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Fabiola ou l'Eglise des Catacombes
du cardinal Wiseman (1854)


Livre I, chapitre 18

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Tentation

e très bonne heure, le lendemain, une mule et un guide s'arrêtèrent à la porte de la villa de Chromatius. On chargea sur la mule deux modestes sacs, contenant tout ce que Torquatus semblait posséder sur la terre. Un grand nombre de ses amis s'étaient levés pour assister à son départ et échanger avec lui le baiser de paix. Souhaitons que ce ne soit pas celui de Gethsémani ! Quelques-uns murmurent doucement à son oreille de tendres paroles, et l'exhortent à rester fidèle aux grâces qu'il a reçues ; il promet tout avec ardeur, peut-être avec sincérité. D'autres, connaissant sa pauvreté, lui glissent un petit présent dans la main, et le supplient d'éviter les endroits et les personnes qu'il fréquentait autrefois. Cependant Polycarpe, le chef de la communauté, le prit à part, et le conjura en pleurant, avec de ferventes paroles, de corriger des irrégularités, légères, il est vrai, mais dangereuses, qui se manifestaient dans sa conduite, de réprimer la légèreté de son maintien, et de cultiver avec plus de soin toutes les vertus chrétiennes. Torquatus, pleurant aussi, l'assura de son obéissance ; il s'agenouilla aux pieds du bon prêtre, lui baisa les mains, et obtint de lui sa bénédiction. Des lettres de recommandation lui sont ensuite remises pour son voyage, ainsi qu'une petite somme qui devra défrayer ses modestes dépenses.

Enfin tout fut prêt ; le dernier adieu, le dernier souhait furent échangés, et Torquatus, monté sur sa mule que le guide tenait par la bride, parcourut lentement l'avenue qui conduisait à la porte. Tout le monde était depuis longtemps rentré à la maison ; mais Chromatius était debout, à la même place, et ses yeux, humides de larmes, cherchaient encore à l'apercevoir. C'était bien le regard du père de l'enfant prodigue, assistant au départ de son fils.

Comme la villa était loin de la grande route, on avait loué cet humble moyen de transport pour conduire le voyageur jusqu'à Fundi (maintenant Fondi), comme l'endroit qui en était le plus rapproché. Là il trouverait moyen de continuer son voyage ; la bourse de Fabiola le mettait fort à l'aise sur ce point.

La route qu'il suivait était belle et variée. Parfois elle côtoyait les bords de la Liris, parsemés de riantes villas et de maisonnettes ; puis elle s'enfonçait dans un petit ravin, formé par les dernières collines des Apennins, entouré de rochers, tapissé de myrtes, d'aloès et de vigne sauvage, au milieu desquels broutaient quelques chèvres aussi blanches que la neige. A côté de la route un petit ruisseau sinueux bouillonnait et murmurait en affectant les allures d'un torrent de montagne, tant il se donnait de mouvement, tant il faisait de tapage et roulait d'écume ; il semblait se féliciter bruyamment d'avoir produit une cascade en sautant deux pierres à la fois, avant de disparaître dans un abîme dont une longue feuille d'acanthe cachait les profondeurs. Puis la route s'élevait de nouveau et permettait d'admirer l'immense jardin de la Campanie, et dans le fond les eaux bleues de la baie de Cajeta, on l'on voyait briller les blanches voiles des barques ; elles ressemblaient de loin aux bandes nombreuses d'oiseaux aquatiques qui effleurent de leurs ailes brillantes la surface tranquille d'un beau lac.

Quelles étaient les pensées du voyageur au milieu des scènes variées de ce nouvel acte de son existence ? Jouissait-il de toutes ces beautés ? Excitaient-elles son admiration ? Son coeur en était-il adouci ou abattu ? Il ne les voyait pas. Son regard contemplait bien au delà les frais portiques et les rues animées de la capitale. Les jardins poudreux avec leurs fontaines artificielles, les bains de marbre et les voûtes aux riches peintures avaient plus de charme à ses yeux que les frais coteaux couverts de vignes dans leur parure d'automne, les ruisseaux limpides, l'océan de pourpre et l'azur du ciel. Sa pensée ne s'arrêta pas un instant sur les crimes et les impiétés qui s'y commettent, sur la luxure, la débauche, les sacrilèges, les indignités, les calomnies, les trahisons et les impuretés de Rome. Oh ! non, un chrétien n'avait rien de commun avec tout cela. Parfois son imagination vagabonde lui faisait voir, dans le coin obscur d'une salle des Thermes, une table autour de laquelle des joueurs à l'air sombre jetaient leurs dés d'une main avide ; il sentit alors le frisson d'une passion mal éteinte ; mais en même temps deux yeux aussi doux que ceux de Polycarpe apparurent derrière la table, et, s'arrêtant sur lui, le tirèrent de sa torpeur. Puis il se vit encore assis à une riche table de bois d'érable ; devant lui le vin de Falerne brille comme un rubis enchâssé dans l'or de sa coupe, et circule alentour en faisant naître mille paroles légères, filles de l'intempérance. Mais le visage courroucé de Chromatius se dresse en face de lui, et son regard sévère met en fuite ces images coupables.

En réalité il ne regrettait que les distractions innocentes de la cité impériale ; ses promenades, sa musique, ses peintures, ses magnificences et sa beauté, étaient l'unique objet de ses désirs. Il oubliait que tous ces plaisirs n'étaient que des accessoires pour cette foule haletante d'êtres humains, dont elle excitait les passions, enflammait les désirs et l'ambition, détruisait tous les bons mouvements et énervait les esprits. Pauvre jeune homme, qui croyait marcher dans cette fournaise, et n'en pas sentir les atteintes ! Pauvre papillon, qui veut voler à travers les flammes sans se brûler les ailes !

Absorbé par ses rêves, il s'avançait le long d'un défilé étroit et profond, lorsqu'il en atteignit soudain l'extrémité, en face d'une petite anse baignée par les flots de la mer ; au milieu, un léger esquif se tenait solitaire et immobile. Cette vue lui rappela une histoire de son enfance, vraie ou fausse, peu importe : il lui semblait qu'elle se passait devant ses yeux.

Il y avait une fois un jeune et hardi pêcheur qui vivait sur les côtes de l'Italie méridionale. Par une nuit orageuse et sombre, son père et ses frères n'osèrent pas s'embarquer dans leur bonne et solide barque ; en dépit de toutes leurs remontrances, il se décida à partir seul dans la frêle et petite nacelle qu'elle traînait à sa remorque. Il tint bon devant l'orage, jusqu'à ce que le soleil se levât chaud et brillant sur la mer unie comme une glace. Accablé de fatigue et de chaleur, il s'endormit ; mais il fut réveillé peu après par de grandes clameurs qu'il entendait au loin. Il regarde autour de lui, et aperçoit la barque de ses parents ; ceux-ci, sans chercher à se rapprocher, l'appellent de la voix et du geste. Que veulent-ils ? Que signifient ces cris ? Il saisit ses avirons, et se met à ramer vigoureusement de leur côté. Quelle n'est pas sa surprise de voir le bateau vers lequel il avait dirigé la proue de sa petite barque apparaître à sa droite ? Un instant après, quoiqu'il eût repris la bonne direction, il le vit à sa gauche. évidemment il décrivait un cercle ; revenu à son point de départ, il recommençait déjà à suivre une courbe encore plus étroite. Un horrible soupçon traversa tout à coup son esprit ; il jeta sa tnique, et se précipita comme un fou sur ses rames. En vain parvenait-il à briser çà et là le cercle fatal ; il tournait sans cesse en s'approchant du centre, qui n'était qu'un affreux abîme où les eaux écumantes s'engouffraient en rugissant. Eu proie au désespoir, il jeta ses avirons, et, se dressant dans sa barque, il agita ses bras comme un insensé ; un oiseau de tuer, qui passait alors en jetant des cris aigus, l'entendit crier aussi haut que lui : «Charybde !» (1) Sa malheureuse nacelle décrivait maintenant des cercles qui avaient à peine deux ou trois lois sa longueur ; il se coucha au fond, ferma ses yeux et ses oreilles avec ses mains, il retint son haleine jusqu'au moment où il vit les eaux se rejoindre au-dessus de sa tête, et où il se sentit lui-même entraîné dans les profondeurs du gouffre.

Je serais curieux de savoir, se dit Torquatus, si personne a jamais péri de cette façon. Ou bien n'est-ce qu'une allégorie, et alors que signifie-t-elle ? Quelqu'un pourrait-il être ainsi entraîné à la perte de son âme ? Et les pensées qui m'agitent seraient-elles un de ces cercles qui m'aurait déjà saisi, et...

«Fundi !» s'écria le muletier en indiquant du doigt une ville qui apparut à leurs yeux ; un instant après, les pieds de la mule résonnèrent sur les larges dalles de ses rues.

Torquatus regarda ses lettres, et garda celles qu'il devait laisser en cet endroit. Il fut conduit dans une petite auberge de modeste apparence par son guide, qu'il paya généreusement ; ce qui n'empêcha pas ce dernier de se retirer en murmurant et en jurant qu'il était le plus avare des voyageurs. Il s'informa ensuite de la demeure du maître d'école Cassianus, le trouva et remit sa lettre. Torquatus fut reçu avec autant de bonté que dans sa propre famille. Son hôte lui offrit de partager son frugal repas, pendant lequel il lui raconta son histoire.

Né à Fundi, il avait établi à Rome, longtemps auparavant, l'école que nous connaissons déjà et avait eu des succès. Mais, craignant une persécution et se sachant découvert, il vendit son école et se retira dans sa ville natale, où les principaux habitants lui promirent leurs enfants après les vacances. Pour lui, un chrétien était un frère ; aussi parla-t-il librement de sa vie passée et de ses espérances dans l'avenir. Une étrange idée vint à l'esprit de Torquatus, qu'il pourrait un jour battre monnaie avec ces précieux détails.

Il était encore de bonne heure lorsque Torquatus prit congé, en disant qu'il avait affaire en ville, et sans permettre à son hôte de l'accompagner. Il alla donc s'acheter des vêtements plus convenables, et commander dans la meilleure hôtellerie deux chevaux avec un guide pour le suivre. Afin de remplir la commission de Fabiola, il était indispensable de voyager promptement, en changeant de chevaux à chaque relais, et de ne pas s'arrêter la nuit : ce qu'il fit jusqu'à son arrivée à Bovine, située auprès des montagnes d'Albe. Là il se reposa, changea ses vêtements de voyage, et chevaucha gaiement entre deux rangées de tombeaux, jusqu'à la porte de cette cité, qui cachait derrière ses remparts plus de bien et de mal que n'importe quelle province de l'empire.


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(1)  Tourbillon entre l'Italie et la Sicile.