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VIE DE GEMMA GALGANI
CHAPITRE XV
SOIF DE SOUFFRANCES - VICTIME POUR LES PÉCHEURS.
Outre la croix que par la mortification, le renoncement et la pénitence les disciples du Christ se façonnent de leurs propres mains et portent toute leur vie, il en est une autre que le Seigneur prépare lui-même aux âmes privilégiées, c'est la souffrance ; le divin Maître l'avait particulièrement en vue dans ces paroles : Celui qui veut me suivre doit prendre et porter sa croix.
Tous les saints ont à porter l'une et l'autre. Par des pénitences volontaires et par l'abnégation ils coopèrent à l'œuvre de leur perfection, que Dieu parachève dans l'âpre creuset de la douleur. Telle est la philosophie de l'Évangile : Per multas tribulationes oportet nos intrare in regnum Dei : pour établir dans son cœur le royaume de Dieu, il faut passer par le feu de beaucoup de tribulations ; sans cela, pas de véritable sainteté. À chaque degré nouveau de perfection correspond une épreuve nouvelle que les docteurs mystiques appellent « purgation passive », jusqu'à ce qu'enfin, arrivée an dernier degré qui est la ressemblance parfaite avec Jésus-Christ, l'âme peut s'écrier : « Me voici crucifiée avec Jésus ; je ne vis plus, c'est Jésus qui vit en moi. »
Une plus grande somme de souffrance attend les plus grands saints. Gemma, que le Seigneur prédestinait à toutes les faveurs de la théologie mystique et à une éminente vertu, devait donc recevoir, non goutte à goutte, mais à torrents, l'amer breuvage de la douleur ; il en fut bien ainsi.
Je ne reviendrai pas sur les afflictions peu communes auxquelles, dès l'enfance, elle fut soumise presque sans interruption.
Ces premières épreuves n'étaient d'ailleurs qu'un essai par lequel le Seigneur la préparait à de plus grandes immolations, qui devaient trouver leur consommation sur le calvaire de son lit de mort.
Comme la souffrance, pour être méritoire et remplir les fins de la Providence, doit être volontaire, Dieu alluma d'abord dans son cœur par les moyens les plus tendres un grand désir de souffrir.
Il se montrait quelquefois chargé de sa croix. « Gemma, disait-il, veux-tu ma croix ? Regarde, c'est le présent que t'a préparé mon amour. - Donnez-la moi. mon Jésus, répondait sans hésiter la fervente enfant ; mais donnez-moi aussi la force ; qu'au moins je ne défaille pas sous son poids -Te déplairait-il, reprenait Jésus, de boire mon calice jusqu'à la dernière goutte - Accomplissez, Seigneur, continuait Gemma, votre très sainte volonté. »
Une autre fois, le Sauveur lui apparut cloué à la croix, couvert de plaies et ruisselant de sang. « Cette vue, me raconta-t-elle, me remplit d'une immense douleur. La pensée de, l'amour infini de Jésus et des tourments endurés dans sa Passion pour notre salut y vint mettre le comble, et je m'évanouis. Quand je repris mes sens, après quelques heures, je ressentis un grand désir de souffrir quelque chose pour celui qui avait tant souffert pour moi. »
Ce désir devint bientôt une véritable passion que son cœur ne put contenir. « Je veux souffrir. s'écriait-elle. je veux souffrir avec Jésus ; ne me parlez pas d'autre chose. Je veux être semblable à Jésus, toujours souffrir tant que je vivrai, et toujours vivre pour toujours souffrir. » Dans l'extase ces sentiments revenaient continuellement sur ses lèvres avec des accents enflammés. La contemplation de l'homme des douleurs les fait naître d'ailleurs dans l'âme de tous les saints. « Non, disent-ils avec saint Bernard, il n'est pas juste que sous un chef couronné d'épines les membres vivent dans les délices. S'il souffre, eux aussi doivent souffrir ; il n'en peut être autrement, à moins d'ingratitude et de monstruosité. »
Un, jour, l'Ange gardien, pour aviver encore le feu de ses désirs, lui apparut tenant à la main deux couronnes : l'une d'épines, l'autre de lis d'une merveilleuse blancheur ; il lui offrait le choix. « Je veux celle de Jésus, dit aussitôt Gemma ; donnez-moi celle de Jésus, elle seule me plaît. » L'Ange avança la couronne d'épines ; elle la prit avec une hâte ardente, la couvrit de baisers et la pressa amoureusement sur son sein en s'écriant : « Grâces sans fin ô mon Dieu ; vive Jésus ! vivent les présents de Jésus ! vive la croix de Jésus. »
Les enseignements divins avaient produit leurs fruits dans l’âme de la jeune vierge. Restait à les couronner par l'intelligen ce vive du dernier et plus profond secret du mystère de la douleur : la révesibilité des mérites des justes.
La mission du Rédempteur, qui s'est accomplie principalement par l'expiation, n’est pas terminée ; ses disciples doivent la continuer et même la compléter, suivant l'expression de saint Paul : Je supplée à ce qui manque aux souffrances du Christ.
Mais la majeure partie des hommes, loin d'apaiser par des œuvres de pénitence le courroux de Dieu, le provoquent davantage par de nouvelles offenses. Il appartient aux justes de satisfaire à leur place et de consoler le cœur de Dieu, selon qu'il est écrit : Le Seiqneur se consolera dans ses serviteurs. Ainsi sont-ils associés par l'infinie bonté de Dieu à la mission expiatrice du Sauveur.
Pour imprimer profondément cette grande vérité dans l'esprit de Gemma, Jésus lui dit dans une claire et intime locution : « Ma fille, j'ai besoin de victimes, et de victimes fortes. Il me faut des âmes qui par leurs souffrances et leurs tribulations expient pour les pécheurs et les ingrats. Oh ! si je pouvais faire comprendre combien mon divin Père est irrité contre le monde impie ! Plus rien ne retient sa justice, et il se prépare sur tout l'univers un effroyable châtiment. »
Ces paroles étaient accompagnées d'une lumière céleste qui en découvrait à la saillie enfant toute la signification, tandis qu'un incendie d'amour s’allumait dans son âme. Dans l'énivrement de sa joie, elle s'en allait répétant à haute voix : « Je suis la victime et Jésus est le sacrificateur. Faites vite, ô Jésus. Tout ce que veut Jésus, je le veux aussi. Tout ce que m'enverra Jésus sera pour moi un présent. » Puis, prosternée la face contre terre, elle lit la prière suivante qu'elle s'empressa de soumettre à mon approbation.
« Me voici à vos pieds très saints, ô doux Jésus, pour vous exprimer ma reconnaissance de vos grandes et continuelles faveurs. Je vous en rends grâces ; mais si cela ne vous déplaît, je vous en demande encore une autre : c'est d'attendre. Oui, Jésus, attendez, je suis votre victime, mais attendez. Ma vie est entre vos mains, mais attendez. vous pouvez décharger sur moi votre colère, mais attendez, si cela vous plait. Qu'en tout s'accomplisse votre saint vouloir. »
Pourquoi cette insistance dans l'imploration d'un délai ? L'humble jeune fille redoutait l'attention qu'attirent toujours les phénomènes surnaturels, et dans la croyance que mille maux mystérieux, difficiles à cacher, apprêtaient à fondre sur son corps, elle suppliait le Seigneur, comme en tremblant, de retarder au moins le côté visible de l'expiation annoncée, jusqu'à son entrée dans un monastère qui la déroberait aux regards du monde, car elle escomptait toujours la grâce de la vocation religieuse.
À partir de ce moment, Gemma apparut transformée ; la pensée de la mission reçue d'en-haut en avait fait une créature nouvelle. La soif de la souffrance lui consumait les entrailles, et pour l'apaiser il lui en fallait à torrents. « Souffrir, disait-elle, souffrir, mais sans aucune consolation, sans le moindre soulagement, souffrir par seul amour. » Pour elle, aimer et souffrir étaient tout un, comme aussi être aimée et être éprouvée. « Je suis très contente, continuait-elle, parce que Jésus ne cesse ne me témoigner son amour, je veux dire qu'il ne cesse de m'affliger plus que jamais. »
Elle avait appris cette doctrine sublime de la bouche même du Seigneur. Un jour qu'elle lui demandait amour sur amour, elle avait entendu ces paroles : « Si tu veux vraiment m'aimer, voici mon calice où j'ai déjà trempé les lèvres ; peux-tu te boire jusqu'à la dernière goutte ? » Et Gemma avait répondu : « Doux Seigneur, mes lèvres sont aussi promptes que mon cœur ; rassasiez-moi de ce calice, énivrez-moi de cette absinthe. »
Les douceurs ineffables de l'oraison lui devinrent presque insipides, à côté des chères amertumes du calice de Jésus. « Croyez, père, me disait-elle un jour, que je renonce volontiers à toutes les consolations de Jésus ; je ne les veux pas. Jésus est l'Homme des douleurs, et je veux être la fille des douleurs. »
De telles expressions n'étaient point l'effet passager d'une ferveur éphémère, comme en conçoivent dans la chaleur de la méditation certaines âmes qui, une fois refroidies, trouvent insupportable ce qui leur avait d'abord paru doux ; tant la douleur est étrangère à la nature humaine primitivement créée dans le bonheur !
Plus se multipliaient les tribulations, plus s'en accroissait la soif dans la victime de Jésus. Prière, méditation, événements tristes ou joyeux, tout éveillait ses aspirations vers la souffrance. Et, non contente de celle du moment, elle suppliait sans trêve le Seigneur d'en redoubler la dose, d'en multiplier les formes, en un mot et selon sa propre expression, de l'en rassasier.
« Samedi soir, m'écrivait-elle, j'allai faire une visite au saint crucifix. (1) Il me vint alors une grande envie de souffrir et je priai de tout mon cœur Jésus de la satisfaire. Depuis ce soir-là, j'éprouve une douleur de tête violente, mais si violente que je pleure presque continuellement de peur de n'y pouvoir résister. »
La fervente enfant craint d'être à bout de forces, mais elle n’en continue pas moins, sans découragement, de demander jusqu’à satiété de ce pain des larmes où elle semble goûter de mystérieuses délices. « Oui, écrit-elle, je suis contente d'accomplir en tout la volonté de Jésus ; s'il me demande le sacrifice de ma vie, je le ferai à l'instant s'il en veut d'autres, je suis prête. Il me suffit d'être sa victime pour expier mes innombrables péchés et, s'il se peut, ceux du monde entier. »
Elle endurait depuis longtemps des douleurs très cruelles lorsqu'il lui sembla voir le Bienheureux Gabriel s'approcher et lui offrir de l'en délivrer. « Non, je vous en prie, ne me les enlevez pas, répondit-elle, ou du moins laissez-m'en quelque peu, pour que je ne me trouve pas les mains vides ce soir, quand viendra Jésus. »
Pour Gemma une journée sans souffrance était une journée perdue. « Il y a eu des jours, me disait-elle en se lamentant, où je n'ai rien eu le soir à offrir à Jésus. Oh ! que j'étais malheureuse ! »
Une telle générosité plaisait infiniment au Seigneur, qui ne ménageait pas à cette épouse selon son cœur les marques de sa satisfaction et de sa tendresse. Une fois entr’autres, ce Dieu qui veille avec tant de sollicitude sur chacune de ses créatures, lui ayant demandé si elle avait bien souffert au cours d'une longue tribulation qui durait encore : « Avec vous, répondit Gemma, il fait si bon souffrir ! Et qu'est-ce qu'une telle épreuve si vous venez ensuite en personne me consoler ? » Jésus reprit : « Sache que dans tes souffrances j’étais toujours près de toi, me complaisant dans ton courage. » Et il lui permit, pour la récompenser, de s'approcher et de baiser ses plaies saintes. « Comment, s'écria Gemma dans sa profonde humilité, pour si peu de chose une si grande récompense ? » Enhardie cependant par sa filiale confiance, elle s'approcha du Sauveur, se mit à genoux, et, le cœur en feu, baisa une à une les plaies divines, mais quand elle se releva pour appliquer ses lèvres ardentes à celle du côté sacré, elle se sentit brisée par l'amour et tomba palpitante aux pieds de son doux Maître.
La victime de Jésus était prête maintenant pour de plus grandes immolations. Sa soif de souffrance, excitée plutôt qu'apaisée par les précédentes épreuves, la rendait capable de contenir une mer d'amertume Les abandons divins, les vexations diaboliques, la participation à toutes les douleurs de la Passion rempliront les dernières années de sa vie, jusqu'à en faire une vivante image de Jésus crucifié.
Je donne ici un simple aperçu du martyre moral que fit endurer à son cœur l'apparent abandon de Dieu. Cette épreuve est des plus fréquentes dans les voies de la perfection mystique.
Après avoir attiré l'âme plus ou moins longtemps par de célestes douceurs, Dieu commence à l'en sevrer, s'éloigne peu à peu, cache sa face, ne fait plus sentir sa présence, suspend toute communication sensible, la laisse seule, comme abandonnée dans un abîme de ténèbres, de doutes, de craintes, d'angoisses, au point qu'elle se croit presque dans l'enfer. Pour comprendre l'horreur de cet état dans les saints, il faudrait avoir comme eux entrevu les charmes infinis de l'éternelle Beauté dont ils se craignent abandonnés, et expérimenté l'immense amour dont leur cœur est embrasé pour Elle. Mais qui nous donnera une idée approximative de cette connaissance surnaturelle et de cet embrasement ? Qui nous dira combien délicieux était à Gemma ce Jésus dont elle était si passionnément éprise, combien suaves les joies qu'elle en recevait depuis sa première enfance, et combien chère l'espérance de s'énivrer un jour de félicité dans ses divines et éternelles étreintes ?
Les âmes vulgaires sont insensibles aux privations d'ordre surnaturel. Absorbées par les pauvres biens d'ici-bas, qui agréent seuls à nos sens grossiers, elles n'ont aucune expérience des biens célestes, incompatibles d'ailleurs avec ceux de la terre et se contentent de ces derniers. Mais Gemma était morte à tout le créé ; en dehors de Jésus tout lui était ennui et dégoût ; comment aurait-elle pu vivre sans Jésus ?
Aussi, écoutez ses gémissements « Je cherche Jésus et ne le trouve pas. Il semble s'être éloigné et ne plus vouloir me connaître ; et où irai-je ? et que vais-je devenir ? Pauvre Jésus, je vous en ai trop fait. Mais vous vous laisserez retrouver, n'est-ce pas ? Apaisez-vous, apaisez-vous et revenez à moi, car je n'en peux plus. Moi, loin de vous ? oh non, non ! »
Pour la consoler dans ce poignant abandon, l'Ange gardien et parfois même la divine Mère lui apparaissaient ; mais à peine y prenait-elle garde, car, privée de Jésus, tout lui manquait. Inconsolable de la disparition du divin Maître, comme Madeleine sur le Calvaire au matin de la Résurrection, elle disait à son Ange : « Où est Jésus ? » et à la sainte Madone : « Dites-moi, ma Mère, où s'en est allé Jésus ? » Elle écrivait à son directeur : « Ne sauriez-vous pas, vous non plus, m'enseigner le moyen de retrouver Jésus ? Dites-lui que je n'y tiens plus. »
La sainte enfant s'étudiait de son mieux à dissimuler ce martyre intérieur, mais sans y parvenir entièrement. Ses plus intimes familiers la voyaient souvent pâle et exténuée ; ils la surprenaient quelquefois dans sa chambre, à genoux, les bras étendus, les yeux pleins de larmes et levés vers le ciel, la poitrine haletante, exhalant par moments de profonds soupirs : « Mon Dieu ! et vous ne voyez pas qu'ainsi je me consume ? Loin de vous je me meurs. Songez que je suis une pauvre orpheline. Je n'ai que vous et vous me fuyez ? »
Il est certain qu'un tel supplice, continué sans relâche, eût infailliblement amené la mort de la vierge aimante ; mais au plus fort de la désolation le Seigneur accourait, plein de sollicitude, et, en tendre père qu'il est, consolait son enfant, l'encourageant par de douces exhortations à vivre sur la croix. Le lecteur me saura gré de lui donner quelques-uns de ces enseignements divins, tels qu'ils sont sortis de la plume même de la pieuse jeune fille. Ce sont des documents d'une sagesse céleste, bien propres à faire du bien à toute âme chrétienne.
« Ma fille, disait le Seigneur, tu te lamentes d'être laissée dans ces ténèbres ; mais sache qu'après les ténèbres viendra la lumière, et alors tu baigneras dans une admirable clarté. Je te fais subir cette épreuve pour ma plus grande gloire, pour la joie des anges, pour ton propre avantage, et aussi pour l'exemple des autres. »
« Si tu m'aimes vraiment, tu dois m'aimer jusque dans les ténèbres. Je prends plaisir à me livrer avec les âmes les plus chères à des jeux d'amour. Ainsi, je feins de t'abandonner mais ne t'afflige pas, ce n'est pas un châtiment, c'est une invention de ma tendresse pour te détacher entièrement des créatures et mieux t'unir à moi. Je ne parais te repousser que pour t'étreindre ensuite plus fort ; et lorsque je semble bien loin, je suis plus près que jamais. Prends courage ; la paix succède toujours à la lutte, reste fidèle et aimante. Patiente donc encore si je te laisse seule, et souffre dans la résignation et dans le calme. »
« N'imite pas ces âmes qui s'attachent aux consolations et aux goûts spirituels, se souciant fort peu de la croix. Quand vient l'heure de l'aridité, elles abandonnent peu à peu leurs prières, qui ne leur offrent plus les douceurs habituelles. »
Gemma n'était certainement pas de ces âmes faibles ; elle mettait en pratique avec une rare ferveur les enseignements du divin Maître. Loin de ralentir sa marche vers Dieu, elle prenait alors un nouvel élan et s'appliquait d'autant mieux à Lui plaire qu'elle s'en voyait apparemment rejetée. Avec plus d'ardeur que jamais elle s'en allait, colombe haletante, se réfugier au pied du tabernacle, se nourrir du pain de vie à la table sainte. Elle persévérait dans la prière vocale, quand toute méditation lui était impossible.
Enveloppée d'épaisses ténèbres qui l'empêchaient de voir où elle posait le pied, elle allait toujours de l'avant, cherchant du fond de l'abîme, de profundis, suivant son expression, à trouver Jésus. Elle souffrait sans se plaindre et apportait à ses devoirs d'état la même activité qu'au temps de la consolation. Il n'y a que la grâce de Dieu pour engendrer dans l'âme une telle magnanimité.
(1) C'était un grand christ placé dans la salle à manger de la maison.