IV

MORALE DU BOUDDHISME



    La quatrième des "vérités saintes" ou "chemin à huit branches" peut être considérée comme la morale du Bouddhisme, les "vérités" précédentes constituant sa doctrine. La seule vie sainte est, pour le Bouddhisme, la vie monastique car le précepte n'est pas de vivre en ce monde et de chercher à améliorer, mais de se détacher du monde. Il est dit formellement que seuls les moines peuvent parvenir à la délivrance complète ; les laïques devront revenir comme moines pour y arriver. Le fondement de la morale bouddhique n'est pas l'obéissance à la volonté d'un maître, mais le fruit des actes : récompense ou châtiment ; la moralité n'a pour but que le bonheur dans cette vie et dans les existences futures ou, à un degré supérieur, la délivrance. Cette morale est en générale négative. D'ailleurs elle n'a pas de valeur absolue ; c'est simplement un programme de vie que les sages ont jugé bon, mais il est révisable. Son principe, c'est la droiture, c'est-à-dire l'éloignement de toute impureté, en paroles et en actions, et surtout le fait de penser et d'agir en conformité avec les lois de l'existence. Le Bouddhisme ignore les vertus chrétiennes, notamment l'humilité qui est incompatible avec une doctrine de confiance dans les forces humaines ; il ignore également la soumission, l'obéissance ; Gautama ne parle de l'obéissance que pour enjoindre à ses disciples de n'y pas succomber. Même le renoncement ne s'accomplit pas chez le bouddhiste à la façon d'un arrachement ; il vient de la réflexion, du raisonnement ce que ses méditations lui ont montré futile ou méprisable, il y renonce. En d'autres termes, la méthode de salut bouddhique est assez proche d'un système de recherches scientifiques. La moralité est simplement une attitude, elle n'est pas ce que nous appelons le Bien, pas plus que les actes que nous qualifions de vices ne sont le Mal. Pour le Bouddhiste, le Bien n'est pas un idéal, mais une bonne hygiène capable d'accroître la santé et le développement intellectuel.
La notion de charité est étrangère au Bouddhisme primitif ; Gautama n'ordonne pas tant d'aimer son prochain que de ne pas le haïr ; il éveille et entretient des dispositions bienveillantes à l'égard du monde entier, mais sans oublier qu'attacher son coeur à d'autres êtres, c'est se condamner à souffrir. D'ailleurs, venir en aide au prochain est incompatible avec cette quiétude qui, pour le Bouddhisme, est le bien suprême ; aux yeux du bouddhiste en effet la vie qui conduit au nirvâna n'est pas une vie d'activité passée dans le tumulte du monde, mais une vie de solitude et de calme contemplation (27). Et puis, soigner les malades, subvenir aux besoins des nécessiteux, c'est contribuer à confirmer les malheureux dans leur attachement illusoire à l'existence individuelle, la chose même que le Bouddhisme cherche à faire disparaître.

    Le pardon est enseigné, mais avec cette arrière pensée que pardon et réconciliation sont de meilleure politique que vengeance, car l'inimitié ne s'apaise pas par l'inimitié (28). La voie à huit branches "n'est donc ni inaction, ni paresse, ni engourdissement ; le principal intérêt de la vie morale réside dans le travail incessant de la discipline intérieure. "Pas à pas, pièce à pièce, heure par heure, celui qui est sage doit épurer son moi de toute impureté, comme un orfèvre épure l'argent" (Dhammapada, stance 239) (29). Ainsi, ce "moi" dont la réalité demeure pour la spéculation métaphysique une énigme indécise, la morale lui donne toute sa valeur. Les sens doivent être tenus en bride, une conscience claire doit toujours diriger tous nos mouvement, il faut parvenir à une absolue maîtrise de soi. Cette victoire, l'homme ne la doit qu'à lui seul. Il n'y a pas d'excuse au mal, chacun est entièrement responsable pas de compensations : une bonne action n'en rachète pas une mauvaise ; les actes coupables doivent d'abord être expiés intégralement, puis les vertus reçoivent leur récompense. La misère, la maladie, les souffrances dans cette vie sont la punition des fautes antérieures ; la santé, la fortune, les dignités, le bonheur domestique sont la rémunération des mérites. Il est dit "Le moi est le protecteur du moi ; quel autre protecteur pourrait-on avoir que soi-même ?".

    Le bouddhiste n'a aucun dieu à remercier, de même qu'il n'en appelle aucun à son aide. Le Bouddha ne peut donner la victoire à ses disciples, il ne peut que leur en montrer le chemin ; il leur enseigne à se délivrer comme lui-même s'est délivré. On ne le prie pas ; étant "éteint"(parinivriti), il ne retire pas plus d'avantage d'un culte qui lui serait offert qu'il ne souffre des offenses. Le dévot n'attend aucune faveur de sa piété ; mais penser au Bouddha, c'est orienter ses sentiments vers lui. - Au contraire, le Christ se donne comme le Sauveur, comme l'unique Sauveur du monde, comme l'unique condition du salut : "Je suis la Voie, la Vérité, la Vie ; nul ne vient au Père que par moi ; hors de moi, vous ne pouvez rien ; venez a moi, vous tous qui êtes fatigués et chargé : je vous soulagerai ; je suis avec vous tous les jours jusqu'à la Fin du monde." Il n'y a dans le Bouddhisme pas plus de place pour la prière que pour la grâce.

    Ce qui remplace la prière, c'est la méditation. Elle consiste, non pas dans l'examen discursif d'un problème, mais en une intense concentration de l'esprit, en une réflexion profonde, suivant un plan et une méthode fixes, pour détourner la pensée du monde extérieur et goûter à l'avance la "cessation du périssable", pour voir non plus la surface changeante des choses, mais leur fond éternel. Ce qui consomme la délivrance, c'est la sagesse, c'est-à-dire une attitude mentale : la connaissance de la doctrine, surtout des quatre vérités. Le bouddhiste sait que tout est illusion ; il ne cherche que le savoir. C'est pourquoi sagesse et méditation se prêtent mutuellement appui et secours. Le Bouddhisme est un système de reploiement. Pour lui, la voie du salut s'ouvre en sens inverse de la direction normale de la vie. Il ne prêche pas l'inaction, mais il mène à la suppression de toute personnalité. L'absence de personnalité caractérise le Bouddhisme : elle se retrouve dans ton les produits de son activité (littérature impersonnelle, style sans caractère, art emprunté à la Grèce, dégoût des recherches scientifique) et jusque dans la physionomie de ses moines. Assurément, il enseigne à modérer les désirs, mais il méconnaît cette beauté : le désir du mieux, la soif d'une vie plus pleine. Or le Christ a dit : "Je suis venu afin que mes brebis aient la vie et qu'elles l'aient avec abondance."



Notes

27) "La douceur triste, la bonté au sourire pâle, la bienveillance désabusée des moines bouddhistes n'évoquent pas le brûlant amour du Christ, mais la froide sagesse de Marc-Aurèle". (Grousset, p. 200)

28) "Ceux qui me font de la peine et ceux qui me préparent de la joie, envers tout je suis pareil ; je ne connais ni inclination ni haine. Dans la joie et la douleur, je demeure impassible, dans l'honneur et l'absence d'honneur, partout je reste pareil. C'est là l'accomplissement de mon égalité d'âme. " (Cariyâ Pitaka III, 15)

29) Apparemment au moins il y a une contradiction . D'une part, le Bouddhisme pose que le désir produit l'acte, que l'acte produit la rétribution dans une vie future, que la suppression des mauvais désirs, l'aumône, la pénitence procurent des paradis, mais des paradis éphémères, que, pour échapper à la transmigration, pour parvenir au nirvâna, il faut éliminer tout désir, il faut pratiquer l'absolu renoncement. Et, d'autre part, il recommande des actes très précis, une morale très sévère. Mais il importe de remarquer qu'il peut y avoir des actes salutaires menant à la suppression du karma, de bons désirs détruisant les désirs. En tous cas, un acte de volonté est nécessaire pour conduire à ce renoncement absolu qui aboutit à la stérilisation de l'acte. De là, la vigilance, l'énergie, l'ardeur, la patience, la constance dans le contrôle de soi qui sont prescrites au bhiksu. (cf. p. 50, note I )