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CHAPITRE II
ELLE FONDE UN MONASTÈRE SUR LE MONT ST-RUPERT, PRÈS DE BINGEN,
ET L'HABITE AVEC SES SŒURS (1).
ELLE CONTINUE DE S'ILLUSTRER PAR SES VISIONS.
La Bienheureuse Hildegarde, avec une foi très humble, aux paroles qu'elle n'avait pas reçues de l'homme ou par l'homme, découvrit et répandit autour d'elle la bonne odeur de sa sainteté. Alors, beaucoup de filles nobles, désireuses d'embrasser la vie religieuse, et de revêtir le saint habit, venaient à elle de toutes parts. Et, comme une seule maison de retraite pouvant à peine leur suffire, on songeait à transférer ou à agrandir leur demeure, le St-Esprit lui révéla le lieu où le Navv (2) devient le confluent du Rhin, c'est-à-dire la colline appelée dès les premiers temps du nom de St-Rupert (3) confesseur, qui l'avait possédée autrefois comme patrimoine, et l'avait habitée avec sa mère, appelée Berthe, et Saint Wibert, confesseur, et sur laquelle il avait heureusement consommé sa vie, dans le service de Dieu et les bonnes œuvres. Son nom lui était resté, parce que c'était le lieu de sa sépulture et de ses reliques. C'est pourquoi, quand la Vierge de Dieu eut désigné à l'Abbé le lieu de transmigration, qu'elle avait connu non des yeux charnels, mais dans une vision intérieure, les voyant hésiter, parce qu'ils supportaient malaisément leur départ, elle craignit que l'ordre de Dieu ne fût enfreint, et tomba malade comme auparavant, de la même maladie de langueur dont elle ne se releva, que lorsque l'Abbé et les autres eurent compris, que c'était la volonté divine, qu'ils donnassent leur consentement et se résolussent au départ. De ce nombre, un certain Arnold, moine laïque, qui excitait les autres avec obstination, à s'opposer au départ, se trouvant dans la terre de l'Église, villa Wilara, fut subitement frappé dans son corps d'un tel châtiment, qu'il désespérait même de la vie ; et que sa langue, démesurément enflée, ne pouvait contenir dans sa bouche.
7. II demanda donc comme il put, par gestes, d'être conduit à l'église St-Robert et dès qu'il eut fait voeu, de ne plus s'opposer désormais au départ, mais au contraire de le favoriser ; ayant recouvré sa santé, il aida ceux qui préparaient les nouvelles demeures ; et, de ses propres mains, disposa le terrain où devaient être construites les retraites des religieuses. Mais celle pour qui on les préparait, à cause du retard apporté à l'exécution de l'ordre reçu dans sa divine vision, gisait presque privée de mouvement ; et inerte comme un rocher, ne pouvait bouger de son lit. L'Abbé qui n'en croyait pas ceux qui lui racontaient le fait, entra pour la visiter. Et lorsqu'il eut tenté vainement de soulever la tête de la malade, ou de la retourner sur le côté, voyant que ses efforts étaient inutiles, étonné de ce fait étrange, il dut reconnaître que ce n'était pas un mal humain, mais une correction divine, et qu'il ne devait pas aller à l'encontre de la volonté de Dieu, de peur qu'il advînt quelque chose de pire. Mais, parce que le lieu indiqué appartenait en partie aux chanoines de l'église de Mayence, et que la terre et l'oratoire de St-Rupert étaient la possession du Comte Bernard de Hildensheim, la vierge, qui connaissait les secrets divins, obtint, par l'entremise des fidèles, pour elle et pour ses sœurs, la permission d'habiter ces lieux.
8. Et après avoir été longtemps privée de mouvement, comme on délibérait de part et d'autre, sur le point de savoir si elle irait avec ses soeurs, au lieu indiqué dans sa vision, l'Abbé, étant rentré chez la patiente qui gisait dans son lit, lui dit de se lever au nom de Dieu, pour se rendre dans la demeure prédestinée. Et, à l'étonnement et à l'admiration de tous ceux qui étaient présents, elle se leva aussitôt comme si elle n'avait rien éprouvé de sa longue faiblesse. Ce qui se passait autour de la malade, n'était pas moins étrange ; car, dès l'instant qu'elle eut reçu du ciel l'ordre de changer de lieu, toutes les fois que la chose paraissait tendre à sa réalisation, elle éprouvait en son corps un soulagement de sa douleur ; et par contre, toutes les fois que, par la résistance des contradicteurs, on semblait abandonner le projet, elle éprouvait, même absente (du lieu des délibérations), une recrudescence du mal. Parfois, se levant soudain de son lit, elle parcourait, sans pouvoir dire mot, tous les coins de sa retraite ; puis, saisie de faiblesse, elle revenait au lit et parlait comme auparavant. Elle éprouvait cette sorte de langueur, toutes les fois que, par hésitation et crainte féminine, elle tardait à accomplir la volonté de Dieu ; ce qui était pour elle un argument de certitude.
9. Enfin, la servante de Dieu ayant abandonné, avec dix-huit vierges consacrées au Seigneur, leur première habitation, laissait chez ceux qu'elle quittait, autant de douleur et de tristesse, qu'elle apportait de joie et d'allégresse dans le pays où elle allait. Un grand nombre d'honorables et une multitude de peuple, de la ville de Bingen et des environs, la reçurent avec de grandes manifestations de joie, et en rendant grâces à Dieu. Mais elle, avec son petit troupeau qui était celui du Christ, en entrant dans la retraite qui lui avait été préparée, magnifiait dans l'allégresse de son cœur la divine sagesse ; et réchauffait de son affection maternelle, les innocentes vierges confiées à sa direction ; ne cessant de les entretenir avec sagesse, des coutumes religieuses et des enseignements de la règle. Et, pour qu'elle ne parût pas envahir ou occuper les possessions d'autrui, elle les obtint des susdits propriétaires, soit par argent, soit par échange, de la générosité des fidèles, que la célébrité de son nom attirait. Et cette propriété ainsi acquise, elle fit en sorte qu'elle fût toujours exonérée de toutes charges ; afin que, soumise seulement au patronage de l'Église de Mayence, elle n'eût jamais d'autre défenseur que l'Archevêque de ce siège ; de peur que, si elle prenait un avocat laïque, le loup fût introduit dans la bergerie ; ce qui est d'ordinaire la cause de la désolation et de la dévastation des églises. Envers les prélats du monastère qu'elle venait de quitter, elle ne garda pour elle comme pour ses filles, d'autres liens de subordination que les liens spirituels ; c'est-à-dire que tout ce qui concernait l'Ordre et la Profession monacale, elle le recevait de leur part plutôt que d'autrui ; et selon les circonstances et le temps, les prêtres qui devaient pourvoir à leurs besoins spirituels et temporels, lui venaient de ce monastère ; après qu'ils l'avaient sollicité nominalement et librement (4).
10. Tout cela, non seulement avec la permission et le conseil des vénérables Archevêques de la métropole de Mayence, Henri et Arnold, mais d'après les décrets joints au consentement des Abbés ; et de peur que l'Église de St-Disibode usurpât une part de la puissance dans le domaine de St-Rupert, l'interdiction en fut faite en vertu d'un privilège ; et, pour le dire plus expressément, par une manifestation de la volonté même de Dieu ; car la vierge ayant connu par révélation, qu'elle devait aller en personne au dit monastère, pour cette négociation, mais étant retenue par la crainte, comme le prophète Jonas, elle fut frappée d'un châtiment divin et tomba malade à mourir. Ainsi avertie, elle se fit porter dans l'Oratoire, et fit voeu, si le châtiment cessait, d'aller où Dieu l'appelait. Ensuite, elle demanda d'être conduite à cheval avec l'aide d'autrui ; et dès qu'elle eut fait quelques pas, les forces lui étant revenues, elle s'avança joyeuse. Parvenue au mont du susdit confesseur. elle raconta de quelle manière elle avait été contrainte d'y venir, et délivra à ses frères du monastère les logements et dépendances qui lui appartenaient, leur laissant la plus grande partie de ce qui avait été donné à elle et à ses sœurs ; et en outre, une grande quantité d'argent, afin qu'il n'y eût aucun sujet de juste querelle.
11. Mais pour répéter ce qui est nécessaire au fil du discours, la Bienheureuse Hildegarde éprouva en elle, les vives douleurs de Lia dans l'enfantement ; néanmoins, par l'éclat de la lumière intérieure, qui lui donnait la beauté du regard de Rachel, elle entretenait son âme ; et tout ce qu'elle avait vu intérieurement, elle le manifestait au dehors par sa parole ou par ses écrits. Il est expédient, que je dise quelque chose de ce genre de contemplation ou de vision, qu'on sait n'avoir été que très rarement attribué à un petit nombre de saints, dans cette ombre de la mort (5) (qui est la vie corporelle), afin que l'on connaisse principalement, par les propres paroles de la sainte, comment elle essayait de les expliquer. Elle dit dans une épître qu'elle écrivit au moine Wibert de Gemblours (6), qui la questionnait sur ce que la renommée lui avait appris : Dieu opère où il veut, pour la gloire de son nom, et non pour celle de l'homme terrestre. Et moi, je suis toute pénétrée de crainte, parce qu'il n'y a en moi aucune assurance. Et je tends mes mains vers Dieu, jusqu'à ce qu'il me soutienne, comme par des ailes dont l'essor ne peut être comprimé, et qui s'envolent dans les airs malgré les vents ; et ce que je vois, je ne puis le connaître parfaitement, tant que je suis assujétie à un corps et à une âme invisible ; ce qui est le double défaut de l'homme. Dès mon enfance, avant que mes os, mes muscles et mes nerfs, eussent acquis toute leur vigueur, jusqu'au temps présent, où je suis plus que septuagénaire, je vois cette vision dans mon âme ; et mon âme, selon que Dieu le veut, s'élance en cette vision dans les hauteurs du firmament, ou dans les différentes régions de l'air, et se répand chez les divers peuples, bien qu'ils soient éloignés de moi, en de lointaines régions. Et, quoique j'aperçoive ces choses ainsi dans mon âme, je ne cesse pas cependant de les contempler aussi, selon les vicissitudes (les changements) des nuées et des autres créatures. Mais ces choses, je ne les vois pas des yeux du corps, je ne les entends pas de ses oreilles, et je ne les éprouve pas par les sentiments du cœur charnel, ni par aucune participation de mes cinq sens, mais seulement au fond de mon âme, ayant les yeux ouverts, de telle sorte que je ne souffre en eux aucun défaut, par le fait de l'extase ; mais je contemple ces merveilles, en pleine veille et le jour et la nuit.
12. Ainsi, comme nous venons de le voir, cette vierge sainte jouit d'une manière de contemplation admirable et rare. En effet, à la ressemblance des saints animaux que vit Éséchiel, elle-même, comme un animal ailé, allait et ne revenait pas ; et de nouveau, allait et revenait ; parce que de la vie active dont elle jouissait, elle ne revenait pas vers les choses infimes (7) ; et de la vie contemplative, qu'elle ne pouvait garder continuellement, parce qu'elle était assujétie à la chair, elle revenait à la vie active. Comme si Dieu lui avait dit au sujet de la vie active : Je ne te quitterai pas, et je ne t'abandonnerai pas (8). Il ne lui permit pas d'abandonner le bien qu'elle se proposait ; et comme si, au sujet de la vie contemplative, il lui avait dit : Retire tes yeux de moi, parce qu'ils me font envoler de toi (9), de la contemplation de son incompréhensible majesté, il lui permit de revenir au labeur de la vie actuelle. Retire, dit-il, tes yeux de ma contemplation parce qu'ils me font envoler ; puisqu'ils ne peuvent, en cette vie, me comprendre parfaitement C'est pourquoi le Psalmiste dit : L'homme a élevé son cœur et Dieu l'a exalté (10) parce que, plus on le cherche haut dans la pureté de son cœur, plus on comprend d'une manière sublime, celui qui est incompréhensible. Ainsi la bienheureuse vierge, encore dans sa chair, accomplissait le labeur de la vie active ; et par la vie contemplative, elle aspirait de tous ses désirs vers la lumière divine. Mais ici terminons le premier livre, en bénissant le Seigneur qui a daigné considérer la servante, qu'il s'est choisie dès le commencement de son existence ; et qu'il a aimée, jusqu'à l'élever à la clarté de sa vision.
(1) Entre Mayence et Confluence, Bingen ou mont St-Rupert (AIlemagne). Abbaye de femmes sous l'invocation de St Rupert ou Robert, fondée l'an 1147, par Hildegarde, qui en fut la première Abbesse.
(Nouvelle Encycl. Théol.)
(2) Le Navv, petite rivière dans le bas Palatinat, proche de Bingen, où le Monastère fut bâti.
(3) St Robert ou Rupert, dit de Champagne, né en 1024, mourut en 1100. Il fonda l'abbaye de Molesmes et l'ordre de Citeaux, en 1098.- Du désert de Motesmes partirent ces vingt-et-un moines qui, sous la conduite de Robert, vinrent transplanter au désert de Citeaux, pour l'y faire refleurir dans toute sa beauté, l'arbre monastique, dont l'éclat avait disparu dans la première de ces deux solitudes.
(Encycl. Théol.)
(4) Pour la liberté de l'élection, la sainte eut recours parfois au pape Alexandre III, créé pontife en l'an 1159. Elle travailla plus de dix ans, à régler toutes choses. (Mig.)
(5) La vie est un chemin qui finit à la tombe.
Elle s'ouvre béante, et tout mortel y tombe.
(Note du Trad.).
(6) Gemblacensis. Gemblours (diocèse et province de Namur, Belgique) Abbaye de l'ordre de St Benoît, fondée par St Wibert, secondé, dit-on, par son aïeule Giste, Othon 1er le Grand confirma cette fondation en l'an 918. en donnant aux Abbés de Gemblours, dont le premier établi par St Wibert fut Erluin, le titre et le rang de comtes.
(Nouvelle Encycl. Théol.).
(7) Les saints vivent sur la terre, sans s'y attacher. Pour eux, les choses du temps ne sont rien Ils ne font que les effleurer, avec leur dépouille mortelle qui entrave l'essor de leur âme et par les ailes de la prière, secouant la poussière du monde, ils s'élèvent jusqu'au trône de Dieu.
(Note du Trad.).
(8) Non te deseram, neque derelinquam. (Heb. XIII).
(9) Averte oculus tuos, quia ipsi me avolare fecerunt. (Cant. VI).
(10) Accedit homo ad cor altum, et exaltabitur Deus. (Psal. LXIII).