souffler).Le nirvâna, est-ce le néant ? est-ce la béatitude suprême ? Gautama ne s'est pas plus expliqué sur ce sujet que sur l'existence et la nature de l'âme ; il s'est contenté de dire, en opposition aux brahmanes pour qui la délivrance consiste en l'absorption de l'âme individuelle dans le Brahman, que le nirvâna est la libération de la nécessité fatale de la renaissance et que celle-ci est obtenue par la destruction complète de toutes les oeuvres du karma (passions, désirs, attachement a l'existence). Les anciens textes disent que l'arhat ou saint parfait (littéralement le "méritant", le "vénérable" est celui qui est libéré de toute espèce de désir, donc de toute espèce de peine, libéré de tout karma par la méditation (dhyâna), il a conquis la science transcendante ; il sait tout et peut tout, il se souvient de ses existences antérieures , il possède déjà le nirvâna sur terre, bientôt il deviendra Bouddha parfait. Il s'agit donc d'un état mental réalisé sur cette terre par un être vivant ; c'est une désagrégation, opérée mentalement, des conceptions fausses qui font naître et s'accroître le désir de la vie individuelle. Quand est atteinte cette connaissance de la non-valeur en soi de toutes les choses impermanentes, l'arhat est arrivé au but ; il peut continuer à se mouvoir parmi les hommes, son existence passagère peut prolonger pour quelques instants son indifférente apparence de vie, la racine en est anéantie ; il n'appartient plus au monde de l'illusion ou de l'impermanence il est dans l'lmmuable. A sa mort, il entre dans le Parinirvâna, qui est le nirvâna complet. Il est permis de considérer que l'existence étant une relativité soumise à des conditions, l'évasion hors de cette relativité est comme l'atteinte d'un absolu. D'autre part, un avenir d'éternelle perfection ne peut commencer là où finit le périssable ; il faut que déjà dans le royaume passager se trouve ne serait-ce qu'un germe de ce monde bienheureux. Or, pour Gautama, le monde fini ne repose que sur lui-même ; tout est entraîné dans le cycle de l'apparition et de la disparition, il ne porte donc en lui aucun indice qui donne lieu de croire qu'il est en connexion avec un monde éternel. Donc, lorsque la série des conditions s'écoule et s'abolit, comment peut-il rester autre chose que du vide ? C'est pourquoi le Sublime n'a rien voulu révéler sur la nature du nirvâna. Il faut se souvenir qu'il n'a été ni un théologien ni un métaphysicien ; son but unique a été la délivrance de la douleur ; toute autre considération lui était indifférente. Notamment, il a enseigné le danger des espérances concernant l'au-delà de la mort ; elles sont un lien, une chaîne ; or, tout assujettissement entraîne de la douleur Le nirvâna est le repos infini ; en donner une définition serait entretenir ce désir, cet attachement à l'existence qu'il faut justement extirper ; penser à lui serait s'éloigner de lui ; c'est la félicité parce que c'est l'absence de sensation, car sensation suppose dualité, donc limitation, donc souffrance. Le nirvâna n'est pas une destruction totale, il met l'individu qui y parvient hors de nos catégories dialectiques ; il est en effet sans relation avec quoi que ce soit; on ne peut en avoir une idée, puisqu'il n'y a d'idées que des choses qui sont dans le tourbillon de l'existence ; il échappe, par sa nature, à toute définition devant emprunter ses expressions a un langage fait pour désigner l'impermanent et l'illusoire ; on ne peut que dire ce qu'il n'est pas (24). En particulier, il n'est ni le Néant ni le Non-Etre, car Néant et Non-Etre sont des entités métaphysiques ; or le Bienheureux s'est interdit toute métaphysique. En réalité, pour savoir ce qu'est le nirvâna, il faut l'expérimenter soi-même. "Les saints parviendront à l'ineffable, au nirvâna, sans savoir ce que c'est que le nirvâna et précisément parce qu'ils ne le savent pas." (de la Vallée-Poussin, p. 95).
 

Caractéristique générale de la doctrine bouddhique

    L'originalité de l'enseignement de Gautama le Çâkyamuni est donc de se donner comme un "chemin milieu" (madhyamâ pratipad) ; il ne veut être qu'une discipline pratique, un plan de conduite qui doit diriger l'homme vers la délivrance, et non pas une théorie ou une spéculation, encore qu'il comporte des éléments intellectuels et spéculatifs. Le Sublime n'enseigne que ce qui est utile au salut : la douleur des renaissances vient de l'acte, l'acte procède du désir et le désir a pour cause l'ignorance des vérités du salut. Il écarte donc toute théorie sur l'être, il ne juge pas nécessaire la connaissance de la chose en soi. Il faut chercher la route qui mène au bonheur ici bas ; oiseuse est la recherche scientifique, inutile l'inquiétude de l'au-delà. il se refuse également à décréter si le "moi" existe ou n'existe pas, Si l'être demeure ou ne demeure pas identique d'existence en existence, si le Tathâgata vit ou ne vit pas après la mort. La seule réponse aux questions métaphysiques est : ni oui, ni non. Voilà ce qu'on a appelé "l'agnosticisme" du Bouddha. De même, il a adopté, dans sa discipline morale, un "chemin milieu" entre les ascètes pratiquant les exagérations du yogisme et les hommes suivant la voie commune. Originale et ingénieuse était sans doute cette position du Çâkyamuni, comme sur le tranchant d'un rasoir, en suspens entre les deux hypothèses contraires ; originale surtout dans un milieu que passionnaient les arguties philosophiques. Mais on comprend que cette réserve du Maître relativement aux questions purement théoriques n'ait pas suffi aux disciples et que ceux-ci aient voulu élucider les problèmes ainsi laissés irrésolus De là les divisions entre "phénoménalistes" qui nient le "moi" et "personnalistes" qui affirment le "moi". De même, certaines sectes concevront le nirvâna comme le néant, d'autres comme une existence bienheureuse et toutes interpréteront en faveur de leur thèse des déclarations du Bouddha. Et ce travail s'accomplira d'autant plus facilement que dans ses discours, Gautama fait toujours appel à la raison, à l'expérience de ses auditeurs ; il déclare que sa doctrine n'est pas issue de la révélation ou de l'inspiration, mais de l'étude et de la méditation, qu'elle est le fruit de l'intelligence et de la réflexion.
 

Appréciation

    On ne peut parler de pessimisme a propos de l'enseignement du Bouddha. En effet, le pessimisme consiste, non pas dans la constatation d'un fait, mais dans le résultat que peut entraîner cette constatation ; si l'individu, ayant vu la souffrance, en reste accablé et inerte, croyant à la fatalité de la douleur, il conclut en pessimiste ; mais s'il engage la lutte, on ne peut pas parler de pessimisme. Or, le Sublime, ayant embrassé l'horreur de l'existence, a cherché une issue permettant d'y échapper et d'aider les autres à y échapper. Et nous verrons que son attitude n'a pas été une rêverie nonchalante, mais une école d'énergie et de persévérance (25). D'autre part, il est certain que cette doctrine devait mener à une résignation entière, dans la douleur comme dans la joie, à un détachement complet. Le Christ a également enseigné à renoncer au monde, non certes au monde tel qu'il est sorti des mains de Dieu, mais au monde corrompu par le mal et, dans l'enseignement chrétien, ce mal n'est pas inhérent à l'essence des choses, il s'est glissé dans le monde sous l'influence de celui que le Christ appelle "le père du mensonge". Au reste, il est écrit que "Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas mais qu'il ait la vie éternelle, car Dieu n'a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais afin que le monde soit sauvé par lui". Le Christ a enseigné la maîtrise de soi, la domination des instincts ; le Bouddha a voulu supprimer sans distinction tous les désirs de l'être humain (26), enveloppant dans une même réprobation les tendances naturelles et les déviations du sentiment. L'Evangile guérit et perfectionne, il redresse et purifie, il ne détruit pas. Pour le Bouddha, le but suprême de l'homme, c'est la suppression de la douleur, donc de la vie même, puisque pour lui toute existence est douleur. Le Christ a enseigné que l'épreuve est le chemin nécessaire du bonheur et il a déclaré heureux les pauvres, heureux ceux qui pleurent. Le Christ n'a pas supprimé la souffrance, il l'a ennoblie, il l'a rendue féconde, il en a fait l'instrument de tout progrès et le gage de notre grandeur future ; c'est par la Croix que le Christ a sauvé le monde. Mais la valeur de la souffrance dépend de l'usage qu'on en fait, des vertus dont elle est l'occasion : humilité, patience, résignation, détachement de soi ; autrement elle aigrit. C'est pourquoi nul n'a le droit de se désintéresser des maux du prochain. Le commandement du Christ est absolu : "C'est à l'amour que vous aurez les uns pour les autres qu'on vous reconnaîtra pour mes disciples... Tout ce que vous aurez fait aux malheureux pour les nourrir, les vêtir, les soulager, c'est à moi-même que vous l'aurez fait."



NOTES

11 ) Le pâli a avec le sanscrit la même parenté que l'italien avec le latin.

12 ) Le Jaïnisme est né et s'est développé dans la même région que le Bouddhisme, presque à la même époque.

13 ) cf. Masson-Oursel : 3e partie

14 ) Une comparaison qui revient à plusieurs reprises dans les livres bouddhiques est celle du lait caillé qui est à la fois pareil au lait d'où il provient et différent de lui

15 ) cf. Masson-Oursel, 3e partie II. B

16 ) Les Jaïnas préconisaient, pour les saints, le suicide par inanition

17 ) En voici le texte complet : "Voici, ô moines, la vérité sainte sur la douleur : la naissance est douleur, la vieillesse est douleur, la maladie est douleur, la mort est douleur, l'union avec ce que l'on n'aime pas est douleur, la séparation d'avec ce que l'on aime est douleur, ne pas obtenir son désir est douleur, pour abréger, le quintuple attachement (aux choses terrestres) est douleur ( c'est-à-dire l'attachement aux cinq éléments qui constituent l'être physique et moral de l'homme : corps, sensations, représentations, formations, ou tendances , connaissance.) . "Voici, ô moines, la vérité sainte sur l'origine de la douleur : c'est la soif (de l'existence) qui conduit de renaissance en renaissance, accompagnée du plaisir et de la convoitise, qui trouve çà et là son plaisir : la soif de plaisir, la soif d'existence, la soif de puissance. "Voici, ô moines, la vérité sainte sur la suppression de la douleur : l'extinction de cette soif par l'anéantissement complet du désir, en bannissant le désir, en y renonçant, en s'en délivrant , en ne lui laissant pas de place. "Voici, ô moines, la vérité sainte sur le chemin qui mène à la suppression de la douleur : c'est la chemin qui mène à la suppression de la douleur : c'est le chemin sacré à huit branches qui s'appelle : foi droite, volonté droite, langage droit, action droite, moyens d'existence droits, application droite, attention droite, méditation droite. " (Mahâvagga I. 10 et suiv. ; cf. Lalita-vistara XXVI)

18 ) "De même que la grande mer, ô disciples, n'est pénétrée que d'une seule saveur, la saveur du sel, de même aussi, ô disciples, cette Doctrine et cet Ordre ne sont pénétrés que d'une saveur, celle de la Délivrance. " (Cullavaga IX. I, 4) -"Ne pensez pas, ô disciples, des pensées comme le profane en pense : Le monde est éternel ou : Le monde n'est pas éternel ; Le monde est fini ou : Le monde est infini. Si vous pensez, ô disciples, puissiez-vous penser : Ceci est la douleur, ceci est l'origine de la douleur, ceci est la cessation de la douleur. " (Samyutta Nikâya)

19 ) J'ai prêché sans mettre dans mon enseignement un dedans et un dehors. " (Mahâ-Parinibbâna-sutta II. 25)

20 ) la seconde "vérité sainte "affirme que le fondement de l'existence, c'est notre volonté, le fait que nous voulons vivre. Pour expliquer d'où vient ce vouloir vivre, cette "soif de l'existence", le Bouddhisme primitif a joint aux "quatre vérités saintes" la formule dite "du lien de causalité" ou "loi des douze conditions". Il est absolument impossible, faute de place, d'exposer, même succinctement, la philosophie, très abstruse, qui s'y trouve contenue. pour l'étude de ce point important, voir, outre les monographies mentionnées au début de cet exposé, la brochure de Paul Oltramare : La formule bouddhique des douze causes, son sens originel et son interprétation théologique. Genève (Ger) 1909.

21 ) de la Vallée-Poussin a montré que la Bouddhisme n'est pas une gnose, que certes, la délivrance dépend de la possession de certains "savoirs" dont l'ensemble constitue le chemin du nirvâna, mais que ces "savoirs" sont d'ordre moral et ne prennent que secondairement un aspect métaphysique. Il prend à son compte l'interprétation de Sénart d'après laquelle les tendances morales du Yoga- d'où est issu le Bouddhisme-réprouvant toute préoccupation égoïste, refusant aux objets sensibles toute importance, ont pu aisément, transportées sur le terrain métaphysique, conduire à la négation de toute existence objective et inspirer le nihilisme bouddhique. Cf. Nirvâna. A Paris, chez G. Beauchesne, 1925, p. 117 et suiv.

22 ) Dans la préface du tome I de son Histoire des idées théosophiques dans l'Inde, Paul Oltramare a montré que la théosophie, sans être proprement ni une philosophie ni une religion, participe et de la religion et de la philosophie. Comme la religion, la théosophie veut résoudre les énigmes de la vie et de l'univers ; mais, à sa différence, elle écarte toute idée de miracle et de surnaturel et prétend être une science, encore que basée sue la connaissance de lois et de forces autres que celle atteintes par les moyens ordinaires d'investigation. Comme la philosophie, la théosophie vise à ramener à l'unité d'essence la multiplicité des êtres et des phénomènes ; mais, à sa différence, elle cherche à pénétrer les secrets de la nature et de la vie ; non par observation et analyse, induction et déduction, mais par intuition ou illumination ; seuls les hommes très sages sont capables de cette clairvoyance spontanée ; mais la connaissance de la vérité est conservée par des initiés qui la transmettent aux adeptes par voie de révélation.

23 ) en pâli Nibbâna. Voir l'intéressante monographie - déjà citée -de L. de la Vallée -Poussin : Nirvâna (Paris, G. Beauchesne, 1925)

24 ) "Du nirvâna on ne peut rien dire. Nous savons qu'il est ; mais nul ne peut dire ce qu'il est. "(Max Müller : Six Systems, 1903, p. 360)

25) cf. Alexandra David : Le modernisme bouddhiste et le Bouddhisme du Bouddha, Paris (Alcan) 1911. Il en est de même de toutes les doctrines de renoncement ; mais Barth a très bien montré qu'elles n'en finissent pas moins par devenir "simplement de l'opium". (tome II, p. 363)

26) Nous verrons (voir p. 39, note I) qu'il y a de bons désirs qui ont pour but de détruire les désirs ; mais ces bons désirs ne sont qu'un moyen , le but dernier est l'anéantissement de tout désir.