Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

III

 

ANNE CATHERINE EST CONDUITE PAR DIEU A L'AIDE DE VISIONS

 

1. La richesse des tableaux qui se présentaient dans la lumière infuse à l'âme d'Anne Catherine se révéla à son entourage aussitôt qu'elle put parler. Lorsque son père Bernard, après le travail de la journée, se reposait près du foyer, sa récréation favorite était de prendre sur ses genoux sa spirituelle petite fille et de lui faire raconter quelque chose : « Anne Catherinette, lui disait-il, te voilà dans ma petite chambre ; raconte-moi quelque chose.» Alors elle lui décrivait d'une manière très animée les tableaux relatifs aux événements de l'Ancien Testament qui avaient passé sous ses yeux, si bien que le père fondant en larmes lui demandait : « Mon enfant, d'où t'est venu tout cela : « Et elle répondait : « Père, cela est ainsi, je le vois ainsi.» Sur quoi il se taisait et ne l'interrogeait plus. Elle voyait ces tableaux, étant éveillée, à toutes les heures du jour et au milieu de ses occupations, quelles qu'elles fussent. Et comme elle croyait que tout le monde avait, comme elle, de ces contemplations, elle en parlait tout naïvement et quelquefois se fâchait quand d'autres enfants la contredisaient ou se moquaient d'elle. Il arriva une fois qu'un ermite qui prétendait être allé à Rome et à Jérusalem, parla des lieux saints tout de travers et au rebours de la vérité. La vive enfant qui avait écouté tranquillement le narrateur, à côté de ses parents, ne put plus se contenir, le taxa hardiment de mensonge et se mit à décrire les saints lieux comme quelque chose qui lui était parfaitement connu. Les parents mécontents lui reprochèrent cette vivacité et Anne Catherine devint plus réservée. Comme elle était à l'école du village à la tête de laquelle se trouvait un vieux paysan, elle décrivit un jour la résurrection de Notre-Seigneur comme elle lui était montrée en vision : mais là aussi on l'exhorta sévèrement à ne plus se livrer à de semblables imaginations. Ces expériences fermèrent successivement la bouche à l'enfant intimidé, qui s'abstint dès lors de communiquer ce qui se passait secrètement en elle : toutefois les visions ne cessèrent pas, mais les faits sur lesquels repose la foi avec ses mystères passaient toujours plus nombreux devant ses yeux en grands tableaux historiques liés les uns aux autres et Anne Catherine, en quelque lieu qu'elle se trouvât, était continuellement occupée à les contempler.

 

2. C'étaient les douze articles du symbole des apôtres qui, suivant le cours de l'année ecclésiastique, passaient devant elle sous forme de tableaux infiniment variés. Elle contemplait la création du ciel, la chute des anges, la création de la terre et du paradis : elle voyait Adam et Eve, et leur chute : puis dans des visions qui se succédaient sans interruption, elle suivait, à travers les siècles et les générations, tout le développement des saints mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, en sorte que le théâtre de l'histoire sainte et les personnages de l'Ancien Testament lui étaient mieux et plus distinctement connus que le cercle de son entourage ordinaire. Dans ces visions se montraient aussi dans un rapport plus intime avec elle, les saints qui, par leurs relations plus étroites avec la sainte humanité de Jésus-Christ, sont à certains égards plus rapprochés des fidèles. Parmi eux, c'étaient surtout les saintes familles de Joachim et d'Anne, de Zacharie et d'Elisabeth avec lesquelles Catherine entretenait des rapports plus familiers et plus affectueux : c'était avec elles qu'elle célébrait les fête des temps de la promesse, allait en pèlerinage à Jérusalem et à d'autres lieux sanctifiés, demandait ardemment l'avènement du Sauveur, le saluait et l'adorait à sa naissance. Le temple de Jérusalem (note), la splendeur et la magnificence du culte qu'on y rendait à Dieu, l'arche d'alliance avec ce qu'elle contenait, les mystères du Saint des Saints intelligibles pour un petit nombre seulement, le chant des psaumes, les prescriptions et les observances si multipliées du rituel de l'ancienne loi, tout cela lui était parfaitement connu jusque dans les plus petits détails, aussi bien que les coutumes et les pieuses traditions conformément auxquelles les vrais et fidèles Israélites pratiquaient la loi et réglaient leur vie de famille.

 

3. Or ces contemplations n'étaient pas pour Anne Catherine un vain spectacle, mais elle vivait avec ce qu'elle voyait, elle frayait avec les contemporains de ces événements remontant à des milliers d'années.

 

(note) L'histoire de la ville de Jérusalem, depuis sa fondation jusqu'aux temps actuels, lui fut montrée dans des visions successives, et dans sa première jeunesse, elle en eut où figuraient même les Templiers. Elle dit un jour : « dans ma jeunesse, lorsque les gens de guerre traversèrent pour la première fois notre pays, je croyais toujours qu'il en viendrait de ceux que j'avais vus précédemment en esprit. C'est pourquoi je cherchais sans cesse si je ne verrais pas de ces soldats qui étaient aussi des religieux. Ils portaient des vêtements blancs avec plusieurs croix et un ceinturon où pendait une épée. Je les vis habiter bien loin parmi les Turcs : et je vis qu'ils avaient des pratiques secrètes à la manière des franc-maçons et comment ils firent périr beaucoup de personnes. Je m'étonnais de ne voir jamais de gens comme eux dans les troupes qui passaient, mais j'appris qu'ils n'existaient plus depuis longtemps et qu'ils avaient été chevaliers du Temple.»

 

Il lui arrivait en cela quelque chose de semblable à ce qui était arrivé à sainte Catherine de Sienne qui, elle aussi, avait été préparée au grand rôle qu'elle devait jouer plus tard par des visions pour lesquelles il lui fallait une telle liberté d'esprit à l'endroit de toutes les créatures et un recueillement si imperturbable, de toutes les forces de l'âme en Dieu qu'étant dans l'entourage des Papes et des princes et au milieu de tout le tumulte du monde, elle pouvait y rester aussi inaccessible et en être aussi peu émue qu'elle l'eût été dans l'asile silencieux d'une cellule monastique. Mais cette force, elle ne la puisait qu'à l'école des anciens pères et des pénitents de la Thébaïde. C'est pourquoi, pendant des années, elle eut pour compagnie leur contemplation si claire et si vivante qu'elle tressait avec eux des corbeilles et des nattes, priait, chantait des psaumes, jeûnait, faisait pénitence, observait le silence, enfin pratiquait toutes les abstinences et les mortifications qui devaient la conduire à une séparation complète d'avec les créatures et à l'union la plus intime avec Dieu. Saint Paul, saint Antoine, saint Pacôme, saint Hilarion étaient ses modèles et ses maîtres et elle était en rapport familier avec eux comme Anne Catherine avec saint Joachim, sainte Anne et leurs saints ancêtres.

 

4. En même temps qu'Anne Catherine célébrait en esprit les solennités de l'ancienne loi, comme si elle en eût été contemporaine, elle faisait cela en enfant de la sainte religion catholique qui, dans toutes les figures et les mystères prophétiques, contemplait leur accomplissement. Dans les fêtes de l'ancien Testament, elle voyait à la fois les faits actuels et les événements historiques qui étaient la cause et l'objet de la fête, en sorte que ses merveilleuses intuitions embrassaient l'histoire de la Rédemption tout entière. Elles occupèrent les premiers temps de sa jeunesse jusqu'au moment où leur succédèrent des visions non moins compréhensives et non moins complètes touchant la vie du Saint Rédempteur. Cette disposition était en rapport avec la tâche d'Anne Catherine qui était de souffrir pour la foi catholique à une époque où les hommes, dans leur malice insensée, contestaient jusqu'à la possibilité d'une révélation divine, niaient les mystères de l'Incarnation et de la Rédemption, insultaient par des blasphèmes diaboliques les prophètes, les apôtres et les saints de l'Eglise, et où l'on voyait la foule des ennemis de Dieu se recruter journellement dans les rangs des prêtres égarés. Dans cette terrible époque, Dieu donnait à l'âme d'Anne Catherine, par l'infusion de la lumière prophétique, la faculté de contempler les faits de la révélation divine et tout le cours de l'histoire de la Rédemption plus clairement et plus complètement encore que les contemporains de ces faits ; il l'appelait à confesser et à glorifier l'accomplissement dans le temps des décrets divins cachés de toute éternité, avec un cœur dont la pureté et l'ardent amour étaient pour lui une compensation aux outrages que l'impiété prodiguait à ses miséricordes.

 

5. Le Sauveur lui-même daignait se faire le guide de cette âme privilégiée dans le cercle immense de ces visions et lui communiquer l'intelligence des mystères les plus cachés. Il parcourait avec elle les lieux sanctifiés par sa présence sur la terre et lui montrait comment il y avait accompli ce qu'il avait travaillé à préparer d'avance dès le commencement des temps pour le salut de l'humanité déchue. Il lui révéla le mystère de la Conception immaculée de sa très sainte mère et lui montra toutes les personnes, les familles et les races élues dont il s'était servi dans les anciens temps de la promesse pour conduire à terme la plénitude du salut. Cette assistance toujours présente du divin Sauveur donnait à Anne Catherine la force d'esprit nécessaire pour porter et embrasser la richesse infinie de ses visions et pour maintenir sa vie intérieure et son action contemplative en harmonie avec sa vie et ses actions extérieures. Elle était, des jours entiers, livrée à une contemplation continuelle, par conséquent son esprit était incessamment abstrait du monde extérieur : et pourtant toutes les occupations et tous les travaux qui, dès son jeune âge, lui étaient imposés par ses parents allaient leur train avec autant de promptitude et de précision que si elle n'avait pas eu à penser à autre chose. Aucune espèce de dérangement extérieur ne devait troubler le calme et le recueillement profond de ses facultés intellectuelles dans la contemplation : c'est pourquoi elle reçut comme un don de Dieu l'aptitude aux travaux manuels et toutes les connaissances nécessaires pour la vie ordinaire, sans être obligée de les acquérir peu à peu par l'enseignement ou la pratique. De même qu'elle sut lire aussitôt qu'elle ouvrit un livre, de même tout travail domestique ou champêtre auquel ses mains s'appliquaient lui réussissait à l'instant. Il semblait que tout ce qu'elle touchait ou tout ce qu'elle faisait se tournât en bénédiction et son entourage était tellement accoutumé à voir la faible enfant toujours prête à entreprendre joyeusement un travail pénible et toujours parvenant à le mener à bien, qu'on respectait son calme et son recueillement intérieur, et qu'on ne cherchait pas à troubler par des questions fatigantes le profond silence de son âme. La tâche pénible de rendre compte de ses visions n'était pas encore venue pour Anne Catherine : elle n'était pas encore appelée à faire entrer dans le cadre étroit du langage humain des richesses spirituelles tellement surabondantes qu'elle-même ne pouvait les percevoir que par les rayonnements de la lumière prophétique, mais non sous une forme qui pût se traduire en paroles. Quoique les peines et les souffrances fûssent des compagnes qui n'abandonnaient jamais la pieuse enfant, elles ne pouvaient pourtant troubler en aucune sorte le recueillement profond de son esprit dans la vie contemplative : et c'est pourquoi Anne Catherine, à un âge plus avancé soupirait si souvent en se reportant à cette paix silencieuse et cachée de sa jeunesse et témoignait fréquemment en ces termes sa joyeuse reconnaissance envers Dieu :

« Dans mon enfance, disait-elle, j'étais continuellement absorbée en Dieu. Je faisais tout ce que j'avais à faire sans cesser d’être abstraite intérieurement et j'étais toujours en contemplation. Si j'allais avec mes parents aux champs ou à quelque autre travail, je n'étais jamais sur la terre. Tout y était pour moi comme un songe pénible et confus : ailleurs tout était clarté et vérité céleste.»

 

6. Notre Seigneur voulait être le guide et le maître d'Anne Catherine, non seulement dans la sphère de la contemplation, mais plus encore dans la pratique de la piété ; c'est pourquoi il entrait avec elle dans des relations d'une familiarité tout enfantine, pour la conduire pas à pas à la perfection et à la plus entière conformité avec lui. Tantôt il se montrait à elle sous la forme d'un enfant portant la croix sur ses épaules, et il la regardait sans rien dire afin que, touchée de sa patience, elle se chargeât aussi d'une lourde pièce de bois et la portât en priant aussi longtemps que ses forces le lui permettraient. Tantôt elle le voyait pleurer sur les mauvais traitements que lui faisaient souffrir des enfants insolents et indociles : et cette vue la faisait souvent se jeter au milieu des ronces et des orties afin d'apaiser le Seigneur par sa pénitence pour des fautes qui n'étaient pas les siennes. Quand elle faisait le chemin de la croix, il venait à elle et lui donnait sa croix à porter. Si elle était au champ ou occupée à garder les vaches, ce à quoi on l'employa dès l'âge de cinq ans, il la visitait sous la forme d'un enfant qui vient trouver ses compagnons afin de prendre part à leur travail et à leurs récréations : car il voulait lui apprendre par la parole et par l'exemple comment toutes ses actions devaient avoir pour but la gloire de Dieu. Il mettait en elle l'intelligence et l'aptitude à tout faire en vue de Dieu et lui apprenait à diriger vers le ciel jusqu'aux plaisirs et aux jeux du jeune âge.

 

7. Plus tard elle racontait à ce sujet des choses singulièrement gracieuses : « Quand j'étais enfant, disait-elle, le petit garçon travaillait avec moi. Je me souviens qu'à l'âge de dix ans, je faisais déjà comme à présent. Je savais qu'il devait me naître un frère, je ne puis dire d'où je le savais : je désirais faire pour ma mère quelque chose qui pût servir à l'enfant et je ne savais pas encore coudre, mais le petit garçon vint me trouver ; il m'enseigna tout et m'aida à préparer un petit bonnet et d'autres objets à l'usage des enfants. Ma mère fut très étonnée que j'eusse pu en venir à bout, mais elle prit tout cela et s'en servit.» Quand je commençai à garder les vaches, le petit garçon venait aussi me trouver et il faisait en sorte que les vaches se gardassent d'elles-mêmes. Nous parlions ensemble de toute espèce de bonnes choses, comme quoi nous voulions servir Dieu et aimer l'enfant Jésus et comme quoi Dieu voyait tout. J'étais souvent avec le petit garçon et rien ne nous était impossible quand nous étions ensemble. Nous causions, nous faisions des bonnets et des bas pour des enfants pauvres. Tout ce que je voulais, je le pouvais : j'avais aussi tout ce dont j'avais besoin. Souvent aussi des religieuses venaient nous trouver et c'étaient toujours des Annonciades. Chose singulière, j'arrangeais toujours tout et je croyais tout faire, mais en réalité c'était le petit garçon qui faisait tout.»

 

8. La bénédiction de ce commerce merveilleux se communiquait par Anne Catherine à tous ceux avec lesquels elle se trouvait en contact : c'étaient en particulier les enfants de son âge avec lesquels elle mettait en pratique les enseignements qu'elle avait reçus. Quand elle était parmi eux, elle savait parler d'une manière si attrayante de la présence de Dieu, de l'enfant Jésus et du saint ange gardien, que les autres enfants l'écoutaient avec grand plaisir et se pénétraient de ses paroles. Quand elle allait avec eux le long des sentiers champêtres sur lesquels ils recueillaient les chaumes, elle engageait la petite troupe à aller comme en procession en se souvenant que les saints anges étaient présents.» Nous devons, leur disait-elle souvent, représenter le ciel sur la terre ; nous devons tout faire au nom de Jésus et nous rappeler toujours que l'enfant Jésus est au milieu de nous. Nous devons ne rien faire de mal et, quand nous le pouvons, empêcher que le mal se fasse ; si nous trouvons des collets pour prendre les lièvres et des pièges pour les oiseaux placés par de jeunes vauriens, nous les enlèverons afin qu'on ne fasse plus de ces voleries. Nous voulons peu à peu commencer un monde tout différent, afin qu'il y ait un ciel sur la terre. Jouait-elle dans le sable avec des enfants, ses adroites mains le façonnaient à l'imitation des saints lieux de Jérusalem tels qu'elle avait coutume de les voir dans ses visions. Plus tard elle racontait à ce propos : « Dans mon enfance, si j'avais eu quelqu'un pour m'aider, j'aurais certainement été en état de reproduire la plupart des chemins et des lieux de la terre sainte, car je les avais toujours si présents sous les yeux qu'il n'y avait pas d'endroits que je connusse aussi bien. Quand j'étais aux champs ou que je jouais avec les enfants sur du sable humide ou sur un fond de terrain argileux, je façonnais dans le sable le mont Calvaire, le saint sépulcre avec son jardin, un petit cours d'eau avec un pont et des maisons sur ses bords. Je me souviens encore comment je joignais ensemble les maisons carrées vides et comment je découpais avec un copeau de singulières ouvertures représentant les fenêtres. Je me souviens aussi qu'une fois j'eus envie de faire les figures du Sauveur, des larrons, et de la sainte Mère au pied de la croix, mais je m'en abstins dans l'idée que ce serait une irrévérence. Un jour je jouais dans les champs avec deux enfants ; nous aurions bien voulu avoir une croix pour la placer dans la petite chapelle que nous avions faite en terre glaise et faire notre prière devant ; comme nous en avions grande envie et que pourtant nous ne savions comment en venir à bout, je m'écriai»  : je sais ce qu'il faut faire, tu vas en faire une avec du bois et en marquer l'empreinte dans la terre glaise ; j'ai un vieux couvercle d'étain, nous le ferons fondre sur des charbons et nous coulerons une belle croix. Je courus à la maison prendre le couvercle et des charbons, mais comme nous nous mettions à l'ouvrage, ma mère vint et je fus punie.»

 

9. Saint Jean-Baptiste aussi venait prendre part aux jeux d'Anne Catherine, tel qu'il était dans son enfance quand il vivait dans le désert sous la garde des anges et entretenait un commerce familier avec les créatures privées de raison. Quand elle gardait les vaches, elle l'appelait : « je veux voir le petit Jean avec sa peau de mouton, disait elle, et il venait lui tenir compagnie. Elle eut les visions les plus détaillées sur sa vie dans le désert ; dans leurs rapports enfantins, elle était instruite par lui à imiter dans toutes ses actions la simplicité et la pureté ineffables qui l'avaient rendu si agréable à Dieu. Fêtant avec lui le souvenir des évènements merveilleux de son enfance, elle était conduite dans la maison paternelle du Précurseur et dans tout le cercle de sa sainte parenté. Anne Catherine avait de tous ces personnages une connaissance si distincte et si vive qu'elle se sentait attirée à une touchante intimité avec eux et qu'elle se trouvait plus à l'aise dans leur compagnie que dans la chaumière paternelle.

 

10. Comment ce commerce mystérieux avec les personnages de l'histoire sainte s'intercalait-il dans la vie extérieure de l'enfant et comment lui donnait-il sa direction, c'est ce qu'on peut facilement reconnaître d'après les propres aveux d'Anne Catherine. Lorsque, dans ses dernières années, elle raconta les visions de la vie de Jésus, elle rendit ainsi compte de ce qui se passait en elle par rapport à ces sortes de contemplations.» Depuis mon enfance, disait-elle, j'ai tous les ans, pendant le temps de l'Avent, accompagné pas à pas saint Joseph et la sainte Vierge dans leur voyage de Nazareth à Bethléem et je l'ai toujours fait jusqu'à présent de la même manière. La sollicitude qu'étant enfant, j’éprouvais pour la sainte mère de Dieu à cause de son voyage et la part que je prenais à toutes les difficultés qu'elle rencontrait sur sa route étaient pour moi quelque chose d'aussi réel et d'aussi vivant que tout autre incident de ma vie extérieure. J'en étais même plus émue et j'y prenais un bien plus grand intérêt qu'à tout ce qui pouvait m'arriver d'ailleurs ; car Marie était pour moi la mère de mon Seigneur et de mon Dieu et portait sous son cœur mon salut. Tout ce qu'on célèbre dans une fête de l'Église n'était pas seulement pour moi un simple souvenir ou l'objet d'une méditation attentive, mais mon âme était conduite et attirée dans ces fêtes pour s'y mêler, comme si les mystères et les événements qu'elles rappellent eussent été sous mes yeux et je voyais et sentais tout comme réel et présent devant moi.»

 

11. Une intuition si vivante ne pouvait demeurer renfermée dans l'intérieur de l'âme ; aussi l'influence s'en faisait-elle sentir dans toutes les actions d'Anne Catherine. Poussée par son tendre amour envers Marie, elle faisait avec un zèle enfantin tout ce qu'elle aurait pu faire si elle eût été réellement contemporaine de la sainte famille et si elle eût entretenu avec elle des rapports intimes. Si par exemple, elle voyait Marie avec saint Joseph en voyage vers Bethléem, c'était de là qu'elle tirait l'intention et la pensée particulière dans laquelle elle faisait ses exercices de pénitence et ses mortifications. Quand elle allait prier pendant la nuit, elle s'arrêtait pour attendre Marie et elle s'était retiré la nourriture pour pouvoir l'offrir aux saints voyageurs fatigués. Elle prenait sur la terre nue son court repos de la nuit parce que son petit lit devait rester à la disposition de la mère de Dieu. Elle courait à sa rencontre sur le chemin, ou veillait en priant sous un arbre, parce qu'elle savait que Marie devait s'arrêter sous un arbre. Dans la nuit d'avant la naissance de Jésus, elle avait une si vive intuition de l'arrivée de la sainte Vierge dans la grotte de la crèche à Bethléem que, dans sa tendre sollicitude, elle allumait du feu afin que Marie ne souffrit pas du froid ou qu'elle pût s'apprêter de la nourriture ; tout ce qu'Anne Catherine pouvait prendre sur sa pauvreté pour le dépenser en dons charitables, elle le tenait prêt afin de l'offrir à la divine mère. Le bon Dieu, « disait-elle un, jour, « doit avoir pris plaisir à cette bonne volonté enfantine, car depuis mon enfance jusqu'à présent, chaque année, pendant l'Avent, il m'a tout fait voir de la même manière. Je suis toujours assise à une bonne petite place et je vois tout. Etant enfant, j'étais libre et familière avec lui : mais, devenue religieuse, j'étais beaucoup plus timide et plus réservée. La sainte Vierge, quand je le lui ai demandé avec beaucoup de ferveur, a mis souvent l'enfant Jésus dans mes bras.»

 

12. Ces tendres et intimes rapports avec Dieu et ses saints allumaient dans le cœur de l'enfant un désir, ou plutôt une soif ardente de pureté et de pénitence qui ne pouvait être apaisée que par le renoncement et la souffrance ; et les contemplations sanctifiantes dont son âme était nourrie fortifiaient puissamment en elle un sentiment infiniment délicat pour tout ce qui était pur, innocent et saint, tandis que d'un autre côté elle était remplie de répugnance et d'horreur pour tout ce qui était faute ou corruption, souillure ou impureté et pour tout ce qui pouvait y conduire. Ce saint instinct était pour elle une aide infaillible auquel elle pouvait se fier en toute sûreté comme à son ange gardien. Il augmentait en délicatesse et en énergie à mesure qu'Anne Catherine suivait avec plus de zèle l'impulsion intérieure par laquelle l'Esprit-Saint l'incitait à exercer sur ses sens et sur sa conscience une surveillance scrupuleuse, correspondante à l'abondance des grâces dont son âme était enrichie. Avant que la corruption du monde déchu eût pu toucher ses yeux, elle avait connu par ses visions l'état d'innocence tel qu'il existait dans le paradis et la splendeur de la grâce sanctifiante ; elle avait le sentiment de la valeur infinie des mérites du saint Rédempteur qui a voulu rendre aux hommes tombés la pureté qu'ils avaient perdue, avant de savoir quels dangers menacent cette innocence : c'est pourquoi son amour pour la pureté ressemblait à une flamme qui dévirait tout ce qui aurait pu troubler son âme avant qu'elle ne pût être touchée. Le directeur de sa conscience, Overberg, a rendu ce témoignage : « Anne Catherine, depuis son enfance, n'a jamais ressenti un mouvement sensuel, et elle n'a jamais eu à s'accuser d'une faute contre la pureté, même en pensée. Interrogée de nouveau sur cette absence complète de toute tentation d'impureté, l'obéissance lui a fait avouer que, d'après ce qui lui avait été montré une fois en vision, elle y aurait été portée par nature, mais qu'à l'aide de ses mortifications précoces et de sa persévérance à surmonter toutes ses autres inclinations et à réprimer tous ses désirs, elle avait déraciné les mauvais penchants avant qu'ils eussent pu se faire sentir chez elle.»

 

13. Son sentiment constant à l'égard de la pureté se. manifestait dans sa première jeunesse d'une manière singulièrement touchante comme on peut le voir par la communication suivante qu'elle fit un jour qu'elle avait à raconter ses contemplations touchant le Paradis.» Je me souviens qu'à l'âge de quatre ans, un jour que mes parents me conduisaient à l'Eglise, j'avais la ferme confiance que j'y verrais Dieu et des personnes tout autres que celles que je connaissais, bien plus belles et plus brillantes. Lorsque j'y entrai, je regardais de tous les côtés et il n'y avait rien de ce que je m'étais figuré. Le prêtre à l'autel, me disais-je, ce pouvait être Dieu ; mais je cherchais la sainte vierge Marie ; je pensais que là, ils devaient avoir tout le reste au-dessous d'eux, car telle était mon idée ; mais je ne trouvai rien de ce que je m'imaginais. Plus tard j'eus encore ces pensées et je regardais toujours deux bonnes dévotes qui portaient des capuchons et semblaient plus modestes que les autres : je me disais que ce pourrait bien être ce que je cherchais, mais ce n'était pas cela. Je croyais toujours que Marie devait avoir un manteau bleu céleste, un voile blanc et là-dessous une robe blanche très simple. J'eus alors la vue du Paradis et je cherchai dans l'Eglise Adam et Eve avant la chute, beaux comme ils étaient alors : et je me disais : « quand tu te seras confessée, tu les trouveras.» Mais même alors je ne les trouvai pas. Je vis enfin dans l'Eglise une pieuse famille noble ; les filles étaient habillées tout eu blanc. Je pensais qu'elles avaient un peu de ce que je cherchais et je me sentis un grand respect pour elles, mais ce n'était pas encore cela. J'avais toujours l'impression que tout ce que je voyais était devenu très laid et très sale. J'étais continuellement plongée dans des pensées de ce genre et j'en oubliais le boire et le manger, en sorte que j'entendais souvent mes parents dire : « qu'a donc cette enfant ! qu'est-il arrivé à Anne Catherinette ?» Souvent, dans mon enfance, je me plaignais à Dieu très familièrement de qu'il avait fait telle ou telle chose. Je ne pouvais pas comprendre comment Dieu avait pu laisser naître le péché, lui qui avait tout dans sa main ; surtout l'éternité des peines de l'enfer me paraissait d'une dureté incompréhensible. Mais alors je voyais des tableaux qui m'avertissaient et m'instruisaient si bien que je fus parfaitement convaincue que Dieu est infiniment bon et infiniment juste, et que, si j'avais voulu faire quelque chose selon mes idées, c'eût été bien misérable.»

 

14. Après tout ce que nous avons fait connaître d'Anne Catherine, il sera permis de lui appliquer ce que maître Sebastien de Pérouse a dit de la bienheureuse Colombe de Riéti :

« Cette enfant était née pour être soustraite à toute sensualité ; se fondre au feu de la charité et s'enflammer de l'amour de Dieu et du prochain. Elle était si bien affermie dans cette sainte vocation qu'elle ne pouvait être ni déconcertée par les insinuations de l'esprit malin, ni troublée par les excitations de l'orgueil, ni atteinte par l'aiguillon de la chair.»

Comment en effet l'âme d'Anne Catherine aurait-elle pu recevoir la lumière dans sa plénitude, si elle n'avait pas habité un corps qui, chaste comme un lis, ne pouvait jamais sentir dans ses membres une autre loi que celle qui en faisait la propriété du Seigneur !

 

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