Vie de Anne Catherine Emmerich - Volume 1 -

 

IX

ANNE CATHERINE SÉJOURNE TROIS ANS A COESFELD,

DEPUIS SA DIX SEPTIEME JUSQU'A SA VINGTIÈME ANNÉE

 

1. Jusqu'alors Dieu s'était servi de voies extraordinaire pour diriger Anne Catherine vers l'état religieux ; maintenant elle devait suivre la route ordinaire, c'est-à-dire apprendre à connaître et s'exercer à surmonter, les obstacles et les dangers contre lesquels tous ceux qui son appelés à la vie religieuse ont plus ou moins à lutter. Tant que son âme put rester occupée à contempler l'excellence et la dignité surnaturelle de l'état religieux, elle en était si vivement saisie que son désir n'avait d'égal que la douleur qu'elle ressentait en voyant la profonde décadence ce saint état et les efforts du monde pour le détruire entièrement. Ses combats intérieurs consistaient proprement dans la peine qu'elle se donnait pour maîtriser son ardent désir et dans l'inquiétude avec laquelle elle se demanda comment elle triompherait par la patience et la confiance en Dieu de difficultés extérieures qui paraissaient insurmontables. Maintenant, Dieu voulait qu'Anne Catherine apprit par sa propre expérience quelle est la faiblesse d'une personne livrée uniquement à ses propres forces et qu'elle restât fidèle, même quand le témoignage sensible de ses illuminations et de ses consolations extraordinaires lui ferait défaut et quand les influences extérieures auraient pleine liberté de lui susciter des empêchements.

 

2. C'est pourquoi on voit commencer ici, pour elle, quant à sa direction, une nouvelle période comprenant l'intervalle de sa dix-septième à sa vingtième année. Pendant ce temps, elle habita Coesfeld, où elle était entrée au service d'une maîtresse couturière dans l'espoir d'amasser, à force de travail et d'économie, le montant de la dot qui pourrait être exigée pour son admission dans un couvent. Mais ce but ne put être atteint, car ses petits gages de la semaine s'en allaient le plus souvent le jour même où elle les avait touchés. Tout ce qu'elle gagnait appartenait aux pauvres. Quelque vif que fût son désir d'entrer en religion, l'amour des pauvres était encore plus fort, et Anne Catherine n'hésitait, jamais à se dépouiller de tout. Un jour, ayant rencontré une vieille femme couverte de misérables haillons, elle fut saisie d'une telle compassion qu'elle prit aussitôt une pièce de son vêtement et en couvrit la mendiante, quoiqu'elle n'eût rien à mettre à la place. Elle voulait secourir les autres à ses dépens, et plus une privation lui était pénible, plus elle était prompte à se l'imposer. Elle espérait recouvrer par là la force d'âme et l'ardente charité dont elle se sentait dépouillée depuis qu'elle habitait Coesfeld. Toutes les consolations qu'elle était accoutumée jusqu'alors à ressentir dans ses prières et ses pratiques de piété lui avaient été retirées et elle croyait apercevoir en elle-même un grand refroidissement et un dégoût de toutes les choses spirituelles. Cela la tourmentait beaucoup, et son inquiétude s'accrut d'autant plus que le délaissement intérieur lui rendait toute pratique de plus en plus pénible. Dans son humilité, elle ne donnait place qu'à une pensée, c'était qu'elle avait mérité ce refroidissement par son infidélité dans l'usage des grâces reçues et par son manque de ferveur ; elle se sentait maintenant si indigne de la grâce de la vacation qu'aucune pénitence ne lui semblait trop dure pour expier ses fautes. Elle redoublait ses austérités et ses mortifications accoutumées, et s'appliquait scrupuleusement à n'omettre aucune pratique, quoique souvent il lui fallût un effort extrême pour surmonter sa répugnance apparente. Elle se considérait comme étant dans l'état de tiédeur et, quoiqu'elle n'eût pas à avouer à son confesseur le moindre consentement ou la moindre négligence quant à l'éloignement pour les choses spirituelles, cependant le sentiment de sa culpabilité et la crainte qu'il lui inspirait étaient parfois si grands en elle, qu'elle n'osait pas recevoir la sainte communion, aussi souvent qu'auparavant et qu'elle ne put y être décidée que par l'ordre de son confesseur. Elle continua durant trois ans environ à soutenir courageusement cette lutte, jusqu'au moment où Dieu lui fit sentir à nouveau son voisinage et son assistance ; alors le courage ferme et joyeux, ainsi que le zèle ardent de la charité se réveilla plus puissamment dans son cœur.

 

3. Elle eut aussi dans ce temps beaucoup de contrariétés extérieures à supporter, parce que son entourage, ses parents, ses frères et sœurs, employèrent tous les moyens, possibles pour la détourner de nouveau de son projet d'entrer au couvent. La maîtresse chez laquelle Anne Catherine travaillait avait conçu pour elle une telle affection qu'elle lui offrit plusieurs fois avec insistance de rester dans le célibat et de tout partager avec elle si Anne Catherine de son côté pouvait se résoudre à ne jamais la quitter. Elle était tellement touchée de la piété d'Anne Catherine que son désir était de mener avec elle, jusqu'à leur mort, une vie retirée et consacrée à des pratiques pieuses. Jamais elle n'avait gêné Anne Catherine par une curiosité indiscrète et ne l'avait entravée rien ; elle trouvait même bon que d'autres jeunes filles vinssent chercher près d'elle de bons conseils et des encouragements à la piété ; elle pouvait donc croire qu'Anne Catherine adhérerait à un projet qui semblait devoir offrir comme un équivalent de la vie religieuse. Mais celle-ci ne se laissa pas détourner et elle déclina ces offres bienveillantes par des arguments si persuasifs que la bonne intelligence entre elles ne fut pas troublée un instant.

 

4. Il lui fut plus difficile de résister aux efforts redoublés de ses parents, lesquels s'imaginaient qu'elle perdrait le désir d'entrer au couvent, si l'on pouvait la contraindre à prendre plus de part aux divertissements mondains. Il fallait pour cela la forcer à aller davantage dans les compagnies et même dans des lieux de récréations publiques. Les personnes de son âge et ses connaissances se réunirent à ses parents pour l'y décider. Il était toujours difficile à Anne Catherine de refuser à quelqu'un ce qu'il lui demandait ; aussi lui parut-il absolument impossible de repousser toujours ses parents contristés, chaque fois qu'ils tentaient de la faire aller à une réunion dansante avec l'un de ses frères ou l'une de ses sœurs. Elle céda deux fois, quoique avec une grande répugnance, parce qu'elle espérait que cette condescendance lui épargnerait des instances ultérieures. Voici ce qu'elle raconta à ce sujet

« Un jour, mon frère aîné voulait absolument que j'allasse avec lui à la danse ; mais, comme je n'en fis rien et que je refusai nettement, cela le mit de mauvaise humeur ; il se querella avec moi et courut à la maison très irrité. Mais il revint tout de suite, pleura à chaudes larmes, s'agenouilla devant moi en présence de nos parents et me demanda pardon de sa vivacité. Nous n'avions, du reste, jamais eu de dissentiments, et nous n'en avons jamais eu depuis. Mais un jour que, par une condescendance mal entendue, je m'étais laissé persuader d'aller à une réunion de ce genre, je fus prise d'une tristesse extrême et je suivis dans un état approchant du désespoir. Mon âme n'y était véritablement pas présente, mais j'étais à la torture comme si j'eusse été en enfer. J'étais violemment tirée au dehors, au point que je n'étais plus maîtresse de moi. Pourtant je restai encore, par crainte de manquer aux convenances et de faire un éclat. Alors il me sembla, que mon fiancé divin m'appelait et je m'enfuis de là ; je regardai autour de moi, je cherchai et trouvai sous des arbres mon fiancé plein de tristesse et d'indignation son visage était défait et même tout ensanglanté. Et il me dit : « Comme tu es infidèle ! comme tu m'oublies ! tu m'as maltraité ! ne me reconnais-tu donc plus ?» Alors j'implorai mon pardon et j'appris ce que j'avais à faire pour prévenir les péchés d'autrui. Je devais m'agenouiller dans un coin et prier, les bras étendus ou bien aller dans des endroits où il y avait des péchés à empêcher.

« M'étant encore une fois laissé entraîner par complaisance semblable à un divertissement du même genre, la force qui m'en arrachait devint irrésistible, quoi que fissent mes compagnes pour me retenir. Je m'enfuis, et il me semblait que la terre, voulait m'engloutir. J'étais en proie à une tristesse inexprimable. A peine étais-je hors de la porte de la ville et sur le chemin de la maison, qu'une femme d'un aspect majestueux vint à moi et me dit d'un ton sévère : « Qu'as-tu fait ? quelle est ta conduite ? tu t'es engagée à mon Fils, mais tu ne dois plus avoir part avec lui !» Alors le jeune homme vint aussi à nous, triste et défiguré ; ses reproches me percèrent le cœur, quand je pensai que j'étais en si mauvaise compagnie pendant qu'il attendait accablé de souffrances. Je crus mourir de douleur ; je suppliai sa mère de demander grâce pour moi et je promis de ne plus jamais céder. Elle intercéda pour moi, j'obtins mon pardon et je promis encore une fois de ne plus me laisser conduire dans de telles assemblées. Alors ils me quittèrent. J'étais à l'état de veille, avec pleine conscience de moi-même, et ils s'étaient entretenus avec moi comme l'auraient fait des personnes vivantes de la vie ordinaire. J'étais triste jusqu'à la mort et je revins à la maison en sanglotant. Le lendemain on me fit de grands reproches de m'être ainsi échappée toute seule.

« On finit pourtant par me laisser en repos. Il tomba entre les mains de mon père un petit livre où il lut que les parents ne devaient pas obliger leurs enfants à de pareils divertissements. Cela lui fit tant de peine qu'il en pleura amèrement et dit : « Dieu sait pourtant que j'avais bonne intention.» Il me fallut le consoler moi-même du mieux que je pus.»

 

5. L'opposition de ses parents à son projet ne cessa pourtant pas, elle en devint même d'autant plus vive. On est d'abord très étonné de voir ces pauvres gens de la campagne, qui ne pouvaient jamais espérer de voir leur fille dans une position bien avantageuse, montrer une répugnance invincible à son entrée au couvent ; mais on a une impression différente quand on se représente quel trésor elle était pour eux. Depuis que Dieu la leur avait donnée, ils n'avaient trouvé en elle que joie et consolation. Cette enfant, guidée par son ange gardien et éclairée d'en haut, était devenue pour eux dès son plus jeune âge, par sa sagesse et son intelligence, ainsi que par le don de conseil qu'ils trouvaient en elle sans le chercher et comme sans le savoir, une ressource dont ils ne pouvaient se passer. En outre, une bénédiction merveilleuse était répandue sur elle et sur tout ce qu'elle faisait, et ils s'en apercevaient surtout quand elle n'était pas auprès d'eux. Devenue jeune fille, Anne Catherine, grâce à l'inexprimable bonté de son cœur et à la sérénité d'une âme dont rien ne troublait jamais la paix, avait en elle quelque chose de si attrayant que ses parents ne voulaient jamais se séparer d'elle pour longtemps. A cela s'ajoutait la sollicitude ingénieuse et infatigable avec laquelle Anne Catherine prévenait tous les désirs et tous les besoins de ses parents qui trouvaient là l'assurance des soins les plus affectueux et de l'assistance la plus fidèle pour leurs vieux jours ; aucune pensée ne pouvait donc leur être plus pénible que celle d'être privés en un instant de tout leur bonheur. Bien qu'Anne Catherine eût déjà résidé pendant des années hors de la maison paternelle, elle en avait toujours été si peu éloignée que le commerce journalier n'était jamais interrompu. Mais la clôture d'un couvent menaçait de leur tout enlever, car ils connaissaient trop bien le zèle ardent de leur fille pour ne pas savoir d'avance que, fût-elle même dans une maison un peu relâchée, elle y vivrait comme une parfaite religieuse et voudrait observer scrupuleusement la règle. C'est pourquoi ils auraient vu plus volontiers chez elle de l'inclination pour le mariage, parce qu'il n'eût pas supprimé tout d'abord la possibilité de rapports fréquents. La volonté d'Anne Catherine d'obéir à Dieu qui l'appelait à l'état religieux, devait donc imposer à ces pauvres parents le renoncement à tout ce qui leur était le plus cher et le plus précieux et à ce que rien ne pouvait remplacer pou eux. En outre, en considérant l'état où se trouvaient alors les couvents, ils étaient préoccupés de la pensée que leur pauvreté serait reprochée à leur fille pendant toute sa vie et que personne ne comprendrait l'étendue du sacrifice qu'ils feraient en donnant leur enfant à une communauté religieuse. C'est pourquoi ils la pressaient avec des prières, avec de tendres reproches, avec des larmes, avec des explosions de douleur violente, même avec des blâmes sévères, d'abandonner son dessein où ils cherchaient à lui montrer, tantôt l'effet de la présomption et du caprice, tantôt la crainte des charges d'une vie besogneuse dans le monde ; aussi, son cœur si tendre et si aimant en était il violemment oppressé, au point que souvent elle savait à peine que leur répondre. Dans cette situation, elle avait recours à la prière la plus fervente, afin d'obtenir la force et la lumière dont elle avait besoin pour arriver à son but.

« Mes parents, dit-elle plus tard devant Overberg, me parlaient aussi du mariage, pour lequel j'avais une grande répugnance. Mais la pensée me vint que cette répugnance pouvait bien avoir sa source dans la crainte des charges de l'état conjugal. Si c'était pourtant la volonté de Dieu que je me mariasse, me disais-je, je devrais accepter ces charges. Je me mis alors à prier Dieu de m'ôter cette répugnance pour le mariage si c'était sa volonté que je cédasse au désir de mes parents et que je prisse cet état ; mais mon désir d'entrer au couvent ne fit qu'augmenter.

« J'exposai aussi mon embarras à mon curé et à mon confesseur et leur demandai conseil. Tous deux me dirent que, si je n'avais pas de frères ni de sœurs qui pussent prendre soin de mes parents, je ne devrais pas entrer au couvent contre leur volonté ; mais que, comme ils avaient plusieurs enfants, j'avais à cet égard toute liberté. Je persévérai donc dans ma résolution.»

 

6. C'est un fait très remarquable qu'Anne Catherine, quoiqu'ayant si souvent reçu dans ses visions la connaissance bien positive que Dieu l'appelait à l'état religieux, était pourtant toujours renvoyée aux voies ordinaires pour y trouver la confirmation et l'assurance de ce qui lui était communiqué extraordinairement par Dieu. De même que les obstacles extérieurs qui s'accumulaient contre son projet ne disparaissaient pas miraculeusement et subitement, mais devaient être surmontés par elle-même à force de luttes et d'efforts, de même les lumières acquises surnaturellement ne la dispensaient pas de l'obligation de faire en outre certifier sa vocation par les moyens qui sont à l'usage de tous les fidèles. Anne Catherine était appelée à l'état religieux pour le bien de l'Eglise ; elle devait être un modèle pour les personnes engagées dans cet état, et montrer en sa personne, à une époque où la vie spirituelle était en pleine décadence, à quelle perfection de fidélité peut arriver une âme qui a pris Dieu pour époux ; c'est pourquoi elle devait être soumise à la direction de l'Eglise, c'est-à-dire aux représentants de Dieu, aux prêtres et aux confesseurs. Comme les autres fidèles, il fallait qu'elle réglât sa conduite d'après leurs décisions et leurs jugements, et c'était par cette voie, commune à tous, qu'elle devait atteindre le but que Dieu lui avait marqué. C'est précisément cette parfaite soumission à la conduite et à l'ordre accoutumé de l'Eglise qui est la pierre de touche la plus sûre, quant à la réalité de tous les dons extraordinaires qui avaient été départis à Anne Catherine. Aussi verrons nous dans la suite de sa vie des preuves de plus en nombreuses que tout ce que Dieu lui avait accordé était placé sous la garde et soumis au jugement des supérieurs ecclésiastiques pour recevoir de là le sceau qui en certifiait l'authenticité.

 

7. Anne Catherine reçut dans sa dix-huitième année le sacrement de confirmation des mains de Gaspard Max de Droste-Vischering, alors évêque suffragant de Munster. Cette sainte cérémonie eut lieu au temps de son délaissement intérieur, lorsqu'elle était si tourmentée de la crainte d'être tombée dans l'état de tiédeur. C'est pourquoi l'appel à la confirmation fut pour elle comme une voix du ciel ; elle s'y prépara avec le soin le plus scrupuleux et la ferme confiance qu'elle recouvrerait par la vertu de cet admirable sacrement la force et la joie spirituelles pour le retour desquelles elle croyait n'avoir fait que de vains efforts depuis un an. Lors de sa première communion, elle avait prié Dieu de faire d'elle une enfant bonne et docile ; cette fois elle demanda une fidélité assez constante et un amour assez persévérant pour la rendre capable de souffrir jusqu'à son dernier jour pour Dieu et pour le prochain. Elle offrait incessamment à Dieu toutes les forces de son corps et de son âme, afin qu'il voulût bien les faire servir à accomplir la pénitence qui ne pourrait pas être faite par d'autres. Et, pour obtenir cette grâce, non-seulement elle multipliait ses pratiques de pénitence, mais elle s'efforçait aussi d'exciter les autres confirmants à se préparer avec ferveur au sacrement. Pendant cette préparation, elle sentit se renouveler fortement dans son âme le désir de vivre solitaire et cachée dans une terre étrangère et de s'y consacrer à la méditation et à la pénitence ; et comme, un jour, dans une conversation intime avec une amie, elle disait à ce propos qu'un véritable imitateur de Jésus-Christ doit tout quitter comme l'ont fait les saints, ces paroles firent sur cette amie une telle impression qu'elle se déclara prête à la suivre en quelque lieu qu'elle voulût aller pour imiter l'exemple des saints. Anne Catherine accepta cette offre avec joie et toutes deux se concertèrent pour s'enfuir loin de leur pays : mais il leur fallut bientôt reconnaître que leur projet n'était pas exécutable.

 

8. Voici ce que racontait Anne Catherine à propos de sa confirmation :

« J'allai avec les autres enfants de la paroisse à Coesfeld, nous devions être confirmés. Je me tins devant la porte avec mes compagnes avant que nous parussions devant l'évêque. J'avais un sentiment très-vif de la solennité qui s'accomplissait dans l'église et je vis ceux qui sortaient changés intérieurement à divers degrés. Je les vis aussi marqués d'un signe extérieur. Lorsque j'entrai l'église, je vis l'évêque tout lumineux. Il y avait autour de lui comme des troupes d'esprits célestes. L'onction resplendissait et la lumière brillait sur le front des confirmés. Lorsqu'il me fit l'onction, un trait de feu pénétra à travers mon front jusqu'à mon cœur, et je me sentis fortifiée. J'ai souvent revu plus tard l'évêque suffragant, mais je l'ai à peine reconnu.»

On peut juger de ce que furent les effets de ce sacrement pour Anne Catherine par sa déclaration faite plus tard qu'à dater de ce moment elle eut à supporter, pour expier des fautes commises par d'autres, des châtiments et des supplices qui lui étaient infligés par des voies surnaturelles et accompagnés d'apparitions. Souvent l'expiation s'accomplissait sur elle par des incidents qui paraissaient purement fortuits ; ainsi elle était jetée à terre, violemment heurtée, blessée, meurtrie, arrosée d'eau bouillante par suite de la maladresse d'autrui, ou bien saisie tout à coup d'une maladie inexplicable dont on se moquait comme d'une comédie ou d'une folie. Il lui fallait supporter tout cela avec une douceur et une patience sans bornes ; elle devait se taire et tout laisser tomber sur elle, lorsqu'en outre, comme il arrivait fréquemment, elle avait à subir la contradiction, le blâme, des paroles dures ou injurieuses et des accusations injustes. Etant d'un nature irritable, bouillant, prompt à s'émouvoir violemment, elle avait alors à soutenir une lutte intérieure d'autant plus pénible qu'il lui fallait non-seulement rester parfaitement maîtresse d'elle-même et pardonner du cœur à la personne qui l'outrageait, mais en même temps prier Dieu de lui faire porter la peine qu'aurait méritée la personne coupable envers elle. Elle reçut dans le sacrement de confirmation l’onction et la force nécessaire pour en arriver là et nous verrons bientôt combien furent grands et rapides les progrès qu'elle fit dans cette voie.

 

9. Le caractère de l'expiation fut dès lors celui qui domina dans toutes les maladies et les souffrances corporelles qui assaillaient Anne Catherine sans relâche, et cela sous les formes les plus diverses, avec des variations continuelles et subites. Ces souffrances étaient dans une relation intime et une proportion connue de Dieu seul avec certaines offenses pour lesquelles elles devaient satisfaire. Plus Anne Catherine marchait fidèlement, dans son état de fiancée spirituelle, suivant la direction qui lui avait été donnée dans sa grande vision, plus elle devenait digne de remplir devant Dieu la place de la fiancée par excellence qui est l'Eglise, de représenter plus parfaitement le corps mystique de l'Eglise, jusqu'à ce qu'enfin cette représentation, par l'impression des stigmates de Jésus crucifié, arrivât à son plus haut degré ou comme à une complète assimilation.

Le corps d'Anne Catherine devint, devant Dieu, comme le corps de l'Eglise ; il put, en cette qualité, être exposé aux dangers, subir les persécutions, recevoir les blessures qui menaçaient l'Eglise dans son ensemble ou dans ses diverses parties, et les détourner par là de l'Eglise elle-même. De même qu'à l'âge de quatre ans, elle s'était mise devant la hache lancée sur un nourrisson endormi et l'avait préservé d'un danger mortel, ainsi maintenant elle était livrée aux souffrances et aux dangers qui menaçaient le chef de l'Eglise, ou de grands dignitaires ecclésiastiques, ou des personnages influents, dangers dont les conséquences auraient été funestes pour tout le corps, s'ils n'avaient pas été prévenus ou détournés. C'étaient aussi les maladies et les blessures spirituelles de l'Eglise qu'Anne Catherine subissait en son corps par d'indicibles souffrances, afin d'expier par les mérites de sa patience la faute de ces membres de l'Eglise qui, par leur infidélité, par l'oubli de leurs devoirs et surtout par leur incrédulité et leur immoralité, préparaient à l'Eglise de tels malheurs et auraient attiré les châtiments de la justice divine si une expiation ne lui eût pas été offerte.

 

10. Anne Catherine reçut dans le sacrement de confirmation les armes nécessaires pour accomplir cette immense tâche ; par ce sacrement, la plénitude de l'onction et de la vertu du Saint-Esprit descendit sur elle, et il lui arriva, ce qui, suivant l'explication du catéchisme romain, s'accomplit dans les apôtres le jour de la Pentecôte, où» ils furent remplis d'une telle force de l'Esprit-Saint qu'ils pensaient que rien ne pouvait leur arriver de plus heureux que d'être jugés dignes de souffrir pour le nom de Jésus-Christ les outrages, les chaînes, le martyre et la mort de la croix.» Anne Catherine révéla un jour avec une touchante simplicité le secret de sa force dans les paroles suivantes, adressées au directeur de sa conscience :

« Depuis le jour de ma confirmation, mon cœur a eu cela de singulier qu'il n'a pu cesser un instant de demander pour moi le châtiment dû à tout péché qui m'était montré ou que je voyais moi-même.

Quel merveilleux respect pour la sainteté et la justice de Dieu, quelle adoration du précieux sang comme prix de notre rédemption, quelle haine irréconciliable du péché et quelle pitié sans bornes pour les pécheurs devaient résider dans un cœur qui ne pouvait plus vivre que pour souffrir à la place d'autrui !

 

11. Ajoutons qu'Anne Catherine devint encore plus zélée qu'auparavant, quant aux pratiques volontaires de pénitence. Chaque journée s'écoulait dans un travail sans relâche mais les nuits étaient consacrées à la prière et, de plus, elle martyrisait son corps avec des disciplines, des ceintures de pénitence et des cordes. Elle s'y était accoutumée dès son enfance ; mais elle avait été obligée de le cacher autant que possible à son entourage. Maintenant encore, son humilité l'empêchait de révéler tout cela à son confesseur : toutefois celui-ci en eut connaissance par la maîtresse couturière et interrogea Anne Catherine à ce sujet. Elle avoua tout, non sans une grande confusion, et suivit ponctuellement depuis lors les avis qu'il lui donna pour modérer son ardeur. Il lui déclara de nouveau qu'elle était appelée à l'état religieux ; et, quand elle lui témoigna la crainte où elle était de ne pouvoir être reçue nulle part, faute de dot, il la consola en lui rappelant la bonté et la toute-puissance de Dieu et lui promit de s'entremettre pour elle auprès des Augustines de Borken. Il tint parole, et bientôt il put porter à Anne Catherine l'agréable nouvelle qu'elle pouvait aller à Borken se présenter à la supérieure, laquelle, sur sa recommandation, était disposée à l'admettre : La supérieure la reçut avec bonté ; mais Anne Catherine fut tout à coup saisie d'une tristesse si vive que ses larmes lui permettaient à peine de parler. Sa douleur était causée par l'état spirituel de la communauté qui venait de lui être révélé et elle ressentit spécialement un profond chagrin de ce que le saint patron de l'ordre et sa règle étaient tellement tombés en oubli. La supérieure, fort surprise, l'ayant interrogée sur la cause de ces larmes inexplicables pour elle, Anne Catherine lui fit une réponse vraie, quoique évasive.» Je pleure, dit-elle, parce que je reconnais que j'ai trop peu de respect pour saint Augustin et que je ne suis pas digne de devenir Augustine.» On la congédia en l'engageant à réfléchir plus mûrement à son projet et à ne revenir qu'après y avoir longtemps pensé mais elle ne put jamais s'y résoudre.

Voici ce que rapporte Overberg sur les mortifications qu'elle pratiquait à cette époque : .

« Anne Catherine, avant d'entrer au couvent, s'est livrée à plus d'austérités que dans la suite, parce qu'alors, elle ne savait pas encore qu'on ne doit rien faire en ce genre sans la permission de son confesseur. Les instruments de pénitence dont elle me parla, comme en passant, étaient des chaînes, des cordes qu'elle serrait autour de son corps et un rude vêtement de dessous qu'elle confectionnait elle-même avec l'étoffe la plus grossière qu'il lui fût possible de trouver.»

 

12. Parmi les pratiques de pénitence auxquelles elle se livrait alors, il faut placer aussi la visite des stations du chemin de la croix, placé sur les limites du territoire de Coesfeld. Quoiqu'elle ne s'arrêtât que quelques minutes devant chaque station, il lui fallait pourtant au moins deux heures pour parcourir, à travers des bosquets de sapins ; le grand espace sur lequel les stations sont réparties. Son travail habituel commençait avec le jour et durait jusqu'à une heure avancée du soir, en sorte que, les jours ouvriers elle n'avait que la nuit pour se livrer à cette pratique de dévotion. Aussi avait-elle coutume de se mettre en route un peu après minuit et, quand les portes de Coesfeld étaient fermées, il lui fallait en outre passer par-dessus les murs en partie écroulés de la ville. Avec la timidité qui lui était naturelle et que sa vie si réglée et si retirée avait encore augmentée, cette course nocturne était pour elle quelque chose de très rude et de très pénible : cependant elle n'y manqua jamais quand elle en était priée par des âmes en peine ou quand cela lui était ordonné dans ses visions. Aucune intempérie des saisons ne pouvait l'arrêter ; seulement elle se faisait quelquefois accompagner par une amie qui partageait ses sentiments.

« Une fois, raconta-t-elle, j'allai avec une amie faire le chemin de la croix à trois heures du matin. Il nous fallut, pour sortir, passer par-dessus le mur ruiné de la ville. Comme, à notre retour, nous priions devant l'église, je vis la croix avec toutes les offrandes en argent qui y étaient suspendues sortir de l'église et venir à nous. Je le vis clairement et distinctement ; ma compagne ne le vit pas, mais elle entendit comme le cliquetis des objets en argent pendus à la croix. Du reste, j'allais le plus souvent derrière le grand autel prier devant la croix miraculeuse qui s'y trouve, et il m'est souvent arrivé de voir le Sauveur crucifié s'incliner vers moi. Cela me faisait une étrange impression.»

 

13. Une autre fois Anne Catherine fit cette dévotion du chemin de la croix pour demander à Dieu la paix d'un ménage.

« La haine qui existait entre deux époux à Coesfeld, raconta-t-elle, me chagrinait beaucoup. Je priai pour ces pauvres gens et je fis le chemin de la croix, le vendredi saint, à neuf heures du soir, en partant du saint tombeau. Alors le mauvais esprit, sous une forme humaine, se jeta sur moi dans une rue étroite et voulut m'étrangler. Mais je criai vers Dieu de tout mon cœur et il s'enfuit. Depuis ce temps, le mari se conduisit mieux avec sa femme.

Elle éprouva une opposition semblable de la part du démon dans d'autres circonstances du même genre. Voici ce qu'elle rapporta à ce sujet

« J'éprouvais une grande pitié pour une jeune fille qui avait été séduite par un jeune homme et qui ne pouvait obtenir de lui qu'il ne l'abandonnât pas. J'étais dans une tristesse mortelle de ce qu'un si grand péché avait été commis, et je m'entendis avec deux compagnes pour faire, pendant la nuit du dimanche au lundi de Pâques, cinquante deux fois le tour du cimetière de Coesfeld, en priant pour, les âmes du purgatoire et en demandant à Dieu de venir en aide à la pauvre fille. Le temps était mauvais, la nuit était sombre, et nous marchions pieds nus. J'étais entre mes deux compagnes. Comme j'étais au plus fort de ma prière, l'esprit malin, sous la forme d'un jeune homme, se rua sur moi et me jeta de côté et d'autre, ce qu'il fit plusieurs fois. Je n'en mis que plus de ferveur dans ma prière, puisqu'elle était si odieuse à l'ennemi de tout bien. Mes compagnes tremblaient et pleuraient. Je ne sais pourtant pas si elles virent ce qui m'arrivait. Lorsque nous eûmes fini notre course, nous étions si épuisées par les efforts qu'il avait fallu faire que nous n'en pouvions plus. Comme nous revenions à la maison, la même apparition me jeta, la tête la première, dans une fosse de tanneur profonde de vingt pieds. Mes compagnes se mirent à crier et crurent que je m'étais cassé le cou ; mais je tombai tout doucement. Je leur criai : Me voici ! et aussitôt je me sentis enlevée en l'air et remise à ma place, sans savoir comment cela s'était fait ; nous poursuivîmes notre marche vers la maison, continuant nos prières, sans que rien vint nous troubler. Le mardi de Pâques, la pauvre fille vint me trouver toute joyeuse et me dit que le jeune homme consentait à l'épouser. Il l'épousa en effet et tous deux vivent encore (1818).

« Un jour qu'avant l'aurore je traversais un champ pour aller prier avec une amie, Satan, sous la forme d'un chien de couleur foncée, aussi grand que moi, vint à notre rencontre sur un sentier où nous devions passer et voulut nous empêcher d'aller plus loin. Toutes les fois que je faisais le signe de la croix en face de lui, il se retirait à quelque distance sur le chemin, puis il s'arrêtait de nouveau. Ma compagne était tellement effrayée qu'elle m'embrassait toute tremblante et me retenait en arrière. Enfin, j'adressai la parole au malin et je n'avançai en lui disant : « Au nom de Jésus, nous voulons aller plus loin ! nous sommes envoyées par Dieu, ce que nous avons à faire est pour Dieu ! si tu étais de Dieu, tu ne chercherais pas à nous en empêcher. Va ton chemin, nous voulons aller le nôtre.» A ces paroles, le monstre disparut. Quand mon amie vit cela, elle se remit et me dit : « Ah ! pourquoi n'as-tu pas parlé ainsi tout de suite ?» Je lui répondis : « Tu as raison, mais je n'y ai pas pensé tout d'abord.» Nous continuâmes alors notre route sans être troublées.

« Un jour que j'avais prié avec beaucoup de ferveur devant le très saint sacrement, le malin se jeta si violemment près de moi, sur le banc ou j'étais agenouillée, qu'il y eut un fort craquement. La frayeur que j'en eus me donna chaud et froid, cependant il ne put me troubler. Je repris ma prière avec plus d'ardeur et il se retira aussitôt.»

 

14. Durant trois années, Anne Catherine avait supporté avec une patience inébranlable son délaissement intérieur ; mais enfin son fiancé céleste la consola de nouveau par sa présence et, dès lors, il daigna la favoriser d'un commerce habituel et merveilleusement intime avec lui. Sans un tel secours, elle n'aurait pas pu remplir la terrible tâche de sa vie d'expiation. Mais combien les voies de Dieu sont mystérieuses ! Maintenant Anne Catherine vit dans une contemplation presque continuelle du divin Rédempteur ; elle est éclairée, fortifiée, consolée par lui, l'invisible chef de l'Eglise ; elle reçoit de lui constamment la promesse de son assistance, mais tous ses essais, toutes ses tentatives pour entrer dans un couvent échouent. Elle a travaillé sans se lasser pendant trois ans pour mettre de côté une somme qui puisse lui servir de dot, et elle se trouve aussi pauvre qu'auparavant. Son fiancé lui a envoyé tant d'indigents et lui a offert si souvent l'occasion de soulager les besoins de son prochain qu'elle n'a rien pu garder pour elle-même. Chose plus grave encore et qui semble lui ôter toute espérance, elle a des maladies continuelles. Des visions lui montrent à la vérité ce qu'elle a à souffrir et pourquoi elle souffre ; mais la connaissance de ces causes cachées est une faible consolation pour sa vie quotidienne et pour ses soucis, car les douleurs des maladies sont là, si réelles et si sensibles qu'elles consument toutes ses forces. Anne Catherine ne peut presque plus faire son travail accoutumé ; et, lorsqu'après la tentative manquée d'entrer chez les Augustines de Borken, elle demande à son confesseur de parler en sa faveur aux Trappistines de Darfeld, celui-ci lui déclare qu'il ne peut autoriser une personne faible et maladive comme elle l'est, à se faire admettre dans un ordre aussi sévère. En voyant le bouleversement involontaire que trahit son visage à cette déclaration, il la consola en lui promettant qu'il essaierait de la faire recevoir chez les Clarisses de Munster. On lui fit là une réponse favorable et Anne Catherine alla elle-même présenter sa requête. Mais on lui déclara que, le couvent étant très pauvre et elle-même n'ayant point de dot à apporter, elle ne pouvait être admise qu'à condition qu'elle apprendrait à jouer de l'orgue, afin de se rendre par là utile à la communauté. Elle s'y décida en effet, mais l'affaiblissement toujours croissant de sa santé lui rendit nécessaire auparavant un séjour dans la maison paternelle pour s'y rétablir.

 

15. Elle avait été accompagnée à Munster par une amie qui fit la déposition suivante devant l'autorité ecclésiastique, le 8 avril 1813 : « Je m'appelle Gertrude Ahaus, du hameau de Hammern, paroisse de Billerbeck ; je connais Anne Catherine Emmerich depuis quatorze ans. Je l'ai d'abord connue à Coesfeld ; nous étions très intimes et, comme elle me communiqua son désir de devenir nonne, je l'accompagnai chez les Clarisses de Munster, parce que j'y avais deux parentes. Elle montrait une telle envie d'être au couvent, que, lorsque je lui représentai que bientôt ces maisons seraient supprimées partout, elle me répondit que si elle pouvait entrer dans un couvent avec la certitude d'y être pendue huit jours après, il faudrait qu'elle y entrât. Et l'ordre le plus sévère était celui qu'elle aurait préféré. Je n'ai jamais rien vu à blâmer en elle, et, comme je la trouvais parfaitement bonne et honnête, j'avais toute confiance en elle. Nos entretiens étaient toujours sur la religion, et elle m'y instruisait de beaucoup de choses touchant les devoirs du chrétien ; elle me racontait ordinairement quelque trait de la vie de saintes religieuses, comme les saintes Mathilde, Catherine, Gertrude, Claire, etc.

Elle allait recevoir la sainte communion tous les dimanches et les jours de fête. Quand elle travaillait dans notre maison, le soir, elle faisait à genoux de longues prières. Elle m'a souvent dit qu'elle avait une dévotion particulière aux cinq plaies du Sauveur et aux trois plaies que Jésus-Christ avait eues sur l'épaule, parce que celles-ci l'avaient fait souffrir au delà de tout.

« Elle portait sur son corps, au lieu de chemise, une robe rouge. Les vendredis, elle jeûnait et ne mangeait qu'à midi, mais non le soir si elle pouvait le faire sans être remarquée. Elle allait souvent la nuit faire le chemin de la croix et passait toujours en prière les dimanches et jours de fête.

Sa patience était extraordinaire ; quand j'avais quelque chose à souffrir, elle me consolait toujours en me parlant des souffrances du Christ. Et, comme les gens prétendaient qu'elle voulait se faire nonne par orgueil, elle disait qu'il lui était agréable qu'on parlât ainsi d'elle, parce que le Christ aussi avait souffert quoique innocent. Elle était très avenante, bienveillante pour tout le monde et très travailleuse ; quand elle était dans notre maison comme ouvrière, ou bien elle travaillait, ou bien elle avait avec moi des conversations qui faisaient du bien. Elle avait si bon cœur qu'elle donnait tout ; elle était très sincère dans ses discours ; avec d'autres personnes, elle parlait peu.»

 

16. Ici peuvent aussi trouver place les autres dépositions que les compagnes de jeunesse d'Anne Catherine firent, touchant l'époque qui vient d'être racontée, devant les supérieurs ecclésiastiques, lorsque ceux-ci, en l'an 1813, firent recueillir des renseignements détaillés sur sa vie car ces simples et véridiques dépositions non-seulement font parfaitement connaître la grande bénédiction qui se répandait sur tous ceux qui se trouvaient en contact avec Anne Catherine, mais, en outre, elles présentent un portrait très vivant de toute sa personne. Nous commençons par les dires de son frère aîné, dont la déposition est du 11 avril 1813 :

« Anne Catherine est ma sœur et je suis l'aîné des enfants qui vivent encore. Elle a habité quelques années hors de la maison, mais elle venait souvent nous voir et elle demeurait à peu de distance. Je m'entendais toujours bien avec elle ; cependant elle avait le caractère un peu vif et moi aussi ; mais cela passait tout de suite chez elle et elle cherchait avec beaucoup de soin à se corriger de ce défaut, si bien que, dans les derniers temps, il n'existait plus. Elle n'était pas vaine, mais elle aimait à s'habiller convenablement et décemment. Elle se tenait à l'écart des sociétés et des divertissements. Envers nos parents, elle était bonne et prévenante.

« Elle parlait peu de choses mondaines, mais cherchait ordinairement à donner aux autres des enseignements concernant la foi et les bonnes mœurs ; elle nous rapportait des prédications qu'elle avait entendues ou des histoires de saints et cherchait par ses discours à nous faire aimer le bien. Elle avait très bon cœur envers tout le monde, si bien qu'elle donnait tout ce qu'elle gagnait. Elle ne souffrait pas qu'on parlat des fautes du prochain et nous donnait souvent à ce sujet de bons avertissements. Quand d'autres personnes la blâmaient, elle disait que c'était bien fait. Et, lorsque nous lui demandions comment elle pouvait rester si calme et si bienveillante en face de telles injures, elle répondait : « Cela doit être ainsi, et, si vous le vouliez, vous feriez de même, vous aussi.» Elle consacrait beaucoup de temps à la prière. Souvent, quand nous étions aller nous coucher depuis longtemps, elle était encore debout, lisait des livres et priait à genoux, les bras étendus. Elle priait aussi pendant son travail.

Elle jeûnait très souvent et, quand nous l'engagions à s'en abstenir, à cause de la faiblesse de sa santé, elle répondait qu'elle le pouvait parfaitement. Elle le faisait particulièrement les jours consacrés à la Passion de Jésus Christ. Elle se mortifiait, en outre, de bien d'autres manières et portait, au lieu de chemise, une robe d'étoffe grossière. Elle mettait sur son lit des morceaux de bois, sur lesquels elle se couchait ; elle y mettait aussi des orties au milieu desquelles elle dormait.»

 

17. Le 7 avril 1813, Clara Soentgen déposa en ces termes

« Anne Catherine, étant à l'école, se distinguait déjà tellement parmi les autres enfants que le maître disait souvent à ses parents qu'il ne pouvait pas lui faire une question à laquelle elle ne sût pas répondre. Elle n'a été régulièrement à l'école que quatre mois ; elle a appris le reste dans ses heures de loisir et en gardant le bétail.

Quand les autres enfants jouaient, elle s'asseyait dans un coin avec un livre.

« Quand elle est devenue plus grande, il a fallu lui prendre part aux travaux les plus pénibles. Même lorsqu'elle était bien fatiguée, il lui arrivait, en outre, quand ses parents et tout le monde étaient au lit, de se glisser en secret dans la salle commune et d'y passer plus de la moitié de la nuit à lire des livres de piété. Souvent ses parents se levaient et lui ordonnaient d'aller se coucher. Quand elle est devenue couturière, dans les maisons où elle a travaillé, elle a donné aux gens des instructions de toute espèce et leur a raconté ce qu'elle avait lu de beau.

« Beaucoup de gens, principalement parmi les jeunes filles et les jeunes garçons de la campagne, venaient la trouver, lui confiaient l'état de leur conscience et lui demandaient ce qu'ils avaient à faire. Les dimanches, dans l'après-midi, elle engageait les jeunes gens, surtout quand elle savait qu'ils s'écartaient un peu du bon chemin, à faire avec elle le chemin de la croix où elle priait à haute voix. Souvent elle se levait la nuit, se glissait hors de la maison et faisait, pieds nus, le chemin de la croix. Quand la porte de la ville était fermée, elle grimpait par-dessus des murs très hauts pour aller faire son chemin de la croix. Il lui est arrivé quelquefois de tomber du haut des murs, mais elle ne s'est jamais fait de mal.

« Sa plus grande joie était quand venait le dimanche qui était le jour où elle pouvait se confesser et communier. Quand plusieurs fêtes se suivaient, son confesseur lui permettait de recevoir la sainte communion chacun de ces jours. Les trois derniers jours de la semaine sainte elle ne mangeait absolument rien jusqu'au dîner du jour de Pâques. Elle ne trouvait jamais au-dessus de ses forces de faire, les jours où elle jeûnait, les travaux les plus fatigants.»

 

18. Anne Gertrude Schwering, de la paroisse Saint-Lambert, hors Coesfeld, a ainsi déposé, le 16 avril 1813, sur la réquisition de l'autorité ecclésiastique :

« Je connais Anne Catherine Emmerich depuis environ quinze ans ; je l'ai beaucoup fréquentée et j'ai même eu avec elle des rapports d'amitié, parce que je remarquais en elle beaucoup de bonté et de vertu. Elle était très pieuse ; ses entretiens roulaient toujours sur la sainte Ecriture, sur la vie des saints et sur les vérités de la foi. Elle ne parlait jamais des défauts d'autrui et extrêmement peu des choses de ce monde. Elle était très assidue au travail. Le soir, elle priait à genoux. Elle était indulgente envers les autres et ne murmurait jamais ; elle était généreuse autant qu'elle pouvait l'être avec le peu qu'elle avait. Je n'ai jamais rien trouvé de blâmable en elle.»

 

19. Marie Feldmann, de la paroisse Saint-Jacques, hors Coesfeld, déposa ainsi le 11 avril 1813 :

« A l'âge de quatorze ans, je vins près d'Anne Catherine comme écolière, c'est-à-dire pour apprendre à coudre. Nous vivions ensemble très intimement, autant que le permettait la différence d'âge. Je fus près d'elle plus de deux ans et j'avais une très grande inclination pour elle, parce qu'elle avait beaucoup de piété et qu'elle m'instruisait avec la plus grande douceur, malgré ma lenteur à comprendre.

« Je connaissais sa piété par les nombreuses prières qu'elle faisait le soir, le matin et dans la journée, et par sa manière de vivre paisible et retirée. Ordinairement, le matin, elle était déjà levée et en prière quand je m'éveillais ; le soir, quand je dormais déjà, elle était encore en prière, la plupart du temps à genoux et les bras étendus. Je voyais souvent sur son lit des morceaux de bois placés en forme de croix, sur lesquels elle s'était couchée. Elle parlait habituellement des offices de l'Eglise et m'instruisait dans la foi et les bonnes mœurs. Elle ne parlait jamais du prochain et m'enseignait toujours qu'il ne fallait pas dire de mal des autres et même que nous devions faire du bien à ceux qui nous avaient fait du mal. Elle donnait tout aux pauvres, à tel point qu'elle-même n'avait plus rien et s'était dépouillée de tout ; elle avait rarement de l'argent, parce qu'elle donnait ce qu'elle gagnait aussitôt qu'elle l'avait reçu. Elle fuyait aussi les assemblées et allait avec moi seulement quand nous travaillions dans d'autres maisons.»