III

JESUS ET LE CORPS DE MORT

" Et incarnatus est de Spiritu Sancto
ex Maria virgine et homo-factus est ".

(SYMBOLE DE NICEE-CONSTANTINOPLE)


    De monde en monde il est descendu et le voici devant la porte immaculée (1) qui seule maintenant le sépare de ses frères en humanité. Successivement il a enveloppé sa nature divine du voile de la Gloire, puis du voile de la Vie ; il lui reste à revêtir le voile de la chair pour pénétrer dans les ténèbres où sa lumière doit se manifester. Aura-t-il besoin d'une semence virile pour former dans le sein d'une femme son corps de chair ? Mais toute semence de vie est sa création et c'est à 1a source même de la vie, dans le Paradis, qu'il a recueilli le germe vivifiant qu'il va faire fructifier en Celle qui a été prédestinée pour être sa mère parmi les hommes. C'est en lui-même qu'il possède la vie (Jean, V, 26) et rien n'a la vie que par lui (Jean, 1, 3-4). " Est-ce que moi, dit le Seigneur, moi qui fais enfanter les autres, je n'enfanterai pas moi-même ? Est-ce que
moi, qui donne la génération aux autres, je demeurerai stérile? " (2) Donc il naîtra d'une Vierge : " Voici Qu'une Vierge concevra ", dit Isaïe (3).

    Et l'homme-Dieu sera, comme tous les fils des hommes, un enfant qui souffre et qui pleure et qui tend vers les seins de sa mère des mains malhabiles pour apaiser la faim et la soif de sa chair. Et, lorsque sa langue se déliera, il proférera des sons inarticulés, il balbutiera des paroles sans signification. Pourtant, dans ce nouveau-né  qu'enveloppent des langes misérables, les Bergers et les Mages ont reconnu le Fils de Dieu, le Messie d'Israël, Celui qu'avaient annoncé les prophètes pour être le Sauveur de l'humanité. C'est qu'il y a toujours une Lumière, même dans les ténèbres les plus profondes. L'ombre dont l'Esprit-Saint avait couvert le sein de 1a Vierge s'est déchirée ; et la lumière divine est apparue à ceux qui l'avaient pressentie dans leur cœur de croyant et qui aspiraient à sa venue de toute l'ardeur de leur âme embrasée. Aussi accourent-ils à l'appel de la grâce, Bergers et Mages, pour adorer cet enfant qui  vagit dans la crèche et qui sera le Pasteur compatissant et le Roi des rois.
    Et l'enfant grandira en sagesse et en vertu. Est-ce à dire que le Verbe devra se mettre à l'école des hommes ? Les théologiens distinguent dans le Christ une science
acquise et une science infuse, la première résulte de l'expérience quotidienne et de la réflexion sur cette expérience, la seconde se rapporte à ce que Platon appelait la contemplation des idées dans le monde intelligible, et qu'il retrouvait par la réminiscence : elle dérive en effet de la vision intuitive de Dieu, telle qu'elle est donnée aux élus dans la béatitude. Mais le Christ, puisqu'il est le Verbe, a-t-il besoin de regarder en Dieu pour recevoir la vision intuitive ? Il est Dieu lui-même et c'est en lui, non au dehors, que réside l'objet adéquat de sa contemplation. La science infuse du Christ a donc pour caractère propre d'être intérieure et immédiate : elle consiste dans la vision qu'il a de lui-même comme Dieu en substance et en vérité.
    Mais cette vision qui lui est immanente et qu'il possède comme Verbe, de toute éternité, ne se dévoile pour ainsi dire que par étapes à ses yeux de chair dont le regard, plongé dans les ténèbres de ce monde, est obscurci et ne peut distinguer que par un lent progrès le véritable aspect des choses et des êtres. Celui qui demeure en Dieu le Verbe éternel et infini est devenu le Christ de Gloire ; puis, descendant d'un degré, il s'est fait le Fils de l'Homme dans un corps de vie ; et maintenant, plus bas encore, il est Jésus, le fils de Marie, l'enfant de Nazareth, ses frères en la chair. Il faudra donc qu'avec la lente évolution de sa vie psychologique dont il subit la loi commune, son esprit se développe en maturité et en force. Mais ce développement ne consistera pas pour lui en acquisition de facultés ou d'horizons nouveaux ; il aura pour effet d'écarter progressivement de sa pensée les voiles qui la dérobent à elle-même, jusqu'à ce que la pleine vision de son essence éternelle et infinie lui apparaissent dans la lumière de l'Esprit. Lorsqu'il aura pris l'absolue conscience de sa divinité, et en même temps de la tâche pour laquelle il s'est incarné sur terre , ce Jésus, ce Sauveur promis à l'humanité se lèvera de Nazareth pour entreprendre sa mission rédemptrice et il ne fera plus désormais que la volonté de Celui qui l'a envoyé.
    Et l'accomplissement de cette mission le conduira à la mort. Comment cela est-il possible ? Comment le Christ de gloire a-t-il pu subir les ignominies de la passion ? Comment celui qui est la Vie a-t-il pu mourir ?
    " Rien d'étonnant, dit le Père De la Taille, que le Christ, si libre de ses mouvements et de ses déterminations jusqu'à la Cène, jusqu'à la cène maître de sa vie dont il dispose à son gré, une fois la Cène révolue, tombe à terre, prosterné en suppliant, pour obtenir que le Calice passe, si c'est possible : et le calice ne passe pas. C'est que ce n'est plus possible. Il ne lui est plus possible de se dérober, car il s'est offert : et on ne retire pas sans sacrilège à Dieu ce qu'on lui a une fois consacré. Il ne fallait pas consacré le calice de la Cène, si c'était pour écarter ensuite la calice de la passion : et le Christ meurt, obéissant, non pas à un commandement particulier de son Père, mais à cette loi qui veut que soit respectée la justice et par conséquent acquittées les obligations contractées envers Dieu. L'obligation de se laisser tuer, le Christ l'avait contractée librement dans l'obligation eucharistique de son sang " (4). Ainsi la passion commence à la Cène où le Christ se met symboliquement et mystiquement en état de victime ; car cette immolation mystique, que figure la consécration du  calice, l'engage sur la voie de l'immolation effective qui sera accomplie au Calvaire. "  A travers l'image de sa passion il se réfère et se dédie à sa passion même " (Op. Cit. p. 9) : " d'une part le corps et le sang symboliquement séparés et, sous le voile de cette apparence, destinés à la mort dont ils portent la figure ; d'autre part, le sang qui coule jusqu'à épuisement pour vérifier l'annonce de la Cène, réaliser la figure sacramentelle et acquitter l'offrande ". (op. Cit. p. 13).
    C'est ainsi que le Christ de gloire a pu souffrir et mourir. Mais il a fallu qu'auparavant il remit entre les mains de son Père, avec son Esprit, le corps de gloire qu'il avait reçu de Lui dans le plérôme et qu'il a prié son Père de lui rendre tel qu'il l'a possédé auprès de lui, afin que le Père soit glorifié par le Fils et le Fils par le Père (Jean, XVII, 1-6).
Le Père en effet l'exaucera et, pour le ressusciter, lui rendra son corps de gloire avec lequel il se manifestera à ses apôtres, et, à l'Ascension, remontera vers le Ciel pour s'asseoir à la droite du Père. Dès lors il peut mourir, c'est à dire qu'il va déposer sa vie en vertu de ce même pouvoir qu'il a de la reprendre quand il veut (Jean X, 18). Il ne meurt pas comme est mort Adam, en rançon du péché ; il meurt, lorsqu'il a consommé par son libre sacrifice l'œuvre rédemptrice pour laquelle il est descendu parmi les hommes ; il meurt, " alors que ses paroles témoignent encore d'une entière maîtrise de lui-même, comme s'il avait choisi le moment de rendre son esprit à Dieu " (5).



(1) " J'ai vu une porte close : voici que celui qui est Dieu avant les siècles s'avançait hors d'elle pour le salut du monde, et elle était de nouveau fermée " (Ezechiel,44, I).
(2) Isaïe, 66, 9. Cf. aussi Michée (5, 2) : " Bethléem, ville du Dieu très haut, de toi sortira le Dominateur d'Israël et sa génération est du commencement des jours de l'éternité ".
( 3 ) Isaïe, 7, 14. Cf. sur le texte d'Isaïe le savant commentaire du chevalier DRACH (De l'harmonie entre l'Eglise et la Synagogue, Paris, 1844 ; tome II, p. 11 et 199), qui cite les textes suivants : Isaïe 53, 2 : Et il montera comme un rejeton devant Lui et comme une racine qui sort d'une terre sèche ; Zacharie (VI, 12) : Voici un homme ; Germe est son nom et il germera de dessous soi ". Psaume CX, 3 : " Ta naissance du sein est comme la rosée du matin ".
(4)  Esquisse du Mystère de la foi, p. 12 (Paris 1924).
(5) LAGRANGE, L'Evangile de Jésus-Christ, Paris 1929 (p. 573). " La mort, dit aussi Saint François de Sales, ne pouvait jamais entrer dans la vie de Celui qui tient les clefs de la vie et de la mort, si le divin Amour qui manie les clefs n'eût ouvert les portes à la mort afin qu'elle allât saccager ce divin corps et lui ravir la vie. " (Traité de l'amour de Dieu, liv. X, ch. XVII). 
 
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