Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

XXX

DERNIÈRE VISITE DU VICAIRE GÉNÉRAL DROSTE A DULMEN.
 - IL ESSAIE D’EMMENER ANNE CATHERINE A DARFELD

 

1. - Le vicaire général voyait toujours avec plaisir que des personnes haut placées et des hommes distingués par leurs lumières et l'indépendance de leur esprit demandassent à visiter Anne Catherine et à se renseigner sur son état. Il avait coutume de la préparer d'avance à leur arrivée, en lui exprimant le désir qu'elle leur permît de voir ses stigmates : car il espérait augmenter par là le nombre de ceux qui rendraient témoignage à la vérité et réduire peu à peu au silence la voix de la calomnie.

 

2. Ce fut dans cette louable intention que, quelques mois après la fin de l'enquête ; il vint lui-même à Dulmen avec une nombreuse société de personnes appartenant à la noblesse, pour leur faire faire sur Anne Catherine des observations aussi circonstanciées que celles auxquelles lui-même s'était livré le 21 avril. On lit à ce sujet dans le journal de Wesener :

« Dans la soirée du, jeudi 26 août, je rencontrai chez la malade le vicaire général de Droste et le professeur de Druffel. La malade était très soucieuse et le professeur Druffel désira savoir de moi dons quel état elle avait été jusqu'alors. Il trouvait la physionomie, les plaies, les signes et la manière d'être d'Anne Catherine comme à l’ordinaire. Le vendredi soir, je trouvai la malade dans un si triste état, le pouls si bas et si petit, qu’elle-même, ainsi que nous, s'attendait à une mort prochaine. Sa sœur et le père Limberg me dirent que le vicaire général, accompagné d'une suite nombreuse, l'avait fatiguée aujourd'hui toute la journée. On lui avait découvert plusieurs fois la poitrine et lavé les plaies pour pouvoir mieux examiner les signes.»

 

3. Anne Catherine qui s'était soumise passivement à son supérieur ecclésiastique et avait supporté sans se plaindre une inspection excessivement pénible pour elle, était après cela tombée dans une faiblesse presque mortelle dont elle ne se remit que lentement. Wesener fut saisi d'une telle compassion pour la pauvre malade sans défense que, dans une lettre assez longue, il s'en plaignit vivement au vicaire général

Vous voulez, écrivit-il, examiner la chose à fond c'est même votre devoir. Soit ; mais on n'examine pas ainsi. La pauvre malade a été martyrisée jusqu'à en mourir ! Vous êtes venu avec une suite de huit ou dix personnes et vous êtes resté avec elles près de la malade de huit heures du matin à six heures du soir. Il est à regretter que j'aie été appelé auprès de malades demeurant hors de la ville, car j'aurais pu vous dire à l'avance tout ce qui en résulterait. La malade, n'aurait pas enduré ce supplice et je n'aurais pas eu la douleur de la trouver dans un état de faiblesse mortelle. Elle-même croyait, et elle en remerciait Dieu, que sa dernière heure était arrivée. Je ne m'expliquerai, pas comment vous avez pu imposer ce supplice à la malade, si je ne me souvenais d'avoir entendu le docteur Druffel affirmer que des traitements de ce genre ne peuvent être nuisibles pour elle. Mais moi, je vous affirme, sur mon honneur, que ce qui s'est passé hier aurait coûté la vie à la malade, sans un miracle du Dieu tout-puissant. Si vous devez continuer l'enquête, la patiente vous laissera faire tout ce que vous voudrez ; mais, au nom de Dieu, que cela ne se fasse pas avec tant de bruit, ni aux dépens de sa santé certainement très précaire.»

 

4. Anne Catherine ne se remit que difficilement et lentement et, quand elle put de nouveau prononcer quelques paroles, elle s'expliqua ainsi devant son entourage :

« Je suis convaincue dans ma conscience que je ne dois plus me prêter à de telles visites, ni montrer les signes extérieurs. Cet avertissement m'a été donné en esprit. J'étais agenouillée en esprit dans une belle chapelle devant une image de Marie tenant l'enfant Jésus dans ses bras et j'invoquais la Mère de Dieu. Mais celle-ci descendit, m'embrassa et me dit : « Mon enfant ! prends garde à toi et ne va pas plus loin. Eloigne de toi les visites et conserve-toi dans l'humilité.»

 

5. La manière d'agir du vicaire général parait moins rigoureuse si l'on considère de prés les motifs qui le dirigeaient. Depuis la clôture de l’enquête, il méditait le projet de dérober Anne Catherine aux regards du monde et de lui assurer la possibilité matérielle d'accomplir sa tâche de souffrances dans une retraite où rien ne la troublerait. Après y avoir longtemps réfléchi, il avait fini par se décider à préparer pour Anne Catherine, dans un des biens seigneuriaux de sa famille, un asile où l'on pourvoirait à tous ses besoins de la manière la plus généreuse. Avant de faire le dernier pas, quelques membres de son illustre famille et quelques amis devaient se convaincre par eux-mêmes de la sincérité d'Anne Catherine et de la réalité de son état extraordinaire. Telle était la cause pour laquelle il était venu chez la malade avec cette nombreuse compagnie et l'avait soumise à cette longue inspection qui, à ce qu'il pensait, devait être la dernière, et dont il comptait la dédommager par son offre charitable et par des bienfaits de toute espèce. Personne à Dulmen ne devait avoir connaissance de ce projet, excepté le doyen Rensing, qui devait assister Anne Catherine de ses conseils dans le cas où elle demanderait à réfléchir quelque temps avant d'accepter cette bienveillante invitation. Si elle donnait son assentiment, il était chargé de l'accompagner immédiatement au château de Darfeld dans la voiture du vicaire général.

 

6. Quand le vicaire général fit cette offre à Anne Catherine, il lui imposa le silence le plus absolu à ce sujet envers son confesseur ordinaire comme envers tout son entourage. Le père Limberg ne devait en être informé qu'au moment du départ par un écrit cacheté que laisserait le vicaire général et qui lui intimerait en même temps la défense absolue de se mêler de cette affaire en aucune façon. Cette proposition mit Anne Catherine dans un état qui menaçait d'épuiser ce qui lui restait de force. Les plus grands et les seuls biens terrestres auxquels elle aspirât et qui lui semblaient ravis pour toujours, la solitude et le repos, se présentaient à elle comme assurés ; de plus son acceptation lui paraissait un devoir de déférence et de gratitude envers la première autorité ecclésiastique.

En outre, le doyen Rensing lui représentait que l'asile retiré de Darfeld pourrait seul la protéger contre tout projet de faire plus tard une nouvelle enquête. Mais où Anne Catherine trouvait-elle l'assurance qu'en acceptant cette offre généreuse, elle ne se rendait pas infidèle à Dieu ; qu'en cherchant une vie plus tranquille et plus commode, elle ne poursuivait pas une chose incompatible avec sa tâche ? Qui pouvait tranquilliser sa conscience, quant aux saints voeux de religion auxquels elle contrevenait peut-être en ne donnant pas la préférence à la position et au genre de vie qui amenaient à leur suite le plus d'ennuis et de privations ? Où était la garantie pour son cœur brûlant de charité, que, dans ce noble séjour, elle trouverait les mêmes occasions pour les œuvres de Miséricorde que dans sa position actuelle, où sa porte était ouverte à toute heure pour quiconque avait besoin d'assistance ? D'un autre côté, si elle ne se rendait pas à l'invitation, cela n'attirerait-il pas sur elle le juste mécontentement du supérieur ecclésiastique ? Et ne se donnerait-elle pas l'apparence de l'ingratitude et du caprice ? Toutes ces pensées remplissaient Anne Catherine d'une grande tristesse et elle la ressentait d'autant plus douloureusement qu'elle était depuis longtemps accoutumée à ne rien faire sans l'ordre de ses supérieurs ou de son confesseur. Or non-seulement il lui était rigoureusement défendu de rien communiquer au père Limberg, mais encore le vicaire général et le doyen Rensing s'abstenaient avec soin de lui dire une parole qui eût l'air d'un ordre ou d'une décision. L'acceptation de l'offre qui lui était faite devait être entièrement et uniquement l’œuvre de sa propre volonté et c'est pourquoi ils se gardaient de toute manifestation qu'Anne Catherine eût pu interpréter comme l'expression de la volonté de l'autorité ecclésiastique, agissant en cette qualité. Elle demanda du temps pour réfléchir, afin de consulter Dieu dans la prière, et au bout de quelques jours, elle mit le doyen en mesure d'écrire ainsi à Darfeld au vicaire général :

« La sœur Emmerich ne peut pas se résoudre au voyage de Darfeld. Elle se sent trop faible pour pouvoir l'entreprendre sans risquer sa vie. C'est pourquoi, n'étant pas tenue à ce voyage en vertu de l'ordre des supérieurs ecclésiastiques, elle craint de tenter Dieu en le faisant et de s'exposer à pécher par une confiance imprudente. De plus, elle est persuadée que son séjour à Darfeld près de la famille de messieurs de Droste, si considérée pour sa piété dans tout le pays de Munster, loin de faire cesser les accusations calomnieuses, en susciterait de nouvelles. Elle aurait donc le chagrin d'exposer cette noble famille à des désagréments, et à des ennuis, parce que M. B. . . et ceux qui pensent comme lui se tairaient difficilement sur cette démarche, mais au contraire demanderaient d'autant plus, instamment qu'elle fût traînée à Munster pour y être soumise à une nouvelle enquête.»

La faiblesse physique de la malade était très grande, car pendant tout le temps qui s'écoula du 1er au 10 septembre, on s'attendit plusieurs fois à la voir expirer. Le 2 septembre, le père Limberg la crut déjà morte, et récita près d'elle les prières pour les morts : mais quand il l'aspergea d'eau bénite, un rayon de son amabilité accoutumée passa sur son pâle visage et peu à peu elle revint à elle.

 

7. Le vicaire général ne put s'empêcher de reconnaître la valeur des raisons qui motivaient le refus d'Anne Catherine. Quoiqu'il vit avec peine avorter un plan au moyen duquel il avait espéré fermer la bouche à ceux qui mettaient son enquête en suspicion, et faire tomber les calomnies des incrédules et des ennemis de l'Eglise, il trouva pourtant dans la réponse négative d'Anne Catherine une nouvelle preuve de la pureté de ses intentions et de !a haute perfection de sa vertu : aussi sa sympathie affectueuse et sa haute estime pour elle n'en souffrirent-elles aucune diminution. Il conserva avec elle des relations constantes par l’intermédiaire de Rensing et surtout d'Overberg qui, jusqu'à la mort d'Anne Catherine, resta toujours en commerce spirituel avec elle et lui fit des visites aussi fréquentes que le lui permirent ses occupations et l'état de sa santé. Clément Auguste lui envoyait de temps en temps ses salutations et recommandait à ses prières lui-même et ses intentions.

Un an après l'enquête, le vicaire général ayant appris par Clara Soentgen qu'on regardait la mort de la sœur Emmerich comme imminente, écrivit en ces termes à Rensing :

« Je voudrais savoir si vous regardez la fin de la sœur Emmerich comme aussi prochaine que le croient d'autres personnes, et je vous prierais de m'envoyer un messager si vous regardiez comme très probable qu'elle approche de son dernier moment, ou si la mort survenait inopinément. Je serais bien aise d'avoir une notice sommaire sur ce qui s'est passé de remarquable depuis le mois d'août 1813. Veuillez saluer la sœur Emmerich de ma part.»

 

8. Rensing répondit

« Je ne remarque pas encore en elle de signes inaccoutumés annonçant une mort prochaine : mais elle-même assure que son état intérieur semble indiquer que le terme n'est plus très éloigné. Si Dieu daignait lui faire une révélation touchant sa mort et si elle me disait à ce sujet quelque chose de précis, j'aurais l'honneur de vous en donner avis aussitôt. Son corps présente toujours les mêmes phénomènes qu'il y a un an. Le sang continue à couler les vendredis comme alors et, depuis le mois d'août de l'année précédente jusqu'à ce jour (15 mars 1814), il ne s'est rien passé extérieurement qui mérite d'être noté. Mais quant à l'état de son âme, elle a gagné à plusieurs égards, car elle s'est défaite de diverses imperfections auxquelles elle se laissait aller facilement autrefois et unit encore davantage sa volonté à celle de Dieu. Ce qu'elle me raconte des objets qui occupent son esprit dans l'extase est souvent si élevé que j'en suis dans l'admiration, et il y a en même temps une simplicité si naïve qu'on n'y peut soupçonner aucune arrière-pensée, aucun dessein préconçu. En supposant même qu'il n'y ait pas là d'intervention d'un ordre supérieur, c'est dans l'ensemble la plus belle manifestation d’une âme pure comme les anges, absorbée en Dieu et qui n’est occupée que de la gloire de Dieu et du salut des hommes.»

 

9. Deux mois plus tard Rensing envoyait un nouveau rapport : « la sœur Emmerich se trouve un peu mieux, disait-il. Peut-être va-t-elle se remettre pour quelques

jours. Comme son existence est depuis longtemps déjà en désaccord complet avec les lois ordinaires de la nature, il ne faut pas augurer sa fin prochaine parce qu'on voit des symptômes qui sembleraient l'annoncer. Hier, étant dans état de faiblesse extrême, elle m'a dit qu'elle espérait qu'avant sa mort, Dieu lui donnerait encore assez de force pour me révéler, ainsi qu'à quelques autres personnes, des choses qu'elle ne veut pas garder pour elle seule. Comme sa faiblesse était excessive, elle parlait très bas et il me fallut beaucoup d'efforts pour comprendre ce qu'elle disait.»

 

10. Ce rapport décida le vicaire général à rendre l'ordonnance suivante pour le cas où Anne Catherine viendrait à mourir :

Si la religieuse augustine Anne Catherine Emmerich venait à s'endormir dans le Seigneur, M. le doyen Rensing devra dès qu'il en aura été informé :

1. M'en prévenir par un exprès aussitôt que possible, en quelque lieu que je me trouve, et venir lui-même, s'il peut : sinon, prendre les dispositions suivantes :

2. Jusqu'à mon arrivée ou jusqu'à ce qu'il ait reçu de nouvelles instructions, il devra faire en sorte

(a)      Qu'une ou plusieurs personnes du sexe, bien connues de lui, veillent nuit et jour près du corps (je pourvoirai aux dépenses qui seront nécessaires) ;

Qu'aucune autre personne ne reste près du corps et que l'autorisation de le voir ne soit donnée que le plus rarement possible : si de telle visites devaient devenait, trop fréquentes, M. le bourgmestre voudrait bien prêter la main pour l'empêcher ;

Que, jusqu'à mon arrivée ou jusqu'à l'envoi de nouvelles instructions, le corps reste absolument intact en sorte que personne ne puisse, l'examiner le moins du monde, soit dans l'ensemble, soit aux places marquées par les stigmates.

3. Monsieur le doyen prendra ses mesures pour que la mort lui soit annoncé aussitôt qu'elle aura eu lieu : il priera immédiatement M. le bourgmestre de se transporter avec lui près du corps de la sœur Emmerich, non en qualité d'autorité civile, mais officieusement. Il adressera la même invitation à MM. Limberg et Lambert et aux docteurs en médecine Wesener et Krauthausen ; puis, en présence de ces messieurs, on dressera un procès-verbal signé d'eux tous où soient consignés brièvement :

Le genre et l'heure de la mort ainsi que les circonstances notables, s'il s'en est présenté ;

(b) L'état du corps et des diverses marques existant aux mains et aux pieds comme au côté, à la tête, et aussi à la poitrine.

N. B. Il ne doit y avoir aucun intervalle entre l'invitation et la réunion auprès du corps ; ces messieurs ne doivent pas y aller ensemble, afin d'éviter l'éclat autant que possible, et il ne doit y avoir là que les personnes nommées plus haut.

4. Ensuite M. le doyen devra prier MM. Limberg et Lambert et les deux médecins de ne pas s'éloigner de Dulmen, s'il est possible, jusqu'à ce que je sois arrivé et que je me sois entendu avec eux.

5. Je règlerai le reste en son temps.

CLÉMENT AUGUSTE DE DROSTE VISCHERING. Munster, le 26 mai 1814.