VIE D’ANNE CATHERINE EMMERICH
CHAPITRE I
RETOUR DU PÈLERIN A DULMEN.
PRÉSAGES AVANT-COUREURS D'UNE NOUVELLE ENQUÊTE
1. Il était devenu très-pénible pour le Pèlerin de quitter Dulmen : mais Anne Catherine lui avait rendu le calme par ses bonnes paroles. " Nous nous reverrons, lui disait-elle ; vous goûterez encore ici bien des consolations et vous écrirez bien des choses près de moi. Je sais que je serais déjà morte si ce que j'ai à dire ne devait pas arriver par vous à la connaissance de tous. " Le père Limberg aussi lui avait promis qu'on l'accueillerait de nouveau. Seulement il ne fallait pas qu'il revint trop vite, et on voulait avoir l'assurance que sa présence presque continuelle ne serait pas, comme elle l'avait été, un fardeau insupportable pour la malade et pour son entourage. Certes le confesseur, comme l'abbé Lambert et Wesener, aurait été fort content que le Pèlerin s'en allât pour ne plus revenir : il l'avait trop vu à l'épreuve depuis trois mois et demi pour ne pas savoir d'avance ce qu'il avait à attendre de lui en dépit de toutes ses protestations ; toutefois devant la ferme persuasion qu'Anne Catherine avait besoin du Pèlerin pour accomplir sa tâche, toute autre considération devait être mise de côté. Mais ce que le Pèlerin pouvait à peine soupçonner, c'était combien il était devenu pénible pour la malade elle-même de l'autoriser à revenir et combien elle avait eu à souffrir jusque-là. Il ne pouvait pas sans doute se dissimuler que son voisinage, ses questions et les démonstrations ardentes de son impatiente curiosité avaient été pour elle une occasion de dérangements très-pénibles et d'efforts très fatigants, mais l'impression qu'il en avait ressentie s'était toujours promptement dissipée chez lui. Le 21 décembre 1818, il avait encore écrit dans son journal : " Je l'ai trouvée très épuisée ce matin. Elle avait cousu et taillé des vêtements pour des enfants pauvres. Là-dessus vinrent mes questions qu'elle supporta avec une patience inexprimable. Elle paraissait très-faible et très-échauffée : elle ne répondit qu'avec effort. Plus tard, elle me demanda si, par suite de son épuisement, elle n'avait pas plusieurs fois redit les mêmes choses ; je ne remarquai pas ce grand abattement ; toutefois je lui demandais pardon chaque fois que je l'interrogeais, mais elle me dit : " Cela ne fait rien. " Ainsi dans tout ce qu'il avait noté, il n'avait fait attention qu'à cette seule chose : " Cela ne lui fait rien ! " Souvent Anne Catherine cherchait à calmer cet homme si facile à irriter et encore si peu accoutumé à prendre sur lui, qui, dans un instant, pouvait passer de l'humeur la plus enjouée à la plus profonde tristesse et aux plaintes les plus amères ; elle lui disait à cet effet : " Jamais encore je n'ai été si confiante envers personne qu'envers vous : je ne me suis jamais ouverte à d'autres comme à vous ; mais il m'a été ordonné d'agir ainsi." Alors le Pèlerin n'était que trop porté à attribuer cette confiance à son influence personnelle et il s'affermissait de plus en plus dans la persuasion qu'il était le seul qui sût la comprendre et qu'il était autorisé à éloigner d'elle, autant que possible, tout ce qui pouvait la déranger, c'est-à-dire toutes les autres personnes. A peine s'était-il réinstallé à Berlin depuis quelques semaines, qu'il lui parut impossible de rester plus longtemps éloigné de Dulmen d'où il était parti le 18 janvier, et qu'il prit des mesures pour s'y établir à demeure aussitôt que possible. La lettre où il annonçait ce projet fit sur l'abbé Lambert une impression difficile à décrire. Il conjura la malade, les larmes aux yeux, d'empêcher le retour de cet hôte importun. Elle parvint d'autant moins à calmer ce vieillard, d'ailleurs si bienveillant et si timide, que Wesener appuya sa requête. Tous les deux croyaient ne pouvoir compter que sur une très-courte prolongation de la vie de la malade c'est pourquoi ils ne voulaient à aucun prix se laisser ravir les fugitifs instants de consolation qu'ils trouvaient dans leur commerce avec elle par un intrus dont la supériorité intellectuelle les écrasait et qui cherchait à leur faire sentir à chaque instant qu'ils n'étaient pas même capables de comprendre la mission de cette âme privilégiée et son importance.
2. Il était aussi survenu des événements qui portaient à son comble l'angoisse du vieux prêtre, en lui faisant craindre de voir recommencer pour la malade et pour lui-même le supplice d'une nouvelle enquête. Or, si elle devait avoir lieu, le retour du Pèlerin menaçait d'en faire pour lui quelque chose d'absolument intolérable ; non seulement le Pèlerin attirait déjà l'attention générale dans le pays de Munster, mais encore il excitait l'hostilité et les soupçons de beaucoup de personnes, à cause de la liberté sans ménagement de son langage. A Dulmen même, toute sa manière d'être était un phénomène si inaccoutumé, ou plutôt si inexplicable, que personne ne pouvait comprendre comment cet étranger avait pu trouver si fréquemment accès auprès de la malade : il n'était donc pas étonnant que les jugements les plus contradictoires circulassent à son sujet ; seulement sa charité envers les pauvres, sa piété et la rare simplicité de sa manière de vivre avaient fait tomber plus d'une critique. Ce n'était pas sans raison que, l'abbé Lambert redoutait une nouvelle enquête, car, par le fait du Pèlerin lui-même, le bruit s'était répandu à Munster que, depuis de jour de Noël 1818, il était survenu des changements quant aux effusions de sang des stigmates. Le 6 décembre, Anne Catherine, étant en extase, s'était ainsi exprimée : " Mon conducteur m'a dit : " Si tu veux ne plus avoir les plaies, tu n'en auras que de plus grandes souffrances. Dis-le à ton confesseur et fais ce qu'il voudra. " A quoi elle avait répondu :
" J'aime mieux les souffrances que les plaies ; je suis si timide, cela me donne tant de confusion. " Encore le 23 décembre, Wesener put écrire ces mots dans son journal : " Depuis la fin d'octobre, j'ai visité chaque jour la malade : cependant je n'ai trouvé aucun changement marquant ni aucun nouveau phénomène dans son état physique. Au commencement de novembre, nous l'avons fait changer de chambre et l'avons portée dans la pièce plus petite attenante à celle qu'elle occupait. Comme, à cette occasion, il s'est fait un grand bruit, nous nous sommes convaincus de nouveau de la faiblesse et de l'irritabilité de ses nerfs : car elle fut entièrement étourdie par le tapage et elle eut des vomissements : cela dura environ quinze jours ; après quoi, elle se remit un peu. Les effusions de sang aux mains et aux pieds ont eu lieu tous les vendredis comme à l'ordinaire, et la tête aussi saignait toujours. " Mais dès le vendredi 25 décembre, il eut à noter ce qui suit :
" Aujourd'hui, fête de Noël, la tête, la croix de la poitrine et la plaie du côté ont saigné plus fort qu'elles n'avaient fait depuis longtemps : mais en même temps la peau est restée blanche et sèche autour des stigmates des mains et des pieds ; les croûtes étaient d'un brun clair.
" 28 décembre. Aujourd'hui les croûtes sont tombées des cicatrices des mains et des pieds. On voit dans la peau un point diaphane de forme allongée sur le dessus des mains et des pieds : mais à la partie opposée on sent dans la région des stigmates une petite induration également de forme oblongue. Les douleurs n'ont point disparu avec la chute, des croûtes ; elles semblent même être devenues plus vives.
" Vendredi 1er janvier. Les plaies de la tête et du côté saignent comme à l'ordinaire. Celles des mains et des pieds restent sèches.
" Vendredi saint, 9 avril. La malade a été toute la semaine dans un état de détresse inexprimable. Elle souffrait cruellement à l'endroit des stigmates. A cela est venu joindre un catarrhe dans les bronches avec toux, douleurs de gorge et de poitrine. Les stigmates des pieds et des mains se sont rouverts aujourd'hui. Je les ai trouvés saignants à dix heures du matin. La malade me les montra avec tristesse et me pria de tenir la chose secrète.... Les vendredis suivants les plaies des mains et des pieds sont restées fermées, comme cela avait eu lieu depuis Noël. "
Les anxiétés de la malade n'étaient que trop fondées : car, dès que le bruit se répandit à Munster que les stigmates des mains et des pieds avaient cessé de saigner, la police prussienne y vit une occasion venue fort à propos pour mettre à exécution le projet depuis longtemps formé de faire entrer la patiente de Dulmen dans le cercle de ses attributions. Dès le 18 février, Wesener eut à relater ce qui suit :
" Aujourd'hui la malade m'a fait prier de venir la voir pour avoir mon avis sur l'introduction auprès d'elle de deux personnes, le Dr Rave de Ramsdorf, médecin de district, et le vicaire Roseri, lesquels étaient venus avec un mandat particulier du président supérieur de Vinke pour examiner l'état actuel de la malade. J'engageai la malade à les recevoir et elle les reçut. Ils vinrent aussi me voir dans l'après-midi et m'interrogèrent sur les effusions de sang et sur d'autres particularités concernant la malade. On ne pouvait méconnaître chez le Dr Rave l'opinion préconçue qu'il y avait là une fourberie et le désir de la découvrir. Je le priai d'attendre, jusqu'au jour suivant où il pourrait lui-même être témoin de l'effusion de sang. »
« Vendredi 19 février. Les deux visiteurs ont fatigué la malade toute la matinée par de nouvelles interrogations sur des choses connues de tout le monde et même imprimées depuis longtemps. Mais au lieu d'attendre que les plaies saignassent, ils sont repartis vers midi. Plus tard, vers trois heures, la croix et la tête ont saigné, mais non la plaie du côté. J'ai envoyé à M. Overberg par le père Limberg la coiffe avec les taches de sang, après l'avoir montrée auparavant au bourgmestre Moellmann. Roseri appartient à la classe des soi-disant éclairés (1) : cependant il est parti autrement disposé qu'il n'était venu. Il semblait que Dieu eût touché son coeur (2).
(1) D'après une lettre de Wesener au pèlerin.
(2) En cela le bon Wesener s'était complètement trompé, comme la suite le montrera. La malade reçut sur ce personnage et sur quelques-uns de ses coopérateurs des avertissements donnés dans une vision dont elle raconta ce qui suit : " J'ai vu le Dr Rave plein de malice parler contre sa conviction et me calomnier pour plaire aux serviteurs de l'Aigle (le gouvernement prussien). Je croyais Roseri changé, mais il était essentiellement faux et il divaguait beaucoup. Je me dis alors : " Comment un tel prêtre peut-il être utile à la communauté ? " et je reçus pour réponse : " Il ne lui est pas plus utile que le beau livre ne l'est aux séparés. Il n'a pas de bénédiction en lui, cependant il peut distribuer ce que l'Église possède, quoique ne possédant rien lui-même. " Je vis le gouvernement de l'Aigle mal constitué dans ce pays. Le président supérieur a de bonnes intentions, mais il a un mauvais entourage. S'il pouvait venir me voir lui-même, je m'adresserais avec confiance à sa droiture pour le convaincre de la vérité. "
Le médecin est un mondain, un autre Bodde : on pouvait lire dans ses yeux le désir de trouver une imposture. Il m'a beaucoup blâmé de n'avoir pas conservé les escarres des stigmates des pieds et des mains. " Quand on a le grain, " ai-je répondu, on laisse la balle de côté. Depuis que j'ai vu ce qu'il y a de plus remarquable dans la malade, les détails extérieurs m'ont moins intéressé chez elle. " Il ne comprenait rien à cela. Peu de jours avant, l'abbé Lambert avait été requis de remettre au bourgmestre les papiers certifiant sa nationalité. L'ordre était venu directement du président supérieur et s'exprimait en ces termes : " J'ai appris qu'il se trouve à Dulmen un prêtre français émigré, dont la situation est équivoque.... " On peut penser à quel point des histoires de ce genre affectaient la pauvre malade et le pacifique Lambert. Il y a de nouveau dans tout le pays beaucoup de bavardages et de calomnies contre elle : mais elle a confiance dans la miséricorde de Dieu, et nous nous consolons de souffrir des affronts pour l'amour de Jésus-Christ et de la vérité. "
3. Comme le Dr Rave, en dehors du protocole officiel, avait fait circuler (note) une lettre privée qui n'y était pas conforme et qui était très-défavorable à la malade, et comme cette lettre, se rattachant aux attaques plus anciennes de Bodde, menaçait de susciter de nouveaux orages, Wesener pensa à se porter comme défenseur de l'innocence par des déclarations publiques et par un mémoire qu'il voulait adresser au président supérieur à Munster.
(note) Le conseiller provincial Boenninghausen, dont nous aurons à nous occuper plus particulièrement par la suite, confessa à ce sujet « que le Dr Rave, outre son protocole, avait adressé à M. Borges, à Munster, un écrit où il communiquait sa manière de voir avec un peu plus de liberté ».
Mais Anne Catherine s'y opposa, ce qui le porta à demander conseil à Overberg. Celui-ci répondit : « Combien je désire, depuis longtemps déjà, aller revoir les chers amis de Dulmen, parmi lesquels vous ne teniez pas la dernière place ! Mais il semble que Dieu ne le veut pas encore, car ou je suis retenu par la maladie, ou il survient quelque autre empêchement. Je voudrais bien vous-expliquer les raisons pour lesquelles je ne puis conseiller d'écrire au président supérieur. Mais je remets cela au temps où nous pourrons communiquer de vive voix. Je ne puis pas conseiller non plus de faire insérer dans les journaux la déclaration qui m'a été communiquée. Toute réponse est une espèce de payement. On ne doit pas payer du plomb ou ce qui vaut encore moins que du plomb avec un poids à peu près semblable d'or pur. Il est écrit aussi : « Ne jetez pas les choses saintes aux chiens, ni les perles aux pourceaux. » Je suis bien éloigné de vouloir comparer un homme, quel qu'il soit, à un chien ou à un pourceau, mais il doit y avoir des hommes qu'on peut comparer à certains égards aux-dits animaux, sans quoi le Sauveur, le Fils de Dieu infiniment sage, n'aurait pas donné cet avertissement... Rien n'est plus consolant et plus propre à donner de la joie que de souffrir, pour le Christ et avec lui, quelque chose de ce qu'il a souffert. Mais pourquoi attachez-vous assez d'importance à l'écrit de Bodde pour y voir une attaque très-nuisible ? A combien de personnes n'ai-je pas entendu dire que cet écrit se trahit trop ouvertement lui-même pour pouvoir trouver des approbations et faire le moindre tort à l'honneur de quelqu'un ! »
Lorsque, plus tard, Wesener revint de nouveau devant Anne Catherine sur le sujet des attaques publiques dirigées contre elle et déclara, au nom, de tous ses amis, qu'une réponse était nécessaire, elle lui répondit d'un ton grave et triste : « Ah ! dignes gens que vous êtes, je vous remercie tous de la part que vous prenez à ce qui me touche, mais je dois avouer aussi que chez vous tous, tous sans exception, une chose m'afflige beaucoup : c'est que vous mettez dans tout cela de la hauteur, de l'amour-propre, et par là même des sentiments d'amertume. Vous voulez, en défendant la vérité, défendre votre opinion, sauver votre réputation. Vous ne combattez pas seulement le mensonge, mais aussi les personnes qui vous sont contraires. En un mot, vous vous recherchez vous-mêmes et non pas seulement et exclusivement la gloire de Dieu. »
4. Le vicaire général de Droste, lui aussi, crut de son devoir de se rendre à Dulmen peur se convaincre personnellement de l'état de la malade. Il était venu à ses oreilles beaucoup de propos suivant lesquels l'accès auprès de la malade aurait été interdit par l'abbé Lambert au doyen et à certaines religieuses, tandis que, d'un autre côté, il y aurait eu des réunions du soir autour de son lit ; mais il fut facile à Anne Catherine de faire à toutes les questions qu'il lui adressa des réponses satisfaisantes. Sa candeur enfantine fit encore sur lui la même impression irrésistible qu'autrefois ; aussi dit-il, moitié en plaisantant, moitié sérieusement : « J'ai été méchant pour vous, parce que beaucoup de choses me choquent dans votre entourage. » Elle répondit avec simplicité : « Cela me fait de la peine mais vous ne connaissez guère ma position, et il n'est pas possible de l'expliquer en quelques mots. » Là-dessus il lui signala les points qui lui étaient particulièrement désagréables, comme " le voisinage continuel du vieux Lambert, le long séjour du Pèlerin, les fréquentes visites qu'elle recevait, son établissement dans la grande salle, et non dans une chambre sur le derrière, d'accès difficile. » Alors elle lui demanda conseil, le priant de lui indiquer les moyens à prendre pour changer tout cela, pour tenir à distance le pauvre vieux prêtre et pour empêcher des visites qui lui étaient si à charge à elle-même ; mais il ne sut à quel parti s'arrêter. Toutefois, lorsqu'elle lui fit connaître les intentions du Pèlerin et l'avertissement si souvent reçu de la part de Dieu de se servir de celui-ci comme instrument pour la communication de ses visions, priant le vicaire général, comme son supérieur ecclésiastique, de vouloir bien prendre une décision à cet égard, il déclara qu'on ne pouvait pas empêcher le Pèlerin d'être auprès d'elle. Il s'en alla satisfait, ou, comme le racontait Anne Catherine : « Tout se passa bien : nous fûmes d'accord. Il partit et conserva ses bonnes dispositions. »
5. Les choses en étaient là lorsque la nouvelle du prochain retour du Pèlerin mit le petit cercle de Dulmen dans une très-grande agitation, facile d'ailleurs à comprendre. Le P. Limberg se tint sur la réserve et laissa à la malade le soin de calmer les esprits. Mais comme elle n'y parvenait pas aisément, elle eut recours à celui qui était son unique et dernier appui humain dans de semblables occasions, c'est-à-dire à Overberg, directeur de sa conscience. Elle avait déjà souvent reconnu par expérience que tout le monde se soumettait volontiers à ses décisions : c'est pourquoi, dans les derniers temps du séjour du Pèlerin, elle avait vivement désiré une visite d’Overberg, pour qu'il fît comprendre à son entourage qu'il ne dépendait pas d'elle ni de sa volonté d'accueillir le Pèlerin ou de l'écarter. L'abbé Lambert et Wesener à la vérité se laissèrent persuader d'en appeler au jugement du respectable Overberg : toutefois ils s'adressèrent en même temps au Pèlerin pour le détourner de son projet de retour. Pendant qu'ils écrivaient, Anne Catherine priait Dieu ardemment de purifier les âmes et de procurer ce qui pouvait le plus contribuer à sa gloire et au bien du prochain. La lettre de l'abbé Lambert au Pèlerin était conçue en ces termes : « Monsieur, ne prenez pas en mauvaise part mon désir de ne plus vous revoir ici : mais je ne me sens plus la force et le courage de supporter une seconde fois tout ce que j'ai souffert pendant tout le temps de votre séjour. Depuis bien des années, nous avons vécu dans la plus grande paix, la soeur Emmerich et moi, et nous voulons mourir de même. Il a été très-dur pour moi, pendant que vous étiez ici, de ne pouvoir la voir et lui parler qu'à la dérobée. Je ne puis consentir à ce que vous reveniez ici. Non ! non ! mon cher monsieur ! mille fois non ! Ce que j'écris maintenant, je vous l'aurais dit plus tôt de vive voix si vous aviez voulu m'écouter. J'ai souvent voulu vous parler à ce sujet, mais vous ne m'avez jamais laissé prendre la parole. »
A cette lettre écrite en français Wesener ajoutait ce qui suit : « Je n'ai d'autre but en vous écrivant que de vous détourner de vos projets de retour. Vous en pouvez rire
6. Wesener avait écrit à Overberg touchant le Pèlerin :
« Notre chère malade m'a prié de vous écrire pour donner certaines explications sur la lettre de M. Lambert ; mon propre sentiment et mon affection pour la malade me portent aussi à vous donner quelques nouvelles sur sa situation présente. M. Clément Brentano a été chez vous : il vous a raconté des choses merveilleuses sur la malade et vous a parlé de ses progrès dans la vie intérieure. Cet homme, il est vrai, a été d'une grande utilité à la malade par sa générosité et ses rapports avec elle : il lui a procuré un logement commode et plus de repos. Il a peut-être assuré au monde un grand profit et de nobles jouissances par ses observations pleines de sagacité et ses recherches : seulement la malade a perdu à cette occasion presque toute paix domestique, que dis-je ? le peu qu'elle a de santé et de vie. L'homme est bon, sa foi est ferme, ses oeuvres sont nobles et chrétiennes, mais son génie de poète n'est pas à sa place dans un intérieur simple et bourgeois. La malade sait très-bien que son entourage n'est pas ce qu'il devrait être. Elle voit clairement les misères dont sa soeur est l'esclave et c'est pour elle un supplice inexprimable ; mais elle n'en est pas moins fermement persuadée que la dureté et la contrainte ne sont pas les moyens propres à la corriger et à la ramener. Ce qu'elle ne peut pas obtenir de sa soeur par la voie de la charité et de la paix, elle est prête à le tolérer avec humilité et patience. La malade a supporté M. Brentano et a gardé le silence en toute occasion, dans l'unique intention d'être utile à lui et à d'autres. Elle veut oublier tous ses griefs et les sacrifier à Dieu et au prochain, mais elle a peur de son retour. Il ne connaît pas la voie de la douceur : il veut tout emporter de force. Mais la malade est décidée à ne plus l’accepter dans ces conditions et à ne plus trouver tout bon de sa part. Toutefois, comme il a quelque chose qui impose et qui intimide beaucoup et que les amis de la malade ne peuvent pas toujours être autour d'elle, elle craint de ne pouvoir pas le retenir et cherche des moyens pour empêcher son retour. Il vous aime et vous estime beaucoup et il a en vous une confiance sans bornes : c'est pourquoi la malade vous prie très-instamment de lui écrire, de lui représenter l’état des choses et de ne l’autoriser à revenir qu'à certaines conditions bien déterminées. »
Voici quelle fut la réponse d'Overberg :
« Il m'a été très-agréable de savoir quelque chose de notre chère malade par une autre voie que celle de M. Cl. Brentano. D'après ce que celui-ci m'a raconté, j'aurais dû croire qu'elle était fort contente de l’avoir auprès d'elle et parfaitement satisfaite de sa manière d'agir. Mais je me souvenais de l'aphorisme juridique : Audiatur et altera pars. Il m'a aussi assuré qu'il voulait revenir dès qu'il le pourrait et continuer ses observations. Je ne crois pas possible d’empêcher son retour, si Dieu n'y met pas quelque obstacle, non plus que de le porter à établir son séjour à Munster. Pour faire en sorte qu'après son retour il se comporte autrement vis-à-vis de la malade et de son entourage, elle doit elle-même lui, marquer à quelle heure de la journée il pourra venir chez elle et lui déclarer qu'il doit renoncer à s'immiscer dans ses affaires domestiques. Elle doit faire cela elle-même, car si la chose venait de moi, elle ne serait certainement pas adoptée par les motifs que voici. Il est persuadé ou veut se persuader qu'elle est très-aise de l'avoir auprès d'elle et qu'elle est satisfaite de ses procédés ; il croit qu'en tout cas cela tend à son plus grand bien. Il sait que je ne puis pas aller la voir pour m'entretenir de vive voix avec elle : il regarderait donc nécessairement ce que je lui dirais sur les sentiments de la malade à son égard et à l'égard de sa manière d'agir comme m'étant suggéré par les personnes de son entourage. Or, celles-ci peuvent facilement être soupçonnées par lui de vouloir l'éloigner de la malade par envie, par jalousie et autres motifs semblables. Il pourrait croire d'après cela qu'il doit d'autant plus prendre en main les intérêts de celle-ci, à laquelle on voudrait retirer la consolation que lui donnent sa présence et les peines qu'il prend pour lui assurer du repos. La déclaration dont j'ai parlé plus haut pourra très-bien, le cas l'exigeant, avoir lieu en votre présence et en présence du P. Limberg. Il faudra aussi, spécialement les premiers jours, veiller strictement à ce que les prescriptions quant au temps soient observées. Je prévois bien qu'au commencement la malade aura à lutter contre lui, mais je ne connais pas de meilleur moyen à prendre, et j'espère que, si elle tient ferme au commencement, il deviendra peu à peu moins exigeant. Je dois en outre vous prier de ne pas me le renvoyer pour la décision à prendre ; cela ne ferait que rendre la confusion encore plus grande et l'entretenir dans la persuasion que la malade préférerait voir les choses rester comme autrefois, et que, si elle se prononce dans un autre sens, c'est uniquement pour ne pas choquer celui-ci ou celui-là. C'est son sentiment et sa libre volonté qui doivent décider ici.
" M. Clément Brentano m'a dit quelque chose, mais seulement en passant, du changement qui a eu lieu dans les plaies. Si vous avez noté l'époque, je vous prierais instamment de me faire parvenir vos notes d'ici à deux jours. J'ai entendu dire aujourd'hui qu'en outre la malade commençait de nouveau à manger (note1). Dieu voudrait donc de nouveau la remettre sur ses jambes. Je lui envoie mes salutations cordiales. Je pense qu'elle aura reçu ma lettre. »
Le Pèlerin fut piqué au vif par les lettres de Wesener et de Lambert ; on le voit assez par la véhémence avec laquelle il s'en plaignit dans ses lettres à divers amis (note2). Mais quand le premier orage se fût apaisé, il adressa à Dulmen une lettre qui malheureusement n'a pas été conservée ; toutefois, d'après les réponses de Wesener et de Limberg, il est assez facile de reconnaître combien on était touché de son repentir et de son humilité, combien il fut facile da ramener ces âmes simples qui, en vérité, n'avaient pas mérité les durs reproches, imprimés après sa mort, que leur adresse le Pèlerin dans le premier mouvement d'une irritation violente.
(note1) Ceci se rapporte à la tentative faite récemment par Wesener de lui faire prendre des aliments très-légers, comme du lait coupé d'eau, du potage d'orge ou de sagou. Elle essaya par obéissance, mais ces essais réussirent mal, et Wesener fut obligé d'y renoncer définitivement.
(note2) Clemens Brentano's gesammelte Briefe (Recueil des lettres de Clément Brentano), t. I, p. 334 et 340.
Wesener répondit : « J'ai lu votre lettre ; je remercie Dieu de me l'avoir fait lire ; elle nous a émus jusqu'aux larmes : elle nous a tous apaisés... Vos intentions étaient bonnes ; vous n'aviez en vue que le bien. Mais sous l'impulsion de votre esprit si plein de force, vous avez oublié que nous sommes tous de pauvres moucherons débiles qui ne pouvons suivre votre vol puissant... Devenez calme, doux, patient, et vous deviendrez un glaive et une lumière dans notre sainte Eglise. »
Quant au P. Limberg, le Pèlerin en reçut une réponse si pleine de bonté, que lui-même s'exprima ainsi : « J'ai aussi reçu de Limberg une lettre très-belle et très-pacifique : elle est singulièrement sensée, affectueuse, biblique et simple ; il y règne un esprit très élevé, un véritable esprit sacerdotal. Il se réjouit aussi de mon retour ; toutefois je m'en remettrai entièrement à la volonté d'Overberg (note : Lettres de Cl. Brentano, t. I, p. 344). »
7. Lorsqu'il revint à Dulmen dans la première quinzaine de mai 1819, il trouva chez tout le monde l'accueil le plus amical : cependant il n'échappa pas au regard de la malade qu'il était resté en lui un fonds de susceptibilité qui, à la moindre occasion, menaçait d'éclater avec un surcroît de violence. Aussi n'épargna-t-elle aucun effort pour éloigner du coeur du Pèlerin, comme de celui des personnes de son entourage, tout ce qui pouvait contribuer à allumer de nouvelles dissensions. Elle travailla jusqu'à épuisement de ses forces pour porter sa soeur Gertrude à la patience et au silence vis-à-vis de cet étranger qui lui paraissait insupportable. Elle se fit renouveler par le docteur Wesener la promesse de traiter le Pèlerin avec la charité à laquelle lui-même s'était engagé dans sa lettre. Mais en outre, elle n'épargna au Pèlerin ni les prières ni les avertissements pour qu'il ne se laissât pas aller à son humeur fantasque, à l'irritation et aux soupçons, pour qu'il s'efforçât d'acquérir le calme et la douceur, et surtout pour qu'il ne fermât pas les yeux aux bonnes qualités des personnes dont il avait l'habitude de prendre si mal les innocentes faiblesses. Touché d'un entretien qu'il avait eu avec elle à ce sujet, il écrivait dans son journal quelques jours après son arrivée : « Puisse le coeur du confesseur, de cet homme si bon au fond et si bienveillant, en arriver à sentir en moi un ami sincère ! Je le désire du fond du coeur. Je suis intérieurement sans aucune espèce d'arrière-pensée à son égard : puise-t-il en être de même de son côté ! Je n'ai rien à lui cacher. Combien seraient heureux les rapports de deux personnes qui se fieraient l'une à l'autre et s'avertiraient en Jésus-Christ ! Que le Seigneur bénisse mes efforts bien sincères pour mériter son amour et sa bénédiction ! »
Mais lorsqu'il communiquait ces résolutions à la malade, elle ne pouvait cacher sa crainte qu'elles ne fussent peu constantes et que la paix ne fût de courte durée, « J'ai vu le Pèlerin, disait-elle, sous une coloquinte à la végétation abondante, mais qui se desséchait promptement, et cela m'a rappelé Jonas. » Il comprenait bien le sens profond de ces paroles, mais il ne voulait pas se l'avouer et remarquait à ce sujet : " Cette étrange inquiétude me trouble. La malade pleurait et j'étais tràs-affligé : car, dans l'angoisse qui la pressait, elle ne pouvait me faire part de ses soucis. Que Dieu la console, qu'il mette la paix et la confiance dans tous les coeurs et qu'il me donne de la force et une charité sans bornes envers tous mes frères. Le confesseur est très-bon et très-doux. La coloquinte de Jonas si promptement desséchée signifie-t-elle que le calme sera de peu de durée ? " Oui, sans doute, cette indication ne devait se réaliser que trop tôt et la preuve devait se manifester trop souvent qu'Anne Catherine n'avait pas seulement à obtenir du Pèlerin une vie conforme aux prescriptions de la foi, mais encore à accomplir, en lui servant de guide, une oeuvre d'expiation, puisque dans les rangs du sacerdoce il ne se trouvait personne qui voulût assurer à la masse des fidèles les fruits et les bénédictions du don de vision accordé à l'extatique pour l'édification de ses frères. La coopération sacerdotale est comme le canal par lequel les dons extraordinaires et les mérites, des privilégiés de Dieu se répandent sur la communauté des fidèles, selon l'ordre prescrit par Dieu : c'est pourquoi Anne Catherine devait suppléer à ce qui maudirait à cette coopération et acquitter par ses souffrances la dette que les ministres de l'Église contractaient par leur négligence. En elle, comme instrument de Dieu, la force et la grandeur devenues presque inconnues du caractère sacerdotal devaient se manifester dans le merveilleux pouvoir conféré par Dieu au sacerdoce sur ses dons surnaturels et sur leur emploi. Aussi reconnaîtrons-nous souvent dans des incidents fortuits en apparence les voies et les conduites de la sagesse divine qui disposait toutes choses pour rattacher à l'autorité du sacerdoce l'accomplissement de la tâche imposée à la voyante. Ainsi nous avons déjà vu comment Anne Catherine, avant l'arrivée du Pèlerin, avait trouvé l'occasion de faire décider par le premier de ses supérieurs ecclésiastiques, le vicaire général de Droste, qu'elle communiquerait au Pèlerin ce qui lui serait montré par Dieu. Son directeur spirituel Overberg n'ayant pu, après le retour du Pèlerin, venir à Dulmen aussitôt qu'elle le lui avait demandé, elle envoya le P. Limberg à Munster pour qu'il conférât en sa qualité de confesseur avec Overberg et reçût aussi de lui l'assurance que c'était la volonté de Dieu qu'elle s'ouvrît au Pèlerin. Elle avait rappelé à l'abbé Lambert l'avis si souvent reçu en vision qu'on devait mettre par écrit ce que le Seigneur lui faisait voir de sa Passion : et le vieillard infirme lui avait de nouveau promis de contribuer selon son pouvoir à ce qu'aucun dérangement ne fît manquer cette oeuvre. C'est pourquoi Overberg, lors de sa visite à Dolmen ; le 6 juin 1819, put sans peine confirmer tout l'entourage dans la persuasion que le séjour prolongé du Pèlerin et les notes qu'il prenait étaient dans les vues de Dieu. Anne Catherine elle-même fut très-consolée par cette déclaration, comme le rapporte le Pèlerin. « Overberg, dit-il, et reparti. Elle est tellement épuisée qu'elle ne peut rien raconter : cependant elle parle du plaisir que lui a fait son entretien avec Overberg. »
8. Il y eut pour Anne Catherine quelque chose d'incomparablement plus difficile que le rétablissement de la paix extérieure : ce fut de faire comprendre au Pèlerin quelles conséquences nécessaires devait avoir, quant à sa manière d'agir, cette circonstance qu'il n'était pas prêtre, ni par conséquent en possession de l'efficacité et de l’autorité du caractère sacerdotal. Sans cesse elle avait à lui rappeler qu'il ne pouvait bien remplir sa tâche, qui était de recevoir les communications de la voyante, s'il ne se soumettait, comme elle-même, à l'autorité sacerdotale
présentée pour lui par Overberg et par le confesseur. Déjà lors de sa première visite à Dulmen, elle lui avait adressé souvent et avec beaucoup de gravité des observations qui au commencement lui semblaient très étranges, comme quand elle lui disait : " Vous n'êtes pas prêtre !... J'ai besoin de voir Overberg, car il a le sacerdoce et vous ne l'avez pas.... Vous ne pouvez pas me venir en aide, parce que vous n'êtes pas ecclésiastique. Si vous étiez prêtre, vous me comprendriez, etc. " Mais il se passa bien du temps avant qu'il pût saisir le sens profond de ces paroles et les prendre pour règle de sa conduite. Jusque dans les deux dernières années de la vie d'Anne Catherine, il avait à consigner dans son journal des avertissements de ce genre qu'il accompagnait de ces réflexions : " Où donc est le prêtre tel qu'elle le comprend ? On me jette ce reproche : " Si vous étiez ecclésiastique, " vous me comprendriez et cela m'épargnerait bien des tourments. » Mais aucun ne l'a comprise ! » Toutefois, avec sa patience surhumaine, elle arriva à soumettre au frein cet esprit rebelle, si peu capable d'empire sur lui-même ; elle sut le maintenir dans le respect de l'autorité et dans l'obéissance qui lui est due, de manière à lui faire accomplir sa tâche avec d'abondantes bénédictions pour les âmes des autres et pour la sienne propre. Cet homme, si supérieur au bon et simple Limberg par ses dons naturels, ses connaissances et son expérience, se voyait dans l'impossibilité d'obtenir un seul mot d'Anne Catherine sans le secours de celui-ci et le commandement qu'il donnait en sa qualité de prêtre. Chaque jour une nouvelle expérience lui apprenait qu'elle ne pouvait recevoir la volonté et la force de faire des communications que par l'intermédiaire du sacerdoce de Limberg, mais que ses fougueuses exigences ou ses instantes supplications n'y pouvaient rien. Quelque justifiées qu'il pût trouver encore ses plaintes véhémentes contre Limberg, qu'il accusait d'être tout à fait incapable d'apprécier les dons de sa fille spirituelle, il ne pouvait pourtant se dissimuler que ce prêtre simple et peu instruit, en vertu de sa foi vive et de la droiture naïve de son coeur, avait sur Anne Catherine une action immensément plus considérable que toutes les peines que lui-même se donnait, et il ne pouvait s'empêcher de sentir de combien de choses il lui fallait se dépouiller et combien
9. Quelques semaines après son arrivée, elle s'ouvrit à lui en ces termes :
« Chaque soir je reçois l'avis de faire encore telle ou telle méditation et cela m'est notamment arrivé hier au soir. J'ai reçu pendant la nuit un avertissement qui me concernait ; il m'a surtout été beaucoup parlé du Pèlerin. Bien des choses doivent encore être corrigées en lui, et il m'a été dit de quelle façon nous pouvons par nos rapports avec lui le rendre meilleur et par là même plus facile à manier et plus utile. Comme alors je songeais à ma manière d’être envers le Pèlerin, me demandant comment je pouvais satisfaire à sa tâche et aussi à la mienne, et par quels moyens nous pourrions avoir une plus large part à un plus riche accroissement de mérites, j'appris que nous devions être patients l'un envers l'autre au milieu des souffrances qui viendront encore nous assaillir, et que le Pèlerin devait recevoir la sainte communion à mon intention : car par là l'union spirituelle sera plus grande. « Fais ce que tu peux, m'a-t-il été dit. Quant au reste, laisse faire le Pèlerin, car beaucoup de gens désirent s'entretenir en particulier avec toi, et quand ils viennent, tu dois examiner si cela peut leur être profitable. " Tu dois prier pour que le Pèlerin se décide à être " humble et patient. Il doit dompter son caractère fantasque et tu dois faire en sorte que ce soit sérieux. " Prends garde, par une condescendance trompeuse et mal entendue, de te laisser prendre à de belles paroles. Résiste et sois ferme, afin que le Pèlerin se décide. Tu es trop débonnaire : ç’a toujours été ton défaut. Il ne faut pas te laisser entraîner à voir du bien là où tu trouves des inconvénients. »
« Mon guide m'a dit encore que j'aurai beaucoup à souffrir ; toutefois je ne dois pas m'effrayer, mais attendre sans inquiétude et m'en remettre à Dieu. J'ai reçu aussi beaucoup de réprimandes sur mes fautes : il m'a dit que je tais beaucoup de choses par une humilité mal entendue et que c'est un orgueil caché. Je dois prendre les choses et les donner comme je faisais dans mon enfance, lorsque pourtant je recevais beaucoup plus qu'à présent. Je dois dire sans réserve tout ce que j'aurais gardé pour moi, aussitôt que l'occasion s'en présentera. Je dois aussi accuser à mon confesseur tout ce qui me tourmente, quand même il semblerait qu'il ne veut pas m'écouter : je dois le prier de m'entendre, car ainsi j'aurai bien plus souvent du secours. Il m'a reproché aussi ma trop grande condesendance envers beaucoup de personnes, laquelle me fait manquer souvent à mes prières et à mes devoirs envers d'autres. Je parle d'une manière très-déraisonnable quand je me plains d'être couchée là sans pouvoir rien dire. Il sait bien que j'aimerais à sortir le soir, enveloppée dans mon manteau, pour distribuer des aumônes, et que regrette de ne pouvoir le faire parce que cela me plaît. Mais ce que Dieu m'impose ne m'est pas agréable. Je dois penser que ce n'est pas pour rien que je suis couchée ici : je dois agir par la prière et dire tout ce qui m'est donné. J'aurai bientôt quelque chose à dire et cela me paraîtra beaucoup plus pénible ; mais il faudra le dire. Un grand orage menace ; le ciel se couvre d'une manière effrayante. Il y a peu de gens qui prient et la détresse est bien grande. : le clergé se gâte de plus en plus. Je dois exhorter tous les bons à prier de tout leur coeur. II m'a dit suite que je devais être plus calme et plus recueillie en vue des souffrances qui vont venir ; autrement, elles pourraient me faire mourir subitement ; or, ma tâche journalière n'est pas finie, et si je mourais auparavant par suite de ma négligence, j'aurais à subir le reste de ces souffrances dans le purgatoire où elles sont plus rudes qu'ici-bas.
10. Anne Catherine cherchait à encourager le Pèlerin en lui parlant des bénédictions qu'elle voyait découler des peines qu'il prenait et de ses travaux. Ainsi, peu de temps après son retour, elle lui raconta une vision où elle avait vu, sous la figure d'un jardin, beaucoup de choses touchant la première partie de la vie du Pèlerin, comme aussi touchant sa tâche actuelle et l'accomplissement de celle-ci qui ne devait avoir lieu qu'après sa mort. Lorsqu'il mit par écrit ce qu'elle lui avait communiqué, il ne pouvait certainement pressentir tout ce qu'embrassait cette vision prophétique, ni tous les objets auxquels elle se rapportait : mais sa relation n'en est que plus digne de foi.
" Je vis, dit-elle, le Pèlerin loin d'ici, triste et délaissé dans sa chambre. Il ne pouvait s'occuper de rien, s'intéresser à rien : tout était comme désert autour de lui. Je lui serais bien volontiers venue en aide, j'aurais travaillé, mis en ordre : mais je ne pouvais pas l'approcher ni l'aider.
" J'eus ensuite la vision d'un jardin. C'était un grand jardin que partageait en deux une haie par-dessus laquelle des gens regardaient : ils auraient aussi voulu la franchir, mais ils ne le pouvaient pas. Mon conducteur et moi allâmes dans une partie de ce jardin où la végétation était extrêmement riche, belle et abondante. Tout y était plantureux, verdoyant et touffu. Mais il y avait aussi énormément de mauvaises herbes ; j'y remarquai, entre autres plantes, des fèves et des pois. Il y avait une quantité de boutons et de fleurs, mais pas le moindre fruit d'aucune espèce. Parmi ces plantes montées en herbe, je vis se promener beaucoup de gens se complaisant en eux-mêmes.
" La première fois que je fis avec mon guide le tour de ce champ plantureux, il me dit : " Vois ce que c'est " que tout cela : de belles fleurs de rhétorique, brillantes, " mais stériles : surabondance, mais pas de récolte ; plénitude où il n'y a rien ! - Ah ! lui demandai-je, faut-il donc voir perdre tout ce travail qui a été fait ? - Non, " me répondit-il, rien ne doit se perdre. Tout cela sera retourné et enfoui ; ce sera de l'engrais. J'en eus de la joie et en même temps cela me fit pitié.
" Lorsque nous fîmes le tour la seconde fois, nous trouvâmes au milieu du chemin une petite cabane de branches de noyer recouverte d'une toile. Les noix qui étaient là étaient l'unique fruit du jardin. C'était un buisson rabougri. Plus loin on voyait une couple d'arbres, pommier et cerisier. Il y avait aussi toujours là des abeilles qui faisaient activement leur récolte. Du reste, ce lieu était très abandonné.
"Mon conducteur me dit : "Vois ; ton confesseur doit recueillir ces noix et prendre exemple sur les abeilles. " Mais celui-ci avait peur d'être piqué par elles : et je me disais que la peur qu'il en avait le ferait piquer, tandis que, s'il s'avançait tout tranquillement, les chères petites bêtes ne lui feraient rien. Dans le fait, il ne récolta rien non plus : il ne vit pas même les fruits ; il courait d'un buisson à l'autre.
" Lorsque j'allai là avec mon guide pour la troisième fois, la végétation était encore plus abondante et plus touffue. Mais je vis avec joie que le Pèlerin faisait sa récolte près de certaines plantes singulières qui se trouvaient aux coins des carrés et qui, quoiqu'un peu étouffées par celles qui les ombrageaient, donnaient toutefois des fruits pour la plupart. Je fus très-joyeuse de voir le Pèlerin faire cela.
" J'allai de nouveau dans le jardin : tout y était encore riche et abondant : mais la végétation trop luxuriante tendait à se flétrir et à se décomposer. Alors tout fut foulé aux pieds et enfoui : je vis le Pèlerin se donner une peine infinie pour creuser et travailler la terre.
" Lorsque je revins, je trouvai le jardin entièrement travaillé. Le Pèlerin plantait de petites plantes en plates-
" Alors j'entendis venir un ecclésiastique : c'était un homme qui paraissait énergique et actif, de la taille du prieur ; il était robuste et avait le visage coloré. Il s'étonnait fort que je supportasse toutes ces injures sans me défendre. Puis il réfléchit un peu et dit : " Cette personne " supporte tout avec un grand calme : elle est pourtant intelligente et sensée ! Ce que fait le Pèlerin doit sans doute " être tout autre chose que nous ne croyons. Le confesseur est aussi un digne homme qui ne souffrirait pas cela si ce n'était pas bon." Et comme l'ecclésiastique inconnu continuait à parler ainsi en faveur du Pèlerin, les clabaudeurs commencèrent à se retirer. Je vis alors avec quelle diligence le Pèlerin avait travaillé et combien les plantes grandissaient et prospéraient.
" Mon conducteur dit alors : « Mets à profit cet avertissement céleste. Tu auras à subir ces indures et ces outrages : il faut t'y préparer d'avance. Tu vivras un certain temps tranquille en compagnie du Pèlerin : tu ne dois pas alors perdre ton temps ni laisser se perdre les nombreuses grâces que tu recevras : car ta fin viendra bientôt après. Ce que le Pèlerin recueille, il l'emportera au loin : car ici il n'y a pas de disposition à l'accueillir
11. Le sens de cette vision ne devint clair pour le Pèlerin que successivement et par degrés, comme le prouvent ses plaintes fréquemment répétées sur ce que le temps de la tranquillité ne veut pas venir ; car il entendait ces paroles du calme que procure la délivrance des dérangements extérieurs, tandis qu'elles se rapportaient au recueillement intérieur et à l'apaisement de son esprit qui pouvaient seuls le rendre capable de recevoir comme il le fallait la communication des visions sur la vie enseignante du divin Rédempteur. Or, il s'écoula plus de douze mois jusque-là, car ce ne fut qu'en juillet 1820 qu'arriva le moment où Anne Catherine, sur l'avis de son conducteur spirituel, put commencer à s'ouvrir à ce sujet. Le Pèlerin avait, il est vrai, beaucoup planté jusqu'alors et s'était livré à un grand et pénible travail, mais il y avait dans tout cela beaucoup de choses qui devaient plus tard être extirpées et enfouies par lui. Au commencement, il était encore trop plein de lui-même, trop dominé par ses inclinations et ses vues habituelles : sa vive imagination était trop indisciplinée et trop en travail pour qu'il pût, sans y rien mettre du sien, sans mélange et sans altération, reproduire les communications d'Anne Catherine avec autant de simplicité que celle-ci les faisait. Assez souvent il regardait ses propres interprétations comme tellement sûres et certaines, qu'il ne tenait guère compte des observations : cela arrivait surtout lorsqu'il s'agissait des notes relatives aux travaux accomplis pour l'Église dans la prière, lesquels, pendant la première année, furent le principal objet des communications qui lui furent faites. Quoique, en outre, il lui eût été bien souvent signifié qu'Anne-Catherine avait demandé à Dieu comme une grâce de ne pas savoir les noms des personnes et des classes de personnes appartenant à l'Eglise pour lesquelles elle avait à prier et à souffrir, il ne se laissait pourtant dissuader qu'à grand'peine d'intercaler dans les visions symboliques qui lui étaient racontées avec les désignations générales de fiancée, de fiancé, de pasteur, etc., les noms de certaines personnes dont il était spécialement, préoccupé et auxquelles, suivant lui, devait s'appliquer tout ce qu'Anne Catherine rapportait d'après ses contemplations. Il y introduisait donc des allusions qui ne s'y trouvaient pas en réalité, en sorte que plus tard, quand il en eut l'intelligence plus complète, il effaça sur ses cahiers de notes beaucoup de choses jugées par lui sans valeur. Ce ne fut qu'après être devenu plus simple et plus calme intérieurement, qu'il ne put plus se refuser à voir combien le vol le plus hardi de son imagination restait à une distance incommensurable de la pure lumière dans laquelle la vierge favorisée du ciel contemplait ses visions. Ce fut seulement alors qu'aucune peine ne lui parut trop grande pour arriver à reproduire aussi fidèlement et aussi consciencieusement que possible ce qui lui était transmis de cette lumière pour le communiquer aux autres.
12. Rien ne fait du reste une impression plus singulière et plus propre à humilier profondément l'orgueil humain fondé sur les qualités naturelles et les dons supérieurs de l'intelligence, que de considérer cet homme de génie, ce poète si admiré, dans la situation qui lui est faite près de la pauvre religieuse malade. L'atmosphère dans laquelle elle vit est tout autre, elle est infiniment plus élevée que celle où vit le Pèlerin et où vivent tant d'hommes appesantis par leurs penchants et leurs attaches, ce qui les rend si capricieux, si inconstants et si faibles. Son détachement des créatures pratiqué dès la première jeunesse, ses souffrances incalculables, mais supportées avec la plus extrême patience, lui ont procuré une liberté de coeur, une lucidité et une force d'esprit qui la rendent inaccessible à toute influence d'un ordre inférieur et en même temps toujours plus digne de recevoir en elle la lumière prophétique. C'est pourquoi le Pèlerin peut bien l'affliger, lui causer des contrariétés et des ennuis de toute espèce : mais son intérieur, ses visions restent toujours un terrain où il n'a pas d'accès ; aussi rien n'est-il plus absurde et plus en contradiction avec la réalité des faits que la supposition suivant laquelle l'action involontaire de la puissante personnalité du Pèlerin aurait établi entre lui et Anne Catherine une espèce de rapport magnétique, en sorte qu'il n'aurait rien tiré d'elle qu'il n'y eût préalablement déposé. Il est aussi impuissant, à cet égard, que toute autre personne qui ne devient pas pour elle en vertu de la vocation sacerdotale un représentant de Dieu, et elle supporte son voisinage comme celui d'un malade et d'un indigent que Dieu lui envoie, afin qu'il soit guéri par son intermédiaire et qu'il reçoive les lumières nécessaires pour accomplir la tâche qui lui a été imposée. Ainsi le Pèlerin est, du premier au dernier jour, celui qui reçoit, celui qui est gratifié, celui qui est conduit ; elle est la conductrice, la distributrice, c'est-à-dire l'instrument de la sagesse et de la miséricorde divine, par lequel l'un des esprits les plus brillants de son époque doit être arraché aux égarements du siècle, à l’abus de son talent et conquis pour la glorification du très-saint nom de Jésus.
Enfin il ne faut pas passer sous silence un trait du caractère du Pèlerin qui équivaut à des centaines de témoignages pour constater cette pureté incomparable, cette admirable grandeur d'âme d'Anne Catherine, aussi bien que la loyauté de son entourage. Personne n'avait un oeil plus perçant que le Pèlerin pour reconnaître les faiblesses et les défauts du prochain. Il se plaint avec des larmes d'amer repentir de ce don redoutable et de ses effets. Lors de son arrivée à Dulmen, il est encore si peu maître de lui qu'il passe en un instant de l'admiration la plus exaltée au blâme le plus acrimonieux à l'égard d'une seule et même personne, ou d'une seule et même chose : Il est l'observateur le plus impitoyable et le plus irritable qui soit jamais venu dans le voisinage de la malade et de son petit cercle : il recherche tous les côtés faibles que sa défiance de plus en plus excitée croit y découvrir. Son enthousiasme d'abord si ardent s'évanouit avec le charme de la nouveauté : malheur donc à la malade s'il lui arrivait une seule fois de découvrir chez elle la moindre apparence équivoque pouvant éveiller les soupçons ! Il la jugera avec une sévérité inexorable. Jusqu'à la mort de la voyante, il ne se passe guère de semaine où les cahiers du Pèlerin ne soient remplis de plaintes interminables, où l'on ne voie toutes les paroles, tous les gestes, tous les pas du confesseur notés avec une prolixité fatigante et interprétés avec la plus grande rigueur : toutefois le seul méfait qui lui soit reproché est qu'il se soucie peu des notes que prend le Pèlerin, qu'il aimerait mieux que sa fille spirituelle n'eut ni visions, ni obligation de les faire connaître, et que, le plus souvent, il répond par une indifférence glaciale au ravissement que cause au Pèlerin quelque communication importante. Anne Catherine elle-même n'est pas autrement traitée. Qu'elle adresse des paroles de consolation à des pauvres et à des affligés, qu'elle donne des marques de sympathie bienveillante et amicale à ceux qui la visitent en écoutant leurs récits, leurs demandes, leurs plaintes et en y répondant, qu'elle se montre fatiguée, qu'elle fasse entendre Mlle plainte, si légère qu'elle soit, tout lui est reproché comme une infidélité à sa mission, comme une dissipation des grâces d'en haut, comme un vol fait au Pèlerin, lequel de son côté ne reconnaît que dans de rares occasions quel supplice il fait souffrir bien souvent à la patiente et ce qu'il en coûte à celle-ci pour calmer sa fougue. Et quand, vaincu par l’incomparable douceur d'Anne Catherine, il se décide à en faire l’aveu, il ne peut s’empêcher de lui rendre ce témoignage :
« Elle est pleine de bonté et de mansuétude : c'est le plus admirable vaisseau de la grâce divine. »