Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -
II
BAPTEME ET PREMIERE JEUNESSE
1. La fille de Bernard Emmerich, de Flamske, pouvait dire d'elle-même, comme sainte Hildegarde : « Dès le commencement de mon existence, lorsque Dieu m'éveillait dans le sein maternel par le souffle de la vie, il a implanté dans mon âme le don de contemplation. Dès ma première enfance, lorsque mes os, mes nerfs et mes veines n'avaient pas encore pris leur consistance, mon âme a eu constamment des visions ; » car Anne Catherine, aussi, avait été pourvue d'une telle force d'âme et de si magnifiques dons spirituels que, dès le premier jour de sa vie, elle s'était trouvée capable d'exercer activement son intelligence. Peu d'heures après sa naissance, ayant été portée à Coesfeld, pour y être baptisée à l'église de Saint-Jacques, elle reçut, en chemin, sur les personnes et les objets, des impressions distinctes qu'elle put conserver dans sa mémoire ; mais, dans le baptême lui-même, avec la grâce sanctifiante et les vertus théologales, la lumière prophétique surnaturelle lui fut infuse avec une plénitude qui ne peut se rencontrer dans l'Eglise que chez un très petit nombre d'âmes privilégiées. Elle-même rendait ce témoignage quelques années avant sa mort» Comme je suis née le 8 septembre, j'ai eu aujourd'hui (8 septembre 1821) une vision relative à ma naissance et à mon baptême et j'étais là présente avec une impression tout à fait étrange. Je me sentais enfant nouveau-né sur les bras des femmes qui devaient me porter à Coesfeld pour y être baptisée. J'avais honte de me sentir si petite, faible, et d'être cependant si vieille : car, tout ce que j'avais éprouvé et senti alors comme enfant nouveau-né, je le vis et je le reconnus de nouveau, mais mêlé avec mon intelligence actuelle. J'étais toute craintive et embarrassée ; trois vieilles femmes qui venaient au baptême et aussi la sage-femme me déplaisaient. Ma mère ne me déplaisait pas et je m'abreuvais à son sein. Je voyais tout autour de moi ; je voyais la vieille grange dans laquelle nous habitions, et toutes ces choses, je ne les vis plus de même, quand je fus plus avancée en âge, car on avait déjà fait plusieurs changements.» Je me sentis avec la pleine conscience de moi-même portée pendant tout le chemin depuis notre chaumière à Flamske jusqu'à l'église paroissiale de Saint-Jacques à Coesfeld : je sentais tout et je voyais tout autour de moi. Je vis accomplir en moi toutes les saintes cérémonies du baptême et mes yeux et mon cœur s'y ouvrirent d'une façon merveilleuse. Je vis, lorsque je fus baptisée, mon ange gardien et mes patronnes, sainte Anne et sainte Catherine, assister à l'administration du saint baptême. Je vis la mère de Dieu avec le petit enfant Jésus et je fus mariée avec lui par la présentation d'un anneau.» Tout ce qui était saint, tout ce qui était bénit, tout ce qui tenait à l'Église, devint alors aussi sensible et aussi vivant pour moi que cela peut l'être aujourd'hui quand le cas se présente. Je vis des images merveilleuses de l'Eglise quant à son essence. Je sentis la présence de Dieu dans le très saint sacrement ; je vis resplendir les ossements des saints qui étaient dans l'Eglise et je reconnus les saints qui apparaissaient au-dessus d'eux.» Je vis tous mes ancêtres jusqu'au premier d'entre eux qui reçut le baptême et une longue série de tableaux symboliques me fit connaître tous les dangers de ma vie à venir. Au milieu de tout cela j'avais les impressions les plus singulières sur mes parrains et sur les membres de ma famille qui étaient là, et ces trois femmes dont j'ai parlé m'étaient toujours un peu antipathiques.» Je vis mes ancêtres dans une série de tableaux qui avaient des ramifications dans plusieurs pays, en remontant jusqu'au premier qui fut baptisé dans le 7ème ou 8ème siècle et qui construisit une église. Je vis parmi eux plusieurs religieuses et entre autres deux stigmatisées restées inconnues ; je vis aussi un ermite qui avait tenu auparavant un rang élevé et qui avait eu des enfants. Il se retira du monde et vécut saintement. Lorsque je fus rapportée de l'église à la maison, en passant par le cimetière ; j'eus un très vif sentiment de l'état des âmes appartenant aux corps qui reposaient là jusqu'à la résurrection ; parmi eux je remarquai avec vénération quelques saints corps brillant de clartés magnifiques.»
Ainsi donc, de même que d'autres enfants ressentent le froid et le chaud, ou la douleur et la faim, de même qu'ils demandent le sein maternel, Anne Catherine avait le sentiment de tous les rapports et de toutes les influences de l'ordre supérieur dans lequel elle était entrée par le baptême, c'est-à-dire de l'Eglise de Dieu en tant que communion des saints et corps mystique de Jésus. Tout lui était sensible d'une manière corporelle, en sorte qu'étant encore au maillot, quand on la portait à l'Eglise, elle trempait ses petites mains dans le bénitier pour s'arroser avec l'eau bénite et s'en approprier les effets bienfaisants. Sa qualité de membre de l'Eglise était aussi sensible pour elle que les membres de son propre corps et, avant de pouvoir parler, elle comprenait les solennités des saintes fêtes, ainsi que les pratiques et les pieuses coutumes qu'elle voyait présider à toute la vie de ses bons parents. Elle célébrait et observait tout cela avec eux, en tant que la faiblesse de la première enfance lui permettait d'obéir à l'impulsion de son esprit miraculeusement éclairé.
2. L'accord entre des choses si diverses, comme du reste toute la vie mystérieuse, cachée aux regards des hommes, qui se développait de si bonne heure dans cette enfant était réglé par la direction du saint ange gardien, lequel instruisait Anne Catherine à servir le Dieu un en trois personnes par la pratique des vertus infuses, dans la mesure possible à un âge aussi tendre. Il résulta de là, que les premiers mouvements de son âme furent dirigés vers Dieu et qu'avant qu'un bien créé pût toucher son cœur, Dieu, le souverain bien, en prit possession. Dans la première splendeur de la sainte grâce du baptême qui ne fut jamais ternie chez elle, elle devait appartenir pour toujours à son Sauveur, lequel avait fait choix du cœur de cet enfant pour le rendre conforme au sien par la pureté, la charité et la souffrance. L'Esprit-Saint, qui avait pris sa demeure en elle, mettait en mouvement par son souffle toutes les puissances de son âme, et, avant même que sa bouche pût articuler des paroles intelligibles, donnait un sens et une signification à l'élan de son cœur complètement tourné vers Dieu. Aussi, dès qu'Anne Catherine, à peine entrée dans sa deuxième année, put prononcer quelques mots, elle commença à faire des prières vocales avec le zèle d'un enfant qui en aurait eu déjà l'habitude. Ce fut grâce à la piété de son père que les premières paroles qui sortirent de sa bouche furent les demandes de l'oraison dominicale. Elle en parlait encore avec reconnaissance à une époque plus avancée de sa vie.» Mon père, disait-elle, se donna beaucoup de peine avec moi. Il m'enseigna à prier et à faire le signe de la croix. Il me tenait sur ses genoux, fermait ma petite main et m'apprenait à faire le petit signe de la croix. Il l'ouvrait aussi et m'apprenait le grand signe de la croix. Étant encore toute petite, lorsque de très bonne heure je pus dire à moitié le Pater ou même encore moins que cela, je répétais plusieurs fois le peu que j'en savais jusqu'à ce qu'il me semblât qu'il y en avait autant que dans le tout.»
3. A ce don de lumière correspondait une autre grâce donc Catherine fut favorisée également à son baptême et qui se développa toujours plus éclatante avec les années. C'était le don de la plus parfaite pureté du corps et de l'âme, dont les effets se manifestaient déjà quand elle était à la mamelle. On ne l'entendit jamais crier ; on ne la vit jamais en colère, mais toujours paisible, douce et aimable, comme la bienheureuse Marie Bagnesi de Florence ou comme sainte Colombe de Rieti. Aussi était-elle la consolation et la joie de ses parents et devint-elle bientôt la favorite des simples campagnards parmi lesquels devaient s'écouler les années de son enfance. Comme autrefois parents et voisins se disputaient Catherine de Sienne enfant, parce que sa seule vue rendait les cœurs tout joyeux, ou comme, on voyait briller un tel attrait chez Marie Bagnesi, que les religieuses des couvents où on la portait pour visiter ses sœurs ne voulaient pas la laisser partir, de même la pauvre petite paysanne de Flamske était la joie de tous ceux qui la voyaient. L'éclat de pureté ineffable qui reposait sur elle prêtait un charme irrésistible à chaque regard, à chaque mouvement, à chaque parole de la timide enfant et, lorsqu'elle fut plus âgée, donnait à toutes ses actions comme un caractère sacré qui, sans qu'elle en eut elle-même la conscience, exerçait une influence fortifiante sur son entourage. Lorsque plus tard Anne Catherine entra dans la phase la plus pénible de sa tâche de souffrance, la pureté de son âme rayonna au dehors en proportion de l'accroissement de ses peines, et plus elle approcha du terme de sa vie, plus la vertu mystérieuse qui émanait d'elle se rendit sensible. Lorsque ses stigmates devinrent l'objet d'une enquête faite par l'autorité ecclésiastique, des médecins et des prêtres rendirent témoignage de cette pureté et ce fut la plus forte impression que reçut le comte de Stolberg lorsqu'il vit Anne Catherine pour la première fois.
4. Un effet de cette pureté fut qu'Anne Catherine, jusqu'à sa mort, conserva la simplicité naïve d'un enfant plein d'humilité et d'innocence, ne sachant rien d'elle-même ni du monde parce que sa vie était toute en Dieu. Et cette simplicité plut tellement à Dieu qu'elle se montrera à nous comme le but des opérations de la grâce dont cette âme d'élite fut favorisée. Le Seigneur la traita toujours comme un enfant, et dans son admirable sagesse, il fit en sorte qu'avec la plénitude de lumière versée dans son âme, elle conservât la simplicité ; avec le courage héroïque qui la faisait aspirer toujours à de nouvelles souffrances, une aimable timidité ; enfin avec la terrible austérité de sa mission, la naïveté d'un enfant ; car, avant encore les yeux pleins de larmes, elle pouvait revenir en un instant à la joyeuse sérénité de cet âge qui ne connaît pas les soucis parce qu'il ne connaît pas le péché, aussitôt qu'un rayon fugitif du soleil de la consolation adoucissait les tourments qui, comme des vagues furieuses, s'étaient déchaînés sur elle. Ces rayons de soleil étaient souvent les tableaux de son enfance que le Dieu de bonté faisait passer devant son âme pour la soulager : alors Anne Catherine redevenait enfant, se sentait une petite paysanne gaie et affectueuse dans la maison paternelle et reconquérait le courage tranquille qui lui était nécessaire pour marcher en avant sur la voie toujours plus escarpée de la croix.
5. Ce don de pureté était pour Anne Catherine un trésor qu'il fallait acheter par les souffrances et la pénitence et qui ne pouvait être conservé qu'autant que sa valeur et son éclat étaient rehaussés par une lutte sans relâche contre elle-même, une abnégation et une mortification incessantes. C'est pourquoi la pratique de lu patience dans la souffrance fut l'exercice par où elle dut commencer dès la première année de sa vie.» Je retourne bien loin en arrière par la pensée, « disait-elle.» Dans ma première année, je tombai rudement par terre. Ma mère était à Coesfeld, à l'église, mais elle eut le pressentiment qu'il m'était arrivé quelque chose et elle revint en grande hâte et tout inquiète à la maison. Pendant longtemps, on ne put pas me faire marcher, car ce ne fut que dans ma troisième année que je fus tout à fait guérie ; on me tira la jambe, on la laça et on l'enveloppa dans des bandages si serrés qu'elle devint toute sèche.»
Le souvenir distinct de cet accident de la première enfance conservé encore dans un âge avancé, prouve combien Anne Catherine en avait eu la parfaite connaissance lorsqu'il était arrivé et qu'elle avait eu à en supporter les conséquences. Dirigée comme elle l'était par son saint ange, on peut présumer qu'il en était d'elle dans de pareils cas comme de Marie Bagnesi, si semblable à elle en beaucoup de choses. Celle-là aussi, dès sa première enfance, n'étant encore âgée que de quelques mois, commença sa tâche de souffrance en endurant la faim la plus cruelle. Confiée à une nourrice sans conscience qui ne lui donnait ni lait, ni nourriture, il lui fallait pour apaiser sa faim ramasser par terre des miettes de pain ; mais elle posa par là le fondement de cette vie de mortifications extraordinaires et de souffrances librement voulues qui fit d'elle, comme d'Anne Catherine, une source de bénédictions pour une infinité d'âmes.
6. Aussitôt que commença à exister pour Anne Catherine la possibilité de se refuser quelque chose et de s'imposer une mortification ou une victoire sur elle-même, elle commença aussi à s'y exercer avec une grande ardeur, en tant que cela était possible à un âge aussi tendre. Elle suivait en cela la direction constante de son ange qui lui donnait les lumières nécessaires et elle se livra à ces exercices avec une constance et une prudence qui frappent d'étonnement. Elle avait suspendu dans un coin de la grange une petite image de la mère de Dieu avec l'enfant Jésus et placé devant cette image un morceau de bois qui devait figurer un autel. Elle portait là tous les petits objets donnés par des parents et amis qui voulaient lui faire plaisir, objets qui ordinairement rendent si heureux les enfants de son âge. Elle était fermement convaincue que tout ce dont elle se privait faisait plaisir à l'enfant Jésus ; aussi lui donnait-elle joyeusement et en se renonçant énergiquement elle-même tout ce qu'elle recevait en cadeau. Elle faisait cela avec tant de simplicité et si peu d'ostentation que personne ne trouvait rien de singulier dans cette manière d'agir tout enfantine en apparence et qu'on ne la troublait en rien à cet égard. Il arrivait souvent que les dons placés par elle devant la petite image disparaissaient et cela lui donnait la joyeuse assurance que l'enfant Jésus lui-même les avait pris pour lui. Cette consolation était d'autant plus grande qu'il lui avait fallu se vaincre et se renoncer davantage, car, avec tous les dons de la grâce qui lui avaient été départis, elle n'en n'était pas moins une enfant qui se serait régalée de fruits, de gâteaux, etc. , aussi volontiers que les autres. Même les fleurs, les images, les rubans, les guirlandes, les anneaux, les jouets et les autres choses de ce genre qui ont une valeur incomparable aux yeux d'un enfant, devaient être sacrifiés au saint élan de son cœur : elles étaient posées sur le petit autel et quand elle revenait, il se trouvait que tout avait disparu.
7. Grâce à une mortification si persévérante, la pureté de son âme s'accroissait de telle sorte qu'Anne Catherine, dans sa troisième année, pouvait adresser à Dieu cette fervente prière : « Ah ! mon cher Seigneur et Dieu, faites-moi mourir : car quand on devient grand, on vous offense par de grands péchés.» Et quand elle sortait de la chaumière paternelle elle pouvait dire dans sa ferveur ainsi que l'atteste Overberg : « Puisses-tu tomber morte devant la porte pour n'être plus exposée à offenser Dieu.» .
8. Lorsqu'elle fut plus grande et put frayer avec d'autres enfants de son âge, elle leur donnait pour l'amour de Dieu tout ce dont elle pouvait disposer. Les plus pauvres étaient ceux qu'elle préférait, et, fille elle-même de parents nécessiteux, elle était inépuisable dans ses dons. Elle n'avait pas encore accompli sa quatrième année, qu'elle s'interdisait de manger à sa faim dans aucun repas. Chaque fois qu'elle était à table avec ses parents, elle mortifiait son goût de toutes les manières ; car ou elle s'arrangeait pour avoir les plus mauvais morceaux ou elle mangeait si peu qu'on ne pouvait comprendre comment elle se soutenait.» Je vous donne cela, mon Dieu, disait-elle dans son cœur» afin que vous en fassiez part aux pauvres qui en ont le plus besoin.»
9. Les pauvres, les indigents, les souffrants de toute espèce possédaient son amour à un si haut degré que les peines causées par la compassion furent les premières douleurs spirituelles d'Anne Catherine. Si elle entendait parler d'un malheur, d'une maladie ou d'un mal, quel qu'il fût elle était émue d'une si vive compassion qu'elle pâlissait, s'asseyait et restait sans mouvement comme quelqu'un qui va tomber en défaillance. Les questions de ses parents inquiets qui lui demandaient si elle était prise d'une maladie subite, la faisaient revenir à elle ; mais le désir d'assister son prochain était si fortement réveillé dans son âme qu'elle s'offrait elle-même à Dieu avec de ferventes prières pour qu'il voulut bien la charger des souffrances et des misères des autres et les secourir à cette condition. Si elle voyait un affamé ou un indigent, elle courait à lui et lui criait avec une simplicité touchante : « Attendez, attendez, je vais prendre un pain pour vous à la maison. . .» Et sa bonne mère la laissait faire et ne refusait jamais à l'enfant ce qu'elle demandait quand les malheureux venaient pour recevoir ses dons. Elle se dépouillait même d'une partie de ses vêtements pour les donner et elle parvint une fois par ses douces supplications à obtenir de ses parents la permission de donner à un petit mendiant sa dernière chemise.
10. Anne Catherine ne pouvait pas voir un enfant pleurant ou malade sans demander à Dieu de la charger de ce qui causait ces pleurs, de lui envoyer cette maladie ou ces souffrances afin que les autres en fussent délivrés. Cette prière était toujours immédiatement exaucée. Anne Catherine éprouvait les douleurs et voyait les enfants redevenir tranquilles. Elle priait ainsi dans ces occasions : « Quand un pauvre ne prie pas et ne demande pas, il ne reçoit rien ; mais vous, mon Dieu, vous venez en aide même à ceux qui ne prient pas et qui ne veulent pas souffrir. Voici que je vous prie et vous invoque pour ceux qui ne le font pas eux-mêmes.» Voyait-elle un enfant qui avait de mauvaises habitudes et commettait souvent des fautes, elle priait pour qu'il se corrigeât : mais pour être exaucée, elle s'imposait une punition et demandait à Dieu qu'il lui fût permis de faire la pénitence à la place de l'enfant. Quand bien des années après, on lui demanda d'expliquer comment, dès sa tendre enfance, elle en était venue à faire de semblables demandes, elle répondit simplement» Je ne puis dire qui me l'a enseigné : mais cela se trouve compris dans la compassion. J'ai toujours eu le sentiment que nous sommes tous un seul corps en Jésus-Christ, et le mal de mon prochain me faisait souffrir comme si c'eût été le doigt de ma main. Dès mon enfance j'ai demandé pour moi les maladies des autres. J'avais la pensée que Dieu n'envoie pas des souffrances sans une cause particulière, et qu'il y a toujours quelque chose à payer par là. Que si la souffrance souvent pèse si cruellement sur l'un de nous, cela vient, me disais-je, de ce que personne ne veut l'aider à acquitter sa dette. Alors je priais Dieu de me laisser payer pour lui ; je demandais à l'enfant Jésus de m'aider et de cette manière j'avais bientôt mon comptant de douleurs.»
« Je me souviens, « racontait-elle dans une autre occasion, « que ma mère eut un érésipèle au visage et qu'elle était couchée sur son lit tout enflée. J'étais seule auprès d'elle et bien triste de la voir ainsi. Je m'agenouillai dans un coin et priai Dieu avec ferveur : puis je nouai un linge autour de la tête de ma mère et je priai de nouveau. Je ressentis alors un grand mal de dents et tout mon visage s'enfla. Lorsque les autres revinrent à la maison, ils trouvèrent ma mère tout à fait remise, et moi aussi, je ne tardai pas à me trouver mieux.»
« Quelques années après je souffris des douleurs presque intolérables. Mes parents étaient bien malades. Je m'agenouillai près de leur lit contre le métier à tisser et y priai Dieu : alors je vis mes mains jointes au-dessus d'eux et je fus poussée à les poser en priant sur mes parents malades afin qu'ils fussent guéris.»
11. Si elle voyait commettre un péché ou si elle en entendait parler, elle était saisie d'une vive affliction et versait des larmes amères. Interrogée par ses parents inquiets sur la cause d'un chagrin qu'ils ne pouvaient s'expliquer, elle n'était pas en état de leur donner une réponse satisfaisante. Elle recevait à cause de cela beaucoup de reproches et on la traitait de fantasque : mais cela n'arrêtait point l'élan de son cœur brûlant d'amour qui la portait à prier et à faire pénitence pour les besoins spirituels du prochain. Ainsi, dans sa quatrième année, elle se trouvait un jour près du berceau d'un enfant mortellement malade ; la mère de l'enfant était à ses côtés. Le père qui était ivre, dans un accès de colère, lança sur elle une hache qui allait briser la tête de l'enfant. Anne Catherine se jeta rapidement devant le coup ; la hache effleura sa propre tête et se détourna du berceau. L'enfant fut sauvé et les terribles conséquences de cet acte insensé furent prévenues. Une autre fois Anne Catherine vit des enfants blesser la décence dans leurs jeux. Elle en conçut un tel chagrin qu'elle se cacha dans les orties, priant Dieu d'accepter ses souffrances en expiation des péchés de ces enfants. Elle ressentait aussi une vive compassion pour les Juifs. Lorsque j'étais petite, raconta-t-elle, mon père me prenait souvent avec lui quand il allait à Coesfeld acheter quelque chose chez un marchand juif. J'étais toujours saisie de pitié à la vue de ce malheureux homme et souvent je ne pouvais m'empêcher de pleurer amèrement de ce qu'ils sont si endurcis et ne veulent pas du salut qui leur est offert. Combien ils sont à plaindre ! Ils n'ont aucune idée des vieux saints Juifs tels que je les vois. Les Juifs actuels descendent des anciens Juifs pervertis par le pharisaïsme. La misère et l'aveuglement de ces hommes ont toujours fait sur moi une profonde impression et pourtant j'ai souvent trouvé qu'on peut très parler de Dieu avec eux. Pauvres, pauvres Juifs ! Ils ont autrefois possédé vivant le germe du salut : mais ils n'en ont pas reconnu le fruit et ils l'ont rejeté. Et maintenant ils ne le cherchent même pas.»
12. Mais ce qui est plus étonnant chez Anne Catherine que toute autre mortification, c'est la pratique, commencée de si bonne heure et jamais interrompue, de la prière nocturne. Dès sa quatrième année, elle commença à prendre sur le temps du repos de la nuit, si nécessaire à un enfant, afin de se livrer à l'oraison. Quand ses parents étaient endormis, elle se levait de son lit et priait avec l'ange deux ou trois heures de suite, parfois jusqu'au crépuscule du matin. Elle aimait à le faire en plein air : aussi, quand le temps le permettait, elle se glissait jusqu'à un champ situé devant la maison paternelle et où le sol s'exhaussait un peu, parce qu'elle se croyait là plus rapprochée de Dieu que dans le bas fond, et elle priait, les bras étendus et les yeux tournés vers l'église de Coesfeld. On ne peut pas supposer qu'Anne Catherine ait entrepris une pareille chose sans l'inspiration de son ange et, si nous devons reconnaître là une disposition de Dieu qui voulait recevoir la prière nocturne de l'innocente créature et lui donnait la force nécessaire, il ne faut pourtant pas s'imaginer qu'en raison du secours particulier que lui apportait la grâce, cette pratique fût devenue pour la tendre enfant une chose facile et comme allant de soi-même. Certes il n'en était pas ainsi : car c'est le propre de la direction à laquelle obéissent les âmes de cette sorte qu'elles ont à acquérir graduellement la perfection à laquelle Dieu les appelle par une très fidèle coopération aux grâces reçues et par un combat incessant et douloureux contre l’infirmité de la nature. Ainsi Dieu permettait que chez Anne Catherine, la nature réclamât journellement ses droits et que son faible corps exigeât impérieusement le repos qui, selon l'ordre accoutumé, était indispensable à sa croissance et à l'augmentation de ses forces : mais la courageuse enfant résistait et obéissait promptement à la voix de l'ange qui l'appelait à la prière, quoiqu'elle ne pût s'empêcher d'éprouver le tressaillement involontaire de la faiblesse humaine et de pleurer souvent à chaudes larmes. Anne Catherine cherchait des moyens pour procurer à son corps la facilité de se lever à toute heure de la nuit, mais elle n'en trouva pas de meilleurs que des morceaux de bois ou des cordes qu'elle mettait dans son lit pour se rendre le repos incommode et pénible et des ceintures de pénitence munies de gros noeuds qu'elle tressait elle-même, afin de trouver dans un surcroît de souffrance la force que la nature ne pouvait pas lui fournir. Dieu récompensa par le succès le plus complet tant de fidélité et de persévérance. Elle gagna peu à peu sur elle de pouvoir se passer entièrement du sommeil naturel, en sorte que jusqu'à la fin de sa vie, elle se montra jour et nuit, dans relâche et sans repos, la servante infatigable de son Seigneur.
13. Bien des lecteurs trouveront peut-être plus surprenante chez une enfant de quatre ans la possibilité de persévérer deux ou trois heures de suite dans la prière que cette faculté de pouvoir si longtemps se priver de sommeil et ils demanderont quelle était donc la substance de cette prière si prolongée. Elle était aussi abondante et aussi variée que les causes et les occasions pour lesquelles Dieu voulait que la prière de l'enfant lui fût adressée. Tous les jours Anne Catherine voyait en vision la tâche qu'elle avait à accomplir dans sa prière. Elle voyait dans une série de tableaux des malheurs et des dangers, menaçant l'âme et le corps, qu'il lui fallait détourner et conjurer. Elle voyait des malades impatients, des prisonniers accablés de tristesse, des mourants non préparés ; elle voyait des voyageurs, des égarés, des naufragés ; elle voyait des gens dans la détresse et l'abattement, d'autres qui chancelaient au bord des abîmes et auxquels la clémente providence de Dieu voulait par l'effet de sa prière faire arriver l'assistance, la consolation et le salut. C'est pourquoi il lui était aussi montré dans ces tableaux que, si elle négligeait ses pénitences et ses supplications, personne ne la suppléerait, et que ces gens en péril et dans la détresse resteraient alors sans rien qui pût les sauver. Le saint ange la soutenait dans sa prière et le brûlant amour du prochain la rendait si hardie, si éloquente et si persévérante dans les supplications qu'elle adressait à Dieu que les heures lui semblaient plutôt trop courtes que trop longues.
14. Ces visions furent particulièrement variées et effrayantes lors de l'explosion de la révolution française. Anne Catherine fut conduite en esprit dans la prison de Marie Antoinette, reine de France, et elle eut à demander pour elle force et consolation. L'impression qu'elle en ressentit fut si vive qu'elle raconta à ses parents et à ses frères et sœurs la détresse de la reine, les exhortant à prier avec elle pour cette infortunée princesse. Mais ils ne comprirent pas ce qu'elle voulait dire par là, traitèrent ses paroles de rêveries et lui donnèrent à entendre que, pour aller ainsi partout et voir tout, il fallait être une sorcière. Ces propos inquiétèrent tellement Anne Catherine qu'elle alla se confesser et ne put être tranquillisée que par son confesseur. Il lui fallut assister en esprit à beaucoup d'exécutions afin de porter par sa prière aide et consolation aux mourants, particulièrement au roi Louis XVI. « Quand je vis ce roi et beaucoup d'autres, » racontait-elle, « souffrir la mort avec tant de résignation, je me disais toujours : Ah ! il est bon pour eux d'être retirés du milieu de ces abominations. Mais, quand je parlais de cela à mes parents, ils croyaient que j'avais perdu la tête. J'étais souvent à genoux, priant et pleurant afin que Dieu voulut bien sauver telles et telles personnes que je voyais en grand danger, et j'ai vu et appris par l'expérience comment des périls menaçants et encore éloignés peuvent être détournés par la prière constante en Dieu».
15. Lorsque, quelques années plus tard, Anne Catherine eut à rendre compte à son directeur extraordinaire Overberg de ce qu'avait été sa prière dans sa première jeunesse, elle lui répondit ainsi « Dès ma petite enfance, je priais moins pour moi-même que pour d'autres, afin qu'on ne commit pas de péchés et qu'aucune âme ne se perdit. Il n'était rien que je ne demandasse à Dieu, et plus j'obtenais, plus je demandais ; je n'en avais jamais assez. J'étais avec lui hardie à l'excès et je me disais : Tout est à lui et il voit avec plaisir que nous l'implorions de tout notre cœur.»
16. A quel degré de perfection s'éleva la pureté du cœur chez la courageuse enfant, à l'aide de semblables pratiques, c'est ce qu'Overberg nous apprend en ces termes « Dès la sixième année de son âge, Anne Catherine ne connaissait de joie qu'en Dieu ; et la seule chose qui la fît souffrir et, l'attristât était que ce Dieu plein de bonté fût offensé par les hommes. Lorsqu'elle eut commencé à se livrer à la mortification et au renoncement, il s'alluma dans sont cœur un tel amour de Dieu qu'elle disait souvent dans sa prière : « Quand même il n'y aurait ni ciel, ni enfer, ni purgatoire, je voudrais pourtant, mon Dieu, vous aimer de tout mon cœur et par-dessus toute chose».
17. Anne Catherine consacrait une grande partie de ses prières aux pauvres âmes du purgatoire qui venaient souvent lui demander son secours. Quand c'était en hiver, elle se mettait à genoux la nuit dans la neige et priait pour elles, les bras étendus, jusqu'à ce qu'elle fut toute raidie par le froid. Elle prenait aussi pour s'y agenouiller un morceau de bois à arêtes presque tranchantes ou bien elle se mettait à genoux au milieu des orties et s'en flagellait, pour rendre par ces pénitences sa prière plus efficace. Elle avait très souvent la consolation de recevoir les remerciements des âmes délivrées par elle. Voici ce qu'elle rapportait plus tard à ce sujet :
« Quand j'étais encore enfant, je fus conduite par une personne inconnue à un endroit qui me sembla être le purgatoire. J'y vis beaucoup d'âmes souffrant cruellement qui me demandèrent instamment des prières. C'était comme si j'eusse été conduite dans un profond abîme. Je vis un lieu très étendu dont l'aspect était à la fois terrible et touchant ; car on y voyait des personnes silencieuses, affligées, dont le visage semblait pourtant indiquer qu'elles avaient encore de la joie dans le cœur et qu'elles pensaient à la miséricorde de Dieu. Je n'y vis pas de feu ; mais je sentis que ces pauvres gens étaient en proie à de très grandes souffrances intérieures.»
« Quand je priais avec beaucoup d'ardeur pour les pauvres âmes, j'entendais souvent autour de moi des voix qui disaient : Je te remercie ! Je te remercie ! Un jour j'avais perdu sur le chemin de l'Eglise un petit sachet que ma mère m'avait donné. J'en avais beaucoup de chagrin et je croyais avoir péché en n'y faisant pas plus d'attention. Cela me fit oublier de prier le soir pour ces pauvres âmes si chères à Dieu. Comme j'allais prendre un morceau de bois dans le hangar, une figure blanche avec quelques taches noires m'apparut et me dit : « Tu m'oublies.» Je fus très effrayée et je repris aussitôt la prière interrompue. Le jour suivant, ayant bien prié, je retrouvai le sachet dans la neige.» Quand je fus devenue plus grande, j'allais de grand matin à la messe à Coesfeld. Afin de pouvoir mieux prier pour les âmes en peine, je prenais un chemin solitaire. S'il faisait encore noir, je voyais de pauvres âmes planer devant moi, deux par deux, comme des perles brillantes dans une flamme sombre. Le chemin s'éclairait à mes yeux, et je me réjouissais de ce qu'elles étaient autour de moi, parce que je les connaissais et que je les aimais : car, pendant la nuit aussi, elles venaient à moi et imploraient mon assistance.»