Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -
XXIX
ANNE CATHERINE EST GARDEE A VUE PENDANT DIX JOURS
(DU 1O AU 20 JUIN 1813) PAR VINGT BOURGEOIS DE DULMEN.
- CLOTURE DE L'ENQUETE ECCLÉSIASTIQUE.
1. « Le 9 juin, dit Rensing dans son rapport, je fis savoir à la malade que toutes les mesures étaient prises pour la faire garder à vue et que cela commencerait le lendemain. Cette nouvelle la réjouit beaucoup, et elle déclara qu'elle se soumettait sans la moindre objection à la décision de l'autorité ecclésiastique. Je remarquai que la croix de la poitrine saignait abondamment, car le sang traversait son vêtement.
« Lorsque je la visitai de nouveau le lendemain, pour la préparer à l'arrivée des gardiens qui était fixée au soir de ce jour, elle me dit : « Ne vaudrait-il pas mieux que l'abbé Lambert s'éloignât d'ici pendant tout le temps que durera cette surveillance ? Il est décidé à partir si vous le trouvez bon.» Cela me fit grand plaisir, et j'en parlai à l'abbé Lambert qui partit dans l'après-midi pour l'ancienne Chartreuse, laquelle est à une lieue et demie de Dulmen. Le soir, à huit heures, les gardiens sont entrés en fonction.
2. Cette ouverture d'Anne Catherine surprit agréablement non-seulement le doyen Rensing, mais aussi le vicaire général Droste. Ce dernier désirait vivement l'éloignement de l'abbé Lambert, mais, par égard pour ce vieillard infirme, il n'avait jamais voulu le demander. Le 8 juin encore, il avait écrit à ce sujet à Rensing : « Je vous prie, si cela est possible, de faire en sorte que l'abbé Lambert ne reste pas dans la maison qu'habite la soeur Emmerich pendant le temps qu'elle sera gardée à vue, ou tout au moins qu'il ne lui fasse pas de visites. Au fond, ce sera difficile, et, s'il n'y a pas moyen d'y arriver, il faudra s'en remettre à Dieu. Si la chose ne peut pas se faire comme d'elle-même, il vaut mieux y renoncer. Je vous prie de recommander aux prières de la soeur Emmerich une intention que j'ai oublié de lui faire connaître verbalement. Et Rensing avait répondu : « Il serait certainement à désirer que M. Lambert s'éloignât tout à fait pendant le temps que durera la surveillance ; mais, vu son état d'infirmité, je ne vois aucun moyen de l'y déterminer.»
3. Le vicaire général avait donné des prescriptions minutieuses quant à la manière dont la surveillance devait être organisée : « Les gardiens (ainsi s'exprimait l'ordonnance du 4 juin) ne quitteront pas un seul instant la soeur Emmerich, soit le jour, soit la nuit. Sa soeur peut toutefois être présente et doit lui rendre les services qui seraient nécessaires : mais jamais, et dans aucun cas, les gardiens ne doivent la quitter. Même quand elle se confessera, ils doivent être là. Le père Limberg doit alors parler bas avec elle, mais éviter avec le plus grand soin tout ce qui pourrait provoquer chez les gens soupçonneux la simple pensée de la possibilité que les plaies soient entretenues par lui. Comme deux personnes à la fois doivent toujours remplir l'office de surveillants, je crois convenable, si la chose est possible, qu'une d'elles soit un homme âgé. Les gardiens n'ont du reste rien autre chose à faire qu'à voir : tout le reste serait hors de leurs attributions.»
4. Le cinquième jour, Rensing fut en mesure de faire le rapport suivant au vicaire général : « Les avis donnés par l'autorité sont exactement observés par les gardiens, et la patiente est tellement satisfaite de la manière dont ils se comportent à son égard qu'elle m'a déjà remercié plus d'une fois d'avoir choisi des hommes aussi discrets pour remplir cet office dans des circonstances qui sont d'ailleurs si pénibles pour elle.»
Il se plaint en même temps du refus fait par un médecin des environs de Dulmen de se charger de diriger la surveillance : « N. N. . . se retire parce qu'il trouve trop délicat de se charger seul de l'affaire sans le concours de quelques-uns de ses confrères. N'est-il pas triste de voir des hommes auxquels leur profession impose souvent le devoir d'exposer leur vie dans les cas de maladies contagieuses, craindre à ce point le fouet de papier de la critique, là où il s'agit de rendre témoignage à la vérité ?
Cette hésitation du médecin, lequel parut enfin le 15 juin et passa plusieurs nuits auprès de la malade avec les autres gardiens, avait failli faire manquer complètement le but qu'on s'était proposé, parce que la surveillance n'était pas destinée à confirmer le jugement des supérieurs ecclésiastiques sur la réalité des phénomènes remarqués chez Anne Catherine, mais seulement à détourner les suspicions qui pourraient s'élever contre l'autorité ecclésiastique, comme n'ayant pas fait l'enquête avec toute la rigueur voulue. Voilà pourquoi le vicaire général, que le refus du médecin surprit très-désagréablement, avait écrit à Rensing : « Pour que le but de la mise en surveillance soit atteint, il est nécessaire que le docteur N. N. . . . se rende à Dulmen, dirige toute l'affaire et atteste de son côté que tout s'est passé dans les règles. Je regarde cela comme tellement nécessaire que sans cela la surveillance à laquelle serait soumise la soeur Emmerich me paraîtrait inutile.»
5, Anne Catherine aussi fut très-contrariée du refus fait d'abord par le médecin. Elle avait chargé le père Limberg d'aller de sa part à Munster exprimer au vicaire général sa crainte que la surveillance ne fût déclarée insuffisante, qu'on n'en exigeât plus tard une nouvelle, et qu'elle-même peut-être ne fût traînée à Munster, ce dont elle priait l'autorité ecclésiastique de la préserver. Le vicaire général, avec la sévérité que lui inspiraient ses bonnes intentions, ne crut pas devoir accueillir sans un blâme rigoureux cette prière, bien justifiée pourtant et appuyée sur des motifs qui, comme on le verra, étaient loin d'être sans fondement. Son œil clairvoyant, on peut même dire soupçonneux, n'avait rien pu découvrir chez Anne Catherine qui ne fût en parfait accord avec ses dons extraordinaires ; les rapports exacts et circonstanciés sur sa vie passée que lui avait faits Overberg et que confirmaient des interrogatoires subis par de nombreux témoins, lui avaient donné la certitude qu'Anne Catherine, dès sa première jeunesse, avait été favorisée par Dieu d'une direction particulière : c'est pourquoi il avait envers elle les plus grandes exigences, et il procédait contre tout ce qui ne semblait pas répondre à son attente avec la rigueur implacable qu'il aurait montrée à l'égard de tout ce qui aurait pu donner lieu à la moindre suspicion, s'il s'était présenté quelque chose de ce genre touchant les signes extérieurs. Ainsi, d'après la haute opinion qu'il avait de la vocation d'Anne Catherine, il trouva blâmable qu'elle ne fût pas assez» morte à toute volonté, « pour ne plus ressentir aucune inquiétude quant à l'avenir.
« Dites à la soeur Emmerich, écrivit-il à Clara Soentgen ; et cela en la saluant amicalement de ma part, que le proverbe dit : Ne t'inquiète pas des œufs qui ne sont pas pondus. J'ai coutume d'y ajouter : Ni des œufs gâtés. Le passé est passé ; le futur n'est pas encore là, il ne viendra peut-être jamais ; s'inquiéter de l'avenir est aussi inutile que s'inquiéter du passé, et non pas seulement inutile, mais nuisible ; car, avec des soucis de cette espèce, nous risquons de ne pas remplir nos devoirs actuels. En outre, l’inquiétude de l'avenir provient ordinairement de l'attachement à sa volonté propre. Dites-lui donc que toutes ces pensées : r qu'elle craint de pécher par impatience ; qu'il ne faut pas tenter Dieu, etc. , D me paraissent des inspirations de l'amour-propre.»
Si Clément Auguste se montrait tellement rigoureux pour un de ces mouvements de crainte et d'inquiétude auxquels les hommes les plus saints ne peuvent échapper tant qu'ils vivent dans la chair, que n'aurait-il pas fait s'il avait jamais aperçu chez Anne Catherine un véritable manquement ? Et combien cette sévérité atteste l'attention sérieuse et le soin scrupuleux avec lesquels toute l'enquête fut conduite !
6. La mesure qui avait été prise ne pouvait avoir d'importance, quant à la conviction déjà bien arrêtée chez le vicaire général de la parfaite sincérité d'Anne Catherine, et rien ne lui faisait sentir le besoin d'autres preuves que celles qu'il avait déjà recueillies. Cela résulte clairement de ce qu'avant la fin des dix jours pendant lesquels la malade devait être gardée à vue, par conséquent sans attendre le compte qui lui serait rendu, il écrivit comme il suit à Rensing :
« Je vous demande instamment de me faire parvenir le plus tôt que vous pourrez le résultat des interrogatoires des compagnes de la soeur Emmerich, afin que je puisse finir l'enquête aussitôt que possible.»
Et, quelques jours plus tard, il demande en ces termes le journal où étaient consignées les observations des gardiens :
« Je désire fort l'avoir pour lundi. Ce sera la clôture de l'enquête. Cependant je vous prie de me donner des informations quant aux incidents qui pourraient survenir, et d'aider la soeur Emmerich autant que vous le pourrez à acquérir ce qui peut lui manquer encore du coté de l'indifférence. Saint François de Sales a dit : « Ne rien craindre, ne rien demander, ne se plaindre de rien.»
7. Rensing ajouta les observations suivantes au procès-verbal qui lui était demandé :
« Puisque Votre Excellence va clore l'enquête, je lui demanderai si la mission qui m'a été confiée en ce qui touche les visiteurs indigènes ou étrangers doit cesser ; vous croirez sans peine que je le désire vivement, afin d'être délivré des dérangements et des ennuis journaliers qui en résultent pour moi. Mais alors cette pauvre fille n'aura pas une heure de repos du matin au soir, et elle sera assaillie par des caravanes de curieux, d'autant plus que, comme elle me l’a déjà dit deux fois, M. le docteur Krauthausen a répandu ici et à Coesfeld le bruit que, si la soeur Emmerich donne elle-même la permission de venir la voir, on n'a pas besoin de l'autorisation du doyen. La femme du docteur, qui est malade, a confirmé récemment cette allégation par son propre exemple : car, jeudi dernier, pendant le service de l’après-midi, elle s'est fait porter sur un fauteuil chez la soeur Emmerich sans m'en rien faire dire. J'ai cru devoir vous faire connaître cet incident, parce qu'il a fait grand bruit dans la ville et qu'il peut avoir des conséquences très-désagréables : car déjà plusieurs personnes ont demandé la permission de rendre visite à la soeur Emmerich, désirant, pour cause de maladie ou d'infirmité, lui demander conseil et se recommander personnellement à ses prières.»
8. Le rapport des vingt gardiens joint à cette lettre est ainsi conçu :
« Nous, soussignés, ayant été invités par M, le doyen Rensing à garder à vue la sœur Emmerich malade et informés verbalement et par écrit des motifs de cette surveillance, ainsi que des points à observer, nous sommes rendus deux par deux à son domicile le 10 juin 1813, à huit heures du soir. Nous avons commencé à remplir notre office suivant l'ordre prescrit, et nous avons continué jour et nuit, sans interruption, jusqu'au samedi 19 juin, à midi. Pendant ce temps, personne n'est venu prés de la malade, à l'exception de sa soeur qui la servait, de ses anciennes compagnes de couvent, et de personnes qui lui ont été amenées par M. le doyen ou qui présentaient une permission écrite de M. le vicaire général. Personne n'a pu rien dire à la malade ni rien concerter avec elle que nous n'eussions pu entendre distinctement et remarquer : « M. Lambert, ecclésiastique qui demeurait dans la même maison que la malade, s'était déjà éloigné de son propre mouvement avant qu'on eût commencé à la garder à vue, afin de prévenir toutes les objections, et il n'est revenu à la ville qu'après la fin de l'enquête.
Pendant ces dix jours, la malade n'a rien pris que de l'eau claire ; elle en a rarement demandé, mais n'en a bu le plus souvent que quand elle lui était offerte par nous, par sa soeur ou par MM. les médecins. Elle a mis une fois une cerise dans sa bouche et l'a un peu sucée, mais elle en a rejeté la chair ; elle a avalé aussi plusieurs gouttes de laudanum que M. le docteur Wesener lui a fait prendre un jour qu'elle ressentait des douleurs extraordinairement vives et persistantes.
« Ni la malade même, ni aucun de ceux qui l'ont visitée n'ont touché le moins du monde à ses plaies.
« La double croix de la poitrine a commencé à saigner dans la nuit du 15 au 16, après de grandes douleurs et des élancements dans la poitrine dont la malade se plaignait beaucoup ; cela peut avoir duré jusqu'à sept heures du matin. Les autres plaies ont commencé à saigner de bon matin le vendredi 18, et elles ont continué plus ou moins fort toute la journée ; les plaies à la tête ont encore un peu saigné le matin du samedi 19. Avant et pendant l'hémorragie, la malade se plaignait beaucoup de douleurs et d'élancements dans ces plaies. Du reste, nous avons observé que généralement aux heures de la matinée jusque vers dix heures, la malade se plaignait moins et quelquefois se montrait de très-bonne humeur ; il y avait une exception pour le temps qui précédait et suivait l'effusion du sang. Pendant le reste de la journée, elle se plaignait plus ou moins de faiblesse, de chaleur et d'élancements aux plaies et dans la poitrine, de maux de tête et de maux d'yeux. Il était rare qu'elle eut un sommeil tranquille ; l'état qui nous paraissait ressembler au sommeil n'était, disait-elle, jamais bienfaisant pour elle, et elle se sentait ordinairement plus faible après qu'avant. La nuit venue, presque toujours entre dix heures et minuit, elle entrait en extase, et alors elle avait le délire, parlait haut, tressaillait comme saisie de terreur, etc. ; souvent aussi, elle restait longtemps tranquille comme si elle eût dormi.
« Nous sommes prêts à renouveler en toute occasion nos présentes affirmations devant toute autorité ecclésiastique ou civile, et, s'il le faut, à en attester la vérité par serment.»
« Dulmen, le 23 juin 1813.»
9. Le vicaire général exprima alors sa satisfaction au doyen dans la lettre qui suit :
« Je ne puis me dispenser, monsieur le doyen, de vous exprimer ma plus vive reconnaissance pour avoir conduit l'enquête d'une manière si parfaitement conforme à mes désirs et à mes instructions. Je ne puis donner de meilleur conseil à la soeur Emmerich que de s'affermir dans l'indifférence, au moyen de la grâce de Dieu qui ne fait jamais défaut à ceux qui veulent et qui prient, et d'employer les moyens qui sont à la disposition de tout citoyen pour qu'on la laisse tranquille chez elle et à l'abri des visites importunes. Je la plains de tout mon cœur, mais je ne puis plus lui venir en aide.»
Ces derniers mots se rapportaient à un incident qui eut des conséquences ultérieures et qui avait eu lieu peu de jours avant la clôture de l'enquête ; il ne doit pas être passé sous silence, parce que, quatre ans plus tard, il servit de prétexte à des attaques dirigées contre Anne Catherine par la voie de la presse.
10. Le 16 juin, Rensing avait reçu par écrit l'avis suivant du vicaire général :
« Si la femme du préfet du département de R. . . , avec mademoiselle sa soeur et le professeur B. . . , de Munster, demandent à visiter la soeur Emmerich, veuillez les introduire auprès d'elle. Dites à la soeur Emmerich de ma part qu'elle consente par obéissance à laisser voir toutes ses plaies à ces personnes. Il est d'autant plus nécessaire de les faire voir toutes à M. le professeur qu'il est très défavorablement prévenu.»
Le soir du même jour, ces personnes arrivèrent à Dulmen. Elles se rendirent d'abord chez le docteur Krauthausen et se firent rendre compte par lui de ses observations sur Anne Catherine. Le professeur, plein d'assurance et de présomption, n'y voulut voir qu'ignorance et illusion, de même qu'avant d'avoir vu la patiente, il l'avait condamnée comme coupable d'imposture et avait déclaré que l'enquête était sans valeur.
Dans la matinée du 18 juin, Rensing conduisit les voyageurs chez Anne Catherine qui, par obéissance à l'ordre du vicaire général, consentit à l'inspection si pénible pour elle de ses plaies. M. le professeur ne trouva là que fourberie pure et simple. Les croûtes de sang desséché qui recouvraient les stigmates étaient, selon lui, (ainsi qu'il le répéta quatre ans plus tard dans une brochure), collées avec de l'amidon ; la croix de la poitrine lui parut si faiblement appliquée qu'elle disparut, dit-il, sous ses mains. Les plaies elles-mêmes avaient été faites avec des aiguilles et un canif ; le sang qui en découlait était» de la peinture.» Le savant homme fut surtout choqué de ce que du sang avait jailli sous la coiffe de la malade et coulé le long de son nez : c'était, selon lui, « une tentative par trop grossière pour le tromper, lui et sa science.» Anne Catherine elle-même était a ses yeux» une personne saine et robuste qui se trouvait à merveille de sa prétendue abstinence de nourriture.» Ainsi donc, pour ce professeur aux yeux de lynx, il n'y avait de vrai dans cette affaire que des instruments pointus, du blanc d'oeuf, de l'amidon, des couleurs de teinturier et de l'eau de gomme : quelques années plus tard, il fit part de cette découverte au monde surpris. - Madame la préfète aussi pensa qu'il était facile de se faire de semblables blessures avec un canif et rattacha les extases au magnétisme qui avait tant d'importance à ses yeux qu'elle tourmenta Anne Catherine de questions sans fin sur la guerre et sur la paix, sur les choses cachées et les événements à venir. La malade toutefois ne lui fit que cette brève réponse : « Ma paix intérieure est la seule chose dont j'aie souci.»
11. Le docteur Krauthausen et Rensing furent très-blessés de semblables procédés, et ce dernier prit sur lui de refuser à ces personnes une nouvelle visite. Cela lui attira un reproche du vicaire général qui exprima son mécontentement en ces termes
« En toute autre circonstance, il eut été injuste de permettre la répétition d'une pareille visite qui eût été très pénible pour la soeur Emmerich. Mais ici, avec des gens si disposés à croire qu'on veut, par une fraude pieuse, c'est-à-dire, pour parler clairement, par une grossière ignorance ou un charlatanisme diabolique, produire je ne sais quel effet, il faut éviter tout ce qui peut fournir un prétexte aux soupçons. Or, le refus d'une seconde visite est évidemment propre à fournir ce prétexte.»
Quelques années après, en effet, le professeur, dans des écrits imprimés, reprocha au doyen de ne lui avoir refusé une seconde visite» que parce que la croix de la poitrine, qui était à peu près effacée, n'avait pas encore été remise à neuf.»
Madame la préfète protesta devant Wesener» qu'il ne s'agissait pour elle que d'arriver à la pure vérité et de se tranquilliser elle-même, ainsi que d'autres personnes.
Et elle pria Wesener d'en appeler au jugement d'Anne Catherine sur la pureté de ses intentions. Lorsqu'il interrogea la malade à ce sujet, elle lui répondit
Dans cette société, madame la préfète était celle qui prenait la chose le plus au sérieux : mais pourtant elle n'est pas venue avec une intention tout à fait pure. Elle a la tête trop exaltée et elle est encore bien loin du véritable christianisme. Cette visite m'a fait beaucoup souffrir, et j'ai l'intime persuasion qu'il ne sert à rien de me tourmenter ainsi.»
12. De retour à Munster, le professeur répéta avec beaucoup d'aigreur que, dans son opinion, Anne Catherine était une trompeuse, si bien que le vicaire général eut la pensée d'accorder à cet homme des pleins-pouvoirs très étendus à l'égard d'Anne Catherine, dans l'espoir que des observations plus exactes et plus prolongées pourraient le forcer à rendre témoignage à la vérité et à retirer ses calomnies. Quelque peu de cas qu'il fit personnellement du jugement de ce professeur dont il pénétra, dès le premier mot, la légèreté superficielle, il lui sembla que ce serait un triomphe pour l'innocence et pour la vérité que de mettre leur ennemi le plus acharné, par l'offre d'un nouvel examen, dans l'impossibilité de contester ou de nier l'état réel des choses.
B. . . lui ayant déclaré avec l'impudence qui le caractérisait qu'il était en mesure de guérir les plaies en très peu de temps, le vicaire général le prit au mot. Dans un appendice aux procès-verbaux de l'enquête, il s'exprime ainsi à ce sujet :
« Je désirais que l'expérience ne se fit que sur une seule main, parce que je prévoyais que la soeur Emmerich aurait à en souffrir beaucoup : mais tant de repos était nécessaire pour la guérison de cette main que la tentative n'était pas exécutable.»
« B. . . lui-même parut trouver cela vrai, et il raisonnait ainsi : « Si l'imposture existe sur un point, elle existe sur tous.» Il se déclarait convaincu qu'il n'y en avait pas moins quant, à l'abstinence de nourriture qu'en ce qui concernait les stigmates, et que la tromperie serait mise au grand jour si Anne Catherine était transportée à Munster pour y être soumise à la surveillance de six médecins. Mais je m'y suis refusé. Je ne voulais pas, par mes mesures, donner crédit aux soupçons qu'inspire à plusieurs personnes l'entourage d'Anne Catherine, car je les crois tout à fait sans fondement. Cela m'eut semblé contraire à la justice et à la charité.»
13. Le plan de B. fut alors modifié, en ce sens que deux femmes de confiance devaient être choisies par lui à Munster et envoyées à Dulmen pour observer le plus soigneusement possible la soeur Emmerich, laquelle devait être transportée dans un autre logement, rester complètement séparée de son entourage actuel et ne recevoir de visites que de Rensing. Le vicaire général voulait aller lui-même à Dulmen pour faire tous les arrangements nécessaires.
Mais le préfet français vint à l'encontre de ce projet. Il ordonna au maire de Dulmen de s'opposer, en vertu de son autorité, à ce qu'on entreprît de nouveau de garder à vue la malade ; le gouvernement, disait-il, devait prendre sous sa protection un sujet qui avait été si longtemps soumis à une enquête rigoureuse et dont l'autorité ecclésiastique avait rendu un si bon témoignage au commissaire de police impérial. A cette déclaration était jointe la menace de faire diriger par l'autorité civile elle-même l'enquête future sur Anne Catherine et son entourage, s'il était constaté que l'enquête ecclésiastique n'avait conduit à aucun résultat satisfaisant. Celte menace décida le vicaire général à renoncer à son projet et à laisser là le professeur et ses rêveries.
14. Au premier coup d'oeil, il semble incompréhensible que le vicaire général Droste ait pu donner une attention qu'elles méritaient si peu à ces indignes menées du professeur B. . . ; mais il nous donne l'explication de sa manière d'agir quand il dit : « Je désirerais moi-même que B. pût guérir les plaies.»
Les stigmates et les effusions de sang avaient été, dès le commencement, pour le vicaire général, une chose dont il eût bien voulu se débarrasser, même au prix de cruelles souffrances pour Anne Catherine, car à ses yeux c'était là seulement ce qui avait attiré l'attention du public sur une personne dont toute la manière d'être était si étrangère aux idées de l'époque et forcé l'autorité ecclésiastique à entreprendre une enquête qui, de quelque manière qu'elle aboutit, ne pouvait avoir pour ceux qui la feraient que des conséquences désagréables. Il aurait vivement désiré qu'on évitât ou qu'on laissât de côté tout ce qui pouvait devenir pour les innombrables ennemis de l'Eglise une occasion de nouvelles injures et de nouvelles attaques contre la sainte foi. C'est pourquoi le fait des stigmates, désormais impossible à cacher et qui semblait réveiller toute la rage des incroyants, était toujours resté à ses yeux une manifestation fâcheuse. Cette impression n'était pas encore affaiblie chez lui, alors même que ses propres observations faites avec le plus grand soin et les témoignages irrécusables d'autrui lui rendaient impossible la supposition d'une fraude. Dans le cours de l'enquête, la conviction chaque jour plus assurée de la piété sincère et de la haute perfection spirituelle d'Anne Catherine l'avait conduit à regarder les stigmates comme l'œuvre immédiate de Dieu ou du moins à étudier plus sérieusement et plus attentivement la nature et la signification de ces phénomènes dans leur rapport avec l'ensemble de la direction donnée à Anne Catherine et de la tâche qui lui était assignée ; cependant, sa raison froide, peu sympathique à toute espèce de mysticisme, reculait toujours avec une sorte de crainte devant un examen plus approfondi de ce mystère et s'en dispensait à l'aide de l'argument suivant :
« Je n'ai à rechercher qu'une seule chose : Anne Catherine trompe-t-elle ou est-elle trompée ? L'enquête a eu pour résultat de me convaincre que raisonnablement on ne peut voir là aucune imposture ; je n'ai donc rien de plus à rechercher. Ou les stigmates sont un phénomène naturel d'une espèce très-rare sur lequel je n'ai pas de jugement à porter, ou ils ont une cause surnaturelle qu'il serait difficile de rendre évidente.»
Avec une telle manière de voir, on s'explique comment le vicaire général pouvait être plein du plus grand respect pour Anne Catherine, recommander instamment aux prières de la pieuse fille ses propres affaires et celles de l'Eglise, lui adresser les personnages les plus considérables appartenant au cercle très-étendu de ses relations, et pourtant ne jamais renoncer au désir de la soustraire autant que possible aux regards et à l'attention du monde.
Il écrivit le 16 juillet à Rensing : « Je vous prie de saluer de ma part la soeur Emmerich, de lui recommander instamment une certaine intention et de lui dire que, si le comte et la comtesse de Stolberg viennent à Dulmen, tout doit leur être montré.»
Visite du comte Frédéric-Léopold de Stolberg.
L'illustre comte de Stolberg arriva à Dulmen avec sa femme, en compagnie d'Overberg, le 22 juillet (tout juste un mois après la visite du professeur B. : . ) ; il y resta deux jours. Voici comment il raconte sa visite :
« Overberg nous annonça à Anne Catherine. A neuf heures du matin, il nous conduisit chez elle. Sa petite chambre n'a qu'une entrée et elle est sur la rue, en sorte que les passants peuvent voir dans l'intérieur et qu'on ne peut rien y faire qui ne puisse être vu de la rue. Elle est extrêmement propre : on ne sent pas la moindre mauvaise odeur dans cette petite pièce. C'est pour Anne Catherine une grande souffrance que de se montrer. Elle nous reçut de la manière la plus amicale. Overberg la pria en notre nom de retirer ses mains du linge sous lequel elle a coutume de les tenir cachées. C'était un vendredi. Les plaies de la couronne d'épines avaient saigné abondamment. Elle ôta sa coiffe. Le front et la tête étaient comme percés de grosses épines : on voyait distinctement les plaies vives, remplies encore en partie de sang frais, et tout le tour de la tête était ensanglanté. Jamais peintre n'a ainsi rendu au naturel les plaies faites au Sauveur par la couronne d'épines. Les plaies qui se trouvent au dos des mains et des pieds sont beaucoup plus grandes que celles de la surface intérieure ; les plaies des pieds sont plus larges que celles des mains. Toutes saignaient en même temps.
Les médecins ont signalé ce qu'il y a là de merveilleux plus tôt et plus ouvertement que les ecclésiastiques, parce qu'ils ont des données certaines pour juger, d'après les règles de la science, le phénomène qui est sous leurs yeux. Ils disent qu'il est impossible de maintenir artificiellement de telles plaies dans le même état, de façon à ce qu'il n'y ait ni suppuration, ni inflammation, ni guérison. Ils disent aussi qu'on ne peut pas expliquer naturellement comment la malade, avec ces plaies incompréhensibles de leur nature et avec la cruelle douleur qui ne lui laisse aucun moment de relâche, ne tombe pas dans un dépérissement complet, comment elle ne pâlit même pas et comment son regard reste plein de vie, d'intelligence et d'amour.
« Depuis quelque temps, il dépend d'elle d'admettre ou de refuser les visites : elles lui sont très-pénibles et sont déclinées le plus souvent, même quand il s'agit de gens qui viennent de loin. Ce n'est que sur les représentations de quelques ecclésiastiques ou du médecin, auxquels les étrangers s'adressent, qu'elle consent à faire des exceptions. Elle a assez à faire, dit-elle, de prier Dieu, afin qu'il lui conserve la patience dans ses souffrances continuelles ; c'est le tenter que de mettre cette patience à l'épreuve pour des personnes qui la plupart du temps viennent uniquement par curiosité.» Ceux qui ne croient pas à Jésus-Christ, dit-elle encore, ne deviendront pas croyants à cause de mes stigmates.» Cela ne doit pas étonner quand on pense combien il doit en coûter à une pauvre religieuse timide et délicate d'avoir à supporter l'invasion de curieux souvent peu discrets.
Anne Catherine, qui a gardé les troupeaux pendant son enfance et qui s'est livrée à des travaux de toute espèce, parle d'une voix très-douce ; elle s'exprime sur les choses de la religion dans un langage élevé qu'elle n'a pas pu apprendre au couvent, et elle le fait, non-seulement avec convenance et discernement, mais avec un esprit éclairé de lumières supérieures. Son regard est plein d'intelligence ; son aimable affabilité, sa sagesse lumineuse et sa charité respirent dans tout ce qu'elle dit. Elle parle bas et sa voix est claire et limpide. Il n'y a rien d'exagéré dans ses manières ni dans ses paroles parce que l'amour n'est pas où l’on sent l’effort. Elle donne le spectacle de ce qu'il y a de plus sublime, l'amour de Dieu inspirant toutes les actions, les paroles et les sentiments, le support de tous, la charité envers le prochain quel qu'il soit.
« Combien nous sommes heureux de connaître Jésus-Christ, a-t-elle dit à Sophie ! Combien il était difficile aux païens, nos ancêtres, d'arriver à Dieu !» Bien loin de s'enorgueillir des signes extérieurs de la faveur divine, elle s'en sent tout à fait indigne et porte avec une humble sollicitude le trésor du ciel dans un vase de terre fragile.»
Cette relation écrite sous forme épistolaire par l'illustre écrivain fut imprimée dans la suite avec des additions. Kellermann, le premier, en prit copie pour Michel Sailer, plus tard évêque de Ratisbonne, qui en donna connaissance à beaucoup de personnes. Elle tomba aussi entre les mains de Clément Brentano et ce fut là ce qui lui inspira d'abord le désir de connaître Anne Catherine.
Stolberg resta jusqu'à sa mort, par l'intermédiaire d'Overberg, en union spirituelle avec la pieuse fille qui était pour lui l'objet d'une profonde vénération. Elle, de son coté, ne perdit jamais le souvenir de Stolberg qui la suivit souvent dans la sphère de ses contemplations. Il fut dès lors du nombre de ces personnes pour lesquelles elle offrait à Dieu d'une manière toute spéciale ses prières et ses souffrances et en faveur desquelles elle luttait afin qu'elles pussent remplir leur mission et recevoir de Dieu la couronne qui leur était réservée. Car elle s'était prise d'une vive affection pour cette grande âme, si richement douée, dont la beauté se montrait clairement à ses yeux. Personne sans doute ne regardera comme un pur effet du hasard que, si peu de temps après la clôture de l'enquête, un des hommes les plus éminents de cette époque ait été conduit dans le pauvre petit réduit de Dulmen pour rendre hautement témoignage à l'œuvre de la grâce divine.
Peu après la visite de Stolberg, la princesse Galitzin vint aussi plusieurs fois avec Overberg.