Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XIX

MESURES PRISES PAR LE VICAIRE GÉNÉRAL DE DROSTE

 

1. Après son retour à Munster, le vicaire général prit pour la continuation de l'enquête des mesures prouvant clairement que l'impression personnelle faite sur lui par toute la manière d'être d'Anne Catherine cédait à des considérations d'un ordre supérieur.

« Je ne pouvais pas, dit-il dans le procès-verbal, espérer comme résultat d'une seule enquête l'assurance que l'imposture ou l'illusion étaient impossibles. La question de savoir si, dans le cas où l'on ne rencontrerait ni l'une ni l'autre, ces phénomènes frappants peuvent s'expliquer naturellement n'est pas mon affaire. Les stigmates sont tellement visibles pour quiconque les regarde qu'on ne peut se tromper quant au fait lui-même. La question est donc celle-ci : La sœur Emmerich a-t-elle fait ces marques elle-même, oui ou non ? quelque autre personne les lui a-t-elle faites ? Comme elle a déclaré formellement que ni elle, ni personne autre ne les avait faites, il me reste à rechercher si elle trompe ou si elle est trompée. Si l'enquête me conduit à cette conclusion qu'on ne peut raisonnablement supposer aucune tromperie, je n'ai point à pousser plus loin mes perquisitions. Pour arriver là, je dois me servir uniquement de moyens qui ne blessent ni la justice, ni la charité.»

 

2 . Quand un homme est résolu à régler sa manière d'agir d'après de semblables principes, et que cet homme, comme Droste Vischering, unit à une inébranlable force de caractère une sensibilité d'âme poussée à ce point qu'il lui arrivait souvent d'acheter des oiseaux pris au piège pour leur rendre la liberté, on doit s'attendre d'avance que les souffrances qui résulteront inévitablement de l'enquête pour Anne Catherine seront allégées autant que possible. Toutefois, cet adoucissement n'était pas dans les desseins de Dieu qui, à cette époque d'épreuves si douloureuses pour l'Église, avait appelé Anne Catherine à être l'instrument de ses miséricordes. En cette qualité, elle avait à prendre sur elle toutes les souffrances par lesquelles l'endurcissement du siècle pouvait être vaincu et préparé à recevoir les bénédictions qui devaient découler des tortures de l'innocente pénitente. De là vint que, dans tous les procédés du vicaire général, la sensibilité de son âme prévalut moins que la nécessité de tenir compte de l'esprit de son époque et aussi sa situation très difficile, comme administrateur d'un diocèse depuis si longtemps orphelin et exposé à de continuelles vicissitudes politiques : tout cela lui imposait des obligations devant lesquelles toute autre considération devait être mise de côté.

 

3. Le pays de Munster avait perdu en 1802 son dernier souverain ecclésiastique, le prince évêque Maximilien-Xavier, frère de l'empereur Joseph II, et la Prusse l'avait occupé pendant la vacance du siège. La décision rendue par la députation d'Empire, en l'an 1803, mit la Prusse en possession définitive de la ville épiscopale de Munster et de la partie méridionale du pays dont le reste fut partagé entre sept autres petits souverains. Dulmen échut à un catholique, le duc de Croy, qui plus tard fit entièrement démolir avec son église l'ancien couvent d'Agnetenberg qu'Anne Catherine a rendu célèbre. Coesfeld et Flamske échurent au comte de Salm.

 

 Après la bataille d'Iéna, ces territoires furent de nouveau retirés à leurs possesseurs et unis au grand-duché de Berg que Napoléon avait érigé en faveur d'un enfant au berceau, le fils aîné de sa belle-sœur Hortense, reine de Hollande. L'année 1810 mit fin à cette union parce que Munster, avec Coesfeld et Dulmen, fut appelé à faire partie du grand Empire français, jusqu'au moment où la Prusse, au congrès de Vienne, se fit donner tout le pays de Munster.

 

4. On voit assez combien devait être difficile la position d'un supérieur ecclésiastique envers ces pouvoirs qui changeaient sans cesse, dans un pays dont la population regrettait chaque jour davantage la paix et le bonheur dont elle avait joui sous le sceptre paternel de ses princes évêques. En outre, Clément Auguste appartenait à une des familles les plus anciennes et les plus considérées de la noblesse du pays de Munster, et c'était une raison pour qu'il fût regardé d'un oeil méfiant par les dominateurs étrangers. En 1807, le chapitre cathédral l'avait mis à la tête de l'administration du diocèse qui était sans pasteur depuis 1802 ; mais, le 14 avril 1813, le doyen du chapitre, comte de Spiegel, fut nommé évêque par un décret de Napoléon et le chapitre forcé de lui remettre l'administration du diocèse. Clément Auguste se trouvait par là dans la nécessité de se substituer le comte Spiegel comme vicaire général, mais c'est ce que Rome naturellement ne pouvait pas tolérer. Il reprit donc ses fonctions jusqu'à l'année 1821, où le diocèse de Munster reçut enfin un véritable chef suprême dans la personne du baron de Luning, ancien prince évêque de Corvey. Mais celui-ci tomba bientôt dans un état d'affaiblissement intellectuel complet qui le conduisit au tombeau en 1825.

 

5. Clément Auguste ressentait une douleur amère en voyant l'Eglise dont il se glorifiait d'être le serviteur, traitée par les prétendues lumières du temps avec un mépris injurieux, comme une institution qui n'avait plus droit à l'existence et destinée à tomber bientôt dans l'oubli. Il savait avec quel débordement d'outrages était poursuivie toute manifestation de la vie de l’Eglise tendant à démentir l'opinion que l'extinction du catholicisme était déjà un fait accompli : il avait même la douleur de voir un certain nombre de prêtres dans les rangs de ces ennemis de Dieu qui combattaient par leurs paroles et leurs écrits les pratiques de la foi et de la piété. On ne doit donc pas s'étonner que, sous la pression d'une situation précaire et compliquée comme l'était la sienne, un homme d'autant de prévoyance fût très contrarié de se trouver en présence d'un phénomène aussi étrange et aussi choquant pour toutes les idées du siècle que l'était, Anne Catherine, et fût effrayé de la foule de nouveaux embarras qui pouvaient en résulter pour lui. Il avait d'abord espéré pouvoir dévoiler tout de suite par sa brusque intervention l'imposture dont il supposait l'existence, et empêcher toute propagation ultérieure du bruit qu'on faisait de cette affaire, avant qu'elle pût être exploitée au détriment de l'Eglise ; maintenant qu'il ne pouvait plus croire à une fourberie, il se considérait comme obligé de poursuivre l'enquête aussi sérieusement que possible. Il ne devait pas laisser exposée à l'ombre d'une suspicion l'autorité ecclésiastique considérée avec tant de méfiance et de mauvais vouloir, ni donner à croire qu'elle montrait une indulgence et une incurie blâmables dans une affaire où il pouvait y avoir de la fraude, et qui, dans tous les cas, si elle n'était pas tenue dans le secret le plus profond ou ensevelie dans l'oubli, devait provoquer toute l'irritation des ennemis de l'Eglise et de la foi.

 

6. Le choix des deux hommes par lesquels Clément Auguste s'était fait accompagner à Dulmen et qui devaient continuer à l'assister dans l'enquête introduite, était le plus heureux qu'on pût imaginer. Overberg, dont le nom était prononcé avec respect bien au-delà des limites de son pays natal, était l'un des plus nobles caractères de son époque, et il était regardé dans tout le diocèse, de Munster comme un prêtre d'une expérience sans égale en ce qui concernait la conduite des âmes et les voies de la vie spirituelle. Clément Auguste l'appréciait à toute sa valeur ; aussi, le chargea-t-il de prendre pour objet de ses investigations les plus scrupuleuses toute la vie intérieure et extérieure d'Anne Catherine depuis sa première jeunesse. Il prescrivit en outre à celle-ci, en vertu de l'obéissance, de rendre, en présence d'Overberg, le compte le plus exact de tout ce qu'elle avait jamais éprouvé intérieurement et extérieurement. Il ne fut pas difficile à ce saint prêtre d'obtenir d'Anne Catherine une confiance sans réserve, en sorte que, dès son premier entretien avec elle, il put rapporter ce qui suit :

« Elle m'a vu venir en esprit : elle m'a dit à moi-même et a affirmé à d'autres qu'elle ne m'avait jamais vu des yeux du corps.» « Je vous ai vu intérieurement, « m'a-t-elle dit. Cela la rendait aussi confiante que si nous nous étions connus depuis longtemps.»

La candeur naïve avec laquelle Anne Catherine s'ouvrait constamment à ce respectable vieillard permit à celui-ci de jeter de profonds regards dans l'âme de la pieuse fille, dont toute la vie intérieure fut bientôt clairement exposée à ses yeux. Plus il eut de rapports avec Anne Catherine, plus s'offrirent à lui les preuves multipliées de la réalité de sa vocation extraordinaire et de tous les dons qu'elle avait reçus, et cet homme accablé d'affaires, dont une infinité de personnes de toutes les classes réclamait les conseils et l'assistance, crut devoir s'imposer le travail de noter toutes ses observations et même les propres paroles qu'il avait recueillies de la bouche d'Anne Catherine

Avec la rare bonté d'Overberg, on devait s'attendre que son intervention apporterait quelque adoucissement aux souffrances dont l'enquête était l'occasion pour Anne Catherine : mais Dieu ne voulait pas que d'aucun côté il vînt un empêchement aux mesures jugées nécessaires par Clément Auguste pour lever tous les doutes, quant à la réalité des grâces accordées à Anne Catherine

 

7. Le professeur et conseiller de médecine de Druffel médecin savant et considéré, était un homme d'un esprit indépendant : il examina les phénomènes qui se produisaient chez Anne Catherine avec le regard exercé d'un naturaliste profondément instruit. Lui aussi, lorsqu'on lui en parla pour la première fois, se sentit porté à n’y voir que de l’imposture et de l’artifice : mais son sentiment se modifia dès la première visite. Non-seulement l'état des plaies et la façon dont elles saignaient le convainquirent qu'on ne pouvait pas voir là quelque chose d'artificiel ou l'oeuvre d'une main étrangère : mais toute la personne et la manière d'être d'Anne Catherine contribuèrent encore davantage à lui faire rejeter absolument toute croyance à un mensonge et à une fraude. Il est à propos de remarquer que Druffel, comme les autres médecins Krauthausen et Wesener, avait un vif sentiment des cruelles souffrances qui allaient résulter de l'enquête pour Anne Catherine et que sa conviction, quant à la véracité de la personne et à la réalité des faits, n'avait pas besoin de l'application des mesures rigoureuses que le supérieur ecclésiastique, directeur de l'enquête, se croyait obligé de faire subir, à Anne Catherine. Par suite du grand éclat que fit l'enquête, M. de Druffel se trouva amené à faire insérer dans le journal de médecine et de chirurgie de Salzbourg un long article signé de lui, où il rendit un compte exact et détaillé de ses observations médicales auprès d'Anne Catherine. Quoiqu'il» déclara dès l'abord son intention de ne pas chercher à expliquer les phénomènes, « (ce que les éditeurs d'un journal de médecine, surtout à cette époque, auraient difficilement permis), il eut pourtant la hardiesse de conclure en ces termes :

« Quant à ceux qui regardent les phénomènes observés comme une imposture, on doit leur faire remarquer que, dans l'enquête, l'autorité ecclésiastique y a regardé de très près. Cette fraude, si elle existait, serait d'une nature toute particulière et bien difficile à constater.

 

8. Il arriva pour M. de Druffel, comme pour tous ceux qui furent en relation avec Anne Catherine, que Dieu lui fit une grâce par l’intermédiaire de sa servante. Celle-ci en effet vit l’état de l’âme du professeur et le danger dans lequel il se trouvait de perdre la foi. Dès le premier entretien, elle en fit la confidence à Overberg, laissant celui-ci, en qualité d'ami pour lequel Druffel avait un grand respect, libre d'en faire tel usage qu'il voudrait. Overberg fut très surpris et ne voulut pas croire légèrement ce qui lui était dit : mais Druffel lui-même, auquel il fit part de cette communication intime, confirma ce qu'avait dit Anne Catherine et donna à celle-ci les preuves les moins équivoques de l’utilité qu’avait pour lui cet avertissement.

 

9. Le vicaire général de Droste transmit à Dulmen, dès le 31 mars, une série d'ordres écrits et de règlements qui furent observés avec la plus grande exactitude et qui sont une preuve remarquable de la rare fermeté, de la prudence et de la pénétration de cet homme éminent dont Dieu voulait se servir pour la glorification de sa servante. La première disposition consistait en ce qu'il nommait le doyen Rensing (note) directeur extraordinaire d'Anne Catherine pendant la durée de l'enquête et lui imposait l'obligation d'observer avec le plus grand soin toute la conduite de la malade et d'en rendre un compte fidèle. Il lui envoya une instruction détaillée conçue en, ces termes :

« C'est le devoir de l'autorité ecclésiastique d'examiner à fond, autant que possible, si les phénomènes extraordinaires qui se présentent sont l'effet d'une maladie, s'ils sont survenus et s'ils se maintiennent d'une manière qui sorte de la sphère de l'ordre naturel, ou enfin s'ils ont été produits et entretenus d'une manière artificielle. Il ne s'agit pas ici de ce que l'on croit, mais de vérifier ce qui est le plus exactement possible. D'après cela il est absolument nécessaire que, non-seulement tout ce qui s'est passé par rapport à l'âme et dans l'âme (en tant que cela se peut sans porter la moindre atteinte au secret de la confession) et tout ce qui s'est produit sur le corps et dans le corps de la sœur Emmerich soit décrit et rapporté de la manière la plus conforme qu'il se pourra à la simple vérité, mais encore qu'à partir du jour où cette charge est confiée à M. le doyen Rensing, toute modification dans l'état du corps aussi bien que tout phénomène physique ou moral soit noté sur un journal qui me sera envoyé tous les huit jours. Ce qui concerne l'âme est ici confié à M. le doyen Rensing. En ce qui touche le corps, M. le doyen est chargé de dire à la sœur Emmerich que, pour obéir à l'autorité ecclésiastique, elle doit laisser M. Krauthausen faire tout ce qu'il jugera convenable pour sa guérison corporelle. En général, elle doit s’apercevoir aussi peu que possible qu'elle est l'objet d'une enquête.

 

(note) .» Le doyen Rensing, observa-t-il, est un homme de sens. C'est à lui et à lui seul que je dois confier la direction de l'enquête.»

 

Plus la chose sera conduite de façon à ce qu'elle doive naturellement croire qu’on n'a autre chose en vue que sa guérison, mieux cela vaudra : on ne doit pas attacher la moindre importance aux plaies et aux signes, ni s'en préoccuper, comme si c'était une grâce extraordinaire. Plus toute cette histoire tombera dans l’oubli et moins on en parlera, mieux cela vaudra.»

 

10. Le chirurgien Krauthausen fut chargé d'observer et de noter tous les phénomènes physiques.

« Car, dit le vicaire général, le docteur Wesener a rédigé l’acte du 25 mars, et cela l'engage trop pour qu'on puisse 1'employer dans l'enquête. D'après ce que m'a dit M. le Conseiller de médecine Druffel, on peut se fier entièrement à M. Krauthausen en ce qui concerne le traitement des plaies de la sœur Emmerich. Dans aucun cas les bandages ne doivent être enlevés, ni même seulement changés par un autre que lui. Si M. Krauthausen voit quelque indice qui l'y détermine, il peut retirer les bandages au bout de quatre jours, mais il faut qu'ensuite il les remette aussitôt.»

Les points sur lesquels il devait faire son rapport chaque semaine étaient notés d'avance dans le plus grand détail par le vicaire général.

 

11. Rensing devait prescrire, de la part du supérieur ecclésiastique, au père Limberg, confesseur ordinaire d'Anne Catherine : 1° d'éviter autant que possible, dans ses entretiens sur des sujets de piété, de faire allusion aux souffrances de la malade ; 2° de ne jamais lui adresser, pendant ou après ses extases, de question sur son état intérieur et les diverses pensées qui avaient pu se présenter à elle, car tout cela était désormais l'affaire exclusive du doyen Rensing ; 3° de faire part à celui-ci de tout ce qu'Anne Catherine, sans y être provoquée, lui communiquerait pendant ou après les extases.

 

12. Enfin, Clara Soentgen fut chargée de faire des rapports secrets : « car, dit le vicaire général, elle m'est bien connue comme une personne sensée et absolument incapable de tromper. Je lui ai demandé de me faire un rapport à l'insu du doyen, afin d'arriver plus sûrement à la vérité à l'aide de rapports tout à fait indépendants les uns des autres.

L'ordre écrit adressé à Clara Soentgen était accompagné de l'avertissement suivant

Je voudrais ici tout savoir, non pas imaginer, conjecturer, mais savoir. Ce que, je sais avec certitude a seul de la valeur pour moi.»

 

13. En ce qui touchait la sœur d'Anne Catherine, l'instruction suivante fut donnée :

« On la laisse volontiers auprès de la malade. Mais si elle se permettait d'agir à l'encontre des prescriptions données, il faudrait sans faute la séparer entièrement de sa sœur. Je dois de plus faire remarquer que des mesures venant d'autre part et qui seraient infiniment plus désagréable pour la sœur Emmerich ne pourront être évitées que si l'on se conforme scrupuleusement à celles que j'ai prescrites.»

 

14. Enfin le doyen Rensing ; fut chargé d'entendre, au nom de l'autorité ecclésiastique, sur des points déterminés d'avance, toutes les personnes, prêtres, religieuses ou laïques qui à Dulmen, à Coesfeld et à Flamske, s'étaient trouvées en relation plus particulière avec Anne Catherine et qui par conséquent étaient en mesure de faire des communications instructives sur son caractère et toute sa manière de vivre.