DEUXIEME PARTIE.
I
En publiant la seconde partie des visions de la pieuse Anne-Catherine, laquelle, par la beauté et la variété des tableaux qu'elle met sous les yeux des lecteurs les intéressera peut-être encore plus vivement que la première, l'éditeur les prie de ne pas perdre de vue ce qui a été dit dans l'introduction au premier volume, pour les mettre en garde contre toute tendance, soit à exagérer mal à propos l'importance de ces visions. soit à les juger avec un esprit prévenu et à les condamner de parti pris. Pour que ce but soit plus sûrement atteint et pour qu'il n'y ait point d'obstacle aux fruits de bénédiction que, suivant les très sages dispositions de la miséricorde divine les visions sont appelées à produire pour tous ceux qui ouvriront ce livre avec une véritable droiture d'intention, l'éditeur croit devoir provoquer encore un examen approfondi sur les points suivants.
1. Anne Catherine eut à la vérité, pendant les trois dernières années de sa vie, des visions journalières et non interrompues sur la vie de notre divin Sauveur, mais elle ne put pas les communiquer jour par jour au pèlerin, ni surtout mettre ses relations avec lui à l'abri d'interruptions et de dérangements de toute nature. Quoiqu'il y ait eu une série de mois pendant laquelle elle put lui raconter chaque jour ce qu'elle avait vu ces communications n'avaient pourtant jamais lieu qu'à bâtons rompus : elles étaient sans cesse entravées soit par des dérangements venant du dehors, soit par les douleurs incroyables causées par les maladies qui se succédaient continuellement chez elle et par les expiations dont elle se chargeait : ce n'étaient jamais que les fragments singulièrement incomplets et défectueux d'un ensemble de visions bien autrement riche et étendu. La contemplation n'était pas son unique mission dans ce monde : c'était bien plus encore la souffrance expiatoire pour tout le corps de l'Eglise ; et c'est pourquoi Anne Catherine donnait à toute oeuvre de pénitence de charité, à tout exercice imposé à sa patience par des circonstances extérieures, la préférence sur sa tâche de narratrice. Embrassant dans son activité tous les besoins de l'Eglise, elle s'appliquait bien plus à régler intérieurement sa propre vie et à recueillir constamment en Dieu toutes les puissances de son âme, qu'à conserver dans sa mémoire les scènes qu'elle avait contemplées, l'ordre dans lequel elles lui avaient été montrées et les calculs chronologiques qui devaient en être la base, il était d'ailleurs impossible de rien préciser dans ce genre toutes les fois que la vision ne se rattachait pas à un moment déterminé, mais se présentait sous forme de tableaux immenses, et pour ainsi dire illimités, où l'Ancien et le Nouveau Testament venaient se rejoindre aux temps modernes, ou bien lorsqu'en contemplant un fait particulier de la vie du Sauveur elle en apercevait dans le passé le plus reculé comme la racine la plus lointaine, avec ses diverses ramifications Dans tous ces cas elle ne pouvait donner que de courts et maigres fragments détaches du cadre de ces vastes tableaux, et c'était à l'écrivain qu'était laissée la tâche de les combiner et de les mettre en ordre ; tâche dont il s'acquittait de son mieux, suivant le plus ou le moins de secours qu'il trouvait dans les indications de la voyante. Le lecteur trouvera un exemple de sa manière de procéder dans un passage du présent volume (page 43), Ou se trouve intercalée dans le récit l'histoire de Judith et d'Holopherne, et où sont présentés ensemble, dans un exposé sommaire, des événements qui ne peuvent guère avoir eu entre eux la liaison qu'on leur suppose en cet endroit. L'éditeur déclare donc de nouveau, et de la manière la plus formelle, qu'il n'admet nullement que la date historique de chaque événement soit désignée par les jours du mois marqués, donnés dans le texte, ou qu'en général les événements de la vie de Jésus se soient réellement succédés suivant l'ordre indiqué dans la présente rédaction des visions, quant aux jours, aux mois et aux années.
Ce n'était que bien rarement qu'Anne Catherine, courbée sous le poids de souffrances qui se renouvelaient continuellement pouvait retrouver distinctement dans ses souvenirs les détails au moyen desquels on aurait pu rattacher sans lacunes la vision de chaque jour à celles du jour précédent et du jour suivant : la plupart du temps ce secours faisait complètement défaut Aussi ne doit-on pas attacher une grande importance aux transitions qui lient un récit à l'autre, non plus qu'à l'ordre dans lequel les événements se succèdent dans le livré ; il n'y faut voir que les conjectures du pèlerin, qui, ayant besoin d'un fit conducteur pour le guider dans ses pénibles travaux, essayait de deviner, d'après l'ensemble de ce qui lui avait été communiqué, comment chaque vision se liait à celle du jour suivant, quoiqu'il fût obligé de se contenter de recevoir d'Anne Catherine, en réponse à ses questions pressantes, des indications comme celles-ci : " vous pouvez bien avoir raison. c'est à peu près comme cela mais je ne puis m'en rendre compte exactement. "Le lecteur tirera facilement cette conclusion en lisant plus d'un récit du présent volume. Ainsi, la double résurrection de la fille de Jaïre et les deux conversions de Madeleine, séparées par sa rechute dans le péché, se suivent à si peu de distance, qu'on trouve à peine le temps nécessaire pour placer les événements qui ont dû se passer dans l'intervalle.
Donc, quoique l'éditeur se croie autorisé à ne pas douter de l'origine surnaturelle des visions d'Anne Catherine, et bien qu'il se propose d'apporter des preuves nombreuses et importantes à l'appui de son opinion dans l'histoire détaillée de la vie de la pieuse fille, il n'en est pas moins vrai qu'il ne prétend attribuer aux visions présentées ici d'autre caractère que celui d'une simple légende de la vie de Jésus, venant s'ajouter sans ambition plus haute aux produits si nombreux de la vie contemplative dans le sein de l'Eglise.
2. Il y a une autre raison qui porte l'éditeur à ne pas réclamer pour les visions d'autorité supérieure à celle d'une légende ; c'est que le pèlerin ne se présentait pas à Anne Catherine comme un homme revêtu du pouvoir sacerdotal de confesseur ou de directeur spirituel, mais comme un simple laïque que la miséricorde de Dieu avait conduit avant tout pour le bien de sa propre âme, près du lit de douleur de la malade. Anne Catherine pratiquait la vertu d'obéissance, en matière spirituelle, avec une telle perfection, que toutes ses actions, et même les mouvements involontaires de son âme, étaient déterminés et réglés par cette vertu. Ainsi, il suffisait d'un ordre de son confesseur, donné intérieurement et non exprimé en paroles qui arrivassent à son oreille, pour suspendre chez elle la contemplation extatique, et pour effacer en quelque sorte de son âme l'impression de ce qu'elle avait vu. De même l'usage et l'application de tous ses dons gratuits étaient tellement aux ordres de cette autorité spirituelle, qu'il aurait suffi d'une coopération persévérante et d'injonctions précises de la part de son confesseur, pour qu'elle rapportât ses visions d'une manière incomparablement plus complète et plus fidèle ; mais elle était pleinement inaccessible à toute autre influence, et personne ne put jamais exercer sur cette âme absorbée en Dieu une action qui pût modifier d'une manière quelconque ses intuitions intérieures. Rien n'est donc plus contraire à la réalité des faits que l'hypothèse complaisamment admise par quelques personnes, suivant laquelle les riches facultés intellectuelles du pèlerin et son ascendant personnel auraient exercé sur la pauvre religieuse une influence assez prépondérante pour que les créations de son imagination se communiquassent à la voyante en vertu de je ne sais quel rapport involontaire, en sorte que celle-ci se serait bornée à répéter ce qu'elle avait réellement reçu de lui. Des rapports de ce genre ne sont pas impossibles à rencontrer dans les régions inférieures où une âme peut se trouver transportée par l'effet d'une organisation maladive ou d'une surexcitation artificielle ; mais il n'en peut être ainsi pour un vase d'élection de la grâce, pour une personne comme Anne Catherine, dont le fiancé de l'Eglise avait fait son épouse en lui octroyant ses sacrés stigmates. En outre, qui pourrait croire sérieusement que le domicile intime d'une âme si sainte fût resté ouvert aux empiétements d'une curiosité profane ou aux influences même involontaires d'une personnalité étrangère ? Qui pourrait le croire, encore une fois, quand il s'agit d'une âme d'un si grand prix aux yeux de Dieu, qu'il l'avait mise sous la protection d'un de ses saints anges, constamment et visiblement présent.
Le pèlerin n'aurait jamais obtenu une parole d'Anne Catherine, si les injonctions réitérées du vénérable Overberg, son confesseur extraordinaire, et les avertissements constants de son ange gardien ne lui avaient ouvert la bouche ; mais quelque éminent que fut le don de compréhension intuitive propre au pèlerin, don qui lui faisait apprécier à sa juste valeur les trésor inestimable, caché sous des apparences si simples, dont le dépôt lui était confié, il ne pouvait toutefois tenir lieu de ce qui lui manquait, savoir, d'une autorité spirituelle déléguée par l'Eglise, qui, seule, lui aurait permis de se tenir près d'Anne Catherine comme son protecteur attitré, de la mettre à l'abri des dérangements extérieurs qui venaient sans cesse la troubler, de l'obliger, en qualité de directeur spirituel, à fixer son attention sur les détails de ses visions, de lui tracer des règles positives touchant la manière de les communiquer, et enfin d'obtenir d'elle une reproduction complète de ce qu'elle avait vu, au lieu de se borner à recueillir des fragments et des lambeaux. Pour suppléer à ce pouvoir de commander au nom de Dieu, il n'avait d'autre ressource que ses instances et ses requêtes assidues ; mais la voyante leur accordait bien moins d'attention qu'aux appels suppliants de tant de misères spirituelles et corporelles qui, de près et de loin, livraient incessamment l'assaut à son coeur brûlant de charité 'et la portaient à s'offrir en expiation pour tous les péchés, à prendre sur elle toutes les douleurs, dut-elle succomber à l'excès des souffrances dont elle se chargeait ainsi. En outre, Anne Catherine n'était pas protégée par les barrières d'un cloître, mais, suivant l'heureuse expression du pèlerin, " elle avait été renvoyée dans le monde avec les stigmates de l'amour crucifié, pour y rendre témoignage à la vérité de ce céleste amour ". C'était une lourde tâche que de porter vivantes sur son propre corps les marques triomphales de Jésus de Nazareth, le Fils du Dieu vivant, sous les regards du monde et des courtisans du prince du monde. Quel courage n'exigeait pas une semblable mission : il fallait être, pour le plus grand nombre, un scandale, une occasion de doute et de soupçon ; pour tous, une énigme, rester élevée en croix, comme un sujet livré à toutes les observations, un thème pour les discours et les explications les plus extravagantes, sur le carrefour où se croisent les chemins hantés par l'incroyance et par la superstition, par la malice et par la simplicité, par l'orgueil de la science humaine et la platitude servile de la médiocrité prétentieuse. Pauvre, livrée sans secours à des maladies incompréhensibles, martyrisée, méconnue de son entourage immédiat qui, par cela même, la tourmentait souvent sans le vouloir, accablée par le sentiment inévitable d'un isolement immense, d'autant plus isolée que la foule des curieux se pressait plus nombreuse autour d'elle, parce qu'il ne s'y trouvait personne qui lui ressemblât ; enfin, ayant à subir sans relâche toutes les absurdités et toutes les suspicions imaginables, et au milieu de tout cela, constamment tenue de ne pas perdre patience un seul instant, d'être toujours condescendante, humble, douce, sage, prudente selon la mesure de chacun, vis-à-vis des personnes les plus diverses et les moins disposées à s'imposer à elles-mêmes ce qu'elles exigeaient d'elle ! C'était assurément une tâche gigantesque pour une pauvre religieuse, née de paysans obscurs, à une époque où le véritable esprit religieux s'était retiré de la plupart des couvents, et où l'on rencontrait bien peu de prêtres que les circonstances eussent mis à même de s'instruire dans l'art de diriger des âmes comme la sienne !
Il résulte de tout ceci, que si l'on a à déplorer la perte irréparable de tant de magnifiques tableaux, il faut l'imputer à l'époque elle-même et à l'entourage de la pieuse fille, auxquels manquait ce qui eût été nécessaire pour mieux apprécier et accueillir, comme il devait l'être, le don qui leur était offert par la miséricorde de Dieu : mais on sera d'autant plus tenu à la reconnaissance envers le pèlerin pour avoir sauvé ce qui pouvait être sauvé, en y employant toutes ses forces, et au prix des plus grandes fatigues et des plus grands sacrifices. Encore qu'il n'ait pu recueillir dans son journal que " des débris et des ombres ", il s'y trouve cependant assez de belles parties pour procurer aux âmes simples une grande abondance de bénédictions et de saintes joies.
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II
Quelques personnes ont voulu faire un reproche à l'éditeur d'avoir toujours cherché à reproduire avec une fidélité scrupuleuse la rédaction primitive du pèlerin, et de l'avoir donnée aux lecteurs telle qu'il l'a trouvée, c'est-à-dire négligée et sans ornements ; mais qu'on veuille bien ne pas oublier que dans tout son travail, il ne pouvait être question d'une nouvelle rédaction des visions suivant les règles de l'art ou celles de la théologie. En ce qui touche la forme, le pèlerin lui-même n'a rien modifié, pour ne pas enlever à ce qu'il avait recueilli son cachet d'originalité ; quant à l'autre point, l'éditeur n'avait pas à s'en occuper, car il n'aurait jamais livré ces visions à la publicité si elles avaient eu besoin d'être préalablement remaniées et corrigées par lui, pour pouvoir satisfaire à toutes les exigences d'une censure théologique. Comme néanmoins quelques lecteurs ont élevé certaines objections, il répondra dans les pages suivantes à celles qui sont venues à sa connaissance.
I. Plus d'un lecteur a ressenti quelque défiance en retrouvant dans les visions certains faits rapportés également dans ce qu'on appelle les Evangiles apocryphes. C'est pourtant là quelque chose de très simple, et on ne pourrait y trouver un motif de discréditer les visions qu'en admettant l'hypothèse erronée suivant laquelle tout ce que renferment les apocryphes serait fabuleux et mensonger. Or, il n'en est pas ainsi. Les livres apocryphes sont, conformément au langage le plus anciennement usité dans l'Eglise, ceux qui, à raison de leur contenu, des auteurs auxquels ils ont été attribués ou des sources auxquelles ils ont puisé leurs récits, semblent élever la prétention d'être mis sur la même ligne que les livres canoniques du Nouveau Testament, mais que l'Eglise, pour prévenir toute méprise, a expressément retranchés du canon, dont elle n'a pas voulu qu'il fût fait usage dans sa liturgie et son enseignement, et qu'elle a par là même signalés comme ne devant point être rangés au nombre des monuments sur lesquels s'appuie la doctrine catholique. En agissant ainsi, elle déclarait qu'il ne fallait y chercher ni l'autorité de la parole divine, ni l'inspiration surnaturelle, avec son caractère d'infaillibilité ; mais elle ne disait pas pour cela qu'on ne pût, dans aucun cas, leur accorder une crédibilité humaine, ni que ce fussent des écrits fabuleux, mensongers, et dont il ne pût résulter aucune édification. Plus tard, quand les sectaires et les hérétiques s'emparèrent de ces livres, les exploitèrent à leur profit, les altérèrent (ce que certainement ils n'auraient pas fait, si, dès le commencement, on ne leur eût accordé aucune autorité), lorsqu'enfin ils mirent en circulation des écrits du même genre, les apocryphes devinrent dangereux, et il fallut se mettre en garde contre tout usage qui pourrait en être fait. Mais qu'il ait pu se conserver quelques débris de vérité historique dans ce qui en est venu jusqu'à nous, c'est ce qui n'a encore été contesté par personne. Si donc les visions d'Anne Catherine, où sont rapportées beaucoup de choses que ne racontent pas expressément les saints Evangiles, se trouvent quelquefois d'accord avec les apocryphes, ce ne peut pas être une raison pour réprouver ces visions.
2. On a vu quelque chose de nouveau et d'étrange dans ce que les visions racontent de Melchisédech, lequel s'y montre, non comme un personnage humain, mais comme un ange sacerdotal dont la mission et l'action ont une signification symbolique et figurative en tant que préparant de loin à la Rédemption. Toutefois, en considérant la chose de plus près, cette manière de l'envisager ne vient pas contredire l'opinion plus répandue qui ne voit en lui qu'un homme, mais elle se place à côté d'elle avec l'avantage très considérable d'être particulièrement favorisée par le passage de l'Epître aux Hébreux (VII, 3), où il est dit de Melchisédech : " Qu'il n'a ni père, ni mère, ni généalogie, que sa vie n'a ni commencement, ni fin ". Si toutes les conditions d'une existence et d'une personnalité terrestres et humaines semblent ici être refusées à Melchisédech, d'un autre côté, l'Ancien Testament parle en termes qui présupposent nécessairement chez lui toutes les apparences humaines, lorsqu'il dit : " Or, Melchisédech, roi de Salem, offrit du pain et du vin, car il était prêtre du Très-Haut ; il bénit Abraham et dit, etc. " (Genèse, XIV, 18, 19.) On peut mentionner de très anciens auteurs ecclésiastiques, notamment Origène et Didyme, qui ne veulent voir dans Melchisédech qu'un personnage angélique ; toutefois, saint Jérôme, dans sa lettre à Evagrins, cite un certain nombre de témoins importants qui s'attachant à la manière toute humaine dont il se manifeste, affirment que Melchisédech ne fut qu'un homme comme un autre, ce qui ne les empêche pas de suivre les opinions les plus divergentes, lorsqu'ils veulent exposer son origine d'une façon plus précise. On ne doit pas s'étonner de voir prévaloir cette interprétation quand on se souvient quel rôle est fait à Melchisédech dans les hérésies des Gnostiques et d'autres sectaires, lesquels le représentent tantôt comme un Eon d'un rang supérieur à celui de Jésus-Christ lui-même, tantôt comme le Saint-Esprit en personne, ou comme une vertu particulière de Dieu. En présence de ces dangereuses conceptions, il était nécessaire d'insister particulièrement sur la signification et la position de Melchisédech en tant qu'il se montre avec l'extérieur d'un homme semblable aux autres et de revendiquer pour lui la qualité de personnage humain et historique, il résulte de là que sa personnalité surhumaine et angélique fut de plus en plus rejetée dans l'ombre, ce à quoi contribuèrent surtout des théologiens d'une époque postérieure, lesquels s'attachaient trop exclusivement à une opinion théologique qui ne fut pourtant jamais universellement adoptée, celle suivant laquelle un homme ordinaire (homo viator) pouvait seul sacrifier ou administrer un sacrement. Mais si, d'après la doctrine des théologiens, à la hiérarchie de l'Eglise sur la terre correspond dans le ciel une hiérarchie angélique chargée de protéger et de diriger la première ; si, en outre, d'après l'Ecriture Sainte, Dieu confie aux anges certaines missions et certaines opérations qui, par leur nature, ne dépassent pas le pouvoir de l'homme, pourquoi un ange agissant sous forme humaine, ne pourrait-il pas aussi exercer, par exception, une fonction sacerdotale ? Des théologiens qui soutiennent positivement l'affirmative, distinguent à cet égard entre la règle ordinaire (lex ordinaria) et la commission spéciale de Dieu (commissio Dei spécialis), en vertu de laquelle des anges peuvent, eux aussi, offrir un sacrifice de l'Ancien Testament ou administrer des sacrements : selon eux, l'action sacerdotale attribuée à l'ange Melchisédech, n'a rien de plus choquant que la mission merveilleuse que, sur l'ordre de Dieu, l'archange Raphaël eut à remplir auprès de la famille de Tobie, paraissant également sous la forme humaine et agissant à la façon des hommes Mais ce qui donne un poids particulier à la manière dont la chose est représentée dans les visions d'Anne Catherine, c'est la position extrêmement importante que, d'après elles, Melchisédech occupe relativement à l'économie du salut pour l'Ancien Testament, et cela d'une manière qui répond parfaitement au caractère de l'ordre établi par Dieu à cet égard. En effet, toutes les manifestations de Dieu dans l'Ancien Testament ont pour intermédiaires les anges qui annoncent les mystères du salut à nos premiers parents, aux patriarches et aux prophètes, et qui en descendant le cours des âges jusqu'à la plénitude des temps, sont les ordonnateurs et les exécuteurs de tout ce que Dieu a disposé pour servir de préparation à son oeuvre. Le présent volume fait voir cela, en ce qui touche Melchisédech, avec plus de développements encore que le premier, notamment dans un tableau du sens le plus profond (tome IV, page 28), où le lecteur trouvera une confirmation de ce que disait Anne Catherine, que ses nombreuses et surprenantes révélations sur l'Ancien Testament lui ont été communiquées pour remettre au jour bien des choses scellées pour ainsi dire et tombées dans l'oubli.
3. Un autre point semble présenter plus de difficulté, c'est que les visions montrent le Sauveur dès ses premières manifestations publiques faisant donner le baptême, même à des païens, par les apôtres et les disciples. On serait aisément tenté de croire qu'il y a là une contradiction avec le fait établi par les Actes des apôtres, d'où il résulte que le centurion Corneille, baptisé à Césarée par saint Pierre, est le premier païen qui ait reçu le saint sacrement du baptême. Mais cette contradiction n'existe pas en réalité, parce que le baptême des païens dont il est question dans les visions, est très expressément et très positivement distingué du baptême considéré comme sacrement. En effet, trois sortes de baptêmes sont mentionnés dans les visions : 1° celui de saint Jean 2° le baptême préparatoire et non sacramentel que Jésus fait donner par ses apôtres et ses disciples ; 3° le saint baptême de l'esprit, ou le saint sacrement de baptême qui n'est administré qu'après la Pentecôte et la promulgation de la nouvelle alliance. Cette distinction n'a rien d'inusité ni qui soit particulier aux visions, car elle est déjà établie par saint Jean Chrysostome, dans sa 28ème homélie sur l'Evangile de saint Jean, où il entreprend de montrer que ni le baptême de Jean, ni le baptême des apôtres avant la Pentecôte, n'ont fait participer les néophytes au don de l'Esprit-Saint, mais que ces deux espèces de baptême n'ont été administrées qu'en vue de gagner des adhérents au Seigneur et de les préparer à croire en lui. C'est là aussi, en substance, la doctrine des visions, qui va être exposée plus au long dans les pages qui suivent, pour montrer qu'elle est d'accord dans ses traits généraux avec le Catéchisme du concile de Trente et l'enseignement des théologiens.
Le baptême de Jean est appelé dans les visions " une première purification grossière, une cérémonie préparatoire comme on en trouve dans les prescriptions de la loi, " ou encore : " un baptême pour la pénitence. " Elles le décrivent comme une cérémonie essentiellement semblable au baptême de pénitence de l'Ancien Testament, et à ce qu'on appelait le baptême des prosélytes, lequel préparait les paiens a participer aux moyens de salut fournis par la loi ancienne, car ce n'était que plus tard, par la circoncision, qu'ils devenaient enfants d'Abraham. Aussi, lorsque Jean baptisait au bord du Jourdain, le sanhédrin ne trouvait pas mauvais qu'il baptisât des païens, mais bien qu'il baptisât aussi des Israélites : car ne voulant pas croire à l'avènement de nouveaux moyens de salut, il ne pouvait pas non plus admettre qu'il y eût lieu d'y préparer. Le baptême de Jean se présente comme baptême de pénitence, parce qu'il avait particulièrement en vue la vie passée des néophytes, parce qu'il voulait réveiller chez eux l'horreur pour toutes les fautes dont ils s'étaient rendus coupables, soit contre le Décalogue, s'ils étaient Juifs, soit contre la loi naturelle, s'ils étaient païens, et provoquer par là chez tous la résolution de commencer une vie nouvelle dans le Messie qui leur était annoncé. C'est pourquoi leur baptême était précédé d'une exhortation générale à la pénitence, et, du côté des néophytes, d'une protestation de repentir avec la promesse de se corriger. Or, par la réception du baptême, ils prenaient l'engagement de s'attacher à Celui dont Jean se disait le précurseur et annonçait le royaume, et de reconnaître sa suprématie. Le baptême de Jean n'avait d'efficacité pour purifier et sanctifier, qu'autant qu'il était reçu avec une, véritable douleur des péchés commis et la ferme résolution de commencer une vie nouvelle à l'aide des secours qu'on avait à espérer du Messie promis. Si les néophytes allaient au Seigneur avec ces dispositions, lorsqu'il se manifestait à eux, ils n'avaient pas besoin d'un nouveau baptême comme préparation, parce que leur coopération fidèle en développant les germes semés en eux par Jean les rendait capables de comprendre successivement les mystères du nouveau royaume, d'arriver à la vraie foi et par elle à la réception du baptême de l'Esprit-Saint après la Pentecôte. Aussi, est-il souvent répété dans les visions qu'aucun de ceux que Jean avait baptisés ne reçut de nouveau le baptême, si ce n'est après la descente du Saint-Esprit.
Lorsque le Sauveur, après son jeûne de quarante jours, quitta le désert pour aller près du Jourdain, il prit possession, nous disent les visions, d'un lieu où Jean s'était établi précédemment pour baptiser ; il y fit tout remettre en ordre par les disciples qui le suivaient, puis il y enseigna la foule qui affluait, et la prépara au baptême, qui fut d'abord administré par André et par Saturnin. Pour les baptisants comme pour les baptisés, le mystère de l'Incarnation était encore un secret : ils ignoraient que Jésus-Christ fût le Fils consubstantiel du Dieu vivant. Ils croyaient en lui, mais seulement comme en celui touchant lequel Jean avait dit qu'il était son précurseur et lui préparait la voie : ils l'honoraient comme le Messie promis et attendu depuis si longtemps, et comme le plus grand des prophètes ; toutefois, personne ne soupçonnait qu'il fût plus qu'un homme, qu'il fût le Fils de Dieu et de même nature que son Père. Quoique beaucoup de néophytes eussent été témoins du prodige qui avait signalé le baptême de Jésus et eussent entendu les paroles : "Celui-ci est mon Fils bien-aimé ! "aucun d'eux pourtant n'osait les prendre à la lettre, et le Sauveur lui-même, au commencement, en laissait à peu près de côté la signification littérale et en faisait ressortir de préférence le sens moral, pour ne pas mettre ses auditeurs en présence d'un mystère qu'ils ne pouvaient pas encore saisir, et pour lequel une préparation plus longue leur était d'abord absolument nécessaire. Or, cette préparation, indépendamment de l'enseignement et de l'action du Sauveur, était précisément le baptême qu'il faisait donner par les disciples, lequel ne donnait pas encore la grâce sanctifiante ou régénératrice, pas plus qu'il n'imprimait dans l'âme un caractère ineffaçable, mais communiquait pourtant des lumières et une force surnaturelles, avec la grâce d'arriver par degrés à la foi véritable, et de persévérer dans la fidélité au Sauveur jusqu'à la descente du Saint-Esprit, nonobstant ses abaissements et le mystère de sa mort sanglante sur la croix. En recevant ce baptême préparatoire, les néophytes faisaient une confession détaillée de leurs péchés, et recevaient comme premier effet de la grâce qui leur était départie, la douce et consolante certitude que l'envoyé de Dieu, le Messie, était réellement présent devant eux, qu'ils voyaient de leurs yeux celui que Moïse et les prophètes avaient annoncé, et qu'ils n'avaient qu'à ouvrir leurs coeurs pour recevoir ses enseignements salutaires. Toutefois, cette assurance, ainsi que la foi à la mission divine du Messie, était encore pour tous comme enveloppée dans les idées et les espérances héréditaires, et devenues, pour ainsi dire, naturelles chez les Israélites touchant la restauration de Leur ancienne gloire et de leur ancienne prospérité : ils s'attendaient à être traités comme leurs pères, auxquels Dieu avait jadis accordé des biens temporels de ce genre en récompense de leur fidélité, et comme le gage visible de la possession future des biens invisibles et éternels. Jusqu'à ce que cette écorce fût brisée, et que la foi au mystère du Christ eût pris racine dans leurs coeurs, sans que sa beauté et sa pureté y fussent obscurcies par aucun mélange d'idées étrangères, et de manière à les rendre capables de supporter le décret rendu de toute éternité sur la rédemption du genre humain par le sacrifice sanglant de la croix, il leur fallait marcher sans relâche dans la voie de l'abnégation et du détachement, et c'était précisément dans le baptême de préparation que leur étaient accordés les secours et les grâces nécessaires à cet effet. On peut donc y voir un préliminaire obligé au saint sacrement de baptême, avec lequel il se trouve dans le même rapport intérieur que les grâces prévenantes avec la grâce infuse qui rend enfant de Dieu, ou que le catéchuménat de l'Eglise primitive avec la réception réelle de la sainte Eucharistie, et cette affinité intérieure se traduit aussi au dehors, en ce que la matière du baptême préparatoire est la même eau consacrée qui sert à administrer plus tard le baptême sacramentel lui-même. En effet, d'après les visions, l'eau baptismale était consacrée, ou par une infusion de l'eau du Jourdain où le Sauveur avait été baptisé, ou par une bénédiction directe de celui-ci : de même encore, toujours d'après les visions, la forme du baptême préparatoire paraît avoir été une forme analogue à celle qui fut usitée plus tard dans le sacrement de baptême. Nonobstant cette similitude de la matière et de la forme, les visions distinguent expressément ces deux baptêmes, et elles confirment généralement la doctrine théologique suivant laquelle la notion d'un sacrement de la nouvelle alliance, ou d'un moyen de satisfaction agissant ex opere operato, présuppose non seulement l'institution du Christ, mais la consommation de son oeuvre (opus consummatum). C'est pourquoi aussi on lit dans le Catéchisme du concile de Trente : Sacramenta novae legis ex Christi latere manantia, eam gratiam quam significant Christi sanguinis virtute operantur.
Les sacrements de la loi nouvelle, découlant du côté de Jésus-Christ produisent la grâce dont ils sont le signe par la vertu du sang de Jésus Christ.
Or, tant que ce sang n'avait pas encore été versé, la consommation de l'oeuvre très sainte de la rédemption était toujours à venir, quoique le Sauveur conversât déjà parmi les hommes, et tant qu'il en était ainsi, aucun sacrement ne pouvait agir ex opere operato, c'est-à-dire être un sacrement de la nouvelle alliance. Aussi, quelque divergentes que semblent les opinions des théologiens sur le moment de l'institution et de la dispensation du baptême comme sacrement, toutes s'accordent entre elles et avec les visions, en ce sens que les unes et les autres représentent également l'institution inchoative du sacrement, c'est-à-dire la consécration de la matière, comme ayant eu lieu par le baptême de Jésus dans le Jourdain, et ne font commencer qu'après la descente du Saint-Esprit, à la Pentecôte, l'obligation universelle du baptême comme moyen nécessaire pour devenir enfant de Dieu.
D'après ce qui précède, on voit clairement qu'il n'y avait pas lieu de s'occuper, à l'occasion du baptême préparatoire, d'une question qui ne fut soulevée et décidée qu'après la Pentecôte, celle de savoir si les païens ne devaient être incorporés à l'Eglise par le baptême qu'après s'être soumis à la circoncision, et avoir pris l'engagement d'obéir à toutes les lois et observances de l'Ancien Testament. Le Sauveur, en outre, n'obligeait pas les païens à la circoncision, pas plus qu'il ne les en détournait, si par hasard ils la désiraient ; et ni les apôtres ni les autres Juifs ne se scandalisaient du baptême des païens, parce que le Sauveur lui-même, lorsqu'il en expliquait la signification, disait qu'il avait pour but de les préparer à participer au royaume de Dieu.
Dans cette exposition, le lecteur trouvera une nouvelle preuve du merveilleux progrès intérieur suivant lequel, d'après les visions, se développe l'action du divin Sauveur. De même que le Seigneur n'appela pas les saints apôtres une fois pour toutes et tout d'un coup, mais les invita, par des appels successifs et réitérés, à se dégager peu à peu, pour le suivre, des affaires et des liens qui les attachaient au monde, et ne leur adressa qu'en dernier lieu, et après les avoir ainsi préparés, les paroles citées dans l'Evangile ; de même aussi que la plupart des guérisons opérées par lui n'étaient pas des transformations soudaines et violentes mais des modifications successives arrivant par degrés à une entière délivrance, de même il ne voulut pas produire la foi par une infusion subite dans l'âme de ceux qui étaient appelés au salut ; il ne voulut pas les jeter comme par force et sans leur propre coopération dans le royaume des enfants de lumière, mais les y conduire d'une façon appropriée aux facultés humaines, et au bon usage qui serait fait des secours surnaturels offerts par Dieu, afin d'assurer à chacun sa liberté tout entière, et de lui laisser le mérite ou la culpabilité de ses actes. C'est ainsi que nous voyons encore le Sauveur supporter avec une patience et une condescendance incroyables les imperfections et les défauts de ses disciples : il n'oppose que le silence à leurs murmures, à leurs impatiences, à leurs découragements, après une journée dont le travail leur a semblé trop pénible, parce que dans ses rapports avec les hommes, il veut agir en tout à la manière humaine, et nous assurer, au prix des plus rudes fatigues, le fruit de ses divers mérites. Il en est de même de la révélation des mystères de son royaume, qui se dévoilent plus complètement à mesure que l'intelligence de ses disciples s'éclaire et que leurs sentiments deviennent plus élevés et plus purs, jusqu'au moment où toute vérité et toute grâce, toute sanctification et toute lumière arrivent à leur terme par la descente de l'Esprit-Saint.
4. Enfin, l'éditeur prie le lecteur bienveillant, lorsqu'il lira le récit de la résurrection du fils de la veuve de Naïm, tel qu'il est donné dans les visions, de ne pas perdre de vue les observations suivantes. Les visions ne parlent pas du jeune homme comme d'un mort à proprement parler, mais le représentent comme " fortement enchaîné par la mort ", ou disent de lui " que la mort avait voulu l'achever dans le tombeau ". Or, l'évangéliste saint Luc parle simplement d'un défunt, d'un mort, et il pourrait sembler, à la première vue, que les visions renferment une contradiction avec le récit de l'écrivain sacré, contradiction qui toutefois n'existe pas réellement. En effet, le jeune homme de Naïm, à ne consulter que le point de vue humain et les données ordinaires de l'expérience, était réellement mort. Cependant aussi, ce que personne autre que le Sauveur ne pouvait savoir, son âme n'était pas encore entièrement séparée du corps ; mais il en était venu à un état tellement voisin de la mort, qu'il ne pouvait être sauvé par aucun moyen humain, et qu'il y fallait une intervention surnaturelle et miraculeuse. La séparation totale de l'âme et du corps se serait, suivant les visions, irrésistiblement accomplie dans le tombeau, sans qu'aucun signe de vie corporelle se fût préalablement produit, tant la mort, c'est-à-dire un ange de mort, avait fortement saisi sa proie. Son état était donc quelque chose de plus qu'une simple léthargie, car la léthargie implique la possibilité d'un retour à la vie ; ici, au contraire, ce retour était impossible : le jeune homme pouvait et devait être traité en mort, et le nom de mort était bien celui qui lui convenait.
Ecce defunctus et Terebatur. VII, 12. Et resedit qui erat mortuus.
5. Si le saint Evangéliste avait voulu raconter le fait dans tous ses détails, en exposer les causes internes et rapporter toutes les paroles prononcées par le Sauveur à ce propos, il se serait aussi expliqué clairement sur cet état mystérieux. Mais comme il s'est borné à relater les circonstances extérieures de cette résurrection, sans s'occuper des faits intérieurs, il ne pouvait pas employer d'autres termes, pour désigner ce jeune homme, que ceux de mort et de défunt.
6. Pour conclure, l'éditeur croit rendre service à bien des lecteurs en leur faisant connaître, comme témoignage d'un grand poids, les termes dont se servait le respectable comte Léopold de Stolberg, en parlant de la pieuse Anne Catherine dans des lettres écrites du vivant de celle-ci à Christian Brentano.
Sondermuhlen, le 2 juillet 1817.
Recommandez-nous, moi et tous les miens, aux prières de notre martyre comblée de grâces, dont je serais si heureux de pouvoir baiser encore une fois les mains marquées du signe du salut.
Le 30 septembre 1817.
En ce qui touche la sainte de Dulmen, j'ai la ferme espérance que, comme elle est l'objet d'une miséricorde extraordinaire de la part de Dieu, elle sera aussi l'instrument d'une miséricorde extraordinaire. Ce n'est pas en vue d'elle seule qu'il l'a marquée des stigmates du salut, elle était déjà marquée dans les mains divines (Isaie, XLLX, 16), avant qu'il la marquât elle-même ; mais le temps viendra où il fera éclater sa gloire par elle. Dut-elle être une pierre d'achoppement pour bien des gens qui ne veulent pas voir, il y en aura bien d'autres dont les yeux et le coeur s'ouvriront.