CHAPITRE  II
 

II

LE CHRIST ET L’INCARNATION


 

    Nous avons recherché dans une précédente étude les motifs profonds de l’Incarnation et esquissé les différentes opérations par lesquelles le Christ a successivement réalisé, de sa naissance à son Ascension, la tâche rédemptrice qui lui avait été confiée par son Père Céleste (1). Nous voudrions ajouter ici quelques remarques qui ont leur intérêt et leur importance.
    Oint par son Père pour la mission qu’il va remplir dans le monde, le Fils a reçu l’onction royale qui lui confère la maîtrise de toutes choses sur la terre et l’onction sacerdotale par laquelle il est sacré grand-prêtre de l’humanité, afin d’offrir sur l’autel de son propre corps le sacrifice suprême de la rédemption totale et définitive. Onsacré par cette double onction (2), le Fils est envoyé vers les hommes pour accomplir l’œuvre de leur salut ; il sera le Christ rédempteur et sanctificateur.

    Le Christ est grand-prêtre selon l’ordre de Melkisedek. Tandis que le sacerdoce d’Aaron était fondé sur un droit héréditaire de famille ou de tribu, le sacerdoce de Melkisedek est établi sur la sainteté, c’est à dire sur l’excellence de la personne. Or qui plus que l’Oint du Seigneur était digne de recevoir le sacerdoce éternel selon l’ordre de Melkisedek ? C’est au sein du Père, dans la spendeur de la Gloire divine, que le Christ a été consacré pour sa mission rédemptrice, qu’il a été fait Christ pour le salut des hommes. Il est celui en qui Dieu se complaît, en qui Dieu a mis son Esprit « pour qu’il répande la justice parmi les Nations » (3).

    Oint dans la gloire, le Christ est grand-prêtre comme Melkisedek ; il est Roi aussi comme Melkisedek, dont le nom signifie « roi de justice » et qui était « roi de Salem », c’est-à-dire « roi de paix » (4). Le Christ est Roi : « Tu dicis » ; il est Roi de justice : « il faut, dit-il au Baptiste, que nous accomplissions toute justice » ; et il est Roi de paix : « Princeps pacis » (5). Par le sacrifice rédempteur de son humanité il satisfera à la justice divine ; et il apportera avec sa résurrection la paix aux pêcheurs lavés dans la teinture de son sang. N’est-ce point dans le baiser qu’il rend à Judas que se révèle la double face de l’œuvre du salut, puisque c’est dans un baiser que la justice et la paix se sont réconciliées ? (6).

    Disons encore que, si toute Justice a été accomplie par le sacrifice du Calvaire, la Paix a été donnée aux élus par leur sanctification dans l’Esprit du Christ ressuscité. C’est parce qu’il était Roi de justice que le Christ a pu régénérer l’humanité corrompue et la sauver du péché ; c’est parce qu’il était Roi de Paix que le Christ a pu sanctifier ses élus. Il a manifesté sa première royauté par sa mort de Christ rédempteur ; la seconde par sa résurrection de Christ sanctificateur.

    Mais pour accomplir sa mission rédemptrice et sanctificatrice, le Christ-Roi ne s’est-il pas fait serviteur, et serviteur obéissant jusqu'à la mort ? Le Grand-Prêtre est devenu victime, le Roi est devenu serviteur : dans cette opposition tragique est renfermée toute l’économie de l’Incarnation. Dans cette chute vers le monde qu’il va régénérer et sauver, le Fils, descendu du Ciel, va prendre une âme et un corps ; « Christus secundum naturam deitatis est generatus ; secundum animam, cretus ; secundum carnem factus » (7). Or le monde de la divinité, c’est le monde angélique où rayonne la splendeur de la Gloire et il est l’œuvre du père : c’est aussi le Père qui, par l’onction qui fait un Christ de son fils, le revêtira de son corps de gloire - Le monde de la création, c’est le monde des Paradis ou Jardins de vie où Adam fut placé à l’origine des Temps : il est l’œuvre du Fils ; c’est aussi le Fils lui-même qui, déjà revêtu de son corps de gloire par son Père, prendra dans les Paradis son corps de vie, cette âme subtile qui fut insufflée à Adam pour l’éveiller à la vie - Enfin les mondes de la faction sont les mondes subalternes, oeuvres de l’Esprit : c’est aussi de l’esprit que le Fils recevra dans ces mondes la forme du corps de chair ou de mort avec lequel il naîtra de la Vierge pour devenir un homme soumis, comme tous les hommes, à la souffrance et à la mort.

    Une  dernière remarque : si la création détermine l’origine des Temps, c’est l’Incarnation qui en marque le milieu. En quel sens faut-il entendre ce milieu des Temps ? S’il est vrai que la faute d’Adam a eu pour effet d’entraîner l’Univers des choses créées dans une chute vers la matérialité, c’est au point le plus bas de cette chute, au nadir de la matérialité, qu’il faut placer le milieu des Temps, au point où la ligne d’involution va s’infléchir pour remonter par la ligne d’évolution au niveau de Son point de départ, selon le schéma suivant :

    Mais si l’Incarnation du Verbe s’est accomplie, de la sorte, au milieu des Temps, n’est-ce pas précisément parce que, en régénérant l’humanité corrompue par la faute, en la lavant dans la teinture de son sang, le Christ lui a apporté la faculté de se relever et de remonter, avec le secours de la grâce divine, la pente sur laquelle elle avait glissé ? Au terme de cette ascension, elle aura retrouvé son innocence primitive et ce sera la fin des Temps. Mais alors un jugement interviendra pour séparer les élus des réprouvés ; car tous n’auront pas suivi la voie royale du Salut. Ceux qui auront vécu selon l’Esprit du Christ et seront morts dans le Seigneur recevront, par la résurrection, le corps de gloire avec lequel ils seront admis dans le Royaume de Dieu ; mais ils iront à leur éternel châtiment, ceux qui se seront détournés de Dieu pour se donner à Mammon. Et les mondes de chute, dissous dans l’universel embrasement du feu purificateur, feront place à de nouvelles terres et à de nouveaux cieux.


(1)  Cf. notre Discours sur le mystère du Royaume de Dieu, Paris, 1928.
(2)  Notons que le saint Chrême qui sert pour le baptême est aussi employé pour le sacre des rois et la consécration des évêques.
(3)  Isaïe, XLII, I ; cf aussi Psaume 88, 11. On consultera sur le sacerdoce du Christ le beau livre du P. HERIS, Le Mystère du Christ, Paris, 1928.
(4)  Genèse, XIV, 18 ; Ep. Aux Hébr. VII, 1
(5)  Jean, XVIII, 37 ; Math. III, 15 ; Isaïe, IX, 6.
(6)  « Justicia et Pax osculatae sunt » (psaume 84, 11)
(7)  LUDOLPHE LE CHARTREUX, Vita Jésus-Christi, I, V, 25.