Discours sur l'histoire universelle

Jacques-Bénigne Bossuet, 1627 - 1704

 


TROISIÈME PARTIE — LES EMPIRES

I. Les révolutions des Empires sont réglées par la Providence, et servent à humilier les Princes.

Quoiqu’il n’y ait rien de comparable à cette suite de la vraie église que je vous ai représentée, la suite des empires qu’il faut maintenant vous remettre devant les yeux, n’est guère moins profitable aux grands princes comme vous.

Premièrement, ces empires ont pour la plupart une liaison nécessaire avec l’histoire du peuple de Dieu. Dieu s’est servi des Assyriens et des Babyloniens, pour châtier ce peuple ; des Perse, pour le rétablir ; d’Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le protéger ; d’Antiochus l’illustre et de ses successeurs, pour l’exercer ; des Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient qu’à le détruire. Les Juifs ont duré jusqu’à Jésus-Christ sous la puissance des mêmes Romains. Quand ils l’ont méconnu et crucifié, ces mêmes Romains ont presté leurs mains sans y penser à la vengeance divine, et ont exterminé ce peuple ingrat. Dieu qui avait résolu de rassembler dans le même temps le peuple nouveau, de toutes les nations, a premièrement réuni les terres et les mers sous ce même empire. Le commerce de tant de peuples divers, autrefois étrangers les uns aux autres, et depuis réunis sous la domination romaine, a été un des plus puissants moyens dont la providence se soit servie pour donner cours à l’évangile. Si le même empire romain a persécuté durant trois cent ans ce peuple nouveau qui naissait de tous côtés dans son enceinte, cette persécution a confirmé l’église chrétienne, et a fait éclater sa gloire avec sa foi et sa patience. Enfin l’empire romain a cédé ; et ayant trouvé quelque chose de plus invincible que lui, il a reçu paisiblement dans son sein cette église à laquelle il avait fait une si longue et si cruelle guerre. Les empereurs ont employé leur pouvoir à faire obéir l’église, et Rome a été le chef de l’empire spirituel que Jésus-Christ a voulu étendre par toute la terre.

Quand le temps a été venu que la puissance romaine devait tomber, et que ce grand empire qui s’était vainement promis l’éternité, devait subir la destinée de tous les autres, Rome devenue la proie des barbares, a conservé par la religion son ancienne majesté. Les nations qui ont envahi l’empire romain, y ont appris peu à peu la piété chrétienne qui a adouci leur barbarie ; et leurs rois, en se mettant chacun dans sa nation à la place des empereurs, n’ont trouvé aucun de leurs titres plus glorieux que celui de protecteurs de l’église. Mais il faut ici vous découvrir les secrets jugements de Dieu sur l’empire romain et sur Rome même : mystère que le Saint Esprit a révélé à Saint Jean, et que ce grand homme, apôtre, évangéliste, et prophète a expliqué dans l’apocalypse. Rome qui avait vieilli dans le culte des idoles, avait une peine extrême à s’en défaire, même sous les empereurs chrétiens ; et le sénat se faisait un honneur de défendre les dieux de Romulus, auxquels il attribuait toutes les victoires de l’ancienne république. Les empereurs étaient fatigués des députations de ce grand corps qui demandait le rétablissement de ses idoles, et qui croyait que corriger Rome de ses vieilles superstitions, était faire injure au nom romain. Ainsi cette compagnie composée de ce que l’empire avait de plus grand, et une immense multitude de peuple où se trouvaient presque tous les plus puissants de Rome, ne pouvaient être retirées de leurs erreurs, ni par la prédication de l’évangile, ni par un si visible accomplissement des anciennes prophéties, ni par la conversion presque de tout le reste de l’empire, ni enfin par celle des princes dont tous les décrets autorisaient le christianisme. Au contraire, ils continuaient à charger d’opprobres l’église de Jésus-Christ qu’ils accusaient encore, à l’exemple de leurs pères, de tous les malheurs de l’empire, toujours prêts à renouveler les anciennes persécutions s’ils n’eussent été réprimés par les empereurs. Les choses étaient encore en cet état au quatrième siècle de l’église, et cent ans après Constantin, quand Dieu enfin se ressouvint de tant de sanglants décrets du sénat contre les fidèles, et tout ensemble des cris furieux dont tout le peuple romain, avide du sang chrétien, avait si souvent fait retentir l’amphithéâtre. Il livra donc aux barbares cette ville enivrée du sang des martyrs, comme parle Saint Jean. Dieu renouvela sur elle les terribles châtiments qu’il avait exercés sur Babylone : Rome même est appelée de ce nom. Cette nouvelle Babylone, imitatrice de l’ancienne, comme elle enflée de ses victoires, triomphante dans ses délices et dans ses richesses, souillée de ses idolâtries, et persécutrice du peuple de Dieu, tombe aussi comme elle d’une grande chute, et Saint Jean chante sa ruine. La gloire de ses conquêtes qu’elle attribuait à ses dieux, lui est ôtée : elle est en proie aux barbares, prise trois et quatre fois, pillée, saccagée, détruite. Le glaive des barbares ne pardonne qu’aux chrétiens. Une autre Rome toute chrétienne sort des cendres de la première ; et c’est seulement après l’inondation des barbares que s’achève entièrement la victoire de Jésus-Christ sur les dieux Romains qu’on voit non seulement détruits, mais oubliés.

C’est ainsi que les empires du monde ont servi à la religion et à la conservation du peuple de Dieu : c’est pourquoi ce même Dieu qui a fait prédire à ses prophètes les divers états de son peuple, leur a fait prédire aussi la succession des empires. Vous avez vu les endroits où Nabuchodonosor a été marqué comme celui qui devait venir pour punir les peuples superbes, et sur tout le peuple juif ingrat envers son auteur. Vous avez entendu nommer Cyrus deux cent ans avant sa naissance, comme celui qui devait rétablir le peuple de Dieu, et punir l’orgueil de Babylone. La ruine de Ninive n’a pas été prédite moins clairement. Daniel, dans ses admirables visions, a fait passer en un instant devant vos yeux l’empire de Babylone, celui des Mèdes et des Perse, celui d’Alexandre et des Grecs. Les blasphèmes et les cruautés d’un Antiochus l’illustre, y ont été prophétisées, aussi bien que les victoires miraculeuses du peuple de Dieu sur un si violent persécuteur. On y voit ces fameux empires tomber les uns après les autres ; et le nouvel empire que Jésus-Christ devait établir y est marqué si expressément par ses propres caractères, qu’il n’y a pas moyen de le méconnaître. C’est l’empire des saints du très haut ; c’est l’empire du fils de l’homme : empire qui doit subsister au milieu de la ruine de tous les autres, et auquel seul l’éternité est promise. Les jugements de Dieu sur le plus grand de tous les empires de ce monde, c’est-à-dire sur l’empire romain, ne nous ont pas été cachés. Vous les venez d’apprendre de la bouche de Saint Jean. Rome a senti elle-même la main de Dieu, et a été comme les autres un exemple de sa justice. Mais son sort était plus heureux que celui des autres villes. Purgée par ses désastres des restes de l’idolâtrie, elle ne subsiste plus que par le christianisme qu’elle annonce à tout l’univers. Ainsi tous les grands empires que nous avons vus sur la terre ont concouru par divers moyens au bien de la religion et à la gloire de Dieu, comme Dieu même l’a déclaré par ses prophètes.

Quand vous lisez si souvent dans leurs écrits que les rois entreront en foule dans l’église, et qu’ils en seront les protecteurs et les nourriciers, vous reconnaissez à ces paroles les empereurs et les autres princes chrétiens ; et comme les rois vos ancêtres se sont signalés plus que tous les autres, en protégeant et en étendant l’église de Dieu, je ne craindrais point de vous assurer que c’est eux qui de tous les rois sont prédits le plus clairement dans ces illustres prophéties.

Dieu donc qui avait dessein de se servir des divers empires pour châtier, ou pour exercer, ou pour étendre, ou pour protéger son peuple, voulant se faire connaître pour l’auteur d’un si admirable conseil, en a découvert le secret à ses prophètes, et leur a fait prédire ce qu’il avait résolu d’exécuter. C’est pourquoi comme les empires entraient dans l’ordre des desseins de Dieu sur le peuple qu’il avait choisi, la fortune de ces empires se trouve annoncée par les mêmes oracles du Saint Esprit qui prédisent la succession du peuple fidèle.

Plus vous vous accoutumerez à suivre les grandes choses, et à les rappeler à leurs principes, plus vous serez en admiration de ces conseils de la providence. Il importe que vous en preniez de bonne heure les idées qui s’éclairciront tous les jours de plus en plus dans votre esprit, et que vous appreniez à rapporter les choses humaines aux ordres de cette sagesse éternelle dont elles dépendent.

Dieu ne déclare pas tous les jours ses volontés par ses prophètes touchant les rois et les monarchies qu’il élève ou qu’il détruit. Mais l’ayant fait tant de fois dans ces grands empires dont nous venons de parler, il nous montre par ces exemples fameux ce qu’il fait dans tous les autres, et il apprend aux rois ces deux vérités fondamentales ; premièrement, que c’est lui qui forme les royaumes pour les donner à qui il lui plaît ; et secondement, qu’il sait les faire servir, dans les temps et dans l’ordre qu’il a résolu, aux desseins qu’il a sur son peuple. C’est, monseigneur, ce qui doit tenir tous les princes dans une entière dépendance, et les rendre toujours attentifs aux ordres de Dieu, afin de prester la main à ce qu’il médite pour sa gloire dans toutes les occasions qu’il leur en présente.

Mais cette suite des empires, même à la considérer plus humainement, a de grandes utilités, principalement pour les princes, puis que l’arrogance, compagne ordinaire d’une condition si éminente, est si fortement rabattue par ce spectacle. Car si les hommes apprennent à se modérer en voyant mourir les rois, combien plus seront-ils frappés en voyant mourir les royaumes mêmes ; et où peut-on recevoir une plus belle leçon de la vanité des grandeurs humaines ? Ainsi quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers ; quand vous voyez les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perse, les Grecs, les Romains se présenter devant vous successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres : ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le propre partage des choses humaines.

 


II. Les révolutions des Empires ont des causes particulières que les Princes doivent étudier.

Mais, monseigneur, ce qui vous rendra ce spectacle plus utile et plus agréable, ce sera la réflexion que vous ferez non seulement sur l’élévation et sur la chute des empires, mais encore sur les causes de leur progrès et sur celles de leur décadence.

Car, monseigneur, ce même Dieu qui a fait l’enchaînement de l’univers, et qui tout-puissant par lui-même, a voulu, pour établir l’ordre, que les parties d’un si grand tout dépendissent les unes des autres ; ce même Dieu a voulu aussi que le cours des choses humaines eût sa suite et ses proportions : je veux dire que les hommes et les nations ont eu des qualités proportionnées à l’élévation à laquelle ils étaient destinés ; et qu’à la réserve de certains coups extraordinaires où Dieu voulait que sa main parût toute seule, il n’est point arrivé de grands changements qui n’ait eu ses causes dans les siècles précédents.

Et comme dans toutes les affaires il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir : la vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dispositions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arriver. En effet, il ne suffit pas de regarder seulement devant ses yeux, c’est à dire, de considérer ces grands évènements qui décident tout à coup de la fortune des empires. Qui veut entendre à fond les choses humaines, doit les reprendre de plus haut ; et il lui faut observer les inclinations et les mœurs, ou, pour dire tout en un mot, le caractère, tant des peuples dominants en général que des princes en particulier, et enfin de tous les hommes extraordinaires, qui par l’importance du personnage qu’ils ont eu à faire dans le monde, ont contribué, en bien ou en mal, au changement des états et à la fortune publique.

J’ai tâché de vous préparer à ces importantes réflexions dans la première partie de ce discours ; vous y aurez pu observer le génie des peuples et celui des grands hommes qui les ont conduits. Les évènements qui ont porté coup dans la suite ont été montrés ; et afin de vous tenir attentif à l’enchaînement des grandes affaires du monde que je voulais principalement vous faire entendre, j’ai omis beaucoup de faits particuliers dont les suites n’ont pas été si considérables. Mais parce qu’en nous attachant à la suite, nous avons passé trop vite sur beaucoup de choses pour pouvoir faire les réflexions qu’elles méritaient, vous devez maintenant vous y attacher avec une attention plus particulière, et accoutumer votre esprit à rechercher les effets dans leurs causes les plus éloignées.

Par là, monseigneur, vous apprendrez ce qu’il est si nécessaire que vous sachiez ; qu’encore qu’à ne regarder que les rencontres particulières, la fortune semble seule décider de l’établissement et de la ruine des empires, à tout prendre il en arrive à peu prés comme dans le jeu, où le plus habile l’emporte à la longue. En effet, dans ce jeu sanglant où les peuples ont disputé de l’empire et de la puissance, qui a prévu de plus loin, qui s’est le plus appliqué, qui a duré le plus longtemps dans les grands travaux, et enfin qui a su le mieux ou pousser ou se ménager suivant la rencontre, à la fin a eu l’avantage, et a fait servir la fortune même à ses desseins.

Ainsi ne vous lassez point d’examiner les causes des grands changements, puis que rien ne servira jamais tant à votre instruction ; mais recherchez-les sur tout dans la suite des grands empires, où la grandeur des évènements les rend plus palpables.

 


III. Les Scythes, les Éthiopiens, et les Égyptiens.

Je ne compterais pas ici parmi les grands empires celui de Bacchus, ni celui d’Hercule, ces célèbres vainqueurs des Indes et de l’orient. Leurs histoires n’ont rien de certain, leurs conquêtes n’ont rien de suivi : il les faut laisser célébrer aux poètes qui en ont fait le plus grand sujet de leurs fables.

Je ne parlerais pas non plus de l’empire que le Madyes d’Hérodote, qui ressemble assez à l’indathyrse de Megastene et au Tanaüs de Justin, établit pour un peu de temps dans la grande Asie. Les scythes que ce prince menait à la guerre, ont plutôt fait des courses que des conquêtes. Ce ne fut que par rencontre, et en poussant les cimmériens, qu’ils entrèrent dans la Médie, battirent les Mèdes, et leur enlevèrent cette partie de l’Asie où ils avaient établi leur domination. Ces nouveaux conquérants n’y régnèrent que 28 ans. Leur impiété, leur avarice, et leur brutalité la leur fit perdre ; et Cyaxare fils de Phraorte, sur lequel ils l’avaient conquise, les en chassa. Ce fut plutôt par adresse que par force. Réduit à un coin de son royaume que les vainqueurs avaient négligé, ou que peut-être ils n’avaient pu forcer, il attendit avec patience que ces conquérants brutaux eussent excité la haine publique, et se défissent eux-mêmes par le désordre de leur gouvernement.

Nous trouvons encore dans Strabon qui l’a tiré du même Megastene, un Tearcon roi d’Éthiopie : ce doit être le Tharaca de l’écriture, dont les armes furent redoutées du temps de Sennachérib roi d’Assyrie. Ce prince pénétra jusqu’aux colonnes d’Hercule, apparemment le long de la côte d’Afrique, et passa jusqu’en Europe. Mais que dirais-je d’un homme dont nous ne voyons dans les historiens que quatre ou cinq mots, et dont la domination n’a aucune suite ?

Les éthiopiens dont il était roi, étaient, selon Hérodote, les mieux faits de tous les hommes, et de la plus belle taille. Leur esprit était vif, et ferme ; mais ils prenaient peu de soin de le cultiver, mettant leur confiance dans leurs corps robustes et dans leurs bras nerveux. Leurs rois étaient électifs, et ils mettaient sur le trône le plus grand et le plus fort. On peut juger de leur humeur par une action que nous raconte Hérodote. Lors que Cambyse leur envoya  pour les surprendre, des ambassadeurs et des présents tels que les Perse les donnaient, de la pourpre, des bracelets d’or, et des compositions de parfums, ils se moquèrent de ses présents où ils ne voyaient rien d’utile à la vie, aussi bien que de ses ambassadeurs qu’ils prirent pour ce qu’ils étaient, c’est à dire pour des espions. Mais leur roi voulut aussi faire un présent à sa mode au roi de Perse ; et prenant en main un arc qu’un Perse eût à peine soutenu loin de le pouvoir tirer, il le banda en présence des ambassadeurs, et leur dit : Voici le conseil que le roi d’Éthiopie donne au roi de Perse. Quand les Perse pourront se servir aussi aisément que je viens de faire d’un arc de cette grandeur et de cette force, qu’ils viennent attaquer les Éthiopiens, et qu’ils amènent plus de troupes qu’en a Cambyse. En attendant, qu’ils rendent grâces aux dieux qui n’ont pas mis dans le cœur des Éthiopiens le désir de s’étendre hors de leur pays. Cela dit, il débanda l’arc, et le donna aux ambassadeurs. On ne peut dire quel eût été l’évènement de la guerre. Cambyse irrité de cette réponse, s’avança vers l’Éthiopie comme un insensé, sans ordre, sans convois, sans discipline ; et vit périr son armée, faute de vivres, au milieu des sables, avant que d’approcher l’ennemi.

Ces peuples d’Éthiopie n’étaient pourtant pas si justes qu’ils s’en vantaient, ni si renfermés dans leur pays. Leurs voisins les Égyptiens avaient souvent éprouvé leurs forces. Il n’y a rien de suivi dans les conseils de ces nations sauvages, et mal cultivées : si la nature y commence souvent de beaux sentiments, elle ne les achève jamais. Aussi n’y voyons-nous que peu de choses à apprendre, et à imiter. N’en parlons pas davantage, et venons aux peuples policés.

Les Égyptiens sont les premiers où l’on ait su les règles du gouvernement. Cette nation grave et sérieuse connut d’abord la vraie fin de la politique, qui est de rendre la vie commode et les peuples heureux. La température toujours uniforme du pays y faisait les esprits solides et constans. Comme la vertu est le fondement de toute la société, ils l’ont soigneusement cultivée. Leur principale vertu a été la reconnaissance. La gloire qu’on leur a donnée d’être les plus reconnaissants de tous les hommes, fait voir qu’ils étaient aussi les plus sociables. Les bienfaits sont le lien de la concorde publique et particulière. Qui reconnaît les grâces, aime à en faire ; et en bannissant l’ingratitude, le plaisir de faire du bien demeure si pur, qu’il n’y a plus moyen de n’y être pas sensible. Leurs lois étaient simples, pleines d’équité, et propres à unir entre eux les citoyens. Celui qui pouvant sauver un homme attaqué, ne le faisait pas, était puni de mort aussi rigoureusement que l’assassin. Que si on ne pouvait secourir le malheureux, il fallait du moins dénoncer l’auteur de la violence, et il y avait des peines établies contre ceux qui manquaient à ce devoir. Ainsi les citoyens étaient à la garde les uns des autres, et tout le corps de l’état était uni contre les méchants. Il n’était pas permis d’être inutile à l’état : la loi assignait à chacun son emploie, qui se perpétuait de père en fils. On ne pouvait ni en avoir deux, ni changer de profession ; mais aussi toutes les professions étaient honorées. Il fallait qu’il y eût des emplois et des personnes plus considérables, comme il faut qu’il y ait des yeux dans le corps. Leur éclat ne fait pas mépriser les pieds, ni les parties les plus basses. Ainsi parmi les Égyptiens, les prêtres et les soldats avaient des marques d’honneur particulières : mais tous les métiers, jusqu’aux moindres, étaient en estime ; et on ne croyait pas pouvoir sans crime mépriser les citoyens, dont les travaux, quels qu’ils fussent, contribuaient au bien public. Par ce moyen tous les arts venaient à leur perfection : l’honneur qui les nourrit s’y mêlait par tout : on faisait mieux ce qu’on avait toujours vu faire, et à quoi on s’était uniquement exercé dés son enfance.

Mais il y avait une occupation qui devait être commune ; c’était l’étude des lois et de la sagesse. L’ignorance de la religion et de la police du pays n’était excusée en aucun état. Au reste, chaque profession avait son canton qui lui était assigné. Il n’en arrivait aucune incommodité dans un pays dont la largeur n’était pas grande ; et dans un si bel ordre, les fainéants ne savaient où se cacher.

Parmi de si bonnes lois, ce qu’il y avait de meilleur, c’est que tout le monde était nourri dans l’esprit de les observer. Une coutume nouvelle était un prodige en Égypte : tout s’y faisait toujours de même ; et l’exactitude qu’on y avait à garder les petites choses, maintenait les grandes. Aussi n’y eût-il jamais de peuple qui ait conservé plus longtemps ses usages et ses lois. L’ordre des jugements servait à entretenir cet esprit. Trente juges étaient tirés des principales villes pour composer la compagnie qui jugeait tout le royaume. On était accoutumé à ne voir dans ces places que les plus honnêtes gens du pays et les plus graves. Le prince leur assignait certains revenus, afin qu’affranchis des embarras domestiques, ils pussent donner tout leur temps à faire observer les lois. Ils ne tiraient rien des procès, et on ne s’était pas encore avisé de faire un métier de la justice. Pour éviter les surprises, les affaires étaient traitées par écrit dans cette assemblée. On y craignait la fausse éloquence, qui éblouit les esprits et émeut les passions. La vérité ne pouvait être expliquée d’une manière trop sèche.

Le président du sénat portait un collier d’or et de pierres précieuses, d’où pendait une figure sans yeux, qu’on appelait la vérité. Quand il la prenait, c’était le signal pour commencer la séance. Il l’appliquait au parti qui devait gagner sa cause, et c’était la forme de prononcer les sentences. Un des plus beaux artifices des Égyptiens pour conserver leurs anciennes maximes, était de les revêtir de certaines cérémonies qui les imprimaient dans les esprits. Ces cérémonies s’observaient avec réflexion ; et l’humeur sérieuse des Égyptiens ne permettait pas qu’elles tournassent en simples formules. Ceux qui n’avaient point d’affaires, et dont la vie était innocente, pouvaient éviter l’examen de ce sévère tribunal.

Mais il y avait en Égypte une espèce de jugement tout à fait extraordinaire, dont personne n’échappait. C’est une consolation en mourant de laisser son nom en estime parmi les hommes, et de tous les biens humains c’est le seul que la mort ne nous peut ravir. Mais il n’était pas permis en Égypte de alliés indifféremment tous les morts : il fallait avoir cet honneur par un jugement public. Aussitôt qu’un homme était mort, on l’amenait en jugement. L’accusateur public était écouté. S’il prouvait que la conduite du mort eût été mauvaise, on en condamnait la mémoire, et il était privé de la sépulture. Le peuple admirait le pouvoir des lois, qui s’étendait jusqu’après la mort, et chacun touché de l’exemple craignait de déshonorer sa mémoire et sa famille. Que si le mort n’était convaincu d’aucune faute, on l’ensevelissait honorablement : on faisait son panégyrique, mais sans y rien mêler de sa naissance. Toute l’Égypte était noble, et d’ailleurs on n’y goûtait de louanges que celles qu’on s’attirait par son mérite.

Chacun sait combien curieusement les Égyptiens conservaient les corps morts. Leurs momies se voient encore. Ainsi leur reconnaissance envers leurs parents était immortelle : les enfants, en voyant les corps de leurs ancêtres, se souvenaient de leurs vertus que le public avait reconnues, et s’excitaient à aimer les lois qu’ils leur avaient laissées.

Pour empêcher les emprunts, d’où naissent la fainéantise, les fraudes et la chicane, l’ordonnance du roi Asychis ne permettait d’emprunter qu’à condition d’engager le corps de son père à celui dont on empruntait. C’était une impiété et une infamie tout ensemble de ne pas retirer assez promptement un gage si précieux ; et celui qui mourait sans s’être acquitté de ce devoir, était privé de la sépulture.

Le royaume était héréditaire ; mais les rois étaient obligés plus que tous les autres à vivre selon les lois. Ils en avaient de particulières qu’un roi avait digérées, et qui faisaient une partie des livres sacrés. Ce n’est pas qu’on disputât rien aux rois, ou que personne eût droit de les contraindre ; au contraire, on les respectait comme des dieux : mais c’est qu’une coutume ancienne avait tout réglé, et qu’ils ne s’avisaient pas de vivre autrement que leurs ancêtres. Ainsi ils souffraient sans peine non seulement que la qualité des viandes et la mesure du boire et du manger leur fut marquée (car c’était une chose ordinaire en Égypte où tout le monde était sobre, et où l’air du pays inspirait la frugalité) mais encore que toutes leurs heures fussent destinées. En s’éveillant au point du jour, lors que l’esprit est le plus net et les pensées les plus pures, ils lisaient leurs lettres, pour prendre une idée plus droite et plus véritable des affaires qu’ils avaient à décider. Sitôt qu’ils étaient habillés, ils allaient sacrifier au temple.

Là, environnés de toute leur cour, et les victimes étant à l’autel, ils assistaient à une prière pleine d’instruction, où le pontife priait les dieux de donner au prince toutes les vertus royales, en sorte qu’il fut religieux envers les dieux, doux envers les hommes, modéré, juste, magnanime, sincère, et éloigné du mensonge, libéral, maître de lui-même, punissant au dessous du mérite, et récompensant au dessus. Le pontife parlait en suite des fautes que les rois pouvaient commettre : mais il supposait toujours qu’ils n’y tombaient que par surprise, ou par ignorance, chargeant d’imprécations les ministres qui leur donnaient de mauvais conseils, et leur déguisaient la vérité. Telle était la manière d’instruire les rois. On croyait que les reproches ne faisaient qu’aigrir leurs esprits ; et que le moyen le plus efficace de leur inspirer la vertu, était de leur marquer leur devoir dans des louanges conformes aux lois, et prononcées gravement devant les dieux. Après la prière et le sacrifice, on lisait au roi dans les saints livres, les conseils et les actions des grands hommes, afin qu’il gouvernât son état par leurs maximes, et maintint les lois qui avaient rendu ses prédécesseurs heureux aussi bien que leurs sujets.

Ce qui montre que ces remontrances se faisaient, et s’écoutaient sérieusement, c’est qu’elles avaient leur effet. Parmi les thébains, c’est à dire dans la dynastie principale, celle où les lois étaient en vigueur, et qui devint à la fin la maîtresse de toutes les autres, les plus grands hommes ont été les rois. Les deux Mercures auteurs des sciences, et de toutes les institutions des Égyptiens, l’un voisin des temps du déluge, et l’autre qu’ils ont appelé le trismégiste ou le trois fois grand, contemporain de Moïse, ont été tous deux rois de Thèbes. Toute l’Égypte a profité de leurs lumières, et Thèbes doit à leurs instructions d’avoir eu peu de mauvais princes. Ceux-ci étaient épargnés pendant leur vie ; le repos public le voulait ainsi : mais ils n’étaient pas exempts du jugement qu’il fallait subir après la mort. Quelques-uns ont été privés de la sépulture, mais on en voit peu d’exemples ; et au contraire, la plupart des rois ont été si chéris des peuples, que chacun pleurait leur mort autant que celle de son père ou de ses enfants.

Cette coutume de juger les rois après leur mort parut si sainte au peuple de Dieu, qu’il l’a toujours pratiquée. Nous voyons dans l’écriture que les méchants rois étaient privés de la sépulture de leurs ancêtres, et nous apprenons de Josèphe que cette coutume durait encore du temps des asmonéens. Elle faisait entendre aux rois, que si leur majesté les met au dessus des jugements humains pendant leur vie, ils y reviennent enfin quand la mort les a égalés aux autres hommes.

Les Égyptiens avaient l’esprit inventif, mais ils le tournaient aux choses utiles. Leurs Mercures ont rempli l’Égypte d’inventions merveilleuses, et ne lui avaient presque rien laissé ignorer de ce qui pouvait rendre la vie commode et tranquille. Je ne puis laisser aux Égyptiens la gloire qu’ils ont donnée à leur Osiris, d’avoir inventé le labourage, car on le trouve de tout temps dans les pays voisins de la terre d’où le genre humain s’est répandu, et on ne peut douter qu’il ne fut connu dés l’origine du monde. Aussi les Égyptiens donnent-ils eux-mêmes une si grande antiquité à Osiris, qu’on voit bien qu’ils ont confondu son temps avec celui des commencements de l’univers, et qu’ils ont voulu lui attribuer les choses dont l’origine passait de bien loin tous les temps connus dans leur histoire.

Mais si les Égyptiens n’ont pas inventé l’agriculture, ni les autres arts que nous voyons devant le déluge, ils les ont tellement perfectionnés, et ont pris un si grand soin de les rétablir parmi les peuples où la barbarie les avait fait oublier, que leur gloire n’est guère moins grande que s’ils en avaient été les inventeurs. Il y en a même de très importants dont on ne peut leur disputer l’invention. Comme leur pays était uni, et leur ciel toujours pur et sans nuage, ils ont été les premiers à observer le cours des astres. Ils ont aussi les premiers réglé l’année. Ces observations les ont jeté naturellement dans l’arithmétique ; et s’il est vrai ce que dit Platon, que le soleil et la lune aient enseigné aux hommes la science des nombres, c’est à dire, qu’on ait commencé les comptes réglés par celui des jours, des mois, et des ans, les Égyptiens sont les premiers qui aient écouté ces merveilleux maîtres. Les planètes et les autres astres ne leur ont pas été moins connus, et ils ont trouvé cette grande année qui ramène tout le ciel à son premier point. Pour reconnaître leurs terres tous les ans couvertes par le débordement du Nil, ils ont été obligés de recourir à l’arpentage qui leur a bientôt appris la géométrie. Ils étaient grands observateurs de la nature, qui dans un air si serein et sous un soleil si ardent était forte et féconde parmi eux. C’est aussi ce qui leur a fait inventer ou perfectionner la médecine. Ainsi toutes les sciences ont été en grand honneur parmi eux. Les inventeurs des choses utiles recevaient, et de leur vivant et après leur mort, de dignes récompenses de leurs travaux. C’est ce qui a consacré les livres de leurs deux Mercures, et les a fait regarder comme des livres divins. Le premier de tous les peuples où on voie des bibliothèques, est celui d’Égypte. Le titre qu’on leur donnait inspirait l’envie d’y entrer, et d’en pénétrer les secrets : on les appelait, le trésor des remèdes de l’âme. Elle s’y guérissait de l’ignorance la plus dangereuse de ses maladies, et la source de toutes les autres.

Une des choses qu’on imprimait le plus fortement dans l’esprit des Égyptiens, était l’estime et l’amour de leur patrie. Elle était, disaient-ils, le séjour des dieux : ils y avaient régné durant des milliers infinis d’années. Elle était la mère des hommes et des animaux, que la terre d’Égypte arrosée du Nil avait enfantés pendant que le reste de la nature était stérile. Les prêtres qui composaient l’histoire d’Égypte de cette suite immense de siècles, qu’ils ne remplissaient que de fables et des généalogies de leurs dieux, le faisaient pour imprimer dans l’esprit des peuples l’antiquité et la noblesse de leur pays. Au reste, leur vraie histoire était renfermée dans des bornes raisonnables ; mais ils trouvaient beau de se perdre dans un abîme infini de temps qui semblait les approcher de l’éternité.

Cependant l’amour de la patrie avait des fondements plus solides. L’Égypte était en effet le plus beau pays de l’univers, le plus abondant par la nature, le mieux cultivé par l’art, le plus riche, le plus commode, et le plus orné par les soins et la magnificence de ses rois. Il n’y avait rien que de grand dans leurs desseins et dans leurs travaux. Ce qu’ils ont fait du Nil est incroyable. Il pleut rarement en Égypte : mais ce fleuve qui l’arrose toute par ses débordements réglés, lui apporte les pluies et les neiges des autres pays. Pour multiplier un fleuve si bien faisant, l’Égypte était traversée d’une infinité de canaux d’une longueur et d’une largeur incroyable. Le Nil portait par tout la fécondité avec ses eaux salutaires, unissait les villes entre elles et la grande mer avec la mer rouge, entretenait le commerce au dedans et au dehors du royaume, et le fortifiait contre l’ennemi : de sorte qu’il était tout ensemble et le nourricier et le défenseur de l’Égypte. On lui abandonnait la campagne : mais les villes rehaussées avec des travaux immenses, et s’élevant comme des îles au milieu des eaux, regardaient avec joie de cette hauteur toute la plaine inondée et toute ensemble fertilisée par le Nil. Lors qu’il s’enflait outre mesure, de grands lacs creusés par les rois tendaient leur sein aux eaux répandues. Ils avaient leurs décharges préparées : de grandes écluses les ouvraient ou les fermaient selon le besoin ; et les eaux ayant leur retraite ne séjournaient sur les terres qu’autant qu’il fallait pour les engraisser.

Tel était l’usage de ce grand lac, qu’on appelait le lac de Myris ou de Mœris : c’était le nom du roi qui l’avait fait faire. On est étonné quand on lit, ce qui néanmoins est certain, qu’il avait de tour environ cent quatre-vingt de nos lieues. Pour ne point perdre trop de bonnes terres en le creusant, on l’avait étendu principalement du côté de la Libye. La pêche en valait au prince des sommes immenses ; et ainsi quand la terre ne produisait rien, on en tirait des trésors en la couvrant d’eaux. Deux pyramides, dont chacune portait sur un trône deux statues colossales, l’une de Myris, et l’autre de sa femme, s’élevaient de trois cent pieds au milieu du lac, et occupaient sous les eaux un pareil espace. Ainsi elles faisaient voir qu’on les avait érigées avant que le creux eût été rempli, et montraient qu’un lac de cette étendue avait été fait de main d’homme sous un seul prince. Ceux qui ne savent pas jusque à quel point on peut ménager la terre, prennent pour fable ce qu’on raconte du nombre des villes d’Égypte. La richesse n’en était pas moins incroyable.

Il n’y en avait point qui ne fut remplie de temples magnifiques et de superbes palais. L’architecture y montrait par tout cette noble simplicité, et cette grandeur qui remplit l’esprit. De longues galeries y étalaient des sculptures que la Grèce prenait pour modèles. Thèbes le pouvait disputer aux plus belles villes de l’univers. Ses cent portes chantées par Homère sont connues de tout le monde. Elle n’était pas moins peuplée qu’elle était vaste, et on a dit qu’elle pouvait faire sortir ensemble dix mille combattants par chacune de ses portes. Qu’il y ait si l’on veut de l’exagération dans ce nombre, toujours est-il assuré que son peuple était innombrable. Les Grecs et les Romains ont célébré sa magnificence et sa grandeur, encore qu’ils n’en eussent vu que les ruines : tant les restes en étaient augustes.

Si nos voyageurs avaient pénétré jusqu’au lieu où cette ville était bâtie, ils auraient sans doute encore trouvé quelque chose d’incomparable dans ses ruines : car les ouvrages des Égyptiens étaient faits pour tenir contre le temps. Leurs statues étaient des colosses. Leurs colonnes étaient immenses. L’Égypte visait au grand, et voulait frapper les yeux de loin, mais toujours en les contentant par la justesse des proportions. On a découvert dans le Saïd (vous savez bien que c’est le nom de la Thébaïde) des temples et des palais presque encore entiers où ces colonnes et ces statues sont innombrables. On y admire sur tout un palais dont les restes semblent n’avoir subsisté que pour effacer la gloire de tous les plus grands ouvrages. Quatre allées à perte de vue, et bornées de part et d’autre par des sphinx d’une matière aussi rare que leur grandeur est remarquable, servent d’avenues à quatre portiques dont la hauteur étonne les yeux. Quelle magnificence, et quelle étendue ! Encore ceux qui nous ont décrit ce prodigieux édifice n’ont-ils pas eu le temps d’en faire le tour, et ne sont pas même assurés d’en avoir vu la moitié ; mais tout ce qu’ils y ont vu était surprenant. Une sale, qui apparemment faisait le milieu de ce superbe palais, était soutenue de six vingt colonnes de six brassées de grosseur, grandes à proportion, et entremêlées d’obélisques que tant de siècles n’ont pu abattre.

Les couleurs même, c’est à dire ce qui éprouve le plutôt le pouvoir du temps, se soutiennent encore parmi les ruines de cet admirable édifice, et y conservent leur vivacité : tant l’Égypte savait imprimer le caractère d’immortalité à tous ses ouvrages. Maintenant que le nom du roi pénètre aux parties du monde les plus inconnues, et que ce prince étend aussi loin les recherches qu’il fait faire des plus beaux ouvrages de la nature et de l’art, ne serait-ce pas un digne objet de cette noble curiosité, de découvrir les beautés que la Thébaïde renferme dans ses déserts, et d’enrichir notre architecture des inventions de l’Égypte ? Quelle puissance et quel art a pu faire d’un tel pays la merveille de l’univers ? Et quelles beautés ne trouverait-on si on pouvait aborder la ville royale, puis que si loin d’elle on découvre des choses si merveilleuses ?

Il n’appartenait qu’à l’Égypte de dresser des monuments pour la postérité. Ses obélisques font encore aujourd’hui, autant par leur beauté que par leur hauteur, le principal ornement de Rome ; et la puissance romaine désespérant d’égaler les Égyptiens, a cru faire assez pour sa grandeur d’emprunter les monuments de leurs rois. L’Égypte n’avait point encore vu de grands édifices que la tour de Babel, quand elle imagina ses pyramides, qui par leur figure autant que par leur grandeur triomphent du temps et des barbares. Le bon goût des Égyptiens leur fit aimer dès lors la solidité et la régularité toute nue.

N’est-ce point que la nature porte d’elle-même à cet air simple auquel on a tant de peine à revenir, quand le goût a été gâté par des nouveautés et des hardiesses bizarres ? Quoi qu’il en soit, les Égyptiens n’ont aimé qu’une hardiesse réglée : ils n’ont cherché le nouveau et le surprenant, que dans la variété infinie de la nature ; et ils se vantaient d’être les seuls qui avaient fait comme les dieux des ouvrages immortels.

Les inscriptions des pyramides n’étaient pas moins nobles que l’ouvrage. Elles parlaient aux spectateurs. Une de ces pyramides bâtie de brique avertissait par son titre qu’on se gardât bien de la comparer aux autres, et qu’elle était autant au dessus de toutes les pyramides que Jupiter était au dessus de tous les dieux.

Mais quelque effort que fassent les hommes, leur néant paraît par tout. Ces pyramides étaient des tombeaux ; encore les rois qui les ont bâties n’ont-ils pas eu le pouvoir d’y être inhumés, et ils n’ont pas joui de leur sépulcre.

Je ne parlerais pas de ce beau palais qu’on appelait le labyrinthe, si Hérodote qui l’a vu, ne nous assurait qu’il était plus surprenant que les pyramides. On l’avait bâti sur le bord du lac de Myris, et on lui avait donné une vue proportionnée à sa grandeur. Au reste, ce n’était pas tant un seul palais qu’un magnifique amas de douze palais disposés régulièrement, et qui communiquaient ensemble. Quinze cent chambres mêlées de terrasses s’arrangeaient autour de douze salles, et ne laissaient point de sortie à ceux qui s’engageaient à les visiter. Il y avait autant de bâtiment par dessous terre. Ces bâtiments souterrains étaient destinés à la sépulture des rois, et encore (qui le pourrait dire sans honte et sans déplorer l’aveuglement de l’esprit humain ?) à nourrir les crocodiles sacrés dont une nation d’ailleurs si sage faisait ses dieux.

Vous vous étonnez de voir tant de magnificence dans les sépulcres de l’Égypte. C’est qu’outre qu’on les érigeait comme des monuments sacrés pour porter aux siècles futurs la mémoire des grands princes, on les regardait encore comme des demeures éternelles. Les maisons étaient appelées des hostelleries où l’on n’était qu’en passant et pendant une vie trop courte pour terminer tous nos desseins : mais les maisons véritables étaient les tombeaux que nous devions habiter durant des siècles infinis.

Au reste, ce n’était pas sur les choses inanimées que l’Égypte travaillait le plus. Ses plus nobles travaux et son plus bel art consistait à former les hommes. La Grèce en était si persuadée, que ses plus grands hommes, un Homère, un Pythagore, un Platon, Lycurgue même et Solon ces deux grands législateurs, et les autres qu’il n’est pas besoin de nommer, allèrent apprendre la sagesse en Égypte. Dieu a voulu que Moïse même fut instruit dans toute la sagesse des Égyptiens : c’est par là qu’il a commencé à être puissant en paroles et en œuvres. La vraie sagesse se sert de tout, et Dieu ne veut pas que ceux qu’il inspire négligent les moyens humains qui viennent aussi de lui à leur manière.

Ces sages d’Égypte avaient étudié le régime qui fait les esprits solides, les corps robustes, les femmes fécondes, et les enfants vigoureux. Par ce moyen le peuple croissait en nombre et en forces. Le pays était sain naturellement ; mais la philosophie leur avait appris que la nature veut être aidée. Il y a un art de former les corps aussi bien que les esprits. Cet art que notre nonchalance nous a fait perdre était bien connu des anciens, et l’Égypte l’avait trouvé. Elle employait principalement à ce beau dessein la frugalité et les exercices. Dans un grand champ de bataille qui a été vu par Hérodote, les cranes des Perse aisés à percer, et ceux des Égyptiens plus durs que les pierres auxquelles ils étaient mêlés, montraient la mollesse des uns et la robuste constitution qu’une nourriture frugale et de vigoureux exercices donnaient aux autres. La course à pied, la course à cheval, la course dans les chariots se pratiquait en Égypte avec une adresse admirable, et il n’y avait point dans tout l’univers de meilleurs hommes de cheval que les Égyptiens. Quand Diodore nous dit qu’ils rejetaient la lute comme un exercice qui donnait une force dangereuse et peu durable, il a dû l’entendre de la lute outrée des athlètes, que la Grèce elle-même, qui la couronnait dans ses jeux, avait blâmée comme peu convenable aux personnes libres : mais avec une certaine modération, elle était digne des honnêtes gens, et Diodore lui-même nous apprend que le Mercure des Égyptiens en avait inventé les règles aussi bien que l’art de former les corps. Il faut entendre de même ce que dit encore cet auteur touchant la musique.

Celle qu’il fait mépriser aux Égyptiens, comme capable de ramollir les courages, était sans doute cette musique molle et efféminée qui n’inspire que les plaisirs et une fausse tendresse. Car pour cette musique généreuse dont les nobles accords élèvent l’esprit et le cœur, les Égyptiens n’avaient garde de la mépriser, puis que, selon Diodore même, leur Mercure l’avait inventée, et avait aussi inventé le plus grave des instruments de musique. Dans la procession solennelle des Égyptiens, où l’on portait en cérémonie les livres de Trismégiste, on voit marcher à la teste le chantre tenant en main un symbole de la musique (je ne sais pas ce que c’est) et le livre des hymnes sacrés. Enfin l’Égypte n’oubliait rien pour polir l’esprit, ennoblir le cœur, et fortifier le corps. Quatre cent mille soldats qu’elle entretenait étaient ceux de ses citoyens qu’elle exerçait avec plus de soin. Les lois de la milice se conservaient aisément, et comme par elles-mêmes, parce que les pères les apprenaient à leurs enfants : car la profession de la guerre passait de père en fils comme les autres ; et après les familles sacerdotales, celles qu’on estimait les plus illustres étaient comme parmi nous les familles destinées aux armes. Je ne veux pas dire pourtant que l’Égypte ait été guerrière. On a beau avoir des troupes réglées et entretenues ; on a beau les exercer à l’ombre dans les travaux militaires et parmi les images des combats : il n’y a jamais que la guerre et les combats effectifs qui fassent les hommes guerriers.

L’Égypte aimait la paix, parce qu’elle aimait la justice, et n’avait des soldats que pour sa défense. Contente de son pays où tout abondait, elle ne songeait point aux conquêtes. Elle s’étendait d’une autre sorte, en envoyant ses colonies par toute la terre, et avec elles la politesse et les lois. Les villes les plus célèbres venaient apprendre en Égypte leurs antiquités, et la source de leurs plus belles institutions. On la consultait de tous côtés sur les règles de la sagesse. Quand ceux d’Elide eurent établi les jeux olympiques les plus illustres de la Grèce, ils recherchèrent par une ambassade solennelle l’approbation des Égyptiens, et apprirent d’eux de nouveaux moyens d’encourager les combattants.

L’Égypte régnait par ses conseils, et cet empire d’esprit lui parut plus noble et plus glorieux que celui qu’on établit par les armes. Encore que les rois de Thèbes fussent sans comparaison les plus puissants de tous les rois de l’Égypte, jamais ils n’ont entrepris sur les dynasties voisines qu’ils ont occupées seulement quand elles eurent été envahies par les arabes ; de sorte qu’à vrai dire ils les ont plutôt enlevées aux étrangers, qu’ils n’ont voulu dominer sur les naturels du pays. Mais quand ils se sont mêlés d’être conquérants, ils ont surpassé tous les autres. Je ne parle point d’Osiris vainqueur des Indes ; apparemment c’est Bacchus, ou quelque autre héros aussi fabuleux. Le père de Sésostris (les doctes veulent que ce soit Aménophis, autrement Memnon) ou par instinct, ou par humeur, ou, comme le disent les Égyptiens, par l’autorité d’un oracle, conçut le dessein de faire de son fils un conquérant. Il s’y prit à la manière des Égyptiens, c’est à dire, avec de grandes pensées. Tous les enfants qui naquirent le même jour que Sésostris furent amenés à la cour par ordre du roi. Il les fit élever comme ses enfants, et avec les mêmes soins que Sésostris prés duquel ils étaient nourris. Il ne pouvait lui donner de plus fidèles ministres, ni des compagnons plus zélés de ses combats.

Quand il fut un peu avancé en âge, il lui fit faire son apprentissage par une guerre contre les arabes. Ce jeune prince y apprit à supporter la faim et la soif, et soumit cette nation jusqu’alors indomptable. Accoutumé aux travaux guerriers par cette conquête, son père le fit tourner vers l’occident de l’Égypte : il attaqua la Libye, et la plus grande partie de cette vaste région fut subjuguée. En ce temps son père mourut, et le laissa en état de tout entreprendre.

Il ne conçut pas un moindre dessein que celui de la conquête du monde : mais avant que de sortir de son royaume, il pourvût à la sûreté du dedans, en gagnant le cœur de tous ses peuples par la libéralité et par la justice, et réglant au reste le gouvernement avec une extrême prudence. Cependant il faisait ses préparatifs : il levait des troupes, et leur donnait pour capitaines les jeunes gens que son père avait fait nourrir avec lui. Il y en avait dix-sept cent capables de répandre dans toute l’armée le courage, la discipline, et l’amour du prince. Cela fait, il entra dans l’Éthiopie qu’il se rendit tributaire. Il continua ses victoires dans l’Asie. Jérusalem fut la première à sentir la force de ses armes. Le téméraire Roboam ne put lui résister, et Sésostris enleva les richesses de Salomon. Dieu, par un juste jugement, les avait livrés entre ses mains. Il pénétra dans les Indes plus loin qu’Hercule ni que Bacchus, et plus loin que ne fit depuis Alexandre, puis qu’il soumit le pays au-delà du Gange. Jugez par là si les pays plus voisins lui résistèrent. Les scythes obéirent jusqu’au Tanaïs : l’Arménie et la Cappadoce lui furent sujettes. Il laissa une colonie dans l’ancien royaume de Colchos, où les mœurs d’Égypte sont toujours demeurées depuis. Hérodote a vu dans l’Asie Mineure d’une mer à l’autre les monuments de ses victoires avec les superbes inscriptions de Sésostris roi des rois et seigneur des seigneurs. Il y en avait jusque dans la Thrace, et il étendit son empire depuis le Gange jusqu’au Danube. La difficulté des vivres l’empêcha d’entrer plus avant dans l’Europe. Il revint après neuf ans chargé des dépouilles de tous les peuples vaincus. Il y en eût qui défendirent courageusement leur liberté : d’autres cédèrent sans résistance. Sésostris eût soin de marquer dans ses monuments la différence de ces peuples en figures hiéroglyphiques à la manière des Égyptiens.

Pour décrire son empire, il inventa les cartes de géographie. Cent temples fameux érigés en action de grâces aux dieux tutélaires de toutes les villes, furent les premières aussi bien que les plus belles marques de ses victoires, et il eût soin de publier par les inscriptions, que ces grands ouvrages avaient été achevés sans fatiguer ses sujets. Il mettait sa gloire à les ménager, et à ne faire travailler aux monuments de ses victoires que les captifs. Salomon lui en avait donné l’exemple. Ce sage prince n’avait employé que les peuples tributaires dans les grands ouvrages qui ont rendu son règne immortel. Les citoyens étaient attachés à de plus nobles exercices : ils apprenaient à faire la guerre, et à commander. Sésostris ne pouvait pas se régler sur un plus parfait modèle. Il régna trente-trois ans, et jouit longtemps de ses triomphes, beaucoup plus digne de gloire, si la vanité ne lui eût pas fait traîner son char par les rois vaincus.

Il semble qu’il ait dédaigné de mourir comme les autres hommes. Devenu aveugle dans sa vieillesse, il se donna la mort à lui-même, et laissa l’Égypte riche à jamais. Son empire pourtant ne passa pas la quatrième génération. Mais il restait encore du temps de Tibère des monuments magnifiques, qui en marquaient l’étendue et la quantité des tributs. L’Égypte retourna bientôt à son humeur pacifique. On a même écrit que Sésostris fut le premier à ramollir, après ses conquêtes, les mœurs de ses Égyptiens, dans la crainte des révoltes. S’il le faut croire, ce ne pouvait être qu’une précaution qu’il prenait pour ses successeurs. Car pour lui, sage et absolu comme il était, on ne voit pas ce qu’il pouvait craindre de ses peuples qui l’adoraient. Au reste cette pensée est peu digne d’un si grand prince ; et c’était mal pourvoir à la sûreté de ses conquêtes, que de laisser affaiblir le courage de ses sujets. Il est vrai aussi que ce grand empire ne dura guère. Il faut périr par quelque endroit. La division se mit en Égypte.

Sous Anysis l’aveugle, l’éthiopien Sabacon envahit le royaume : il en traita aussi bien les peuples, et y fit d’aussi grandes choses qu’aucun des rois naturels. Jamais on ne vit une modération pareille à la sienne, puis qu’après cinquante ans d’un règne heureux, il retourna en Éthiopie pour obéir à des avertissements qu’il crut divins. Le royaume abandonné tomba entre les mains de Sethon prêtre de Vulcain, prince religieux à sa mode, mais peu guerrier, et qui acheva d’énerver la milice en maltraitant les gens de guerre. Depuis ce temps l’Égypte ne se soutint plus que par des milices étrangères. On trouve une espèce d’anarchie. On trouve douze rois choisis par le peuple, qui partagèrent entre eux le gouvernement du royaume. C’est eux qui ont bâti ces douze palais qui composaient le labyrinthe. Quoique l’Égypte ne put oublier ses magnificences, elle fut faible et divisée sous ces douze princes. Un d’eux (ce fut Psammétique) se rendit le maître par le secours des étrangers. L’Égypte se rétablit, et demeura assez puissante pendant cinq ou six règnes. Enfin cet ancien royaume, après avoir duré environ seize cent ans, affaibli par les rois de Babylone et par Cyrus, devint la proie de Cambyse, le plus insensé de tous les princes.

Ceux qui ont bien connu l’humeur de l’Égypte, ont reconnu qu’elle n’était pas belliqueuse : vous en avez vu les raisons. Elle avait vécu en paix environ treize cent ans, quand elle produisit son premier guerrier, qui fut Sésostris. Aussi malgré sa milice si soigneusement entretenue, nous voyons sur la fin que les troupes étrangères font toute sa force, qui est un des plus grands défauts que puisse avoir un état. Mais les choses humaines ne sont point parfaites, et il est malaisé d’avoir ensemble dans la perfection les arts de la paix avec les avantages de la guerre. C’est une assez belle durée d’avoir subsisté seize siècles. Quelques éthiopiens ont régné à Thèbes dans cet intervalle, entre autres Sabacon, et à ce qu’on croit Taraca.

Mais l’Égypte tirait cette utilité de l’excellente constitution de son état, que les étrangers qui la conquerraient entraient dans ses mœurs plutôt que d’y introduire les leurs : ainsi changeant de maîtres, elle ne changeait pas de gouvernement. Elle eût peine à souffrir les Perse dont elle voulut souvent secouer le joug. Mais elle n’était pas assez belliqueuse pour se soutenir par sa propre force contre une si grande puissance, et les Grecs qui la défendaient, occupés ailleurs, étaient contraints de l’abandonner : de sorte qu’elle retombait toujours sous ses premiers maîtres, mais toujours opiniâtrement attachée à ses anciennes coutumes, et incapable de démentir les maximes de ses premiers rois.

Quoiqu’elle en retint beaucoup de choses sous les Ptolémées, le mélange des mœurs grecques et asiatiques y fut si grand, qu’on n’y reconnut presque plus l’ancienne Égypte. Il ne faut pas oublier que les temps des anciens rois d’Égypte sont fort incertains, même dans l’histoire des Égyptiens. On a peine à placer Osymanduas, dont nous voyons de si magnifiques monuments dans Diodore, et de si belles marques de ses combats. Il semble que les Égyptiens n’aient pas connu le père de Sésostris qu’Hérodote et Diodore n’ont pas nommé. Sa puissance est encore plus marquée par les monuments qu’il a laissés dans toute la terre, que par les mémoires de son pays ; et ces raisons nous font voir qu’il ne faut pas croire, comme quelques-uns, que ce que l’Égypte publiait de ses antiquités, ait toujours été aussi exact qu’elle s’en vantait, puis qu’elle-même est si incertaine des temps les plus éclatants de sa monarchie.


IV. Les Assyriens anciens et nouveaux, les Mèdes et Cyrus.

Le grand empire des Égyptiens est comme détaché de tous les autres, et n’a pas, comme vous voyez, une longue suite. Ce qui nous reste à dire est plus soutenu, et a des dates plus précises.

Nous avons néanmoins encore très peu de choses certaines touchant le premier empire des Assyriens : mais enfin en quelque temps qu’on en veuille placer les commencements, selon les diverses opinions des historiens, vous verrez que lors que le monde était partagé en plusieurs petits états dont les princes songeaient plutôt à se conserver qu’à s’accroître, Ninus plus entreprenant et plus puissant que ses voisins, les accabla les uns après les autres, et poussa bien loin ses conquêtes du côté de l’orient. Sa femme Sémiramis, qui joignit à l’ambition assez ordinaire à son sexe, un courage et une suite de conseils qu’on n’a pas accoutumé d’y trouver, soutint les vastes desseins de son mari, et acheva de former cette monarchie.

Elle était grande sans doute, et la grandeur de Ninive qu’on met au dessus de celle de Babylone, le montre assez. Mais comme les historiens les plus judicieux ne font pas cette monarchie si ancienne que les autres nous la représentent, ils ne la font pas non plus si grande. On voit durer trop longtemps les petits royaumes dont il la faudrait composer, si elle était aussi ancienne et aussi étendue que le fabuleux Ctésias, et ceux qui l’en ont cru sur sa parole nous la décrivent. Il est vrai que Platon curieux observateur des antiquités fait le royaume de Troie du temps de Priam une dépendance de l’empire des Assyriens. Mais on n’en voit rien dans Homère, qui, dans le dessein qu’il avait de relever la gloire de la Grèce, n’aurait pas oublié cette circonstance ; et on peut croire que les Assyriens étaient peu connus du côté de l’occident, puis qu’un poète si savant et si curieux d’orner son poème de tout ce qui appartenait à son sujet, ne les y fait point paraître.

Cependant, selon la supputation que nous avons jugé la plus raisonnable, le temps du siège de Troie était le beau temps des Assyriens, puis que c’est celui des conquêtes de Sémiramis : mais c’est qu’elles s’étendirent seulement vers l’orient. Ceux qui la flattent le plus lui font tourner ses armes de ce côté-là. Elle avait eu trop de part aux conseils et aux victoires de Ninus pour ne pas suivre ses desseins, si convenables d’ailleurs à la situation de son empire ; et je ne croie pas qu’on puisse douter que Ninus ne se soit attaché à l’orient, puis que Justin même qui le favorise autant qu’il peut, lui fait terminer aux frontières de la Libye les entreprises qu’il fit du côté de l’occident.

Je ne sais donc plus en quel temps Ninive aurait poussé ses conquêtes jusqu’à Troie, puis qu’on voit si peu d’apparence que Ninus et Sémiramis aient rien entrepris de semblable ; et que tous leurs successeurs, à commencer depuis leur fils Ninas, ont vécu dans une telle mollesse et avec si peu d’action, qu’à peine leur nom est-il venu jusqu’à nous, et qu’il faut plutôt s’étonner que leur empire ait pu subsister, que de croire qu’il ait pu s’étendre.

Il fut sans doute beaucoup diminué par les conquêtes de Sésostris : mais comme elles furent de peu de durée, et peu soutenues par ses successeurs, il est à croire que les pays qu’elles enlevèrent aux Assyriens, accoutumés de longtemps à leur domination, y retournèrent naturellement : de sorte que cet empire se maintint en grande puissance et en grande paix, jusqu’à ce qu’Arbace ayant découvert la mollesse de ses rois si longtemps cachée dans le secret du palais, Sardanapale célèbre par ses infamies devint non seulement méprisable, mais encore insupportable à ses sujets.

Vous avez vu les royaumes qui sont sortis du débris de ce premier empire des Assyriens, entre autres celui de Ninive et celui de Babylone. Les rois de Ninive retinrent le nom de rois d’Assyrie, et furent les plus puissants. Leur orgueil s’éleva bientôt au-delà de toutes bornes par les conquêtes qu’ils firent, parmi lesquelles on compte celle du royaume des Israélites ou de Samarie. Il ne fallut rien moins que la main de Dieu, et un miracle visible pour les empêcher d’accabler la Judée sous Ezéchias ; et on ne sût plus quelles bornes on pourrait donner à leur puissance, quand on leur vit envahir un peu après dans leur voisinage le royaume de Babylone, où la famille royale était défaillie.

Babylone semblait être née pour commander à toute la terre. Ses peuples étaient pleins d’esprit et de courage. De tout temps la philosophie régnait parmi eux avec les beaux arts, et l’orient n’avait guère de meilleurs soldats que les chaldéens. L’antiquité admire les riches moissons d’un pays que la négligence de ses habitants laisse maintenant sans culture ; et son abondance le fit regarder sous les anciens rois de Perse comme la troisième partie d’un si grand empire.

Ainsi les rois d’Assyrie enflés d’un accroissement qui ajoutait à leur monarchie une ville si opulente, conçurent de nouveaux desseins. Nabuchodonosor Ier crut son empire indigne de lui, s’il n’y joignait tout l’univers. Nabuchodonosor II superbe plus que tous les rois ses prédécesseurs, après des succès inouïs et des conquêtes surprenantes, voulut plutôt se faire adorer comme un dieu, que commander comme un roi. Quels ouvrages n’entreprit-il point dans Babylone ? Quelles murailles, quelles tours, quelles portes, et quelle enceinte y vit-on paraître ! Il semblait que l’ancienne tour de Babel allât être renouvelée dans la hauteur prodigieuse du temple de Bel, et que Nabuchodonosor voulut de nouveau menacer le ciel. Son orgueil, quoique abattu par la main de Dieu, ne laissa pas de revivre dans ses successeurs. Ils ne pouvaient souffrir autour d’eux aucune domination ; et voulant tout mettre sous le joug, ils devinrent insupportables aux peuples voisins. Cette jalousie réunit contre eux avec les rois de Médie et les rois de Perse, une grande partie des peuples d’orient. L’orgueil se tourne aisément en cruauté. Comme les rois de Babylone traitaient inhumainement leurs sujets, des peuples entiers aussi bien que des principaux seigneurs de leur empire se joignirent à Cyrus et aux Mèdes.

Babylone trop accoutumée à commander et à vaincre, pour craindre tant d’ennemis ligués contre elle, pendant qu’elle se croit invincible, devient captive des Mèdes qu’elle prétendait subjuguer, et périt enfin par son orgueil. La destinée de cette ville fut étrange, puis qu’elle périt par ses propres inventions. L’Euphrate faisait à peu prés dans ses vastes plaines le même effet que le Nil dans celles d’Égypte : mais pour le rendre commode, il fallait encore plus d’art et plus de travail que l’Égypte n’en employait pour le Nil. L’Euphrate était droit dans son cours, et jamais ne se débordait. Il lui fallut faire dans tout le pays un nombre infini de canaux, afin qu’il en put arroser les terres dont la fertilité devenait incomparable par ce secours.

Pour rompre la violence de ses eaux trop impétueuses, il fallut le faire couler par mille détours, et lui creuser de grands lacs qu’une sage reine revêtit avec une magnificence incroyable. Nitocris mère de Labyrinthe, autrement nommé Nabonide ou Balthasar, dernier roi de Babylone, fit ces grands ouvrages. Mais cette reine entreprit un travail bien plus merveilleux : ce fut d’élever sur l’Euphrate un pont de pierre, afin que les deux côtés de la ville que l’immense largeur de ce fleuve séparait trop, pussent communiquer ensemble. Il fallut donc mettre à sec une rivière si rapide et si profonde, en détournant ses eaux dans un lac immense que la reine avait fait creuser. En même temps on bâtit le pont, dont les solides matériaux étaient préparés, et on revêtit de brique les deux bords du fleuve jusqu’à une hauteur étonnante, en y laissant des descentes revêtues de même, et d’un aussi bel ouvrage que les murailles de la ville. La diligence du travail en égala la grandeur. Mais une reine si prévoyante ne songea pas qu’elle apprenait à ses ennemis à prendre sa ville. Ce fut dans le même lac qu’elle avait creusé, que Cyrus détourna l’Euphrate, quand désespérant de réduire Babylone ni par force, ni par famine, il s’y ouvrit des deux côtés de la ville le passage que nous avons vu tant marqué par les prophètes.

Si Babylone eût pu croire qu’elle eût été périssable comme toutes les choses humaines, et qu’une confiance insensée ne l’eût pas jetée dans l’aveuglement : non seulement elle eût pu prévoir ce que fit Cyrus, puis que la mémoire d’un travail semblable était récente ; mais encore, en gardant toutes les descentes, elle eût accablé les Perse dans le lit de la rivière où ils passaient. Mais on ne songeait qu’aux plaisirs et aux festins : il n’y avait ni ordre, ni commandement réglé. Ainsi périssent non seulement les plus fortes places, mais encore les plus grands empires. L’épouvante se mit par tout : le roi impie fut tué ; et Xénophon qui donne ce titre au dernier roi de Babylone, semble désigner par ce mot les sacrilèges de Balthasar, que Daniel nous fait voir punis par une chute si surprenante.

Les Mèdes qui avaient détruit le premier empire des Assyriens, détruisirent encore le second, comme si cette nation eût dû être toujours fatale à la grandeur assyrienne. Mais à cette dernière fois la valeur et le grand nom de Cyrus fit que les Perse ses sujets eurent la gloire de cette conquête.

En effet, elle est due entièrement à ce héros, qui ayant été élevé sous une discipline sévère et régulière, selon la coutume des Perse, peuples alors aussi modérés, que depuis ils ont été voluptueux, fut accoutumé dés son enfance à une vie sobre et militaire. Les Mèdes autrefois si laborieux et si guerriers, mais à la fin ramollis par leur abondance, comme il arrive toujours, avaient besoin d’un tel général. Cyrus se servit de leurs richesses et de leur nom toujours respecté en orient ; mais il mettait l’espérance du succès dans les troupes qu’il avait amenées de Perse.

Dés la première bataille le roi de Babylone fut tué, et les Assyriens mis en déroute. Le vainqueur offrit le duel au nouveau roi ; et en montrant son courage, il se donna la réputation d’un prince clément qui épargne le sang des sujets. Il joignit la politique à la valeur. De peur de ruiner un si beau pays, qu’il regardait déjà comme sa conquête, il fit résoudre que les laboureurs seraient épargnés de part et d’autre. Il sût réveiller la jalousie des peuples voisins contre l’orgueilleuse puissance de Babylone qui allait tout envahir ; et enfin la gloire qu’il s’était acquise autant par sa générosité et par sa justice que par le bonheur de ses armes les ayant tous réunis sous ses étendards, avec de si grands secours il soumit cette vaste étendue de terre dont il composa son empire.

C’est par là que s’éleva cette monarchie. Cyrus la rendit si puissante, qu’elle ne pouvait guère manquer de s’accroître sous ses successeurs. Mais pour entendre ce qui l’a perdue, il ne faut que comparer les Perse et les successeurs de Cyrus avec les Grecs et leurs généraux, surtout avec Alexandre.

 


V. Les Perse, les Grecs, et Alexandre.

Cambyse fils de Cyrus fut celui qui corrompit les mœurs des Perse. Son père si bien élevé parmi les soins de la guerre, n’en prit pas assez de donner au successeur d’un si grand empire une éducation semblable à la sienne ; et par le sort ordinaire des choses humaines, trop de grandeur nuisit à la vertu. Darius fils d’Hystaspe, qui d’une vie privée fut élevé sur le trône, apporta de meilleures dispositions à la souveraine puissance, et fit quelques efforts pour réparer les désordres. Mais la corruption était déjà trop universelle : l’abondance avait introduit trop de dérèglements dans les mœurs ; et Darius n’avait pas lui-même conservé assez de force pour être capable de redresser tout à fait les autres. Tout dégénéra sous ses successeurs, et le luxe des Perse n’eût plus de mesure.

Mais encore que ces peuples devenus puissants eussent beaucoup perdu de leur ancienne vertu en s’abandonnant aux plaisirs, ils avaient toujours conservé quelque chose de grand et de noble. Que peut-on voir de plus noble que l’horreur qu’ils avaient pour le mensonge, qui passa toujours parmi eux pour un vice honteux et bas ? Ce qu’ils trouvaient le plus lâche après le mensonge, était de vivre d’emprunt. Une telle vie leur paraissait fainéante, honteuse, servile, et d’autant plus méprisable, qu’elle portait à mentir. Par une générosité naturelle à leur nation, ils traitaient honnêtement les rois vaincus. Pour peu que les enfants de ces princes fussent capables de s’accommoder avec les vainqueurs, ils les laissaient commander dans leur pays avec presque toutes les marques de leur ancienne grandeur. Les Perse étaient honnêtes, civils, libéraux envers les étrangers, et ils savaient s’en servir. Les gens de mérite étaient connus parmi eux, et ils n’épargnaient rien pour les gagner. Il est vrai qu’ils ne sont pas arrivés à la connaissance parfaite de cette sagesse qui apprend à bien gouverner. Leur grand empire fut toujours régi avec quelque confusion. Ils ne surent jamais trouver ce bel art depuis si bien pratiqué par les Romains, d’unir toutes les parties d’un grand état, et d’en faire un tout parfait. Aussi n’étaient-ils presque jamais sans révoltes considérables. Ils n’étaient pourtant pas sans politique. Les règles de la justice étaient connues parmi eux, et ils ont eu de grands rois qui les faisaient observer avec une admirable exactitude. Les crimes étaient sévèrement punis ; mais avec cette modération, qu’en pardonnant aisément les premières fautes, on réprimait les rechutes par de rigoureux châtiments. Ils avaient beaucoup de bonnes lois, presque toutes venues de Cyrus, et de Darius fils d’Hystaspe. Ils avaient des maximes de gouvernement, des conseils réglés pour les maintenir, et une grande subordination dans tous les emplois. Quand on disait que les grands qui composaient le conseil étaient les yeux et les oreilles du prince : on avertissait tout ensemble et le prince, qu’il avait ses ministres comme nous avons les organes de nos sens, non pas pour se reposer, mais pour agir par leur moyen ; et les ministres, qu’ils ne devaient pas agir pour eux-mêmes, mais pour le prince qui était leur chef, et pour tout le corps de l’état. Ces ministres devaient être instruits des anciennes maximes de la monarchie. Le registre qu’on tenait des choses passées, servait de règle à la postérité.

On y marquait les services que chacun avait rendus, de peur qu’à la honte du prince, et au grand malheur de l’état, ils ne demeurassent sans récompense. C’était une belle manière d’attacher les particuliers au bien public, que de leur apprendre qu’ils ne devaient jamais sacrifier pour eux seuls, mais pour le roi et pour tout l’état où chacun se trouvait avec tous les autres. Un des premiers soins du prince était de faire fleurir l’agriculture ; et les satrapes dont le gouvernement était le mieux cultivé, avaient la plus grande part aux grâces. Comme il y avait des charges établies pour la conduite des armes, il y en avait aussi pour veiller aux travaux rustiques : c’était deux charges semblables, dont l’une prenait soin de garder le pays, et l’autre de le cultiver. Le prince les protégeait avec une affection presque égale, et les faisait concourir au bien public. Après ceux qui avaient remporté quelque avantage à la guerre, les plus honorés étaient ceux qui avaient élevé beaucoup d’enfants. Le respect qu’on inspirait aux Perse dés leur enfance pour l’autorité royale, allait jusqu’à l’excès, puis qu’ils y mêlaient de l’adoration, et paraissaient plutôt des esclaves que des sujets soumis par raison à un empire légitime : c’était l’esprit des orientaux, et peut-être que le naturel vif et violent de ces peuples demandait un gouvernement plus ferme et plus absolu.

La manière dont on élevait les enfants des rois est admirée par Platon, et proposée aux Grecs comme le modèle d’une éducation parfaite. Dés l’âge de sept ans on les tirait des mains des eunuques pour les faire monter à cheval, et les exercer à la chasse. À l’âge de quatorze ans, lors que l’esprit commence à se former, on leur donnait pour leur instruction quatre hommes des plus vertueux et des plus sages de l’état. Le premier, dit Platon, leur apprenait la magie, c’est à dire dans leur langage, le culte des dieux selon les anciennes maximes et selon les lois de Zoroastre fils d’Oromase. Le second les accoutumait à dire la vérité, et à rendre la justice. Le troisième leur enseignait à ne se laisser pas vaincre par les voluptés, afin d’être toujours libres et vraiment rois, maîtres d’eux-mêmes et de leurs désirs.

Le quatrième fortifiait leur courage contre la crainte qui en eût fait des esclaves, et leur eût ôté la confiance si nécessaire au commandement. Les jeunes seigneurs étaient élevés à la porte du roi avec ses enfants. On prenait un soin particulier qu’ils ne vissent ni n’entendissent rien de malhonnête. On rendait compte au roi de leur conduite. Ce compte qu’on lui en rendait était suivi par son ordre de châtiments, et de récompenses. La jeunesse qui les voyait, apprenait de bonne heure avec la vertu, la science d’obéir et de commander. Avec une si belle institution que ne devait-on pas espérer des rois de Perse et de leur noblesse, si on eût eu autant de soin de les bien conduire dans le progrès de leur âge qu’on en avait de les bien instruire dans leur enfance ? Mais les mœurs corrompues de la nation les entraînaient bientôt dans les plaisirs, contre lesquels nulle éducation ne peut tenir. Il faut pourtant confesser que malgré cette mollesse des Perse, malgré le soin qu’ils avaient de leur beauté et de leur parure, ils ne manquaient pas de valeur. Ils s’en sont toujours piqués, et ils en ont donné d’illustres marques.

L’art militaire avait parmi eux la préférence qu’il méritait comme celui à l’abri duquel tous les autres peuvent s’exercer en repos. Mais jamais ils n’en connurent le fond, ni ne surent ce que peut dans une armée la sévérité, la discipline, l’arrangement des troupes, l’ordre des marches et des campements, et enfin une certaine conduite qui fait remuer ces grands corps sans confusion et à propos. Ils croyaient avoir tout fait quand qui allait au combat assez résolument, mais sans ordre, et qui se trouvait embarrassé d’une multitude infinie de personnes inutiles que le roi et les grands traînaient après eux seulement pour le plaisir. Car leur mollesse était si grande, qu’ils voulaient trouver dans l’armée la même magnificence et les mêmes délices que dans les lieux où la cour faisait sa demeure ordinaire ; de sorte que les rois marchaient accompagnés de leurs femmes, de leurs concubines, de leurs eunuques, et de tout ce qui servait à leurs plaisirs.

La vaisselle d’or et d’argent, et les meubles précieux suivaient dans une abondance prodigieuse, et enfin tout l’attirail que demande une telle vie. Une armée composée de cette sorte et déjà embarrassée de la multitude excessive de ses soldats, était surchargée par le nombre démesuré de ceux qui ne combattaient point. Dans cette confusion, on ne pouvait se mouvoir de concert ; les ordres ne venaient jamais à temps, et dans une action tout allait comme il pouvait, sans que personne fut en état d’y pourvoir. Joint encore qu’il fallait avoir fini bientôt, et passer rapidement dans un pays : car ce corps immense et avide non seulement de ce qui était nécessaire pour la vie, mais encore de ce qui servait au plaisir, consumait tout en peu de temps, et on a peine à comprendre d’où il pouvait tirer sa subsistance.

Cependant, avec ce grand appareil, les Perse étonnaient les peuples qui ne savaient pas mieux la guerre qu’eux. Ceux même qui la savaient se trouvèrent ou affaiblis par leurs propres divisions, ou accablés par la multitude de leurs ennemis ; et c’est par là que l’Égypte, toute superbe qu’elle était et de son antiquité et de ses sages institutions et des conquêtes de son Sésostris, devint sujette des Perse. Il ne leur fut pas malaisé de dompter l’Asie Mineure, et même les colonies grecques que la mollesse de l’Asie avait corrompues. Mais quand ils vinrent à la Grèce même, ils trouvèrent ce qu’ils n’avaient jamais vu, une milice réglée, des chefs entendus, des soldats accoutumés à vivre de peu, des corps endurcis au travail, que la lute et les autres exercices ordinaires dans ce pays rendaient adroits : des armées médiocres à la vérité, mais semblables à ces corps vigoureux où il semble que tout soit nerf, et où tout est plein d’esprits ; au reste si bien commandées et si souples aux ordres de leurs généraux, qu’on eût cru que les soldats n’avaient tous qu’une même âme, tant on voyait de concert dans leurs mouvements. Mais ce que la Grèce avait de plus grand, était une politique ferme et prévoyante, qui savait abandonner, hasarder, et défendre ce qu’il fallait ; et ce qui est plus grand encore, un courage que l’amour de la liberté et celui de la patrie rendait invincible.

Les Grecs naturellement pleins d’esprit et de courage avaient été cultivés de bonne heure par des rois et des colonies venues d’Égypte, qui s’étant établies dés les premiers temps en divers endroits du pays, avaient répandu par tout cette excellente police des égyptiens. C’est de là qu’ils avaient appris les exercices du corps, la lute, la course à pied, la course à cheval et sur des chariots, et les autres exercices qu’ils mirent dans leur perfection par les glorieuses couronnes des jeux olympiques. Mais ce que les égyptiens leur avaient appris de meilleur, était à se rendre dociles, et à se laisser former par les lois pour le bien public. Ce n’était pas des particuliers qui ne songent qu’à leurs affaires, et ne sentent les maux de l’état qu’autant qu’ils en souffrent eux-mêmes, ou que le repos de leur famille en est troublé. Les Grecs étaient instruits à se regarder, et à regarder leur famille comme partie d’un plus grand corps qui était le corps de l’état. Les pères nourrissaient leurs enfants dans cet esprit ; et les enfants apprenaient dés le berceau à regarder la patrie comme une mère commune à qui ils appartenaient plus encore qu’à leurs parents.

Le mot de civilité ne signifiait pas seulement parmi les Grecs la douceur et la déférence mutuelle qui rend les hommes sociables : l’homme civil n’était autre chose qu’un bon citoyen qui se regarde toujours comme membre de l’état, qui se laisse conduire par les lois, et conspire avec elles au bien public, sans rien entreprendre sur personne. Les anciens rois que la Grèce avait eus en divers pays, un Minos, un Cécrops, un Thésée, un Codrus, un Temene, un Cresphonte, un Eurystene, un Patrocle, et les autres semblables, avaient répandu cet esprit dans toute la nation. Ils furent tous populaires, non point en flattant le peuple, mais en procurant son bien, et en faisant régner la loi.

Que dirai-je de la sévérité des jugements ? Quel plus grave tribunal y eût-il jamais que celui de l’aréopage si révéré dans toute la Grèce, qu’on disait que les dieux mêmes y avaient comparu ? Il a été célèbre dés les premiers temps, et Cécrops apparemment l’avait fondé sur le modèle des tribunaux de l’égypte. Aucune compagnie n’a conservé si longtemps la réputation de son ancienne sévérité, et l’éloquence trompeuse en a toujours été bannie. Les Grecs ainsi policés peu à peu se crurent capables de se gouverner eux-mêmes, et la plupart des villes se formèrent en républiques.

Mais de sages législateurs qui s’élevèrent en chaque pays, un Thalès, un Pythagore, un Pittacos, un Lycurgue, un Solon, un Philolaos, et tant d’autres que l’histoire marque, empêchèrent que la liberté ne dégénérât en licence. Des lois simplement écrites et en petit nombre, tenaient les peuples dans le devoir, et les faisaient concourir au bien commun du pays.

L’idée de liberté qu’une telle conduite inspirait, était admirable. Car la liberté que se figuraient les Grecs, était une liberté soumise à la loi, c’est à dire, à la raison même reconnue par tout le peuple. Ils ne voulaient pas que les hommes eussent du pouvoir parmi eux. Les magistrats redoutés durant le temps de leur ministère, redevenaient des particuliers qui ne gardaient d’autorité qu’autant que leur en donnait leur expérience. La loi était regardée comme la maîtresse : c’était elle qui établissait les magistrats, qui en réglait le pouvoir, et qui enfin châtiait leur mauvaise administration. Il n’est pas ici question d’examiner si ces idées sont aussi solides que spécieuses. Enfin la Grèce en était charmée, et préférait les inconvénients de la liberté à ceux de la sujétion légitime quoiqu’en effet beaucoup moindres. Mais comme chaque forme de gouvernement a ses avantages, celui que la Grèce tirait du sien, était que les citoyens s’affectionnaient d’autant plus à leur pays qu’ils le conduisaient en commun, et que chaque particulier pouvait parvenir aux premiers honneurs.

Ce que fit la philosophie pour conserver l’état de la Grèce, n’est pas croyable. Plus ces peuples étaient libres, plus il était nécessaire d’y établir par de bonnes raisons les règles des mœurs, et celles de la société. Pythagore, Thalès, Anaxagore, Socrate, Archytas, Platon, Xénophon, Aristote, et une infinité d’autres remplirent la Grèce de ces beaux préceptes. Il y eût des extravagants, qui prirent le nom de philosophes : mais ceux qui étaient suivis, étaient ceux qui enseignaient à sacrifier l’intérêt particulier et même la vie à l’intérêt général et au salut de  l’état ; et c’était la maxime la plus commune des philosophes, qu’il fallait ou se retirer des affaires publiques, ou n’y regarder que le bien public.

Pourquoi parler des philosophes ? Les poètes même qui étaient dans les mains de tout le peuple, les instruisaient plus encore qu’ils ne les divertissaient. Le plus renommé des conquérants regardait Homère comme un maître qui lui apprenait à bien régner. Ce grand poète n’apprenait pas moins à bien obéir, et à être bon citoyen. Lui et tant d’autres poètes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu’ils sont agréables, ne célèbrent que les arts utiles à la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la société, et cette admirable civilité que nous avons expliquée.

Quand la Grèce ainsi élevée regardait les asiatiques avec leur délicatesse, avec leur parure et leur beauté semblable à celle des femmes, elle n’avait que du mépris pour eux. Mais leur forme de gouvernement qui n’avait pour règle que la volonté du prince, maîtresse de toutes les lois et même des plus sacrées, lui inspirait de l’horreur ; et l’objet le plus odieux qu’eût toute la Grèce, étaient les barbares.

Cette haine était venue aux Grecs dés les premiers temps, et leur était devenue comme naturelle. Une des choses qui faisait aimer la poésie d’Homère, est qu’il chantait les victoires et les avantages de la Grèce sur l’Asie. Du côté de l’Asie était Venus, c’est à dire, les plaisirs, les folles amours et la mollesse : du côté de la Grèce était Junon, c’est à dire, la gravité avec l’amour conjugal, Mercure avec l’éloquence, Jupiter et la sagesse politique. Du côté de l’Asie était Mars impétueux et brutal, c’est à dire, la guerre faite avec fureur : du côté de la Grèce était Pallas, c’est à dire, l’art militaire et la valeur conduite par esprit. La Grèce depuis ce temps avait toujours cru que l’intelligence et le vrai courage était son partage naturel. Elle ne pouvait souffrir que l’Asie pensât à la subjuguer ; et en subissant ce joug, elle eût cru assujettir la vertu à la volupté, l’esprit au corps, et le véritable courage à une force insensée qui consistait seulement dans la multitude.

La Grèce était pleine de ces sentiments, quand elle fut attaquée par Darius fils d’Hystaspe et par Xerxès, avec des armées dont la grandeur paraît fabuleuse, tant elle est énorme. Aussitôt chacun se prépare à défendre sa liberté. Quoique toutes les villes de Grèce fissent autant de républiques, l’intérêt commun les réunit, et il ne s’agissait entre elles que de voir qui ferait le plus pour le bien public. Il ne coûta rien aux Athéniens d’abandonner leur ville au pillage et à l’incendie ; et après qu’ils eurent sauvé leurs vieillards et leurs femmes avec leurs enfants, ils mirent sur des vaisseaux tout ce qui était capable de porter les armes. Pour arrêter quelques jours l’armée persienne à un passage difficile, et pour lui faire sentir ce que c’était que la Grèce, une poignée de Lacédémoniens courut avec son roi à une mort assurée, contents en mourant d’avoir immolé à leur patrie un nombre infini de ces barbares, et d’avoir laissé à leurs compatriotes l’exemple d’une hardiesse inouïe. Contre de telles armées et une telle conduite, la Perse se trouva faible, et éprouva plusieurs fois à son dommage, ce que peut la discipline contre la multitude et la confusion, et ce que peut la valeur conduite avec art contre une impétuosité aveugle.

Il ne restait à la Perse tant de fois vaincue, que de mettre la division parmi les Grecs ; et l’état même où ils se trouvaient par leurs victoires, rendait cette entreprise facile. Comme la crainte les tenait unis, la victoire et la confiance rompit l’union. Accoutumés à combattre et à vaincre, quand ils crurent n’avoir plus à craindre la puissance des Perse, ils se tournèrent les uns contre les autres. Mais il faut expliquer un peu davantage cet état des Grecs, et ce secret de la politique persienne.

Parmi toutes les républiques dont la Grèce était composée, Athènes et Lacédémone étaient sans comparaison les principales. On ne peut avoir plus d’esprit qu’on en avait à Athènes, ni plus de force qu’on en avait à Lacédémone. Athènes voulait le plaisir : la vie de Lacédémone était dure et laborieuse. L’une et l’autre aimait la gloire et la liberté : mais à Athènes, la liberté tendait naturellement à la licence ; et contrainte par des lois sévères à Lacédémone, plus elle était réprimée au dedans, plus elle cherchait à s’étendre en dominant au dehors. Athènes voulait aussi dominer, mais par un autre principe.

L’intérêt se mêlait à la gloire. Ses citoyens excellaient dans l’art de naviguer ; et la mer où elle régnait l’avait enrichie. Pour demeurer seule maîtresse de tout le commerce, il n’y avait rien qu’elle ne voulut assujettir ; et ses richesses qui lui inspiraient ce désir, lui fournissaient le moyen de le satisfaire. Au contraire, à Lacédémone, l’argent était méprisé. Comme toutes ses lois tendaient à en faire une république guerrière, la gloire des armes était le seul charme dont les esprits de ses citoyens fussent possédés. Dés-là naturellement elle voulait dominer ; et plus elle était au dessus de l’intérêt, plus elle s’abandonnait à l’ambition.

Lacédémone par sa vie réglée était ferme dans ses maximes et dans ses desseins. Athènes était plus vive, et le peuple y était trop maître. La philosophie et les lois faisaient à la vérité de beaux effets dans des naturels si exquis ; mais la raison toute seule n’était pas capable de les retenir. Un sage Athénien, et qui connaissait admirablement le naturel de son pays, nous apprend que la crainte était nécessaire à ces esprits trop vifs et trop libres ; et qu’il n’y eût plus moyen de les gouverner, quand la victoire de Salamine les eût rassurés contre les Perse.

Alors deux choses les perdirent, la gloire de leurs belles actions, et la sûreté où ils croyaient être. Les magistrats n’étaient plus écoutés ; et comme la Perse était affligée par une excessive sujétion, Athènes, dit Platon, ressentit les maux d’une liberté excessive.

Ces deux grandes républiques si contraires dans leurs mœurs et dans leur conduite, s’embarrassaient l’une l’autre dans le dessein qu’elles avaient d’assujettir toute la Grèce ; de sorte qu’elles étaient toujours ennemies, plus encore par la contrariété de leurs intérêts, que par l’incompatibilité de leurs humeurs. Les villes grecques ne voulaient la domination ni de l’une ni de l’autre : car outre que chacun souhaitait pouvoir conserver sa liberté, elles trouvaient l’empire de ces deux républiques trop fâcheux. Celui de Lacédémone était dur.

On remarquait dans son peuple je ne sais quoi de farouche. Un gouvernement trop rigide et une vie trop laborieuse y rendait les esprits trop fiers, trop austères, et trop impérieux : joint qu’il fallait se résoudre à n’être jamais en paix sous l’empire d’une ville, qui étant formée pour la guerre, ne pouvait se conserver qu’en la continuant sans relâche. Ainsi les Lacédémoniens voulaient commander, et tout le monde craignait qu’ils ne commandassent. Les Athéniens étaient naturellement plus doux et plus agréables. Il n’y avait rien de plus délicieux à voir que leur ville, où les fêtes et les jeux étaient perpétuels ; où l’esprit, où la liberté et les passions donnaient tous les jours de nouveaux spectacles. Mais leur conduite inégale déplaisait à leurs alliés, et était encore plus insupportable à leurs sujets. Il fallait essuyer les bizarreries d’un peuple flatté, c’est à dire, selon Platon, quelque chose de plus dangereux que celle d’un prince gâté par la flatterie.

Ces deux villes ne permettaient point à la Grèce de demeurer en repos. Vous avez vu la guerre du Péloponnèse, et les autres toujours causées ou entretenues par les jalousies de Lacédémone et d’Athènes. Mais ces mêmes jalousies qui troublaient la Grèce, la soutenaient en quelque façon, et l’empêchaient de tomber dans la dépendance de l’une ou de l’autre de ces républiques. Les Perse aperçurent bientôt cet état de la Grèce. Ainsi tout le secret de leur politique, était d’entretenir ces jalousies, et de fomenter ces divisions. Lacédémone qui était la plus ambitieuse, fut la première à les faire entrer dans les querelles des Grecs. Ils y entrèrent dans le dessein de se rendre maîtres de toute la nation ; et soigneux d’affaiblir les Grecs les uns par les autres, ils n’attendaient que le moment de les accabler tous ensemble. Déjà les villes de Grèce ne regardaient dans leurs guerres que le roi de Perse qu’elles appelaient le grand roi, ou le roi par excellence, comme si elles se fussent déjà comptées pour sujettes : mais il n’était pas possible que l’ancien esprit de la Grèce ne se réveillât à la veille de tomber dans la servitude, et entre les mains des barbares. De petits rois Grecs entreprirent de s’opposer à ce grand roi, et de ruiner son empire. Avec une petite armée, mais nourrie dans la discipline que nous avons vue, Agésilas roi de Lacédémone fit trembler les Perse dans l’Asie Mineure, et montra qu’on les pouvait abattre. Les seules divisions de la Grèce arrêtèrent ses conquêtes : mais il arriva dans ces temps-là que le jeune Cyrus frère d’Artaxerxés se révolta contre lui. Il avait dix mille Grecs dans ses troupes, qui seuls ne purent être rompus dans la déroute universelle de son armée.

Il fut tué dans la bataille, et de la main d’Artaxerxés, à ce qu’on dit. Nos Grecs se trouvaient sans protecteur au milieu des Perse et aux environs de Babylone. Cependant Artaxerxés victorieux ne put ni les obliger à poser volontairement les armes, ni les y forcer. Ils conçurent le hardi dessein de traverser en corps d’armée tout son empire pour retourner en leur pays, et ils en vinrent à bout. Toute la Grèce vit alors plus que jamais, qu’elle nourrissait une milice invincible à laquelle tout devait céder, et que ses seules divisions la pouvaient soumettre à un ennemi trop faible pour lui résister quand elle serait unie. Philippe roi de Macédoine, également habile et vaillant, ménagea si bien les avantages que lui donnait contre tant de villes et de républiques divisées un royaume petit à la vérité, mais uni, et où la puissance royale était absolue, qu’à la fin moitié par adresse, et moitié par force, il se rendit le plus puissant de la Grèce, et obligea tous les Grecs à marcher sous ses étendards contre l’ennemi commun. Il fut tué dans ces conjonctures : mais Alexandre son fils succéda à son royaume et à ses desseins.

Il trouva les macédoniens non seulement aguerris, mais encore triomphants, et devenus par tant de succès presque autant supérieurs aux autres Grecs en valeur et en discipline, que les autres Grecs étaient au dessus des Perse et de leurs semblables.

Darius qui régnait en Perse de son temps était juste, vaillant, généreux, aimé de ses peuples, et ne manquait ni d’esprit, ni de vigueur pour exécuter ses desseins. Mais si vous le comparez avec Alexandre : son esprit avec ce génie perçant et sublime : sa valeur avec la hauteur et la fermeté de ce courage invincible qui se sentait animé par les obstacles ; avec cette ardeur immense d’accroître tous les jours son nom qui lui faisait préférer à tous les périls, à tous les travaux, et à mille morts, le moindre degré de gloire ; enfin, avec cette confiance qui lui faisait sentir au fond de son cœur que tout lui devait céder comme à un homme que sa destinée rendait supérieur aux autres, confiance qu’il inspirait non seulement à ses chefs, mais encore aux moindres de ses soldats qu’il élevait par ce moyen au dessus des difficultés, et au dessus d’eux-mêmes : vous jugerez aisément auquel des deux appartenait la victoire.

Et si vous joignez à ces choses les avantages des Grecs et des macédoniens au dessus de leurs ennemis, vous avouerez que la Perse attaquée par un tel héros et par de telles armées, ne pouvait plus éviter de changer de maître. Ainsi vous découvrirez en même temps ce qui a ruiné l’empire des Perse, et ce qui a élevé celui d’Alexandre.

Pour lui faciliter la victoire, il arriva que la Perse perdit le seul général qu’elle put opposer aux Grecs : c’était Memnon Rhodien. Tant qu’Alexandre eût en teste un si fameux capitaine, il put se glorifier d’avoir vaincu un ennemi digne de lui. Au lieu de hasarder contre les Grecs une bataille générale, Memnon voulait qu’on leur disputât tous les passages, qu’on leur coupât les vivres, qu’on les allât attaquer chez eux, et que par une attaque vigoureuse on les forçât à venir défendre leur pays. Alexandre y avait pourvu, et les troupes qu’il avait laissées à Antipater, suffisaient pour garder la Grèce. Mais sa bonne fortune le délivra tout d’un coup de cet embarras. Au commencement d’une diversion qui déjà inquiétait toute la Grèce, Memnon mourut, et Alexandre mit tout à ses pieds.

Ce prince fit son entrée dans Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l’univers avait jamais vu ; et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition, et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves, et les montagnes n’étaient pas capables d’arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu’il laissa sur le bord de l’Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu’il avait tenue, et dompta tous les pays qu’il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu’il avait conquis, ne dura pas plus longtemps que sa vie qui fut fort courte. À l’âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu’un homme eût jamais conçu et avec les plus justes espérances d’un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d’établir solidement ses affaires, laissant un frère imbécile, et des enfants en bas âge incapables de soutenir un si grand poids. Mais ce qu’il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu’il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l’ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde : pour les retenir, et de peur d’en être dédit, il n’osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles avec des batailles sanglantes, et il expira dans la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort.

En effet, vous avez vu le partage de son empire, et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine son ancien royaume tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante, et après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi ce grand conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S’il fut demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères. Mais parce qu’il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens : et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes.

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution. Car il faut dire à sa gloire, que si jamais homme a été capable de soutenir un si vaste empire, quoique nouvellement conquis, ç’a été sans doute Alexandre, puis qu’il n’avait pas moins d’esprit que de courage. Il ne faut donc point imputer à ses fautes, quoiqu’il en ait fait de grandes, la chute de sa famille, mais à la seule mortalité ; si ce n’est qu’on veuille dire qu’un homme de son humeur, et que son ambition engageait toujours à entreprendre, n’eût jamais trouvé le loisir d’établir les choses.

Quoi qu’il en soit, nous voyons par son exemple, qu’outre les fautes que les hommes pourraient corriger, c’est à dire, celles qu’ils font par emportement, ou par ignorance, il y a un faible irrémédiable inséparablement attaché aux desseins humains, et c’est la mortalité. Tout peut tomber en un moment par cet endroit-là : ce qui nous force d’avouer que comme le vice le plus inhérent, si je puis parler de la sorte, et le plus inséparable des choses humaines, c’est leur propre caducité ; celui qui sait conserver et affermir un état, a trouvé un plus haut point de sagesse que celui qui sait conquérir et gagner des batailles.

Il n’est pas besoin que je vous raconte en détail ce qui fit périr les royaumes formés du débris de l’empire d’Alexandre, c’est à dire, celui de Syrie, celui de Macédoine, et celui d’Égypte. La cause commune de leur ruine est qu’ils furent contraints de céder à une plus grande puissance, qui fut la puissance romaine. Si toutefois nous voulions considérer le dernier état de ces monarchies, nous trouverions aisément les causes immédiates de leur chute ; et nous verrions entre autres choses que la plus puissante de toutes, c’est à dire, celle de Syrie, après avoir été ébranlée par la mollesse et le luxe de la nation, reçut enfin le coup mortel par la division de ses princes.

 


VI. L'Empire Romain.

Nous sommes enfin venus à ce grand empire qui a englouti tous les empires de l’univers, d’où sont sortis les plus grands royaumes du monde que nous habitons, dont nous respectons encore les lois, et que nous devons par conséquent mieux connaître que tous les autres empires. Vous entendez bien, monseigneur, que je parle de l’empire romain. Vous en avez vu la longue et mémorable histoire dans toute sa suite. Mais pour entendre parfaitement les causes de l’élévation de Rome, et celles des grands changements qui sont arrivés dans son état : considérez attentivement avec les mœurs des Romains les temps d’où dépendent tous les mouvements de ce vaste empire.

De tous les peuples du monde le plus fier et le plus hardi, mais tout ensemble le plus réglé dans ses conseils, le plus constant dans ses maximes, le plus avisé, le plus laborieux, et enfin le plus patient, a été le peuple romain. De tout cela s’est formée la meilleure milice et la politique la plus prévoyante, la plus ferme, et la plus suivie qui fut jamais.

Le fond d’un romain, pour ainsi parler, était l’amour de sa liberté et de sa patrie. Une de ces choses lui faisait aimer l’autre : car parce qu’il aimait sa liberté, il aimait aussi sa patrie comme une mère qui le nourrissait dans des sentiments également généreux et libres. Sous ce nom de liberté, les Romains se figuraient avec les Grecs un état où personne ne fut sujet que de la loi, et où la loi fut plus puissante que les hommes.

Au reste, quoique Rome fut née sous un gouvernement royal, elle avait même sous ses rois une liberté qui ne convient guère à une monarchie réglée. Car outre que les rois étaient électifs, et que l’élection s’en faisait par tout le peuple, c’était encore au peuple assemblé à confirmer les lois, et à résoudre la paix ou la guerre. Il y avait même des cas particuliers où les rois déferaient au peuple le jugement souverain : témoin Tullus Hostilius, qui n’osant ni condamner ni absoudre Horace comblé tout ensemble et d’honneur pour avoir vaincu les Curiaces, et de honte pour avoir tué sa sœur, le fit juger par le peuple. Ainsi les rois n’avaient proprement que le commandement des armées, et l’autorité de convoquer les assemblées légitimes, d’y proposer les affaires, de maintenir les lois, et d’exécuter les décrets publics. Quand Servius Tullius conçut le dessein que vous avez vu de réduire Rome en république, il augmenta dans un peuple déjà si libre l’amour de la liberté ; et de là vous pouvez juger combien les Romains en furent jaloux quand ils l’eurent goûtée toute entière sous leurs consuls.

On frémit encore en voyant dans les histoires la triste fermeté du consul Brutus, lors qu’il fit mourir à ses yeux ses deux enfants, qui s’étaient laissés entraîner aux sourdes pratiques que les Tarquins faisaient dans Rome pour y rétablir leur domination. Combien fut affermi dans l’amour de la liberté un peuple qui voyait ce consul sévère immoler à la liberté sa propre famille ! Il ne faut plus s’étonner, si on méprisa dans Rome les efforts des peuples voisins, qui entreprirent de rétablir les Tarquins bannis. Ce fut en vain que le roi Porsenna les prit en sa protection. Les Romains presque affamés, lui firent connaître par leur fermeté, qu’ils voulaient du moins mourir libres. Le peuple fut encore plus ferme que le sénat ; et Rome entière fit dire à ce puissant roi qui venait de la réduire à l’extrémité, qu’il cessât d’intercéder pour les Tarquins, puis que résolue de tout hasarder pour sa liberté, elle recevrait plutôt ses ennemis que ses tyrans. Porsenna étonné de la fierté de ce peuple, et de la hardiesse plus qu’humaine de quelques particuliers, résolut de laisser les Romains jouir en paix d’une liberté qu’ils savaient si bien défendre.

La liberté leur était donc un trésor qu’ils préféraient à toutes les richesses de l’univers. Aussi avez-vous vu que dans leurs commencements, et même bien avant dans leurs progrès, la pauvreté n’était pas un mal pour eux : au contraire, ils la regardaient comme un moyen de garder leur liberté plus entière, n’y ayant rien de plus libre ni de plus indépendant qu’un homme qui sait vivre de peu, et qui sans rien attendre de la protection ou de la libéralité d’autrui, ne fonde sa subsistance que sur son industrie et sur son travail.

C’est ce que faisaient les Romains. Nourrir du bétail, labourer la terre, se dérober à eux-mêmes tout ce qu’ils pouvaient, vivre d’épargne et de travail : voilà quelle était leur vie ; c’est de quoi ils soutenaient leur famille, qu’ils accoutumaient à de semblables travaux. Tite Live a raison de dire qu’il n’y eût jamais de peuple où la frugalité, où l’épargne, où la pauvreté aient été plus longtemps en honneur.

Les sénateurs les plus illustres, à n’en regarder que l’extérieur, différaient peu des paysans, et n’avaient d’éclat ni de majesté qu’en public, et dans le sénat. Du reste on les trouvait occupés du labourage et des autres soins de la vie rustique, quand on les allait quérir pour commander les armées. Ces exemples sont fréquents dans l’histoire romaine. Curius et Fabrice, ces grands capitaines qui vainquirent Pyrrhus, un roi si riche, n’avaient que de la vaisselle de terre ; et le premier à qui les Samnites en offraient d’or et d’argent, répondit que son plaisir n’était pas d’en avoir, mais de commander à qui en avait. Après avoir triomphé, et avoir enrichi la république des dépouilles de ses ennemis, ils n’avaient pas de quoi se faire enterrer. Cette modération durait encore pendant les guerres puniques. Dans la première on voit Regulus général des armées romaines demander son congé au sénat pour aller cultiver sa métairie abandonnée pendant son absence.

Après la ruine de Carthage, on voit encore de grands exemples de la première simplicité. Æmilius Paulus qui augmenta le trésor public par le riche trésor des rois de Macédoine, vivait selon les règles de l’ancienne frugalité, et mourut pauvre. Mummius, en ruinant Corinthe, ne profita que pour le public des richesses de cette ville opulente et voluptueuse. Ainsi les richesses étaient méprisées : la modération et l’innocence des généraux Romains faisaient l’admiration des peuples vaincus.

Cependant dans ce grand amour de la pauvreté, les Romains n’épargnaient rien pour la grandeur et pour la beauté de leur ville. Dés leurs commencements, les ouvrages publics furent tels, que Rome n’en rougit pas depuis même qu’elle se vit maîtresse du monde. Le capitole bâti par Tarquin le superbe, et le temple qu’il éleva à Jupiter dans cette forteresse, étaient dignes dès lors de la majesté du plus grand des dieux, et de la gloire future du peuple romain. Tout le reste répondait à cette grandeur. Les principaux temples, les marchés, les bains, les places publiques, les grands chemins, les aqueducs, les cloaques mêmes et les égouts de la ville avaient une magnificence qui paraîtrait incroyable, si elle n’était attestée par tous les historiens, et confirmée par les restes que nous en voyons. Que dirai-je de la pompe des triomphes, des cérémonies de la religion, des jeux et des spectacles qu’on donnait au peuple ? En un mot tout ce qui servait au public, tout ce qui pouvait donner aux peuples une grande idée de leur commune patrie, se faisait avec profusion autant que le temps le pouvait permettre. L’épargne régnait seulement dans les maisons particulières. Celui qui augmentait ses revenus et rendait ses terres plus fertiles par son industrie et par son travail, qui  était le meilleur économe, et prenait le plus sur lui-même, s’estimait le plus libre, le plus puissant, et le plus heureux.

Il n’y a rien de plus éloigné d’une telle vie, que la mollesse. Tout tendait plutôt à l’autre excès, je veux dire, à la dureté. Aussi les mœurs des Romains avaient-elles naturellement quelque chose, non seulement de rude et de rigide, mais encore de sauvage et de farouche. Mais ils n’oublièrent rien pour se réduire eux-mêmes sous de bonnes lois ; et le peuple le plus jaloux de sa liberté que l’univers ait jamais vu, se trouva en même temps le plus soumis à ses magistrats et à la puissance légitime.

La milice d’un tel peuple ne pouvait manquer d’être admirable, puis qu’on y trouvait avec des courages fermes et des corps vigoureux une si prompte et si exacte obéissance. Les lois de cette milice étaient dures, mais nécessaires. La victoire était périlleuse, et souvent mortelle à ceux qui la gagnaient contre les ordres. Il y allait de la vie, non seulement à fuir, à quitter ses armes, à abandonner son rang, mais encore à se remuer, pour ainsi dire, et à branler tant soit peu sans le commandement du général. Qui mettait les armes bas devant l’ennemi, qui aimait mieux se laisser prendre que de mourir glorieusement pour sa patrie, était jugé indigne de toute assistance. Pour l’ordinaire on ne comptait plus les prisonniers parmi les citoyens, et on les laissait aux ennemis comme des membres retranchés de la république. Vous avez vu dans Florus et dans Cicéron l’histoire de Regulus qui persuada au sénat, aux dépens de sa propre vie, d’abandonner les prisonniers aux carthaginois. Dans la guerre d’Hannibal, et après la perte de la bataille de Cannes, c’est à dire, dans le temps où Rome épuisée par tant de pertes manquait le plus de soldats, le sénat aima mieux armer contre sa coutume huit mille esclaves que de racheter huit mille Romains qui ne lui auraient pas plus coûté que la nouvelle milice qu’il fallut lever. Mais dans la nécessité des affaires on établit plus que jamais comme une loi inviolable, qu’un soldat romain devait ou vaincre ou mourir.

Par cette maxime les armées romaines, quoique défaites et rompues, combattaient et se ralliaient jusqu’à la dernière extrémité ; et comme remarque Salluste, il se trouve parmi les Romains plus de gens punis pour avoir combattu sans en avoir ordre, que pour avoir lâché le pied et quitté son poste : de sorte que le courage avait plus besoin d’être réprimé, que la lâcheté n’avait besoin d’être excitée.

Ils joignirent à la valeur l’esprit et l’invention. Outre qu’ils étaient par eux-mêmes appliqués et ingénieux, ils savaient profiter admirablement de tout ce qu’ils voyaient dans les autres peuples de commode pour les campements, pour les ordres de bataille, pour le genre même des armes, en un mot pour faciliter tant l’attaque que la défense. Vous avez vu dans Salluste et dans les autres auteurs ce que les Romains ont appris de leurs voisins et de leurs ennemis mêmes. Qui ne sait qu’ils ont appris des carthaginois l’invention des galères par lesquelles ils les ont battus, et enfin qu’ils ont tiré de toutes les nations qu’ils ont connues de quoi les surmonter toutes ?

En effet, il est certain de leur aveu propre, que les gaulois les surpassaient en force de corps, et ne leur cédaient pas en courage. Polybe nous fait voir qu’en une rencontre décisive les gaulois d’ailleurs plus forts en nombre montrèrent plus de hardiesse que ne firent les Romains quelque déterminés qu’ils fussent ; et nous voyons toutefois en cette même rencontre ces Romains inférieurs en tout le reste l’emporter sur les gaulois, parce qu’ils savaient choisir de meilleures armes, se ranger dans un meilleur ordre, et mieux profiter du temps dans la mêlée. C’est ce que vous pourrez voir quelque jour plus exactement dans Polybe ; et vous avez souvent remarqué vous-même dans les commentaires de César, que les Romains commandés par ce grand homme ont subjugué les gaulois plus encore par les adresses de l’art militaire que par leur valeur.

Les macédoniens si jaloux de conserver l’ancien ordre de leur milice formée par Philippe et par Alexandre croyaient leur phalange invincible, et ne pouvaient se persuader que l’esprit humain fut capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant le même Polybe et Tite Live après lui ont démontré, qu’à considérer seulement la nature des armées romaines et de celles des macédoniens, les dernières ne pouvaient manquer d’être battues à la longue, parce que la phalange macédonienne qui n’était qu’un gros bataillon quarré, fort épais de toutes parts, ne pouvait se mouvoir que tout d’une pièce, au lieu que l’armée romaine distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute sorte de mouvements.

Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bientôt appris l’art de diviser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les corps de réserve, dont le mouvement est si propre à pousser ou à soutenir ce qui s’ébranle de part et d’autre. Faites marcher contre des troupes ainsi disposées la phalange macédonienne : cette grosse et lourde machine sera terrible à la vérité à une armée sur laquelle elle tombera de tout son poids ; mais, comme parle Polybe, elle ne peut conserver longtemps sa propriété naturelle, c’est à dire, sa solidité et sa consistance, parce qu’il lui faut des lieux propres, et pour ainsi dire, faits exprès, et qu’à faute de les trouver, elle s’embarrasse elle-même, ou plutôt elle se rompt par son propre mouvement. Joint qu’étant une fois enfoncée, elle ne sait plus se rallier. Au lieu que l’armée romaine divisée en ses petits corps, profite de tous les lieux, et s’y accommode : on l’unit, et on la sépare comme on veut ; elle défile aisément, et se rassemble sans peine ; elle est propre aux détachements, aux ralliements, à toute sorte de conversions et d’évolutions qu’elle fait ou toute entière ou en partie, selon qu’il est convenable ; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent plus d’action et plus de force que la phalange. Concluez donc avec Polybe, qu’il fallait que la phalange lui cédât, et que la Macédoine fut vaincue.

Il y a plaisir, monseigneur, à vous parler de ces choses dont vous estes si bien instruit par d’excellents maîtres, et que vous voyez pratiquées sous les ordres de Louis le Grand d’une manière si admirable, que je ne sais si la milice romaine a jamais rien eu de plus beau. Mais sans vouloir ici la mettre aux mains avec la milice française, je me contente que vous ayez vu que la milice romaine, soit qu’on regarde la science même de prendre ses avantages, ou qu’on s’attache à considérer son extrême sévérité à faire garder tous les ordres de la guerre, a surpassé de beaucoup tout ce qui avait paru dans les siècles précédents.

Après la Macédoine, il ne faut plus vous parler de la Grèce : vous avez vu que la Macédoine y tenait le dessus, et ainsi elle vous apprend à juger du reste. Athènes n’a plus rien produit depuis les temps d’Alexandre. Les étoliens qui se signalèrent en diverses guerres, étaient plutôt indociles que libres, et plutôt brutaux que vaillants. Lacédémone avait fait son dernier effort pour la guerre, en produisant Cléomène ; et la ligue des achéens, en produisant Philopœmen.

Rome n’a point combattu contre ces deux grands capitaines ; mais le dernier qui vivait du temps d’Hannibal et de Scipion, à voir agir les Romains dans la Macédoine, jugea bien que la liberté de la Grèce allait expirer, et qu’il ne lui restait plus qu’à reculer le moment de sa chute. Ainsi les peuples les plus belliqueux cédaient aux Romains. Les Romains ont triomphé du courage dans les gaulois, du courage et de l’art dans les Grecs, et de tout cela soutenu de la conduite la plus raffinée, en triomphant d’Hannibal ; de sorte que rien n’égala jamais la gloire de leur milice.

Aussi n’ont-ils rien eu dans tout leur gouvernement dont ils se soient tant vantés que de leur discipline militaire. Ils l’ont toujours considérée comme le fondement de leur empire. La discipline militaire est la chose qui a paru la première dans leur état, et la dernière qui s’y est perdue : tant elle était attachée à la constitution de leur république.

Une des plus belles parties de la milice romaine était qu’on n’y louait point la fausse valeur. Les maximes du faux honneur qui ont fait périr tant de monde parmi nous, n’étaient pas seulement connues dans une nation si avide de gloire. On remarque de Scipion et de César, les deux premiers hommes de guerre et les plus vaillants qui aient été parmi les Romains, qu’ils ne se sont jamais exposés qu’avec précaution, et lors qu’un grand besoin le demandait.

On n’attendait rien de bon d’un général qui ne savait pas connaître le soin qu’il devait avoir de conserver sa personne, et on réservait pour le vrai service les actions d’une hardiesse extraordinaire. Les Romains ne voulaient point de batailles hasardées mal à propos, ni de victoires qui coûtassent trop de sang ; de sorte qu’il n’y avait rien de plus hardi, ni tout ensemble de plus ménagé qu’étaient les armées romaines.

Mais comme il ne suffit pas d’entendre la guerre si on n’a un sage conseil pour l’entreprendre à propos, et tenir le dedans de l’état dans un bon ordre, il faut encore vous faire observer la profonde politique du sénat romain. À le prendre dans les bons temps de la république, il n’y eût jamais d’assemblée où les affaires fussent traitées plus mûrement, ni avec plus de secret, ni avec une plus longue prévoyance, ni dans un plus grand concours, et avec un plus grand zèle pour le bien public. Le saint esprit n’a pas dédaigné de marquer ceci dans le livre des Macchabées, ni de alliés la haute prudence et les conseils vigoureux de cette sage compagnie où personne ne se donnait de l’autorité que par la raison, et dont tous les membres conspiraient à l’utilité publique sans partialité et sans jalousie.

Pour le secret, Tite Live nous en donne un exemple illustre. Pendant qu’on méditait la guerre contre Persée, Eumenês roi de Pergame ennemi de ce prince vint à Rome pour se liguer contre lui avec le sénat. Il y fit ses propositions en pleine assemblée, et l’affaire fut résolue par les suffrages d’une compagnie composée de trois cent hommes. Qui croirait que le secret eût été gardé, et qu’on n’ait jamais rien su de la délibération que quatre ans après quand la guerre fut achevée ? Mais ce qu’il y a de plus surprenant, est que Persée avait à Rome ses ambassadeurs pour observer Eumenês. Toutes les villes de Grèce et d’Asie, qui craignaient d’être enveloppées dans cette querelle, avaient aussi envoyé les leurs, et tous ensemble tâchaient à découvrir une affaire d’une telle conséquence.

Au milieu de tant d’habiles négociateurs le sénat fut impénétrable. Pour faire garder le secret, on n’eût jamais besoin de supplices, ni de défendre le commerce avec les étrangers sous des peines rigoureuses. Le secret se recommandait comme tout seul, et par sa propre importance. C’est une chose surprenante dans la conduite de Rome, d’y voir le peuple regarder presque toujours le sénat avec jalousie, et néanmoins lui déférer tout dans les grandes occasions, et sur tout dans les grands périls. Alors on voyait tout le peuple tourner les yeux sur cette sage compagnie, et attendre ses résolutions comme autant d’oracles.

Une longue expérience avait appris aux Romains que delà étaient sortis tous les conseils qui avaient sauvé l’état. C’était dans le sénat que se conservaient les anciennes maximes, et l’esprit, pour ainsi parler, de la république. C’était-là que se formaient les desseins qu’on voyait se soutenir par leur propre suite ; et ce qu’il y avait de plus grand dans le sénat, est qu’on n’y prenait jamais des résolutions plus vigoureuses que dans les plus grandes extrémités.

Ce fut au plus triste état de la république, lors que faible encore et dans sa naissance elle se vit tout ensemble et divisée au dedans par les tribuns, et pressée au dehors par les volsques que Coriolan irrité menait contre sa patrie. Ces peuples toujours battus par les Romains espérèrent de se venger ayant à leur teste le plus grand homme de Rome, le plus entendu à la guerre, le plus libéral, le plus incompatible avec l’injustice ; mais le plus dur, le plus difficile, et le plus aigri. Ils voulaient se faire citoyens par force ; et après de grandes conquêtes, maîtres de la campagne et du pays, ils menaçaient de tout perdre si on n’accordait leur demande. Rome n’avait ni armée ni chefs ; et néanmoins dans ce triste état, et pendant qu’elle avait tout à craindre, on vit sortir tout à coup ce hardi décret du sénat, qu’on périrait plutôt que de rien céder à l’ennemi armé, et qu’on lui accorderait des conditions équitables, après qu’il aurait retiré ses armes.

La mère de Coriolan qui fut envoyée pour le fléchir, lui disait entre autres raisons, ne connaissez-vous pas les Romains ? Ne savez-vous pas, mon fils, que vous n’en aurez rien que par les prières, et que vous n’en obtiendrez ni grande ni petite chose par la force ? Le sévère Coriolan se laissa vaincre : il lui en coûta la vie, et les Volsques choisirent d’autres généraux : mais le sénat demeura ferme dans ses maximes, et le décret qu’il donna de ne rien accorder par force, passa pour une loi fondamentale de la politique romaine, dont il n’y a pas un seul exemple que les Romains se soient départis dans tous les temps de la république. Parmi eux, dans les états les plus tristes, jamais les faibles conseils n’ont été seulement écoutés. Ils étaient toujours plus traitables victorieux que vaincus : tant le sénat savait maintenir les anciennes maximes de la république, et tant il y savait confirmer le reste des citoyens.

De ce même esprit sont sorties les résolutions prises tant de fois dans le sénat, de vaincre les ennemis par la force ouverte, sans y employer les ruses ou les artifices, même ceux qui sont permis à la guerre : ce que le sénat ne faisait ni par un faux point d’honneur, ni pour avoir ignoré les lois de la guerre ; mais parce qu’il ne jugeait rien de plus efficace pour abattre un ennemi orgueilleux que de lui ôter toute l’opinion qu’il pourrait avoir de ses forces, afin que vaincu jusque dans le cœur, il ne vit plus de salut que dans la clémence du vainqueur.

C’est ainsi que s’établit par toute la terre cette haute opinion des armes romaines. La croyance répandue par tout que rien ne leur résistait, faisait tomber les armes des mains à leurs ennemis, et donnait à leurs alliés un invincible secours. Vous voyez ce que fait dans toute l’Europe une semblable opinion des armes françaises ; et le monde étonné des exploits du roi, confesse qu’il n’appartenait qu’à lui seul de donner des bornes à ses conquêtes.

La conduite du sénat romain si forte contre les ennemis, n’était pas moins admirable dans la conduite du dedans. Ces sages sénateurs avaient quelquefois pour le peuple une juste condescendance, comme lors que dans une extrême nécessité non seulement ils se taxèrent eux-mêmes plus haut que les autres, ce qui leur était ordinaire, mais encore qu’ils déchargèrent le menu peuple de tout impôt, ajoutant que les pauvres payaient un assez grand tribut à la république, en nourrissant leurs enfants.

Le sénat montra par cette ordonnance qu’il savait en quoi consistaient les vraies richesses d’un état ; et un si beau sentiment joint aux témoignages d’une bonté paternelle, fit tant d’impression dans l’esprit des peuples, qu’ils devinrent capables de soutenir les dernières extrémités pour le salut de leur patrie.

Mais quand le peuple méritait d’être blâmé, le sénat le faisait aussi avec une gravité et une vigueur digne de cette sage compagnie, comme il arriva dans le démêlé entre ceux d’Ardée et d’Aricie. L’histoire en est mémorable, et mérite de vous être racontée. Ces deux peuples étaient en guerre pour des terres que chacun d’eux prétendait. Enfin las de combattre, ils convinrent de se rapporter au jugement du peuple romain, dont l’équité était révérée par tous les voisins. Les tribus furent assemblées, et le peuple ayant connu dans la discussion que ces terres prétendues par d’autres lui appartenaient de droit, se les adjugea. Le sénat, quoique convaincu que le peuple dans le fond avait bien jugé, ne put souffrir que les Romains eussent démenti leur générosité naturelle, ni qu’ils eussent lâchement trompé l’espérance de leurs voisins qui s’étaient soumis à leur arbitrage. Il n’y eût rien que ne fit cette compagnie pour empêcher un jugement d’un si pernicieux exemple, où les juges prenaient pour eux les terres contestées par les parties.

Après que la sentence eût été rendue, ceux d’Ardée dont le droit était le plus apparent, indignés d’un jugement si inique, étaient prêts à s’en venger par les armes. Le sénat ne fit point de difficulté de leur déclarer publiquement qu’il était aussi sensible qu’eux-mêmes à l’injure qui leur avait été faite ; qu’à la vérité il ne pouvait pas casser un décret du peuple, mais que si après cette offense, ils voulaient bien se fier à la compagnie de la réparation qu’ils avaient raison de prétendre, le sénat prendrait un tel soin de leur satisfaction, qu’il ne leur resterait aucun sujet de plainte. Les ardéates se fièrent à cette parole. Il leur arriva une affaire capable de ruiner leur ville de fond en comble. Ils reçurent un si prompt secours par les ordres du sénat, qu’ils se crurent trop bien payés de la terre qui leur avait été ôtée, et ne songeaient plus qu’à remercier de si fidèles amis. Mais le sénat ne fut pas content, jusqu’à ce qu’en leur faisant rendre la terre que le peuple romain s’était adjugée, il abolit la mémoire d’un si infâme jugement.

Je n’entreprends pas ici de vous dire combien le sénat a fait d’actions semblables ; combien il a livré aux ennemis de citoyens parjures qui ne voulaient pas leur tenir parole, ou qui chicanaient sur leurs serments ; combien il a condamné de mauvais conseils qui avaient eu d’heureux succès : je vous dirai seulement que cette auguste compagnie n’inspirait rien que de grand au peuple romain, et donnait en toutes rencontres une haute idée de ses conseils, persuadée qu’elle était que la réputation était le plus ferme appui des états.

On peut croire que dans un peuple si sagement dirigé, les récompenses et les châtiments étaient ordonnés avec grande considération. Outre que le service et le zèle au bien de l’état, étaient le moyen le plus sûr pour s’avancer dans les charges : les actions militaires avaient mille récompenses qui ne coûtaient rien au public, et qui étaient infiniment précieuses aux particuliers, parce qu’on y avait attaché la gloire si chère à ce peuple belliqueux. Une couronne d’or très mince, et le plus souvent une couronne de feuilles de chêne, ou de laurier, ou de quelque herbage plus vil encore, devenait inestimable parmi les soldats qui ne connaissaient point de plus belles marques que celles de la vertu, ni de plus noble distinction que celle qui venait des actions glorieuses.

Le sénat dont l’approbation tenait lieu de récompense, savait alliés et blâmer quand il fallait. Incontinent après le combat, les consuls et les autres généraux donnaient publiquement aux soldats et aux officiers la louange ou le blâme qu’ils méritaient : mais eux-mêmes ils attendaient en suspens le jugement du sénat qui jugeait de la sagesse des conseils, sans se laisser éblouir par le bonheur des évènements. Les louanges étaient précieuses, parce qu’elles se donnaient avec connaissance : le blâme piquait au vif les cœurs généreux, et retenait les plus faibles dans le devoir. Les châtiments qui suivaient les mauvaises actions, tenaient les soldats en crainte pendant que les récompenses et la gloire bien dispensée les élevait au dessus d’eux-mêmes.

Qui peut mettre dans l’esprit des peuples la gloire, la patience dans les travaux, la grandeur de la nation, et l’amour de la patrie, peut se vanter d’avoir trouvé la constitution d’état la plus propre à produire de grands hommes. C’est sans doute les grands hommes qui font la force d’un empire. La nature ne manque pas de faire naître dans tous les pays des esprits et des courages élevés, mais il faut lui aider à les former.

Ce qui les forme, ce qui les achève, ce sont des sentiments forts et de nobles impressions qui se répandent dans tous les esprits, et passent insensiblement de l’un à l’autre. Qu’est-ce qui rend notre noblesse si fière dans les combats, et si hardie dans les entreprises ? C’est l’opinion reçue dés l’enfance, et établie par le sentiment unanime de la nation, qu’un gentilhomme sans cœur se dégrade lui-même, et n’est plus digne de voir le jour. Tous les Romains étaient nourris dans ces sentiments, et le peuple disputait avec la noblesse à qui agirait le plus par ces vigoureuses maximes. Durant les bons temps de Rome, l’enfance même était exercée par les travaux : on n’y entendait parler d’autre chose que de la grandeur du nom romain.

Il fallait aller à la guerre quand la république l’ordonnait, et là travailler sans cesse, camper hiver et été, obéir sans résistance, mourir ou vaincre. Les pères qui n’élevaient pas leurs enfants dans ces maximes, et comme il fallait pour les rendre capables de servir l’état, étaient appelés en justice par les magistrats, et jugés coupables d’un attentat envers le public. Quand on a commencé à prendre ce train, les grands hommes se font les uns les autres : et si Rome en a plus porté qu’aucune autre ville qui eût été avant elle, ce n’a point été par hasard ; mais c’est que l’état romain constitué de la manière que nous avons vue, était pour ainsi parler du tempérament qui devait être le plus fécond en héros.

Un état qui se sent ainsi formé, se sent aussi en même temps d’une force incomparable, et ne se croit jamais sans ressource. Aussi voyons nous que les Romains n’ont jamais désespéré de leurs affaires, ni quand Porsenna roi d’Étrurie les affamait dans leurs murailles ; ni quand les gaulois, après avoir brûlé leur ville, inondaient tout leur pays, et les tenaient serrés dans le capitole ; ni quand Pyrrhus roi des épirotes aussi habile qu’entreprenant les effrayait par ses éléphants, et défaisait toutes leurs armées ; ni quand Hannibal déjà tant de fois vainqueur leur tua encore plus de cinquante mille hommes et leur meilleure milice dans la bataille de Cannes.

Ce fut alors que le consul Tèrentius Varro qui venait de perdre par sa faute une si grande bataille, fut reçu à Rome comme s’il eût été victorieux, parce seulement que dans un si grand malheur il n’avait point désespéré des affaires de la république. Le sénat l’en remercia publiquement, et dès lors on résolut, selon les anciennes maximes, de n’écouter dans ce triste état aucune proposition de paix. L’ennemi fut étonné ; le peuple reprit cœur, et crut avoir des ressources que le sénat connaissait par sa prudence.

En effet, cette constance du sénat, au milieu de tant de malheurs qui arrivaient coup sur coup, ne venait pas seulement d’une résolution opiniâtre de ne céder jamais à la fortune, mais d’une profonde connaissance des forces romaines et des forces ennemies. Rome savait par son cent, c’est à dire, par le rôle de ses citoyens toujours exactement continué depuis Servius Tullius ; elle savait, dis-je, tout ce qu’elle avait de citoyens capables de porter les armes, et ce qu’elle pouvait espérer de la jeunesse qui s’élevait tous les jours. Ainsi elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de l’Afrique ; que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger où les secours étaient si tardifs ; et à qui ses victoires même qui lui coûtaient tant de sang étaient fatales. C’est pourquoi, quelque perte qui fut arrivée, le sénat toujours instruit de ce qui lui restait de bons soldats, n’avait qu’à temporiser, et ne se laissait jamais abattre.

Quand par la défaite de Cannes, et par les révoltes qui suivirent, il vit les forces de la république tellement diminuées, qu’à peine eût-on pu se défendre si les ennemis eussent pressé, il se soutint par courage, et sans se troubler de ses pertes, il se mit à regarder les démarches du vainqueur. Aussitôt qu’on eût aperçu qu’Hannibal au lieu de poursuivre sa victoire, ne songeait durant quelque temps qu’à en jouir, le sénat se rassura, et vit bien qu’un ennemi capable de manquer à sa fortune, et de se laisser éblouir par ses grands succès, n’était pas né pour vaincre les Romains. Dès lors Rome fit tous les jours de plus grandes entreprises ; et Hannibal tout habile, tout courageux, tout victorieux qu’il était, ne put tenir contre elle.

Il est aisé de juger par ce seul évènement à qui devait enfin demeurer tout l’avantage. Hannibal enflé de ses grands succès, crut la prise de Rome trop aisée, et se relâcha. Rome au milieu de ses malheurs, ne perdit ni le courage ni la confiance, et entreprit de plus grandes choses que jamais. Ce fut incontinent après la défaite de Cannes qu’elle assiégea Syracuse et Capoue, l’une infidèle aux traités, et l’autre rebelle. Syracuse ne put se défendre, ni par ses fortifications, ni par les inventions d’Archimède. L’armée victorieuse d’Hannibal vint vainement au secours de Capoue. Mais les Romains firent lever à ce capitaine le siège de Nole. Un peu après les carthaginois défirent et tuèrent en Espagne les deux Scipion. Dans toute cette guerre, il n’était rien arrivé de plus sensible, ni de plus funeste aux Romains. Leur perte leur fit faire les derniers efforts : le jeune Scipion fils d’un de ces généraux, non content d’avoir relevé les affaires de Rome en Espagne, alla porter la guerre aux carthaginois dans leur propre ville, et donna le dernier coup à leur empire.

L’état de cette ville ne permettait pas que Scipion y trouvât la même résistance qu’Hannibal trouvait du côté de Rome ; et vous en serez convaincu si peu que vous regardiez la constitution de ces deux villes.

Rome était dans sa force ; et Carthage qui avait commencé de baisser, ne se soutenait plus que par Hannibal. Rome avait son sénat uni, et c’est précisément dans ces temps que s’y est trouvé ce concert tant loué dans le livre des Macchabées. Le sénat de Carthage était divisé par de vieilles factions irréconciliables ; et la perte d’Hannibal eût fait la joie de la plus notable partie des grands seigneurs. Rome encore pauvre, et attachée à l’agriculture, nourrissait une milice admirable, qui ne respirait que la gloire, et ne songeait qu’à agrandir le nom romain. Carthage enrichie par son trafic voyait tous ses citoyens attachés à leurs richesses, et nullement exercés dans la guerre. Au lieu que les armées romaines étaient presque toutes composées de citoyens, Carthage au contraire tenait pour maxime de n’avoir que des troupes étrangères souvent autant à craindre à ceux qui les payent qu’à ceux contre qui on les emploie.

Ces défauts venaient en partie de la première institution de la république de Carthage, et en partie s’y étaient introduits avec le temps. Carthage a toujours aimé les richesses ; et Aristote l’accuse d’y être attachée jusqu’à donner lieu à ses citoyens de les préférer à la vertu. Par là une république toute faite pour la guerre, comme le remarque le même Aristote, à la fin en a négligé l’exercice. Ce philosophe ne la reprend pas de n’avoir que des milices étrangères ; et il est à croire qu’elle n’est tombée que longtemps après dans ce défaut. Mais les richesses y mènent naturellement une république marchande : on veut jouir de ses biens, et on croit tout trouver dans son argent. Carthage se croyait forte, parce qu’elle avait beaucoup de soldats, et n’avait pu apprendre par tant de révoltes qu’elle avait vu arriver dans les derniers temps, qu’il n’y a rien de plus malheureux qu’un état qui ne se soutient que par les étrangers, où il ne trouve ni zèle, ni sûreté, ni obéissance.

Il est vrai que le grand génie d’Hannibal semblait avoir remédié aux défauts de sa république. On regarde comme un prodige, que dans un pays étranger, et durant seize ans entiers, il n’ait jamais vu, je ne dis pas de sédition, mais de murmure dans une armée toute composée de peuples divers, qui sans s’entendre entre eux s’accordaient si bien à entendre les ordres de leur général. Mais l’habileté d’Hannibal ne pouvait pas soutenir Carthage, lors qu’attaquée dans ses murailles par un général comme Scipion, elle se trouva sans forces. Il fallut rappeler Hannibal à qui il ne restait plus que des troupes affaiblies plus par leurs propres victoires que par celles des Romains, et qui achevèrent de se ruiner par la longueur du voyage. Ainsi Hannibal fut battu, et Carthage autrefois maîtresse de toute l’Afrique, de la mer Méditerranée et de tout le commerce de l’univers, fut contrainte de subir le joug que Scipion lui imposa. Voilà le fruit glorieux de la patience romaine.

Des peuples qui s’enhardissaient et se fortifiaient par leurs malheurs avaient bien raison de croire qu’on sauvait tout pourvu qu’on ne perdit pas l’espérance ; et Polybe a très bien conclu, que Carthage devait à la fin obéir à Rome par la seule nature des deux républiques.

Que si les Romains s’étaient servis de ces grandes qualités politiques et militaires, seulement pour conserver leur état en paix, ou pour protéger leurs alliés opprimés comme ils en faisaient le semblant, il faudrait autant alliés leur équité que leur valeur et leur prudence. Mais quand ils eurent goûté la douceur de la victoire, ils voulurent que tout leur cédât, et ne prétendirent à rien moins qu’à mettre premièrement leurs voisins, et en suite tout l’univers sous leurs lois.

Pour parvenir à ce but, ils surent parfaitement conserver leurs alliés, les unir entre eux, jeter la division et la jalousie parmi leurs ennemis, pénétrer leurs conseils, découvrir leurs intelligences, et prévenir leurs entreprises. Ils n’observaient pas seulement les démarches de leurs ennemis, mais encore tous les progrès de leurs voisins : curieux sur tout, ou de diviser, ou de contrebalancer par quelque autre endroit les puissances qui devenaient trop redoutables, ou qui mettaient de trop grands obstacles à leurs conquêtes.

Ainsi les Grecs avaient tort de s’imaginer du temps de Polybe que Rome s’agrandissait plutôt par hasard que par conduite. Ils étaient trop passionnés pour leur nation, et trop jaloux des peuples qu’ils voyaient s’élever au dessus d’eux : ou peut-être que voyant de loin l’empire romain s’avancer si vite, sans pénétrer les conseils qui faisaient mouvoir ce grand corps, ils attribuaient au hasard, selon la coutume des hommes, les effets dont les causes ne leur étaient pas connues. Mais Polybe que son étroite familiarité avec les Romains faisait entrer si avant dans le secret des affaires, et qui observait de si prés la politique romaine durant les guerres puniques, a été plus équitable que les autres Grecs, et a vu que les conquêtes de Rome étaient la suite d’un dessein bien entendu. Car il voyait les Romains du milieu de la mer Méditerranée porter leurs regards par tout aux environs jusqu’aux Espagnes et jusqu’en Syrie ; observer ce qui s’y passait, s’avancer régulièrement et de proche en proche ; s’affermir avant que de s’étendre ; ne se point charger de trop d’affaires ; dissimuler quelque temps, et se déclarer à propos ; attendre qu’Hannibal fut vaincu pour désarmer Philippe roi de Macédoine qui l’avait favorisé ; après avoir commencé l’affaire, n’être jamais las ni contents jusqu’à ce que tout fut fait ; ne laisser aux macédoniens aucun moment pour se reconnaître ; et après les avoir vaincus, rendre par un décret public à la Grèce si longtemps captive, la liberté à laquelle elle ne pensait plus ; par ce moyen répandre d’un côté la terreur, et de l’autre la vénération de leur nom : c’en était assez pour conclure que les Romains ne s’avançaient pas à la conquête du monde par hasard, mais par conduite.

C’est ce qu’a vu Polybe dans le temps des progrès de Rome. Denis d’Halicarnasse qui a écrit après l’établissement de l’empire et du temps d’Auguste, a conclu la même chose, en reprenant dés leur origine les anciennes institutions de la république romaine, si propres de leur nature à former un peuple invincible et dominant. Vous en avez assez vu pour entrer dans les sentiments de ces sages historiens, et pour condamner Plutarque, qui toujours trop passionné pour ses Grecs, attribue à la seule fortune la grandeur romaine, et à la seule vertu celle d’Alexandre.

Mais plus ces historiens font voir de dessein dans les conquêtes de Rome, plus ils y montrent d’injustice. Ce vice est inséparable du désir de dominer, qui aussi pour cette raison est justement condamné par les règles de l’évangile. Mais la seule philosophie suffit pour nous faire entendre que la force nous est donnée pour conserver notre bien, et non pas pour usurper celui d’autrui. Cicéron l’a reconnu, et les règles qu’il a données pour faire la guerre sont une manifeste condamnation de la conduite des Romains.

Il est vrai qu’ils parurent assez équitables au commencement de leur république. Il semblait qu’ils voulaient eux-mêmes modérer leur humeur guerrière en la resserrant dans les bornes que l’équité prescrivait. Qu’y a-t-il de plus beau, ni de plus saint que le collège des féciaux, soit que Numa en soit le fondateur, comme le dit Denis d’Halicarnasse, ou que ce soit Ancus Martius, comme le veut Tite Live ? Ce conseil était établi pour juger si une guerre était juste : avant que le sénat la proposât, ou que le peuple la résolut, cet examen d’équité précédait toujours. Quand la justice de la guerre était reconnue, le sénat prenait ses mesures pour l’entreprendre : mais on envoyait avant toutes choses redemander dans les formes à l’usurpateur les choses injustement ravies, et on n’en venait aux extrémités qu’après avoir épuisé les voies de douceur. Sainte institution s’il en fut jamais, et qui fait honte aux chrétiens, à qui un dieu venu au monde pour pacifier toutes choses, n’a pu inspirer la charité et la paix. Mais que servent les meilleures institutions, quand enfin elles dégénèrent en pures cérémonies ? La douceur de vaincre et de dominer corrompit bientôt dans les Romains ce que l’équité naturelle leur avait donné de droiture. Les délibérations des féciaux ne furent plus parmi eux qu’une formalité inutile ; et encore qu’ils exerçassent envers leurs plus grands ennemis des actions de grande équité, et même de grande clémence, l’ambition ne permettait pas à la justice de régner dans leurs conseils.

Au reste leurs injustices étaient d’autant plus dangereuses, qu’ils savaient mieux les couvrir du prétexte spécieux de l’équité, et qu’ils mettaient sous le joug insensiblement les rois et les nations sous couleur de les protéger et de les défendre.

Ajoutons encore qu’ils étaient cruels à ceux qui leur résistaient : autre qualité assez naturelle aux conquérants, qui savent que l’épouvante fait plus de la moitié des conquêtes. Faut-il dominer à ce prix ; et le commandement est-il si doux, que les hommes le veuillent acheter par des actions si inhumaines ? Les Romains, pour répandre par tout la terreur, affectaient de laisser dans les villes prises des spectacles terribles de cruauté, et de paraître impitoyables à qui attendait la force, sans même épargner les rois qu’ils faisaient mourir inhumainement, après les avoir menés en triomphe chargés de fers, et traînés à des chariots comme des esclaves.

Mais s’ils étaient cruels et injustes pour conquérir, ils gouvernaient avec équité les nations subjuguées. Ils tâchaient de faire goûter leur gouvernement aux peuples soumis, et croyaient que c’était le meilleur moyen de s’assurer leurs conquêtes. Le sénat tenait en bride les gouverneurs, et faisait justice aux peuples. Cette compagnie était regardée comme l’asile des oppressés : aussi les concussions et les violences ne furent-elles connues parmi les Romains que dans les derniers temps de la république, et la retenue de leurs magistrats était l’admiration de toute la terre.

Ce n’était donc pas de ces conquérants brutaux et avares qui ne respirent que le pillage, ou qui établissent leur domination sur la ruine des pays vaincus. Les Romains rendaient meilleurs tous ceux qu’ils prenaient en y faisant fleurir la justice, l’agriculture, le commerce, les arts même et les sciences, après qu’ils les eurent une fois goûtées.

C’est ce qui leur a donné l’empire le plus florissant, et le mieux établi aussi bien que le plus étendu qui fut jamais. Depuis l’Euphrate et le Tanaïs jusqu’aux colonnes d’Hercule et la mer Atlantique, toutes les terres et toutes les mers leur obéissaient : du milieu et comme du centre de la mer Méditerranée ils embrassaient toute l’étendue de cette mer, pénétrant au long et au large tous les états d’alentour, et la tenant entre deux pour faire la communication de leur empire. On est encore effrayé quand on considère que les nations qui font à présent des royaumes si redoutables, toutes les Gaules, toutes les Espagnes, la grande Bretagne presque toute entière, l’Illyrique jusqu’au Danube, la Germanie jusqu’à l’Elbe, l’Afrique jusqu’à ses déserts affreux et impénétrables, la Grèce, la Thrace, la Syrie, l’Égypte, tous les royaumes de l’Asie Mineure, et ceux qui sont enfermés entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne, et les autres que j’oublie peut-être, ou que je ne veux pas rapporter, n’ont été durant plusieurs siècles que des provinces romaines. Tous les peuples de notre monde jusqu’aux plus barbares, ont respecté leur puissance, et les Romains y ont établi presque par tout avec leur empire les lois et la politesse.

C’est une espèce de prodige, que dans un si vaste empire qui embrassait tant de nations et tant de royaumes, les peuples aient été si obéissants et les révoltes si rares. La politique romaine y avait pourvu par divers moyens qu’il faut vous expliquer en peu de mots.

Les colonies romaines établies de tous côtés dans l’empire, faisaient deux effets admirables : l’un, de décharger la ville d’un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres ; l’autre, de garder les postes principaux, et d’accoutumer peu à peu les peuples étrangers aux mœurs romaines. Ces colonies qui portaient avec elles leurs privilèges, demeuraient toujours attachées au corps de la république, et peuplaient tout l’empire de Romains.

Mais outre les colonies, un grand nombre de villes obtenaient pour leurs citoyens le droit de citoyens Romains ; et unies par leur intérêt au peuple dominant, elles tenaient dans le devoir les villes voisines.

Il arriva à la fin que tous les sujets de l’empire se crurent Romains. Les honneurs du peuple victorieux peu à peu se communiquèrent aux peuples vaincus : le sénat leur fut ouvert, et ils pouvaient aspirer jusqu’à l’empire. Ainsi, par la clémence romaine, toutes les nations n’étaient plus qu’une seule nation, et Rome fut regardée comme la commune patrie. Quelle facilité n’apportait pas à la navigation et au commerce cette merveilleuse union de tous les peuples du monde sous un même empire ?

La société romaine embrassait tout ; et à la réserve de quelques frontières inquiétées quelquefois par les voisins, tout le reste de l’univers jouissait d’une paix profonde. Ni la Grèce, ni l’Asie Mineure, ni la Syrie, ni l’Égypte, ni enfin la plupart des autres provinces n’ont jamais été sans guerre que sous l’empire romain ; et il est aisé d’entendre qu’un commerce si agréable des nations servait à maintenir dans tout le corps de l’empire la concorde et l’obéissance.

Les légions distribuées pour la garde des frontières, en défendant le dehors, affermissaient le dedans. Ce n’était pas la coutume des Romains d’avoir des citadelles dans leurs places, ni de fortifier leurs frontières ; et je ne vois guère commencer ce soin que sous Valentinien Ier.

Auparavant on mettait la force et la sûreté de l’empire uniquement dans les troupes qu’on disposait de manière qu’elles se prestaient la main les unes les autres. Au reste comme l’ordre était qu’elles campassent toujours, les villes n’en étaient point incommodées ; et la discipline ne permettait pas aux soldats de se répandre dans la campagne. Ainsi les armées romaines ne troublaient ni le commerce ni le labourage. Elles faisaient dans leur camp comme une espèce de villes qui ne différaient des autres que parce que les travaux y étaient continuels, la discipline plus sévère, et le commandement plus ferme.

Elles étaient toujours prestes pour le moindre mouvement ; et c’était assez pour tenir les peuples dans le devoir, que de leur montrer seulement dans le voisinage cette milice invincible. Mais rien ne maintenait tant la paix de l’empire, que l’ordre de la justice. L’ancienne république l’avait établi : les empereurs et les sages l’ont expliqué sur les mêmes fondements : tous les peuples, jusqu’aux plus barbares, le regardaient avec admiration ; et c’est par là principalement que les Romains étaient jugés dignes d’être les maîtres du monde. Au reste, si les lois romaines ont paru si saintes, que leur majesté subsiste encore malgré la ruine de l’empire : c’est que le bon sens, qui est le maître de la vie humaine, y règne par tout, et qu’on ne voit nulle part une plus belle application des principes de l’équité naturelle.

Malgré cette grandeur du nom romain, malgré la politique profonde, et toutes les belles institutions de cette fameuse république, elle portait en son sein la cause de sa ruine dans la jalousie perpétuelle du peuple contre le sénat, ou plutôt des plébéiens contre les patriciens. Romulus avait établi cette distinction. Il fallait bien que les rois eussent des gens distingués qu’ils attachassent à leur personne par des liens particuliers, et par lesquels ils gouvernassent le reste du peuple. C’est pour cela que Romulus choisit les pères dont il forma le corps du sénat.

On les appelait ainsi, à cause de leur dignité et de leur âge ; et c’est d’eux que sont sorties dans la suite les familles patriciennes. Au reste, quelque autorité que Romulus eût réservée au peuple, il avait mis les plébéiens en plusieurs manières dans la dépendance des patriciens ; et cette subordination nécessaire à la royauté avait été conservée non seulement sous les rois, mais encore dans la république. C’était parmi les patriciens qu’on prenait toujours les sénateurs.

Aux patriciens appartenaient les emplois, les commandements, les dignités, même celle du sacerdoce ; et les pères qui avaient été les auteurs de la liberté, n’abandonnèrent pas leurs prérogatives. Mais la jalousie se mit bientôt entre les deux ordres. Car je n’ai pas besoin de parler ici des chevaliers Romains, troisième ordre comme mitoyen entre les patriciens et le simple peuple, qui prenait tantôt un parti et tantôt l’autre. Ce fut donc entre ces deux ordres que se mit la jalousie : elle se réveillait en diverses occasions ; mais la cause profonde qui l’entretenait était l’amour de la liberté.

La maxime fondamentale de la république était de regarder la liberté comme une chose inséparable du nom romain. Un peuple nourri dans cet esprit ; disons plus, un peuple qui se croyait né pour commander aux autres peuples, et que Virgile pour cette raison appelle si noblement un peuple-roi, ne voulait recevoir de loi que de lui-même.

L’autorité du sénat était jugée nécessaire pour modérer les conseils publics, qui sans ce tempérament eussent été trop tumultueux. Mais au fond, c’était au peuple à donner les commandements, à établir les lois, à décider de la paix et de la guerre. Un peuple qui jouissait des droits les plus essentiels de la royauté, entrait en quelque sorte dans l’humeur des rois. Il voulait bien être conseillé, mais non pas forcé par le sénat.

Tout ce qui paraissait trop impérieux, tout ce qui s’élevait au dessus des autres, en un mot tout ce qui blessait ou semblait blesser l’égalité que demande un état libre, devenait suspect à ce peuple délicat. L’amour de la liberté, celui de la gloire et des conquêtes rendait de tels esprits difficiles à manier ; et cette audace qui leur faisait tout entreprendre au dehors, ne pouvait manquer de porter la division au dedans.

Ainsi Rome si jalouse de sa liberté, par cet amour de la liberté qui était le fondement de son état, a vu la division se jeter entre tous les ordres dont elle était composée. De là ces jalousies furieuses entre le sénat et le peuple, entre les patriciens et les plébéiens ; les uns alléguant toujours que la liberté excessive se détruit enfin elle-même ; et les autres craignant au contraire, que l’autorité, qui de sa nature croit toujours, ne dégénérât enfin en tyrannie.

Entre ces deux extrémités, un peuple d’ailleurs si sage ne put trouver le milieu. L’intérêt particulier qui fait que de part ou d’autre on pousse plus loin qu’il ne faut même ce qu’on a commencé pour le bien public, ne permettait pas qu’on demeurât dans des conseils modérés.

Les esprits ambitieux et remuants excitaient les jalousies pour s’en prévaloir ; et ces jalousies tantôt plus couvertes, et tantôt plus déclarées selon les temps, mais toujours vivantes dans le fond des cœurs, ont enfin causé ce grand changement qui arriva du temps de César, et les autres qui ont suivi.

 


VII. La suite des changements de Rome est expliquée.

Il vous sera aisé d’en découvrir toutes les causes, si après avoir bien compris l’humeur des Romains, et la constitution de leur république, vous prenez soin d’observer un certain nombre d’évènements principaux, qui quoique arrivés en des temps assez éloignés, ont une liaison manifeste. Les voici ramassés ensemble pour une plus grande facilité.

Romulus nourri dans la guerre, et réputé fils de Mars, bâtit Rome, qu’il peupla de gens ramassés, bergers, esclaves, voleurs qui étaient venus chercher la franchise et l’impunité dans l’asile qu’il avait ouvert à tous venants : il en vint aussi quelques-uns plus qualifiés et plus honnêtes.

Il nourrit ce peuple farouche dans l’esprit de tout entreprendre par la force, et ils eurent par ce moyen jusqu’aux femmes qu’ils épousèrent. Peu à peu il établit l’ordre, et réprima les esprits par des lois très saintes. Il commença par la religion, qu’il regarda comme le fondement des états. Il la fit aussi sérieuse, aussi grave, et aussi modeste que les ténèbres de l’idolâtrie le pouvaient permettre. Les religions étrangères et les sacrifices qui n’étaient pas établis par les coutumes romaines, furent défendus. Dans la suite on se dispensa de cette loi ; mais c’était l’intention de Romulus qu’elle fut gardée, et on en retint toujours quelque chose.

Il choisit parmi tout le peuple ce qu’il y avait de meilleur, pour en former le conseil public, qu’il appela le sénat. Il le composa de deux cent sénateurs, dont le nombre fut encore après augmenté ; et de là sortirent les familles nobles qu’on appelait patriciennes. Les autres s’appelaient les plébéiens, c’est à dire, le commun peuple.

Le sénat devait digérer et proposer toutes les affaires : il en réglait quelques-unes souverainement avec le roi ; mais les plus générales étaient rapportées au peuple qui en décidait. Romulus, dans une assemblée où il survint tout à coup un grand orage, fut mis en pièces par les sénateurs qui le trouvaient trop impérieux ; et l’esprit d’indépendance commença dès lors à paraître dans cet ordre.

Pour apaiser le peuple qui aimait son prince, et donner une grande idée du fondateur de la ville, les sénateurs publièrent que les dieux l’avaient enlevé au ciel, et lui firent dresser des autels.

Numa Pompilius second roi, dans une longue et profonde paix acheva de former les mœurs, et de régler la religion sur les mêmes fondements que Romulus avait posés. Tullus Hostilius établit par de sévères règlements la discipline militaire et les ordres de la guerre que son successeur Ancus Martius accompagna de cérémonies sacrées, afin de rendre la milice sainte et religieuse.

Après lui, Tarquin l’ancien, pour se faire des créatures, augmenta le nombre des sénateurs jusqu’au nombre de trois cent où ils demeurèrent fixés durant plusieurs siècles, et commença les grands ouvrages qui devaient servir à la commodité publique.

Servius Tullius projeta l’établissement d’une république sous le commandement de deux magistrats annuels qui seraient choisis par le peuple. En haine de Tarquin le superbe, la royauté fut abolie avec des exécrations horribles contre tous ceux qui entreprendraient de la rétablir, et Brutus fit jurer au peuple qu’il se maintiendrait éternellement dans sa liberté. Les mémoires de Servius Tullius furent suivis dans ce changement. Les consuls élus par le peuple entre les patriciens étaient égalés aux rois, à la réserve qu’ils étaient deux qui avaient entre eux un tour réglé pour commander, et qu’ils changeaient tous les ans.

Collatin nommé consul avec Brutus comme ayant été avec lui l’auteur de la liberté : quoique mari de Lucrèce, dont la mort avait donné lieu au changement, et intéressé plus que tous les autres à la vengeance de l’outrage qu’elle avait reçu, devint suspect parce qu’il était de la famille royale, et fut chassé. Valère substitué à sa place, au retour d’une expédition où il avait délivré sa patrie des véientes et des étruriens, fut soupçonné par le peuple d’affecter la tyrannie à cause d’une maison qu’il faisait bâtir sur une éminence. Non seulement il cessa de bâtir ; mais devenu tout populaire, quoique patricien, il établit la loi qui permet d’appeler au peuple, et lui attribue en certains cas le jugement en dernier ressort.

Par cette nouvelle loi, la puissance consulaire fut affaiblie dans son origine, et le peuple étendit ses droits.

À l’occasion des contraintes qui s’exécutaient pour dettes par les riches contre les pauvres, le peuple soulevé contre la puissance des consuls et du sénat, fit cette retraite fameuse au Mont Aventin.

Il ne se parlait que de liberté dans ces assemblées ; et le peuple romain ne se crut pas libre s’il n’avait des voies légitimes pour résister au sénat. On fut contraint de lui accorder des magistrats particuliers appelés tribuns du peuple, qui pussent l’assembler, et le secourir contre l’autorité des consuls, par opposition, ou par appel.

Ces magistrats, pour s’autoriser, nourrissaient la division entre les deux ordres, et ne cessaient de flatter le peuple, en proposant que les terres des pays vaincus, ou le prix qui proviendrait de leur vente, fut partagé entre les citoyens. Le sénat s’opposait toujours constamment à ces lois ruineuses à l’état, et voulait que le prix des terres fut adjugé au trésor public. Le peuple se laissait conduire à ses magistrats séditieux, et conservait néanmoins assez d’équité pour admirer la vertu des grands hommes qui lui résistaient.

Contre ces dissensions domestiques, le sénat ne trouvait point de meilleur remède que de faire naître continuellement des occasions de guerres étrangères. Elles empêchaient les divisions d’être poussées à l’extrémité, et réunissaient les ordres dans la défense de la patrie. Pendant que les guerres réussissent, et que les conquêtes s’augmentent, les jalousies se réveillent.

Les deux partis fatigués de tant de divisions qui menaçaient l’état de sa ruine, conviennent de faire des lois pour donner le repos aux uns et aux autres, et établir l’égalité qui doit être dans une ville libre.

Chacun des ordres prétend que c’est à lui qu’appartient l’établissement de ces lois. La jalousie augmentée par ces prétentions fait qu’on résout d’un commun accord une ambassade en Grèce pour y rechercher les institutions des villes de ce pays, et sur tout les lois de Solon qui étaient les plus populaires. Les lois des XII tables sont établies, et les décemvirs qui les rédigèrent furent privés du pouvoir dont ils abusaient.

Pendant qu’on voit tout tranquille, et que des lois si équitables semblent établir pour jamais le repos public, les dissensions se réchauffent par les nouvelles prétentions du peuple qui aspire aux honneurs et au consulat réservé jusqu’alors au premier ordre.

La loi pour les y admettre est proposée. Plutôt que de rabaisser le consulat, les pères consentent à la création de trois nouveaux magistrats qui auraient l’autorité de consuls sous le nom de tribuns militaires, et le peuple est admis à cet honneur.

Content d’établir son droit, il use modérément de sa victoire, et continue quelque temps à donner le commandement aux seuls patriciens. Après de longues disputes on revient au consulat, et peu à peu les honneurs deviennent communs entre les deux ordres, quoique les patriciens soient toujours plus considérés dans les élections.

Les guerres continuent, et les Romains soumettent après cinq cent ans les gaulois cisalpins leurs principaux ennemis, et toute l’Italie. Là commencent les guerres puniques ; et les choses en viennent si avant, que chacun de ces deux peuples jaloux croit ne pouvoir subsister que par la ruine de l’autre.

Rome preste à succomber se soutient principalement durant ses malheurs par la constance et par la sagesse du sénat. À la fin la patience romaine l’emporte : Hannibal est vaincu, et Carthage subjuguée par Scipion l’africain.

Rome victorieuse s’étend prodigieusement durant deux cent ans par mer et par terre, et réduit tout l’univers sous sa puissance.

En ces temps et depuis la ruine de Carthage, les charges dont la dignité aussi bien que le profit s’augmentait avec l’empire, furent briguées avec fureur. Les prétendants ambitieux ne songèrent qu’à flatter le peuple, et la concorde des ordres entretenue par l’occupation des guerres puniques se troubla plus que jamais. Les Gracques mirent tout en confusion, et leurs séditieuses propositions furent le commencement de toutes les guerres civiles.

Alors on commença à porter des armes, et à agir par la force ouverte dans les assemblées du peuple romain, où chacun auparavant voulait l’emporter par les seules voies légitimes, et avec la liberté des opinions.

La sage conduite du sénat et les grandes guerres survenues modérèrent les brouilleries. Marius Plébéien, grand homme de guerre, avec son éloquence militaire et ses harangues séditieuses, où il ne cessait d’attaquer l’orgueil de la noblesse, réveilla la jalousie du peuple, et s’éleva par ce moyen aux plus grands honneurs. Sylla patricien se mit à la teste du parti contraire, et devint l’objet de la jalousie de Marius.

Les brigues et la corruption peuvent tout dans Rome. L’amour de la patrie et le respect des lois s’y éteint.

Pour comble de malheurs, les guerres d’Asie apprennent le luxe aux Romains et augmentent l’avarice.

En ce temps, les généraux commencèrent à s’attacher leurs soldats, qui ne regardaient en eux jusqu’alors que le caractère de l’autorité publique.

Sylla dans la guerre contre Mithridate laissait enrichir ses soldats pour les gagner. Marius de son côté proposait à ses partisans des partages d’argent et de terre.

Par ce moyen maîtres de leurs troupes, l’un sous prétexte de soutenir le sénat, et l’autre sous le nom du peuple, ils se firent une guerre furieuse jusque dans l’enceinte de la ville. Le parti de Marius et du peuple fut tout à fait abattu, et Sylla se rendit souverain sous le nom de dictateur.

Il fit des carnages effroyables, et traita durement le peuple et par voie de fait et de paroles, jusque dans les assemblées légitimes. Plus puissant et mieux établi que jamais, il se réduisit de lui-même à la vie privée, mais après avoir fait voir que le peuple romain pouvait souffrir un maître.

Pompée que Sylla avait élevé succéda à une grande partie de sa puissance. Il flattait tantôt le peuple et tantôt le sénat pour s’établir : mais son inclination et son intérêt l’attachèrent enfin au dernier parti.

Vainqueur des Pirates, des Espagnes et de tout l’orient, il devient tout-puissant dans la république, et principalement dans le sénat. César qui veut du moins être son égal, se tourne du côté du peuple, et imitant dans son consulat les tribuns les plus séditieux, il propose avec des partages de terre, les lois les plus populaires qu’il put inventer.

La conquête des Gaules porte au plus haut point la gloire et la puissance de César. Pompée et lui s’unissent par intérêt, et puis se brouillent par jalousie. La guerre civile s’allume. Pompée croit que son seul nom soutiendra tout, et se néglige. César actif et prévoyant remporte la victoire, et se rend lemaître.

Il fait diverses tentatives pour voir si les Romains pourraient s’accoutumer au nom de roi. Elles ne servent qu’à le rendre odieux. Pour augmenter la haine publique, le sénat lui décerne des honneurs jusqu’alors inouïs dans Rome : de sorte qu’il est tué en plein sénat comme un tyran.

Antoine sa créature qui se trouva consul au temps de sa mort, émut le peuple contre ceux qui l’avaient tué, et tâcha de profiter des brouilleries pour usurper l’autorité souveraine. Lepidus qui avait aussi un grand commandement sous César, tâcha de le maintenir. Enfin le jeune César, à l’âge de dix-neuf ans, entreprit de venger la mort de son père, et chercha l’occasion de succéder à sa puissance.

Il sût se servir pour ses intérêts des ennemis de sa maison, et même de ses concurrents. Les troupes de son père se donnèrent à lui touchées du nom de César, et des largesses prodigieuses qu’il leur fit.

Le sénat ne peut plus rien : tout se fait par la force et par les soldats, qui se livrent à qui plus leur donne.

Dans cette funeste conjoncture le triumvirat abattit tout ce que Rome nourrissait de plus courageux et de plus opposé à la tyrannie. César et Antoine défirent Brutus et Cassius : la liberté expira avec eux. Les vainqueurs, après s’être défaits du faible Lépide, firent divers accords et divers partages où César comme plus habile trouvant toujours le moyen d’avoir la meilleure part, mit Rome dans ses intérêts et prit le dessus. Antoine entreprend en vain de se relever, et la bataille Actiaque soumet tout l’empire à la puissance d’Auguste César.

Rome fatiguée et épuisée par tant de guerres civiles, pour avoir du repos, est contrainte de renoncer à sa liberté.

La maison des Césars, s’attachant sous le grand nom d’empereur le commandement des armées, exerce une puissance absolue.

Rome sous les Césars plus soigneuse de se conserver que de s’étendre, ne fait presque plus de conquêtes que pour éloigner les barbares qui voulaient entrer dans l’empire.

À la mort de Caligula, le sénat sur le point de rétablir la liberté et la puissance consulaire, en est empêché par les gens de guerre qui veulent un chef perpétuel, et que leur chef soit le maître.

Dans les révoltes causées par les violences de Néron, chaque armée élit un empereur ; et les gens de guerre connaissent qu’ils sont maîtres de donner l’empire.

Ils s’emportent jusqu’à le vendre publiquement au plus offrant, et s’accoutument à secouer le joug. Avec l’obéissance, la discipline se perd. Les bons princes s’obstinent en vain à la conserver, et leur zèle pour maintenir l’ancien ordre de la milice romaine, ne sert qu’à les exposer à la fureur des soldats.

Dans les changements d’empereur, chaque armée entreprenant de faire le sien, il arrive des guerres civiles, et des massacres effroyables. Ainsi l’empire s’énerve par le relâchement de la discipline, et tout ensemble il s’épuise par tant de guerres intestines.

Au milieu de tant de désordres, la crainte et la majesté du nom romain diminue. Les Parthes souvent vaincus deviennent redoutables du côté de l’orient sous l’ancien nom de Perse qu’ils reprennent. Les nations septentrionales qui habitaient des terres froides et incultes, attirées par la beauté et par la richesse de celle de l’empire, en tentent l’entrée de toutes parts. Un seul homme ne suffit plus à soutenir le fardeau d’un empire si vaste et si fortement attaqué. La prodigieuse multitude des guerres, et l’humeur des soldats qui voulaient voir à leur teste des empereurs et des Césars, oblige à les multiplier.

L’empire même étant regardé comme un bien héréditaire, les empereurs se multiplient naturellement par la multitude des enfants des princes.

Marc-Aurèle associe son frère à l’empire. Sévère fait ses deux enfants empereurs. La nécessité des affaires oblige Dioclétien à partager l’orient et l’occident entre lui et Maximien : chacun d’eux surchargé, se soulage en élisant deux Césars.

Par cette multitude d’empereurs et de Césars, l’état est accablé d’une dépense excessive, le corps de l’empire est désuni, et les guerres civiles se multiplient.

Constantin fils de l’empereur Constantius Chlorus partage l’empire comme un héritage entre ses enfants : la postérité suit ces exemples, et on ne voit presque plus un seul empereur. La mollesse d’Honorius, et celle de Valentinien III empereurs d’occident fait tout périr.

L’Italie et Rome même sont saccagées à diverses fois, et deviennent la proie des barbares. Tout l’occident est à l’abandon. L’Afrique est occupée par les vandales, l’Espagne par les visigots, la Gaule par les francs, la grande Bretagne par les saxons, Rome et l’Italie même par les hérules, et en suite par les ostrogots. Les empereurs Romains se renferment dans l’orient, et abandonnent le reste, même Rome et l’Italie.

L’empire reprend quelque force sous Justinien par la valeur de Bélisaire et de Narses. Rome souvent prise et reprise, demeure enfin aux empereurs. Les Sarrasins devenus puissants par la division de leurs voisins, et par la nonchalance des empereurs, leur enlèvent la plus grande partie de l’orient, et les tourmentent tellement de ce côté-là, qu’ils ne songent plus à l’Italie. Les lombards y occupent les plus belles et les plus riches provinces. Rome réduite à l’extrémité par leurs entreprises continuelles, et demeurée sans défense du côté de ses empereurs, est contrainte de se jeter entre les bras des françois. Pépin roi de France passe les monts, et réduit les lombards. Charlemagne, après en avoir éteint la domination, se fait couronner roi d’Italie, où sa seule modération conserve quelques petits restes aux successeurs des Césars ; et en l’an 800 de notre seigneur élu empereur par les Romains, il fonde le nouvel empire.

Il vous est maintenant aisé de connaître les causes de l’élévation et de la chute de Rome. Vous voyez que cet état fondé sur la guerre, et par là naturellement disposé à empiéter sur ses voisins, a mis tout l’univers sous le joug pour avoir porté au plus haut point la politique et l’art militaire.

Vous voyez les causes des divisions de la république, et finalement de sa chute dans les jalousies de ses citoyens, et dans l’amour de la liberté poussé jusqu’à un excès et une délicatesse insupportable.

Vous n’avez plus de peine à distinguer tous les temps de Rome, soit que vous vouliez la considérer en elle-même, soit que vous la regardiez par rapport aux autres peuples ; et vous voyez les changements qui devaient suivre la disposition des affaires en chaque temps.

En elle-même vous la voyez au commencement dans un état monarchique établi selon ses lois primitives, en suite dans sa liberté, et enfin soumise encore une fois au gouvernement monarchique, mais par force et par violence. Il vous est aisé de concevoir de quelle sorte s’est formé l’état populaire en suite des commencements qu’il avait dés les temps de la royauté ; et vous ne voyez pas dans une moindre évidence, comment dans la liberté s’établissaient peu à peu les fondements de la nouvelle monarchie.

Car de même que vous avez vu le projet de république dressé dans la monarchie par Servius Tullius, qui donna comme un premier goût de la liberté au peuple romain ; vous avez aussi observé que la tyrannie de Sylla, quoique passager, quoique courte, a fait voir que Rome, malgré sa fierté, était autant capable de porter le joug que les peuples qu’elle tenait asservis.

Pour connaître ce qu’a opéré successivement cette jalousie furieuse entre les ordres, vous n’avez qu’à distinguer les deux temps que je vous ai expressément marqués : l’un, où le peuple était retenu dans certaines bornes par les périls qui l’environnaient de tous côtés ; et l’autre, où n’ayant plus rien à craindre au dehors, il s’est abandonné sans réserve à sa passion. Le caractère essentiel de chacun de ces deux temps, est que dans l’un l’amour de la patrie et des lois retenait les esprits ; et que dans l’autre tout se décidait par l’intérêt et par la force.

De là s’ensuivait encore que dans le premier de ces deux temps les hommes de commandement qui aspiraient aux honneurs par les moyens légitimes, tenaient les soldats en bride et attachés à la république ; au lieu que dans l’autre temps où la violence emportait tout, ils ne songeaient qu’à les ménager pour les faire entrer dans leurs desseins malgré l’autorité du sénat. Par ce dernier état la guerre était nécessairement dans Rome ; et parce que dans la guerre où les lois ne peuvent plus rien, la seule force décide, il fallait que le plus fort demeurât le maître, par conséquent que l’empire retournât en la puissance d’un seul.

Et les choses s’y disposaient tellement par elles-mêmes, que Polybe qui a vécu dans le temps le plus florissant de la république, a prévu par la seule disposition des affaires que l’état de Rome à la longue reviendrait à la monarchie. La raison de ce changement est que la division entre les ordres n’a pu cesser parmi les Romains que par l’autorité d’un maître absolu, et que d’ailleurs la liberté était trop aimée pour être abandonnée volontairement. Il fallait donc peu à peu l’affaiblir par des prétextes spécieux, et faire par ce moyen qu’elle put être ruinée par la force ouverte.

La tromperie, selon Aristote, devait commencer en flattant le peuple, et devait naturellement être suivie de la violence.

Mais de là on devait tomber dans un autre inconvénient par la puissance des gens de guerre, mal inévitable à cet état.

En effet cette monarchie que formèrent les Césars s’étant érigée par les armes, il fallait qu’elle fut toute militaire ; et c’est pourquoi elle s’établit sous le nom d’empereur, titre propre et naturel du commandement des armées. Par là vous avez pu voir que comme la république avait son faible inévitable, c’est à dire, la jalousie entre le peuple et le sénat ; la monarchie des Césars avait aussi le sien, et ce faible était la licence des soldats qui les avaient faits. Car il n’était pas possible que les gens de guerre qui avaient changé le gouvernement, et établi les empereurs, fussent longtemps sans s’apercevoir que c’était eux en effet qui disposaient de l’empire.

Vous pouvez maintenant ajouter aux temps que vous venez d’observer, ceux qui vous marquent l’état et le changement de la milice ; celui où elle est soumise et attachée au sénat et au peuple romain ; celui où elle s’attache à ses généraux ; celui où elle les élève à la puissance absolue sous le titre militaire d’empereurs ; celui ou maîtresse en quelque façon de ses propres empereurs qu’elle créait, elle les fait et les défait à sa fantaisie. De là le relâchement, de là les séditions et les guerres que vous avez vues ; de là enfin la ruine de la milice avec celle de l’empire.

Tels sont les temps remarquables qui nous marquent les changements de l’état de Rome considérée en elle-même. Ceux qui nous la font connaître par rapport aux autres peuples, ne sont pas moins aisés à discerner.

Il y a le temps où elle combat contre ses égaux, et où elle est en péril. Il dure un peu plus de 500 ans, et finit à la ruine des gaulois en Italie, et de l’empire des carthaginois. Celui où elle combat, toujours plus forte et sans péril, quelque grandes que soient les guerres qu’elle entreprenne. Il dure 200 ans, et va jusqu’à l’établissement de l’empire des Césars. Celui où elle conserve son empire et sa majesté. Il dure 400 ans, et finit au règne de Théodose Le Grand.

Celui enfin où son empire entamé de toutes parts, tombe peu à peu. Cet état qui dure aussi 400 ans, commence aux enfants de Théodose, et se termine enfin à Charlemagne. Je n’ignore pas, monseigneur, qu’on pourrait ajouter aux causes de la ruine de Rome beaucoup d’incidents particuliers. Les rigueurs des créanciers sur leurs débiteurs ont excité de grandes et de fréquentes révoltes. La prodigieuse quantité de gladiateurs et d’esclaves dont Rome et l’Italie était surchargée, ont causé d’effroyables violences, et même des guerres sanglantes. Rome épuisée par tant de guerres civiles et étrangères se fit tant de nouveaux citoyens ou par brigue ou par raison, qu’à peine pouvait-elle se reconnaître elle-même parmi tant d’étrangers qu’elle avait naturalisés. Le sénat se remplissait de barbares : le sang romain se mêlait : l’amour de la patrie par lequel Rome s’était élevée au dessus de tous les peuples du monde n’était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres se gâtaient par le mélange. Les partialités se multipliaient avec cette prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbulents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d’entreprendre.

Cependant le nombre des pauvres s’augmentait sans fin par le luxe, par les débauches, et par la fainéantise qui s’introduisait. Ceux qui se voyaient ruinés n’avaient de ressource que dans les séditions, et en tout cas se souciaient peu que tout périt après eux. Vous savez que c’est ce qui fit la conjuration de Catilina. Les grands ambitieux et les misérables qui n’ont rien à perdre aiment toujours le changement. Ces deux genres de citoyens prévalaient dans Rome ; et l’état mitoyen, qui seul tient tout en balance dans les états populaires, étant le plus faible, il fallait que la république tombât.

On peut joindre encore à ceci l’humeur et le génie particulier de ceux qui ont causé les grands mouvements, je veux dire des Gracques, de Marius, de Sylla, de Pompée, de Jules César, d’Antoine et d’Auguste. J’en ai marqué quelque chose ; mais je me suis attaché principalement à vous découvrir les causes universelles et la vraie racine du mal, c’est à dire cette jalousie entre les deux ordres dont il vous était important de considérer toutes les suites.

Mais souvenez-vous, monseigneur, que ce long enchaînement des causes particulières qui font et défont les empires dépend des ordres secrets de la divine providence. Dieu tient du plus haut des cieux les rênes de tous les royaumes ; il a tous les cœurs en sa main : tantôt il retient les passions, tantôt il leur lâche la bride, et par là il remue tout le genre humain. Veut-il faire des conquérants ? Il fait marcher l’épouvante devant eux, et il inspire à eux et à leurs soldats une hardiesse invincible. Veut-il faire des législateurs ? Il leur envoie son esprit de sagesse et de prévoyance ; il leur fait prévenir les maux qui menacent les états, et poser les fondements de la tranquillité publique. Il connaît la sagesse humaine toujours courte par quelque endroit ; il l’éclaire, il étend ses vues, et puis il l’abandonne à ses ignorances : il l’aveugle, il la précipite, il la confond par elle-même : elle s’enveloppe, elle s’embarrasse dans ses propres subtilités, et ses précautions lui sont un piège. Dieu exerce par ce moyen ses redoutables jugements, selon les règles de sa justice toujours infaillible. C’est lui qui prépare les effets dans les causes les plus éloignées, et qui frappe ces grands coups dont le contrecoup porte si loin. Quand il veut lâcher le dernier, et renverser les empires, tout est faible et irrégulier dans les conseils.

L’Égypte autrefois si sage marche enivrée, étourdie et chancelante, parce que le seigneur a répandu l’esprit de vertige dans ses conseils ; elle ne sait plus ce qu’elle fait, elle est perdue. Mais que les hommes ne s’y trompent pas : Dieu redresse quand il lui plaît le sens égaré, et celui qui insultait à l’aveuglement des autres tombe lui-même dans des ténèbres plus épaisses, sans qu’il faille souvent autre chose pour lui renverser le sens que ses longues prospérités.

C’est ainsi que Dieu règne sur tous les peuples. Ne parlons plus de hasard, ni de fortune, ou parlons-en seulement comme d’un nom dont nous couvrons notre ignorance. Ce qui est hasard à l’égard de nos conseils incertains, est un dessein concerté dans un conseil plus haut, c’est à dire, dans ce conseil éternel qui renferme toutes les causes et tous les effets dans un même ordre. De cette sorte tout concourt à la même fin, et c’est faute d’entendre le tout que nous trouvons du hasard, ou de l’irrégularité dans les rencontres particulières.

Par là se vérifie ce que dit l’apôtre, que Dieu est heureux, et le seul puissant roi des rois, et seigneur des seigneurs. Heureux, dont le repos est inaltérable, qui voit tout changer sans changer lui-même, et qui fait tous les changements par un conseil immuable ; qui donne, et qui ôte la puissance ; qui la transporte d’un homme à un autre, d’une maison à une autre, d’un peuple à un autre, pour montrer qu’ils ne l’ont tous que par emprunt, et qu’il est le seul en qui elle réside naturellement.

C’est pourquoi tous ceux qui gouvernent se sentent assujettis à une force majeure. Ils font plus ou moins qu’ils ne pensent, et leurs conseils n’ont jamais manqué d’avoir des effets imprévus. Ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils le puissent forcer. Celui-la seul tient tout en sa main, qui sait le nom de ce qui est et de ce qui n’est pas encore, qui préside à tous les temps, et prévient tous les conseils.

Alexandre ne croyait pas travailler pour ses capitaines, ni ruiner sa maison par ses conquêtes. Quand Brutus inspirait au peuple romain un amour immense de la liberté, il ne songeait pas qu’il jetait dans les esprits le principe de cette licence effrénée, par laquelle la tyrannie qu’il voulait détruire devait être un jour rétablie plus dure que sous les Tarquins. Quand les Césars flattaient les soldats, ils n’avaient pas dessein de donner des maîtres à leurs successeurs et à l’empire. En un mot, il n’y a point de puissance humaine qui ne serve malgré elle à d’autres desseins que les siens. Dieu seul sait tout réduire à sa volonté. C’est pourquoi tout est surprenant à ne regarder que les causes particulières, et néanmoins tout s’avance avec une suite réglée. Ce discours vous le fait entendre ; et pour ne plus parler des autres empires, vous voyez par combien de conseils imprévus, mais toutefois suivis en eux-mêmes, la fortune de Rome a été menée depuis Romulus jusqu’à Charlemagne.

Vous croirez peut-être, monseigneur, qu’il aurait fallu vous dire quelque chose de plus de vos Français et de Charlemagne qui a fondé le nouvel empire. Mais outre que son histoire fait partie de celle de France que vous écrivez vous-même, et que vous avez déjà si fort avancée, je me réserve à vous faire un second discours où j’aurais une raison nécessaire de vous parler de la France et de ce grand conquérant, qui étant égal en valeur à ceux que l’antiquité a le plus vantés, les surpasse en piété, en sagesse et en justice. Ce même discours vous découvrira les causes des prodigieux succès de Mahomet et de ses successeurs. Cet empire qui a commencé deux cent ans avant Charlemagne, pouvait trouver sa place dans ce discours : mais j’ai cru qu’il valait mieux vous faire voir dans une même suite ses commencements et sa décadence. Ainsi je n’ai plus rien à vous dire sur la première partie de l’histoire universelle. Vous en découvrez tous les secrets, et il ne tiendra plus qu’à vous d’y remarquer toute la suite de la religion et celle des grands empires jusqu’à Charlemagne.

Pendant que vous les verrez tomber presque tous d’eux-mêmes, et que vous verrez la religion se soutenir par sa propre force, vous connaîtrez aisément quelle est la solide grandeur, et où un homme sensé doit mettre son espérance.

 

Fin du Discours

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