Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XVI

SUPPRESSION DU COUVENT. - ANNE CATHERINE RECOIT LES STIGMATES

 

1. Le 3 décembre 1811, le couvent d'Agnetenberg fut supprimé et l'église fermée. Quoique Anne Catherine eût depuis longtemps vu d'avance cet événement infiniment douloureux pour elle et quoiqu'elle eût offert Dieu de souffrir toutes les peines imaginables pour détourner ce malheur, elle ne se crut pourtant pas de force à quitter ainsi pour toujours des lieux qui lui étaient si chers . La séparation de l'âme d'avec le corps lui paraissait quelque chose de plus facile que sa séparation d'avec le lieu où elle s'était donnée au fiancé céleste par les saints voeux de religion, afin d'y vivre cachée au monde et d'y servir Dieu dans la souffrance.» Je devins si malade, raconta-t-elle plus tard, que les autres religieuses crurent que j'en mourrais infailliblement. Alors la mère de Dieu m'apparut et me dit : « Tu ne mourras pas encore. On fera encore beaucoup de bruit à ton sujet : mais ne crains rien ! quoi qu'il t'arrive, tu seras toujours secourue .» Plus tard, j'entendis dans toutes mes maladies la voir intérieure qui me disait que je n'étais pas encore prête.» Pendant que les autres religieuses quittaient le couvent les unes après les autres, Anne Catherine y resta encore jusqu'au printemps de l'année suivante. Elle fut pendant tout ce temps si faible et si malade qu'elle ne put pas sortir de sa cellule. Les scènes pénibles occasionnées si souvent par l'antipathie des autres sœurs n'avaient jamais pénétré dans cette sombre, humide et froide cellule. Elle y était toujours seule, abandonnée à elle-même et à ses souffrances. Mais les colombes et les moineaux venaient la visiter familièrement sur la fenêtre, les souris sautaient sur sa couverture pour jouer près d'elle et recevoir ses reproches quand elles avaient détruit les oeufs d'un nid de colombes. Et maintenant, si l'abbé Lambert et une vieille servante du couvent n'avaient pas eu pitié d'elle et ne lui avaient pas rendu par charité les services les plus nécessaires, elle serait restée oubliée de tous les humains. Les autres sœurs étaient trop occupées de leurs propres affaires pour penser à Anne Catherine ou tourner les yeux vers elle. Cependant, à peine l'eurent-elles perdue de vue quelque temps qu'aucune d'elles ne sut plus dire pourquoi elles avaient été si malveillantes à son égard. Car, lorsqu'il leur fallut rendre réponse aux supérieurs ecclésiastiques qui leur demandaient» d'où venait qu'Anne Catherine n'était pas aimée dans le couvent et y avait été tellement tourmentée, « toutes donnèrent leur assentiment à ces paroles de la maîtresse des novices : « Anne Catherine, il est vrai, n'était pas très aimée, mais je ne sais pas au juste d'où cela venait.» Seule, la révérende mère essaya de donner une raison et dit : « Cela venait, à ce qu'il me semble, de ce que plusieurs ne pouvaient supporter que l'abbé Lambert s'occupait particulièrement d'elle, et en outre quelques-unes croyaient qu'avec ses maladies elle était une trop lourde charge pour le couvent.»

 

2. L'abbé Lambert, lui-même malade, exilé et sans une âme sur la terre près de laquelle il put espérer de trouver quelque sympathie pour sa vieillesse et sa cruelle position, resta fidèlement près d'Anne Catherine dans cette détresse extrême. Ce qu'il avait observé en elle depuis dix ans, lorsque personne n'avait le moindre soupçon de la direction merveilleuse à laquelle elle était soumise et qu'en lui avait fait connaître, il l'avait jusqu'alors gardé fidèlement pour lui. Il se crut appelé par Dieu à protéger contre les hommes, autant qu'il le pouvait, le mystère de la vie d'Anne Catherine et sa personne elle-même en tant qu'instrument choisi de Dieu ; il vit en elle comme un trésor précieux dont il n'aurait à rendre compte qu'à Dieu puisque lui seul avait reçu la grâce d'en bien connaître la valeur. C'est pourquoi, lorsqu'il devint impossible qu'Anne Catherine restât plus longtemps dans le couvent il alla avec elle dans la maison de la veuve Roters, à Dulmen. Elle était encore si malade qu'elle ne put qu'à grand'peine, traînée dans la ville par la vieille servante gagner la petite chambre située sur la rue, au rez-de-chaussée, qui devait remplacer pour elle la paisible cellule dont la sainte pauvreté s'était si souvent montrée à elle, comme le ciel sur la terre.

« J'étais si inquiète et si effrayée, « raconta-t-elle que, lorsqu'il me fallut sortir du couvent, je croyais que chaque pierre de la rue allait me dévorer.»

 

3. A peine eut-elle été conduite dans sa misérable petite chambre où retentissaient tous les pas des passants et où rien ne pouvait se dérober aux regards de la rue parce que l'appui de la fenêtre était à peine élevé de quelques pieds au-dessus du sol, qu'elle tomba dans un état de langueur très grave. Il semblait qu'elle allait se flétrit comme une plante qui, du haut d'une montagne éclairée de soleil et que le pas d'aucun homme n'a touchée, serait jetée sur une route poudreuse dans un sombre bas-fond. Bien que le couvent ne connût plus la stricte observation de la règle religieuse, cependant c'était pour elle un lieu consacré à Dieu et sanctifié par les prières et les œuvres de pénitence de celles qui l'avaient habité autrefois, dans des temps meilleurs, et où elle-même s'était appliquée sans relâche à accomplir aussi parfaitement que possible tous devoirs de l'état religieux. Elle s'était comme identifiée avec la discipline conventuelle ; la prière au choeur et tous les restes des saints exercices de piété qui s'étaient encore conservés malgré les envahissements de la décadence, étaient, pour son âme brûlante du zèle de la gloire Dieu, comme un aliment nécessaire à sa vie et que rien pouvait remplacer. Mais avant tout, le voisinage du très Saint Sacrement et la maison de Dieu accessible pour elle à tous les instants, étaient, pour une créature si merveilleusement conduite par Dieu, la chose principale, celle qui lui était le plus nécessaire pour pouvoir rester sur la terre et accomplir sa tâche. Tout cela maintenant lui est cri é ; du fond de l'asile consacré à Dieu où sa vie était enlevé ; du fond de l’asile consacré à Dieu où sa vie était cachée, elle est jetée sans appui et sans assistance dans un coin placé sur la voie publique pour y commencer la dernière et la plus pénible partie de sa mission pour l’Eglise.

 

4. Qu'un peu avant le commencement du Carême de l'an 1812, une pauvre nonne malade se fit conduire à travers les rues de la petite ville jusqu'alors très ignorée de Dulmen, c’était sans doute un événement bien obscur et bien vulgaire aux yeux des hommes. Pourtant, devant Dieu et dans l'intérêt de son Église, il y avait là une disposition providentielle d’une importance incalculable : car, sur cette pauvre vierge du cloître usée par les peines et les macérations, privée de

tout appui, méprisée du monde, persécutée à cause de sa profession, Dieu a placé toutes les tribulations de son Eglise maltraitée et méprisée, comme cela ne lui était peut-être jamais arrivé depuis sa fondation, à l'égal d'un cadavre d'où la vie s'est retirée. Mais de même que l'Homme dieu en personne a voulu opérer notre rédemption, comme» le rejeton sorti d'une terre altérée» (Isaïe, LIII, 2-5), comme le plus méprisé et le dernier des hommes, comme l'homme de douleurs, couvert de blessures et brisé à cause de nos crimes ; de même qu'il n'a pas voulu empêcher que la parole de la croix devint un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils, de même, dans tous les temps, il a conduit son Église et l'a sauvée dans le danger en choisissant ce qui est folie aux yeux du monde pour confondre les sages, ce qui est faible pour vaincre les forts, ce qui est petit, méprisé, ce qui est comme un néant pour renverser ce qui est quelque chose (I Cor. I, 27). Voulant accomplir cette opération si incompréhensible au monde, si sublime pour les habitants du ciel et si consolante pour les fidèles, il tire maintenant sa fiancée de la retraite profonde où, sous sa direction, elle a conquis la force spirituelle qui surpasse toute sagesse et toute grandeur humaines, afin qu'elle procure le salut de l'Église à laquelle elle est substituée comme victime expiatoire.

Un grand nombre de religieux des deux sexes avaient quitté sans regret les saintes demeures et s'étaient hâtés de rentrer dans le monde dont, en dépit de leurs voeux solennels, ils ne s'étaient jamais détachés intérieurement. Partout on rencontrait des moines et des prêtres impies qui se mettaient au service de la puissance laïque, pour infecter du poison de l'erreur et de la révolte contre la hiérarchie sacrée et les traditions de l'Eglise les cœurs de ceux qui étaient appelés à remplir, d'une manière bien insuffisante, les vides chaque jour plus nombreux faits par la mort dans les rangs du sacerdoce. C'est pourquoi la sainteté et la dignité du caractère sacerdotal ainsi que les grâces et les pouvoirs qui y sont attachés étaient alors méprisés et niés par ceux-mêmes qui en étaient revêtus ; et les ennemis du nom chrétien n'étaient pas les seuls auxquels l'anéantissement de l'Église semblât un fait à peu près accompli, car même la petite troupe de ceux qui étaient restés fidèles était découragée au point d'avoir perdu toute espérance. C'est cet état de tribulation de l’Église dans toute son étendue et avec toutes ses conséquences qu'Anne Catherine doit maintenant prendre sur elle ; et voilà pourquoi elle est couchée le long de la voie publique, sans protection et comme mise hors la loi, livrée sans assistance, ainsi que l'Église elle-même, à la méchanceté de quiconque veut l'outrager et lui nuire. C'est l'Eglise avec son fiancé céleste qui souffre et gémit dans la personne d'Anne Catherine, et nous verrons avec surprise dans tout le cours de cette vie pleine de mystères, comment tout ce que pouvaient faire souffrir à l'Eglise la déraison, l'aveuglement et la méchanceté du monde venait prendre place dans la sphère de ses souffrances expiatoires.

 

5. L'état d'Anne Catherine empira si promptement que son entourage la crut à toute extrémité : alors son ancienne maîtresse des novices fit appeler le P. Limberg, dominicain, qui habitait Dulmen depuis la suppression de son couvent à Munster, et le pria de la confesser. Voici ce qu'il a raconté à ce sujet

« Dans le Carême de 1812, ma tante, ancienne maîtresse des novices de la sœur Emmerich, me fit appeler pour entendre celle-ci en confession. Je m'y refusai en alléguant qu'il fallait une permission spéciale pour confesser une religieuse ; mais comme on m'assura que cette restriction n'existait plus, je me rendis auprès d'elle sur la demande de ma tante. Je la trouvai dans un si triste état qu'elle ne pouvait plus parler et je fus obligé de l'interroger sur ce qui touchait à sa conscience. Je la croyais à l'extrémité et je lui portai aussitôt tous les sacrements des mourants. Mais elle se rétablit et je devins dès lors son confesseur ordinaire. Auparavant, ç'avait été le P. Chrysanthe, augustin, mort depuis peu. Elle portait une ceinture de pénitence en fil de laiton et un cilice de crin en forme de scapulaire que je lui fis ôter.

« Antérieurement, je n'avais pas connu particulièrement la sœur Emmerich : je l'avais seulement vue quelquefois. Je disais souvent la sainte messe dans l'église du couvent et je le faisais volontiers parce que tout y était d'une grande propreté. Cela m'avait aussi fait faire connaissance avec le chapelain du couvent, l'abbé Lambert. La sœur Emmerich était sacristine et je l'avais vue plus d'une fois aller et venir ; elle paraissait dans un si triste état que je la regardais comme perdue et que je me disais souvent : « Quoi donc ! cette pauvre personne vit encore !»

 

6. Pendant tout le temps du Carême, Anne Catherine fut hors d'état de se lever de son lit ; du reste la plupart du temps son esprit était absent, ce que l'entourage prenait pour des évanouissements causés par son extrême faiblesse. A partir de Pâques, elle put, quoiqu'avec beaucoup de difficulté, gagner l'église paroissiale pour y faire la sainte communion : mais elle y alla pour la dernière fois le 2 novembre 1812, car depuis lors il lui fut à jamais impossible de quitter son lit de douleur. Au mois de septembre, elle était encore allée en pèlerinage à un lieu appelé l'Hermitage, qui est tout proche de Dulmen. Un ermite de l'ordre de saint Augustin y avait vécu et près de sa demeure était une petite chapelle. Anne Catherine voulait y demander l'adoucissement de souffrances qui lui étaient devenues intolérables ; mais elle tomba en extase, ce qui la rendit raide et immobile comme une statue. Une jeune fille qui l'accompagnait, saisie d'effroi, appela au secours une paysanne qui donna à Anne Catherine les soins qu'elle eût donnés à une personne évanouie, et ce fut ainsi qu'elles découvrirent sur sa poitrine une croix saignante qui y avait été imprimée à la dernière fête du saint patron de son ordre, mais qu'elle-même n'avait jamais vue.

Quand elle revint à elle, elle était si faible que la paysanne et la jeune fille furent forcées de la rapporter à son logis.

 

7. Trois jours avant le commencement de la nouvelle année 1813, la fille de la veuve Roters trouva Anne Catherine en extase ; elle priait, les bras étendus. Cette fille s'aperçut que le sang jaillissait de la paume de ses mains, mais elle crut que c'était par suite de quelque blessure accidentelle. Lorsqu'Anne Catherine revint à elle, elle lui fit remarquer que son sang coulait, sur quoi celle-ci la pria de ne parler de cela à personne. Mais le 31 décembre, le père Limberg lui porta la sainte communion et vit alors pour la première fois des plaies saignantes sur le dos des mains.

« Je fis savoir cela, dit-il dans son rapport, à l'abbé Lambert qui demeurait dans la même maison. Il vint aussitôt dans la petite chambre d'Anne Catherine, et, voyant le sang couler, il lui dit : « Ma soeur, n'allez pas vous croire une sainte Catherine de Sienne.» Mais, comme les plaies persistèrent jusqu'au soir, il me dit le lendemain : « Mon père, personne ne doit le savoir. Cela doit rester entre nous, autrement la chose fera du bruit et nous attirera beaucoup d'ennuis.»

Le père Limberg était si parfaitement du même avis que dès lors il songea bien plus à expliquer comme une chose sans importance ou à tenir secrets ces phénomènes inexplicables pour lui qu'à y chercher une liaison avec ses autres expériences touchant Anne Catherine et à l'interroger à ce sujet. Elle-même ressentit une grande joie de ce que les deux prêtres ne la pressaient pas davantage et elle chercha, autant qu'elle le put, à tenir cachées à tous les yeux les nouvelles et bien cruelles souffrances qu'elle avait à supporter. Le père Limberg omit de rédiger ses observations par écrit : seulement il consigna sur son calendrier ecclésiastique les courtes remarques qui suivent :

« Le jour des Rois, j'ai vu pour la première fois les stigmates à la partie intérieure des mains.

« 11 janvier. Elle est restée assise environ six heures dans un fauteuil et elle a été en extase une heure et demie.

« 15 janvier. Elle a communié aujourd'hui. De sept à neuf heures, elle est restée en extase, raide et immobile.

« 28 janvier. Elle a été, depuis lors, tous les jours en extase pendant un temps plus ou moins long. J'ai vu aujourd'hui les marques des plaies à la plante des pieds.

« Ses mains et ses pieds ont saigné tous les vendredis ; la double croix sur la poitrine, les mercredis. Depuis que, j'ai eu connaissance de ses plaies, elle n'a pris aucune nourriture.

« Son état est resté inconnu jusqu'au 28 février 1813 mais Clara Soentgen s'en est aperçue et m'en a parlé.»

 

8. Comme Anne Catherine ne parlait jamais de ses stigmates, mais les dérobait à tous les regards avec une sollicitude inquiète, nous ne pouvons avoir d'autres détails à ce sujet que par l'enquête ecclésiastique à laquelle elle fut soumise dès que son état fut connu du public.