Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -
XXIV
LE MEDECIN KRAUTHAUSEN ET LE DOYEN RENSING COMMENCENT A PERDRE PATIENCE
1. Comme le résultat des observations si exactes et si minutieuses du vicaire général concordait avec la conviction déjà existante chez les médecins que les stigmates n'avaient pas pu être produits artificiellement et qu'ils ne pouvaient pas non plus être entretenus par des moyens artificiels, le doyen Rensing se livra avec confiance à l'espoir que l'enquête allait être déclarée suffisante. Krauthausen y comptait encore plus fermement et il était décidé à ne pas continuer ses visites plus longtemps. Ayant été autrefois médecin du couvent, il avait si bien appris à connaître Anne Catherine et son entourage que la pensée d'une imposture ou d'une illusion ne pouvait pas lui venir à l'esprit. Il s'était chargé, par déférence pour le vicaire général, de l'enquête médicale et de la rédaction de rapports journaliers. Les stigmates étaient pour lui un fait certain, incontestable, qu'il ne pouvait cependant s'expliquer d'après son expérience et ses connaissances comme médecin ; car, non-seulement ils échappaient à toute action curative, mais ils présentaient chaque jour à l'observateur des symptômes qui ne lui permettaient pas de les considérer comme une forme particulière de maladie naturelle. Il avait vu, jour par jour, les douleurs insolites que les plaies occasionnaient chez Anne Catherine ; c'est pourquoi il répugnait à sa ferme conviction de l'innocence de la pieuse fille, comme à la sympathie naturelle qu'elle lui inspirait, de la voir soumise plus longtemps aux tortures vie de l'enquête. En outre ; il lui fallait, comme au docteur Wesener, subir les mépris de ses confrères incrédules qui le prenaient en pitié parce qu'il ne pouvait pas découvrir la fraude, et il en voulait presque à Anne Catherine de n'avoir pas su mieux cacher les phénomènes extraordinaires qui s'étaient produits en elle et échapper à une enquête qui pour lui n'avait d'autre conséquence que de la fatigue et des ennuis.
2. Comme le vicaire général avait quitté Dulmen sans s'expliquer d'une manière précise, Krauthausen n'attendit pas une décision ultérieure, et déclara, en envoyant son dernier rapport daté du 26 avril, qu'il se considérait comme déchargé de la mission qui lui avait été confiée. Mais la prompte décision qu'il désirait et que Rensing ne désirait pas moins que lui ne pouvait pas encore être prise par le vicaire général, malgré les observations qu'il avait faites lui-même avec tant de soin et malgré le jugement favorable des trois médecins, parce qu'Overberg n'avait pas encore fini de prendre ses informations sur la vie intérieure d'Anne Catherine. Bien que le vicaire général, à chacune de ses visites et dans chaque entretien qu'il avait eu avec elle, n'eût reçu que des impressions qui fortifiaient de plus en plus sa conviction que des faveurs extraordinaires lui avaient été accordées, c'était un homme trop judicieux et trop prudent pour se hasarder à rendre un jugement final avant d'avoir pesé mûrement les conclusions et les rapports de tous ceux qui avaient pris part à l'enquête. Il laissa donc Overberg à Dulmen quelques jours encore, afin qu'il pût compléter ses informations autant que le permettraient les forces d'Anne Catherine. Mais, en attendant que tous les renseignements eussent passé sous ses yeux et l'eussent mis en mesure de rendre sa dernière décision, il voulait que le projet formé, dès le 13 avril, de placer Anne Catherine sous la surveillance d'une femme digne de confiance, fût mis à exécution. Il regardait cette mesure comme nécessaire pour prévenir le reproche qui pourrait lui être fait de n'avoir pas employé tous les moyens que la prévoyance et la prudence paraissaient prescrire.
3. Mais Rensing, qui ne pouvait trouver la personne capable de remplir cet office aussi promptement que son impatience l'eût désiré, fit le 27 avril, au vicaire général, une nouvelle proposition pour laquelle il s'était assuré d'avance du contentement d'Anne Catherine. Voici ce qu'il lui écrivit :
« M. Krauthausen commence à être fatigué des fréquentes visites qu'il lui faut faire, et il m'a dit hier qu'il ne continuerait ses observations et ses rapports que jusqu'à la fin de ce mois. La malade aussi s'aperçoit bien qu'il est excédé de cette affaire et il en résulte qu'elle ne le voit venir qu'avec un sentiment d'effroi. Pour rendre le repos à la pauvre fille, qui du reste n'en trouvera guère tant qu'elle vivra, et en même temps pour donner satisfaction aux critiques dont il est permis de tenir compte, le mieux serait, suivant l'opinion de tous les gens sages, que deux ou trois médecins, à tour de rôle, restassent jour et nuit près d'elle et l'observassent pendant une semaine. Cette opinion était aussi celle du médecin protestant, le docteur Ruhfus, qui est revenu ici ce matin et m'a encore déclaré que les phénomènes lui paraissaient surnaturels. La sœur Emmerich acceptera volontiers cet arrangement.
Deux jours après, Rensing reproduisit cette proposition et y ajouta, en ce qui le concernait, la demande de pleins-pouvoirs de l'autorité épiscopale pour essayer ce qui lui paraîtrait utile. Le sévère vicaire général répondit, en peu de mots
« D'abord, je crois toujours que le mieux serait la surveillance de quinze jours par une personne du sexe. Notre mission n'est pas de mettre la chose tellement hors de doute que ceux qui ont peur de la vérité ne puissent plus trouver des objections : ce serait une tâche ingrate, et la peine qu'on y emploierait resterait infructueuse. Qu'y a-t-il réellement là dans le corps et dans l'âme ? comment ce qui y est a-t-il pris naissance ? comment Anne Catherine est-elle devenue ce qu'elle est ? Telles sont les questions auxquelles nous avons à répondre et cela de manière à ce que la chose soit éclaircie pour nous et pour tous les hommes sensés, non par des faits isolés, mais par l'ensemble qui résulte du rapprochement de toutes les circonstances. Toutefois, dans l'application des moyens, nous ne devons pas contrevenir aux règles de la justice et de la charité, et un soupçon en l'air, fondé uniquement sur une possibilité, ne mérite pas qu'on en tienne un compte particulier.»
4. On ne doit pas trouver étrange que Rensing désirât si vivement la clôture de l'enquête : il devenait tous les jours plus pénible pour lui d'être le spectateur du cruel martyre d'Anne Catherine sans pouvoir lui offrir d'autre assistance ni d'autre consolation que la simple mention des ordres et des prescriptions de l'autorité ecclésiastique. En outre, l'importunité et la curiosité sans retenue des étrangers, plus nombreux qu'à l'ordinaire à l'époque des confessions, pascales, qui désiraient voir Anne Catherine, lui occasionnaient non-seulement des dérangements très désagréables, mais assez fréquemment des conflits irritants qui, pour un homme aussi poli et aussi régulier dans ses habitudes, devenaient de plus en plus incompatibles avec ses devoirs de pasteur des âmes. Dans ses visites journalières, il s'était scrupuleusement fait rendre compte par Anne Catherine de tout ce qui lui arrivait à l'intérieur comme à l'extérieur : il avait envoyé les rapports les plus exacts sur tout cela et porté en outre à la connaissance du vicaire général une multitude de faits qui, selon sa conviction bien arrêtée, devaient lever toute espèce de doute quant à la réalité des phénomènes observés. C'est pourquoi il ne voyait aucune raison qui pût justifier à ses yeux la prolongation d'une enquête si fatigante pour lui et si douloureuse pour Anne Catherine. Avant de poursuivre le récit de la continuation de l'enquête, nous devons prendre une connaissance plus détaillée des notes de Rensing, parce qu'il s'y trouve beaucoup de traits qui font de mieux en mieux connaître Anne Catherine et les voies par lesquelles Dieu la conduisait.