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CHAPITRE Ier



LA SAINTE, IGNORANT LA LANGUE LATINE, ÉCRIT CEPENDANT DES LIVRES LATINS. ELLE EST FAVORISÈE DE VISIONS DÉS SON ENFANCE ; ET SE VOIT FORCÉE DE LES ÉCRIRE. ELLE AIDE LES AUTRES DE SES CONSEILS ET DE SES AVIS, ET DIRIGE SES SŒURS DANS LA VOIE DROITE.


14. - La Bienheureuse Vierge termina donc dans le lieu où elle était allée par ordre divin, le livre de ses visions, (1) qu'elle avait commencé dans la maison de St-Disibode ; et découvrit certains secrets mystérieux, sur la nature de l'homme, des éléments, et des diverses créatures ; elle montra aussi le secours que l'homme peut en retirer, et beaucoup d'autres choses que l'esprit prophétique lui révéla. Il est constant, qu'elle eût répondu fort élégamment, aux lettres qu'on lui adressait des diverses provinces, si elle n'eût considéré d'une manière plus haute, la valeur des paroles qui étaient de source divine. On a fait un volume de ses lettres, et de celles qui lui furent écrites. Qui n'admirerait l'ineffable mélodie qu'elle a exhalée en un rhytme admirable ? et ces lettres ignorées auparavant, qu'elle écrivit dans une langue inconnue ? De plus, elle exposa quelques évangiles et d'autres paraboles, parce que la clef de David lui ouvrit les arcanes célestes ; et elle put se réjouir et chanter l'allégresse de son âme, parce que le Roi des Rois l'avait introduite dans sa demeure, pour y être rassasiée de son abondance, et se désaltérer au torrent de ses voluptés ; et ainsi, ayant conçu dans la crainte de Dieu, par l'enfantement de l'Esprit, elle opéra l'œuvre de salut sur la terre (2). C'est aussi une chose étrange et bien digne d'admiration, qu'elle put écrire de sa propre main et exposer de sa bouche ce qu'elle entendit et vit en esprit ; et cela, avec l'aide d'un seul homme fidèle, qui lui enseigna les formes grammaticales, la disposition et les genres qu'elle ignorait ; sans pousser la présomption, jusqu'à retrancher ou ajouter quoi que ce soit, au sens et à l'esprit des paroles. Elle écrivit à cc sujet, ce qu'elle avait entendu dans une vision, en s'adressant au Pape Adrien (3). La voix lui disait : « Lorsque tu ne pourras exprimer en langue latine, selon la forme adoptée par les hommes, les choses qui t'auront été montrées, parce que tu n'en as pas l'habitude ; que celui qui possède cette science humaine, ne néglige pas de les traduire selon l'expression humaine ».


15. - Mais il nous paraît convenable, d'insérer ici quelques extraits de ses visions, et de montrer à quel point cette sentence des cantiques peut lui être appliquée : Mon bien aimé a porté ses mains sur moi, et j'ai tressailli à son toucher. (4) Elle s'exprime ainsi : Dans la vision mystique et dans la lumière de clarté, de la Sagesse qui ne défaille jamais, j'ai entendu ces paroles, et j'ai vu (dans la clarté de mon intelligence illuminée par Dieu) : Cinq voix (5) éclatantes de Justice, venant de Dieu au genre humain, se font entendre ; et en elles, se trouvent le salut et la rédemption de ceux qui croient. Et ces cinq voix sont plus excellentes que toutes les œuvres humaines, puisque toutes les œuvres humaines se nourissent d'elles et ce ne sont pas de vains sons, puisque avec elles, tous les ouvrages humains provenant des cinq sens s'achèvent. Et telle est leur raison d'être : La première parole s'est accomplie, par la victime qu'Abraham a immolée à Dieu. La seconde, lorsque Noé, par ordre de Dieu, a construit l'arche. La troisième par Moyse, lorsque la loi qui signifiait la circoncision d'Abraham, lui fut donnée. Mais par la quatrième, le verbe du Père éternel est descendu dans le sein d'une Vierge, et s'est revêtu de la chair ; parce que le même verbe avait unis ensemble le limon et l'eau et en avait formé l'homme ; et de là, toute créature avait crié par l'homme vers celui qui l'avait faite ; et à cause de l'homme, Dieu s'était fait garant de toutes choses. Mais le temps de la création n'a pas été celui de la rédemption. Il fut un temps où il le créa, un autre où il le racheta, afin d'attirer à lui tous ceux que le serpent avait trompés. La cinquième voix se fera entendre, lorsque toute erreur et toute contradiction seront abolies ; et tout homme reconnaîtra, que nul ne peut rien contre Dieu. Et après l'accomplissement des cinq paroles de Dieu, prendront fin l'ancien et le nouveau Testament ; et le nombre infini des hommes sera complet. Et alors, dans la paix et dans la lumière de Dieu, toute chair connaîtra manifestement le sens de ces choses. Et la Divinité opérera en elle-même, comme elle voudra.


16. - La Sagesse m'instruit, en me consumant des flammes de la charité ; et m'ordonne de dire, comment j'ai été favorisée de cette vision. Et moi, je ne dis pas ces choses de moi-même, mais c'est la Sagesse qui les dit ; et c'est ainsi qu'elle me parle : Écoute, ô homme, ces paroles ; et dis-les, non selon toi, mais selon moi ; et instruite par moi, parle ainsi de toi : Dans ma première formation, lorsque Dieu me suscita dans le sein de ma mère, par le souffle de vie (6), elle imprima cette vision en mon âme. Car, en l'année mil cent après l'incarnation du Christ, la doctrine que dans leur soif de justice, les apôtres avaient affermie chez les chrétiens et dans les esprits, commença à se refroidir et à devenir hésitante (7). C'est alors que je naquis, et que dans de saints désirs, mes parents me vouèrent à Dieu. Et, à la troisième année de mon âge je vis une si grande lumière, que mon âme en fut toute pénétrée ; mais, à cause des empêchements de l'enfance, je ne pus rien dire de ces merveilles. Dans la huitième année de mon âge, je me suis offerte à Dieu dans un commerce spirituel ; et jusqu'à l'âge de quinze ans, j'ai vu beaucoup de choses merveilleuses ; et j'en ai raconté plusieurs, au point d'exciter l'admiration de ceux qui les entendirent, en se demandant d'où elles venaient et de qui elles étaient. Mais, chose admirable, lorsque je voyais en mon âme, je conservais aussi la vue extérieure (8), ce que je n'ai entendu dire de personne ; et, la vision de mon âme, je l'ai cachée autant que j'ai pu ; et j'ai ignoré bien des choses, touchant les fréquentes maladies que j'ai dû souffrir, dès le sein de ma mère, jusqu'à ce jour, lesquelles ont macéré ma chair et épuisé mes forces. Dans mon accablement, je demandai à une de mes nourrices, si elle voyait quelque chose, en dehors des phénomènes extérieurs ; et elle ne me répondit rien, parce qu'elle ne voyait rien de ce que je voyais. Alors, saisie d'une grande crainte, je n'osai manifester ces choses à personne ; mais cependant, soit en parlant, soit en dictant, j'avais coutume de prédire l'avenir. Et lorsque j'étais pénétrée pleinement de cette vision, je disais beaucoup de choses étranges pour ceux qui les écoutaient. Mais, lorsque la force de la vision cessait un peu, comme je me conduisais davantage, suivant les mœurs de l'enfance que selon mon âge, j'étais toute honteuse, et je pleurais souvent. Mais j'eusse désiré garder le silence, si je l'avais pu ; car par crainte des hommes, je n'osais dire à personne ce que je voyais. Mais une noble femme à laquelle j'étais soumise, selon les règles de la discipline, nota ces choses, et les découvrit à une religieuse de sa connaissance (9).


   17. - Dieu fit du cœur de cette femme le réservoir et le canal de plusieurs grâces, jusqu'à ce qu'elle finit heureusement sa vie présente, dans l'accomplissement des bonnes œuvres. Dieu manifesta ses mérites par des signes éclatants. Après sa mort je restai toujours voyante, dans la quarantième année de mon âge. C'est alors que dans la même vision, je fus contrainte avec beaucoup d'insistance, à manifester ouvertement ce que j'avais vu et entendu. Mais la crainte me retint, et je n'osai déclarer ce que j'avais tu si longtemps. Après avoir été dénuée de forces, pendant mon enfance et ma jeunesse, ma santé était revenue florissante. Je déclarai ces choses à mon directeur, homme de conseil et de discernement qui était comme exilé des vaines discussions, qui sont rentrées dans les moeurs de beaucoup de gens. Et comme il écoutait volontiers ces merveilles, en les admirant ; il m'enjoignit de les écrire en secret ; pour qu'il pût voir d'où elles venaient et ce qu'elles étaient. Mais, comprenant qu'elles étaient de Dieu, il en fit la déclaration à son Abbé ; et dans la suite, il fut mon zélé collaborateur. Dans cette même vision, je compris les écrits des Prophètes, des Évangélistes, et de quelques autres Saints philosophes, sans posséder aucune connaissance humaine ; et j'en exposai quelques-uns, ayant à peine quelques notions de lettres ; puisque je n'avais reçu de leçons, que d'une femme ignorante (10). Je chantai des cantiques et des mélodies, à la louange de Dieu et des Saints, sans l'avoir appris d'aucun homme ; puisque jamais, je n'avais été instruite des modulations et de l'harmonie. Ces choses ayant été communiquées au clergé de l'Église de Mayence, pour être discutées en audience, tous s'accordèrent à dire qu'elles étaient de Dieu ; et qu'elles provenaient de ce même don de prophétie, par lequel les Prophètes d'autrefois prophétisaient. Mes écrits furent ensuite apportés au Pape Eugène III, qui était alors à Trèves, lequel se les fit lire, et les lut lui-même devant un nombreux clergé, et plein de confiance en la grâce de Dieu, m'envoya sa bénédiction, avec des lettres où il me recommandait d'écrire attentivement, ce que je verrais et ce que j'entendrais dans la vision (11).


18. -D'après la vision très belle de la bienheureuse vierge, et le sentiment de crainte qui la pénétrait, au moment de la venue du Saint-Esprit ; d'après la bénédiction apostolique et la permission d'écrire, que la sainte reçut du Saint-Père ; nous découvrons manifestement que son très cher époux céleste, Jésus-Christ, mit sa main, c'est-à-dire, accomplit l'opération et l'inspiration du Saint-Esprit, sur elle, par sa grâce mystérieuse, et que son être et son esprit furent tout saisis à son contact ; à cause de la force et de la vertu pénétrante de l'Esprit saint, qu'elle éprouva en elle (12). Quoi de plus juste et de plus convenable ? De même que la visite fréquente de Dieu fut annoncée à Élie, par un léger souffle de vent, ainsi l'âme de notre sainte goûtait la saveur du divin Esprit, toutes les fois qu'elle s'élevait dans les régions sublimes de la contemplation. Et que faisait-elle alors ? « Je me levais, dit-elle, afin d'ouvrir à mon bien-aimé » (13). Ô bienheureuse vierge qui, parce qu'elle aima la pureté du cœur, à cause de la grâce de ses lèvres, eut pour ami le Roi, c'est-à-dire le Christ dont elle reçut un pareil don, selon la mesure que le Saint-Esprit voulut lui donner ; car de même qu'il souffle où il veut, ainsi il donne à qui il veut et comme il veut. Elle ne pouvait s'empêcher de se lever et d'ouvrir à son bien-aimé ; et oralement ou par écrit, en ouvrant le verrou de sa porte, elle manifestait au dehors, ce qu'elle entendait au dedans. Et qu'entendait-elle ? « Que tes sources de grâce se répandent au dehors, et divise tes eaux sur les plages. » (14)


19.-Tandis que par le moyen de bonnes œuvres, des sources affluentes à ce fleuve du Paradis, tous les lieux avoisinants étaient alimentés ; des trois parties de la Gaule et de la Germanie, un essaim de peuples de toutes conditions affluaient vers elle ; et par la grâce de Dieu, elle leur distribuait abondamment des exhortations convenables à l'une et l'autre vie. Et pour le salut de leur âme, elle leur exposait les Saintes Écritures, leur en donnant l'explication. Beaucoup recevaient d'elle des conseils adaptés à leurs nécessités corporelles ; et par ses bénédictions, plusieurs étaient soulagés de leurs maux. Et, comme en vertu de l'esprit prophétique, elle connaissait les intentions et les pensées des hommes, elle reprenait ceux qui venaient à elle pour l'éprouver, mûs par un esprit pervers et frivole ; et ceux-ci, ne pouvant résister à celui qui parlait par elle, corrigés et amendés, étaient contraints de changer de conduite. Par de pieux avertissements, elle exhortait même les Juifs qui venaient à elle, à se rallier dans la conviction de sa loi, à la foi du Christ. Et comme toute chose a été faite pour tous, (15) elle parlait à tous avec bienveillance, même à ceux qui étaient répréhensibles.


20. - Elle corrigeait avec beaucoup d'affection et une grande douceur maternelle, les jeunes filles qui habitaient avec elle, toutes les fois qu'il se produisait une dispute, qu'elle voyait poindre quelque tristesse séculière, ou que la paresse et la négligence se montraient en elles.

Elle percevait si bien leur volonté, leurs intentions et leurs pensées, que dans les offices divins, elle adaptait ses pieuses exhortations aux besoins de leur cœur (16). Elle devinait en esprit le genre de vie et la manière d'être des hommes, et prévoyait la fin de quelques-uns ; et selon la qualité de leur mœurs et la grandeur de leurs mérites, la récompense ou le châtiment de leurs âmes. Mais ces choses mystérieuses, elle ne les indiquait à nul autre qu'à la personne elle-même à laquelle elle révélait ses secrets.

Et, de même que le temps de se taire, elle savait ce qu'il fallait dire ; et les circonstances de personne, de manière et de lieu. Mais en toute chose, elle gardait l'humilité, la plus haute de toutes les vertus. Et sachant que Dieu résiste aux superbes et donne sa grâce aux humbles (17), elle exaltait sans cesse la bonté toute-puissante de la grâce divine.


 

(1) Scivias, le premier de ses ouvrages, qu'elle commença en I'année 1141, sur le mont St-Disibode, et qu'elle finit environ en 1151, sur le mont St-Rupert. (Migne).

(2) La science de Sainte Hildegarde est un effet de ses oraisons continuelles, et des conversations intérieures qu'elle avait avec son époux, qui après avoir éloigné de son esprit toute sorte d'aveuglement, la rendit susceptible de ses plus relevées lumières, et des plus fortes impressions de son amour. (F. Bachelard, Prieur de St-Julien).

(3) La Sainte écrivit au Pape Anastase IV, ainsi qu'au Pape Adrien IV. Et je crois qu'ici l'auteur a pris l'un pour l'autre. (Migne).

(4) Dilectus meus misit manus suas per foramen, et venter meus intremuit ad tactum ejus. (Cant. V).

(5) Il faut entendre par ces cinq voix de Justice. les diverses manifestations de la miséricorde de Dieu à l'homme coupable pour le délivrer de l'esclavage du péché et le ramener à lui en lui faisant connaître ses destinées éternelles, selon les paroles du poète : « L'homme est un Dieu tombé qui se souvient des cieux » (Note du Trad.)

(6) Inspiravit in faciem ejus Spiraculum vive. (Gen.)

(7) Il est à remarquer, que Dieu proportionne toujours le remède au mal ; et qu'il envoie en son temps, celui qui doit accomplir l'œuvre de salut. (Note du Trad.)

(8) Elle vivait sur la terre d'une vie angélique et son corps vaquait aux choses d'ici-bas. sans que son âme fut distraite de la contemplation des choses éternelles. (Note du Trad.)

(9) R. Jutte sa maîtresse, et celle ci les découvrit vraisemblablement à son directeur. (Mig.)

(10) Bien qu'elle n'eut jamais appris à écrire, et à le faire avec les termes de l'éloquence, et les forces d'un raisonnement divin, elle e fit pourtant et d'une manière si admirable et extraordinaire que ses écrits parurent dignes, de recevoir l'approbation des plus savants personnages de son siècle, qui en admirèrent également la solidité et la clarté, la profondeur et I'humilité. (F. Bachelard, prieur de St-Julien.).

(11) Voir la lettre du Pape Eugène III à Ste Hildegarde. (Page IV de la Notice).

(12) Langage mystique emprunté au Cantique des Cantiques, signifiant l'opération mystérieuse de la grâce, et l'union de l'âme pure avec Dieu, dans les extases de la contemplation, qui ne sont que l'avant-goût des joies paradisiaques. (Notes du Trad.).

(13) Surrexi ut aperirem dilecto meo. (Cant. V).

(14) Deriventur foras fontes tui, et in plateis aquas tuas divide. (Prov. V).

(15) La sainteté, voilà le but ; les dons de Dieu, voilà les moyens. Mais les dons de Dieu, bien qu'ils soient destinés à tous, ne sont goûtés que par un petit nombre (Multi vocati pauci vero electi). Le soleil brille pour les bons et les mauvais, mais seuls, ceux qui connaissent Dieu et qui l'aiment, savent qu'il est le foyer de chaleur et de lumière. (Not. du Trad).

(16) L'âme des saints dégagée des liens terrestres, nullement éblouie par l'éclat trompeur de ce qui passe, a une plus claire vue des choses éternelles. (Note du Trad.).

(17) Deus superbis resistit, humilibus autem dat gratiam. (I, Pet. C. V).