CHAPITRE IV

L'ESPRIT DU CHRIST

« Sachez que le Christ, ressuscité
   des morts, ne meurt plus ».
   (Rom. VI, 9)

I
LA GLORIFICATION DU CHRIST

    Lorsqu'il eût prononcé sur la croix la septième parole par laquelle il remettait son Esprit entre les mains de son Père (1), le Christ s'est endormi dans la mort et l'on descendit son corps de chair dans le tombeau où aucun cadavre n'avait encore été déposé. Mais il avait demandé à son Père de le glorifier et son Père le glorifia ; dans l'aurore d'une matinée d'avril, il se leva, comme se lève  le soleil à l'Orient, et il sortit du tombeau. Il abandonna sur le sol les linges qui 1'avaient enveloppé dans la mort, figure de ce corps de chair avec lequel il avait vécu parmi les hommes et qu'il venait de dépouiller pour entrer dans sa gloire ; et, désormais transfiguré dans la lumière de l'Esprit, il va manifester à ses frères quelques-unes des prérogatives de sa vie glorieuse. 

    Les Chrétiens qui limitent leur dévotion à l'adoration du Christ mort sur 1a croix n'ont pas compris le sens profond du mystère du Salut. La mort ne peut pas être un terme, s'il est vrai qu'Adam a été créé pour l'immortalité. La mort même du Christ, si elle possède sa valeur propre de sanctification, n'est aussi qu'une étape, sans doute la plus émouvante et la plus tragique, sur le chemin qui mène à la rédemption totale, un moment du drame évangélique. Le Calvaire n'est pas une fin et les apôtres, jusque-là incrédules et désorientés, l'ont bien compris, lorsque le Christ ressuscité leur eût  expliqué les prophéties. Sans la résurrection la mission du Christ eût été, non seulement  compromise, mais l'on peut bien dire manquée : la résurrection n'est pas simplement l'une des opérations que le Christ est venu accomplir parmi les hommes pour les sauver de la mort ; c'est elle seule qui donne tout son sens à l'Incarnation et à la Rédemption. « Si le Christ n'est pas ressuscité, dit Saint Paul, votre foi est vaine ; vous êtes encore dans vos péchés et par conséquent aussi ceux qui sont morts dans le Christ sont perdus » (1ère cor., XV, 17).

    Si donc il a fallu que le Christ souffrit, c'était afin qu'il entrât dans sa gloire (Luc, XXIV, 26). La rédemption était-elle conditionnée par la mort du Christ ? Supposons qu'au lieu de rencontrer cette hostilité des Juifs qui l'a conduit au Calvaire, Jésus ait été écouté et cru, que son enseignement se fût imposé à la majorité du peuple ; que se serait-il passé ? Son oeuvre accomplie, le Christ eût manifesté, comme il l'a fait sur le Thabor, son corps glorieux par une révélation qui eût été publique, car tous eussent été dignes de la contempler ; et il se serait élevé vers les Cieux, comme il le fera à l'Ascension, mais sans être passé par le Calvaire. Il n'y aurait donc pas eu de résurrection ? Sans doute, puisqu'il n'y aurait pas eu de mort. Remarquons que la transfiguration est antérieure à la résurrection, et que celle-ci est inexplicable sans celle-là : c'est parce que le Christ possédait un corps glorieux qu'il s'est transfiguré et qu'il ressuscitera. Dira-t-on qu'il n'y aurait pas eu rédemption ? La rédemption eût été opérée, sans l'effusion du sang du Christ, par la seule foi à sa parole et la pratique de ses commandements. On peut donc soutenir en toute rigueur que la rédemption par le sang n'était pas une condition nécessaire au salut. S'il en était autrement, le Christ aurait-il prêché aux hommes la bonne Parole ? Il ne s'est résolu à la mort qu'au moment où il a compris qu'il ne pouvait triompher de l'incrédulité des Juifs que par son sacrifice : « quand j'aurai été élevé de terre, j'attirerai tout à moi » (Jean XII, 32). C'est donc dans l'incrédulité des Juifs que réside le mystère de la prédestination du Christ à sa passion et à sa mort. Mais « le rejet des Juifs a été la réconciliation du monde » : c'est l'endurcissement d'Israël que « le salut est venu aux Gentils » (Rom. XI, 11-15).

    La résurrection du Christ n'est ainsi qu'une nouvelle transfiguration, la manifestation de son corps de gloire, non plus pour quelques instants et à quelques apôtres privilégies, mais d'une façon permanente et visible à tous ceux qui ont cru en lui. Sans doute les écrivains sacrés en attribuent l'opération tantôt au Père, tantôt à l'Esprit, tantôt au Christ lui-même (2) ; mais si la puissance de ressusciter les morts n'appartient qu'à Dieu, il importe peu qu'on la rapporte à l'une plutôt qu'à l'autre des trois personnes de la Trinité. Parce qu'il est le Fils et que tout ce qu'à le Père, le Fils le possède dans l'Esprit-Saint, le Christ de gloire peut dire en toute vérité : »je suis la résurrection et la vie » (Jean XI, 25) ; et lorsqu'il  affirme que, s'il a le pouvoir de donner sa vie, quand il veut, il a aussi le pouvoir de la reprendre quand il veut (Jean X, 18), il ne fait qu'affirmer l'une des prérogatives essentielles de sa nature divine. C'est parce qu'il porte en lui l'Esprit de vie, qui est aussi la lumière du monde, que les portes du tombeau n'ont pu le tenir enfermé dans les ténèbres de la mort et qu'à l'heure fixée par son Père, il s'est éveillé lui-même à une vie nouvelle dans la splendeur de sa gloire recouvrée.

    Mais, de même que le Christ de gloire avait dû, pour revêtir un corps de chair parmi les hommes, subir dans toutes ses puissances divines une limitation de plus en plus étroite, de façon que dans ce corps de chair s'éteignit presque complètement le rayonnement de son corps de gloire, et qu'il fallu toute la foi de Pierre pour reconnaître en lui, sous ce vêtement d'esclave humilié et souffrant, le Messie d'Israël, le Fils du Dieu vivant ; de même après sa résurrection, le Christ devra, pour se manifester à ses frères sous une forme que leurs yeux puissent apercevoir sans être éblouis, imposer à son corps glorieux de nouveaux obscurcissements qui en dissimulent la clarté immanente. C'est ainsi qu'il leur apparaîtra avec un corps fait de chair et d'os où ils pourront compter les marques de la passion: qu'il mangera et boira avec eux ; qu'il cheminera à côté des pèlerins d'Emmaüs sans qu'ils l'aient tout d'abord reconnu. Mais notons que, si Madeleine le prend pour le jardinier à côté du tombeau vide, les disciples d'Emmaüs le considèrent comme un étranger et s'étonnent qu'il n'ait pas entendu parler du drame du Calvaire. Le Christ modifie ainsi la forme de ses apparitions pour l'adapter à l'esprit de ceux qui le rencontrent (3) ; et cette faculté dénote chez lui la propriété des corps glorieux que les théologiens appellent subtilité. Rappelons enfin que, s'il est entré dans le cénacle à travers les portes closes, il disparaît subtilement de devant les disciples d'Emmaüs après la fraction du pain.

    Pourquoi le Christ ressuscité n'est-il apparu qu'à ses apôtres et à ceux qui ont cru en lui ? « Encore un peu de temps, dit « Jésus avant sa passion, et le monde ne me verra plus ; mais vous, vous me verrez, parce que je vis et que vous vivez... Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai aussi et je me manifesterai à lui ». Judas, non pas l'Iscariote, s'étonne et objecte : Seigneur, d'où vient que vous vous manifesterez à nous et non pas au monde ? » Jésus lui répond : »Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons chez lui notre demeure » (Jean, XIV, 19-24). Ainsi la vision du Christ ressuscité s'opère sur un autre plan que le plan de ce monde ; elle n'est donnée qu'à ceux qui sont de Dieu, parce que, nés de nouveau par la vertu de l'Esprit, ils se nourrissent du pain de vie et s'abreuvent à la source qui jaillit pour la vie éternelle. S'ils ont cru à la résurrection du Christ glorifié, c'est parce qu'ils l'ont aimé ; et, parce qu'ils l'ont aimé, il demeurera en eux. C'est dans la lumière de l'Esprit de vie et de vérité qu'ils le contempleront désormais. Si parfois le Christ se manifeste à eux sous des apparences sensibles, avec des formes qu'ils peuvent voir et toucher, comme ce fut le cas pour les disciples dans les quarante jours qui précédèrent l'Ascension, c'est avant tout dans leur coeur aimant et fidèle qu'il réside, comme dans son temple préféré. Aussi un Nicodème, un Joseph d'Arimathie ont pu descendre dans le tombeau son corps crucifié et l'ensevelir à la mode juive (Jean, XIX, 39-40) ; ils ne verront pas sa gloire dans la résurrection.
Pendant quarante jours, dit Jacob Boehme (4), Moïse demeura sur la montagne quand Israël fut éprouvé ; pendant quarante ans Israël fut dans le désert ; quarante jours durant, le Christ se trouva dans la Proba d'Adam en tentation dans le désert, et pendant quarante jours après sa résurrection il chemina dans la véritable Proba parfaite, dans laquelle Adam devait persister en son innocence, avant sa confirmation à la naissance magique. Mais puisqu'il ne devait pas en être ainsi, alors le Christ devait reposer pendant quarante heures dans le sommeil d'Adam et réveiller Adam en Lui au Royaume de « Dieu ». Faisons ici quelques rapprochements dont le symbolisme est d'un enseignement profond. Le troisième jour après son décès, le Christ ressuscité apparaît à Marie-Madeleine, aux saintes femmes et aux apôtres : mais il ne veut pas qu'on le touche : il le dit expressément à Marie-Madeleine. Le septième jour suivant il apparaît à tous ses apôtres réunis au cénacle, et, cette fois, il offre à Thomas de le toucher et même de sonder ses plaies. Enfin le quarantième jour, il réunit ses disciples sur le mont des Oliviers et quitte la terre pour s'élever dans le Ciel. Or a-t-on remarqué que l'Eglise catholique célèbre par des offices l'anniversaire du décès de ses fidèles le troisième, le septième et le trentième jour : ce total est bien égal à quarante, puisque le trentième jour doit être entendu de celui qui suit le septième, selon la coutume répandue en beaucoup de régions où c'est bien le quarantième jour après le décès qu'on en célèbre l'anniversaire. Mais puisqu'à ces anniversaires, l'Eglise chante l'office des morts, n'y aurait-il pas un rapprochement curieux à établir entre l'état de l'âme humaine après la mort et l'ordre des apparitions du Christ avant son Ascension ? Notons encore que, dans certains ordres monastiques, la place du religieux décédé demeure vide pendant quarante jours au choeur et dans les salles (5).

    Le Christ, Fils de Dieu, est remonté vers son père pour reprendre dans la Trinité la place qui lui appartient de toute éternité. Il siège maintenant au-dessus des Anges, revêtu de son corps de gloire où il fait apparaître, quand il veut, les marques de sa passion ; et il ne reviendra parmi les hommes qu'à la fin des Temps, pour le jugement. Ainsi le Christ, ressuscité des morts, ne peut plus mourir (Rom., VI, 9) ; il est toujours vivant. Mais n'avait-il pas promis à ses disciples de demeurer avec eux « tous les jours, jusqu'à la consommation des siècles » ? (Math. XXVIII, 20). Puisqu'il ne peut plus être présent par le corps ; il le sera par l'Esprit. Ce n'est plus selon la chair que désormais nous connaîtrons le Christ, mais selon l'Esprit (II, Cor V, 16). Qu'est-ce donc que l'Esprit du Christ ?

    Le Fils ou le Verbe est l'image du Père informée dans la lumière de l'Esprit-Saint, telle qu'elle est en Dieu, selon la Trinité. L'Esprit du Christ est, à son tour, l'image du Fils informée dans la clarté du corps de gloire, telle qu'elle apparut aux apôtres à la résurrection et dont les virtualités infinies s'actualisent après l'Ascension pour engendrer et façonner peu à peu ce corps mystique qu'est l'Eglise du Christ. On a dit avec juste raison que, préparée dans la passion qui l'a méritée, sortie du tombeau avec le Christ ressuscité, la glorification « n'a eu tous ses effets que par l'Asension et l'installation du Verbe incarné sur le trône même de Dieu. Ce jour-là Jésus-Christ se donnait un mode nouveau d'exister parmi nous : il devenait la tête d'un corps mystique, c'est à dire mystérieux, parce que d'ordre spirituel et conséquemment invisible. C'est dans et par ce corps qu'il sanctifiera les élus et les marquera pour la résurrection éternelle. Or s'il y a proportion entre l'effet et sa cause, il va de soi que cette oeuvre, spirituelle entre toute, était réservée au Christ glorifié. Et l'âme du Christ-Eglise, c'est son propre Esprit » (6).


(1 ) La Vierge et le Baptiste dans les Evangiles ne prononcent chacun que six paroles : seul le Christ achève par la septième parole le cycle de la plénitude et de l'accomplissement. Cf. sur ce symbolisme Ludolphe le Chartreux, Vita Jésu-Christ
(1ère partie, ch. VI) ; Léon Bloy, Le symbolisme de l'apparition ; Benson, L'amitié de Jésus-Christ et Paradoxes du catholicisme.
(2) Actes des Apôtres, II, 24 ; III, 15 ; IV, 10 ; Rom. IV, 24 ; VIII, 11 ; IIème cor. IV, 14, etc...
(3)  « Jésus-Christ qui est la vérité même ne fit rien avec duplicité ; mais il apparut extérieurement aux yeux corporels des deux disciples tel qu'il était intérieurement aux yeux de leur coeur » (Saint Grégoire, 23ème homélie sur l'Evangile).
(4)  De l'élection de la grâce, ch. VI, N°44.
(5) Disons seulement qu'après être resté en union avec son corps physique pendant trois jours dans une sorte de léthargie, l'âme se réveille dans son double (corps vital des occultistes) ; mais parce que ce corps est de nature fluidique et qu'il est destiné à se dissoudre rapidement à la suite du corps physique, il ne possède aucune consistance et on ne peut le toucher : il a l'apparence d'un fantôme. Puis au bout de sept jours le double ou corps vital s'étant dissous à son tour, l'âme n'a plus pour véhicule que son corps de vie (corps éthérique ou astral des occultistes) ; or ce corps possède, non seulement une aptitude à la matérialisation qui permettra à l'âme de se réincarner, mais une consistance propre qui assure sa permanence à travers les étapes que l'âme va poursuivre à travers les mondes invisibles. Ce corps peut, si l'âme le veut, être touché, car il peut se matérialiser temporairement. Mais cette faculté de matérialisation, qui est provisoire, disparaît au bout de quarante jours. L'âme cesse alors d'avoir tous rapports avec le monde physique, qu'elle quitte définitivement pour s'élever vers les mondes spirituels ou invisibles.
(6) L'Evangile selon Saint Jean, traduction et commentaire par le P. DURAND, p. 238-239, Paris, 1927.