II

LES CHEVALIERS DU CHRIST
 

   Dans sa fiction du Maître de la terre, BENSON avait entrevu pour la fin des temps l'institution d'un ordre de Chevaliers du Christ crucifié, destiné à organiser et à mener la lutte contre l'Antéchrist. Mais déjà les initiés de la Rose-Croix (1) avaient pris le titre de " Chevaliers du Christ " et sans doute songeaient-ils au texte où Saint Paul décrit l'armure dont le chrétien doit de revêtir pour combattre le bon combat (Ephes. VI, 13-17). Mais le Christ des Rose-Croix est le Christ gnostique (2) ; ce n'est pas celui des Evangiles, celui qui, - après avoir dit à ses disciples : " vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ; et je ne vous appellerai plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelé amis, parce que tout ce que j'ai appris de mon Père, je vous l'ai fait connaître " (Jean XV, 15-16), - les nomme ses frères après sa résurrection, parce que son Père est aussi leur Père : " va vers mes frères, prescrit-il à Marie-Madeleine, lorsqu'il est sorti du tombeau, et dis-leur que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu (Jean XX, 17).

   Ceux, en effet, qui gardent la parole et les commandements du Christ ne sont plus des serviteurs, mais les propres Fils de Dieu et, parce qu'ils sont fils, ils sont aussi héritiers (Galat. IV, 7) ; car le Christ est " le premier né d'un grand nombre de frères " (Rom, VIII, 29) ; et, puisqu'il a été établi par Dieu " héritier de toutes choses " (Hébr. 1. 2), ceux qui ont été prédestinés à être conformes à son Image ne seront pas seulement " appelés " : ils seront aussi " justifiés " et " glorifiés " (Rom. VIII, 29-30). Nous sommes donc les frères du Christ, non pas sans doute parce qu'il a été le Fils de l'Homme et même simplement un homme comme l'un de nous, mais bien parce que c'est lui qui a lavé nos péchés dans la teinture de son sang et que, par les mérites de son oblation volontaire, nous pouvons désormais, aidés de sa Grâce et éclairés par la lumière de son Esprit, régénérer dans les eaux de son Baptême notre corps de vie que la faute avait corrompu en un corps de mort ; et plus encore, si nous communions dans la foi, l'espérance et la charité à son Corps et à son Sang eucharistiques, nous sommes assurer de participer par la résurrection, lorsque sera venue la fin des Temps, aux privilèges de son corps de gloire. " Tous sont morts en Adam, mais tous revivront dans le Christ " (I Cor. XV, 22).

   Toutefois, si le Christ nous a élevés, par sa mort rédemptrice et sa résurrection glorieuse, à la dignité de Fils de Dieu, si par la régénération nous devenons ses frères en attendant que nous prenions part avec lui dans le Ciel à sa gloire éternelle, Lui seul demeure bien en un sens l'unique Fils de Dieu, comme Verbe et Image du Père. C'est pourquoi il dit à Marie-Madeleine, par une nuance qui relève l'excellence de sa dignité divine, non pas : " je monte vers notre Père ", mais : " je monte vers mon Père et votre Père ". Les fidèles du Christ sont redevenus par Lui ce qu'ils étaient avant la faute, des enfants de dieu ; et ainsi il est vrai de dire qu'ils hériteront du Royaume. Mais ils resteront, même dans les splendeurs de la vie éternelle, ce qu'ils sont par nature, des créatures ; et par suite, à une distance infinie de Celui qui, s'il a été vraiment un homme dans son incarnation, n'a jamais cessé d'être vraiment Dieu lui-même.

   Ainsi les enfants de Dieu, les frères du Christ sont les croyants qui ont été régénérés dans l'Eau et l'Esprit ; et ceux-là font partie du petit troupeau du Christ, parce qu'ils sont les brebis que le Père a confiées au Bon Pasteur : " Si vous ne croyez pas, dit Jésus, c'est que vous n'êtes pas mes brebis (Jean, X, 26) ; car, dit-il encore, " nul ne peut venir à moi, si mon Père qui m'a envoyé ne l'attire " (Jean, VI, 44). Et à tous ceux " qui lui ont été donnés au monde " il a manifesté le nom du Père (Jean, XVII, 6), afin que par la connaissance du Père et de Celui qu'il a envoyé ils aient la vie éternelle (Jean XVII, 3). Tous assurément sont appelés au salut ; car " Dieu, notre Sauveur, veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la vérité " (I Tim II, 4-5) ; et le Christ rédempteur est venu pour racheter tous les pécheurs. 

    Mais de la multitude des appelés combien seront élus ? " Multi vocati, pauci autem electi " (Math. XX, 16). Et comment ceux-ci seront-ils les élus ? " quiconque fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux, répond Jésus, celui-là est mon frère " (Math. XII, 50) ; et celui qui est le frère du Christ, celui-là n'est pas de ce monde : il est de Dieu. Vous souvenez-vous de la terrible parole de Jésus à son Père avant la Passion : " ce n'est pas pour le monde que je prie, mais pour ceux que vous m'avez donnés, parce qu'ils sont à vous " (Jean XVII, 9). Les élus sont les " donnés de Dieu " ; ce sont ceux qui ont reçu en eux l'Esprit d'adoption qui est l'Esprit du Christ, et ils jouissent, dans la foi, de la liberté qui est la part des enfants légitimes. Ils ont " connu " et ils ont " cru ". C'est en cela sûrement, dans cette " préordination à la grâce de la foi ", selon le mot de Saint Thomas, que réside la prédestination à l'élection divine.

   Sans doute, à ceux que Dieu a voués ainsi à la sainteté " toutes choses concourent à bien " (Rom, VIII, 28), car " à ceux qui sont purs tout est pur " (Ep. à Tite, I, 15) et, en un certain sens, ils sont garantis contre le péché : " quiconque est né de Dieu, dit Saint Jean, ne commet point le péché, parce que la semence divine demeure " en lui ", mais c'est à la condition que lui aussi " demeure en Dieu " (1ère Ep. III, 6-12). Et pour " demeurer en Dieu " ne faut-il pas " se séparer du monde " ? Il y a, remarque l'Auteur de l'Imitation de la vie pauvre de J. C. (3) trois choses qui sont à la base de l'amitié : la ressemblance, la conformité des volontés et l'échange des présents et des dons. Si nous voulons être les amis du Christ pour devenir les enfants de Dieu, voici donc les commandements que nous devons garder : " Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait " (Math. V. 48) ; - " C'est la volonté de dieu que vous soyez saints " (I. Thess IV, 3) ; - " Faites l'aumône et tout pour vous deviendra pur (Luc, XI, 41).

   Certes il ne saurait être question de prétendre que les amis de Dieu sont exempts de tout péché : ne sont-ils pas encore des hommes, même quand ils ont été élevés par la grâce divine à la dignité de frères du Christ ? " Si cependant, dit l'auteur de l'Imitation de la vie pauvre de J. C., vous péchez en quelque chose, ce sera par le volonté de Dieu que vous tomberez. Non pas que Dieu veuille le péché ; mais Il le permet afin que cette chute vous fasse connaître votre faiblesse et vos maladies spirituelles et que vous soyez ainsi consolidés dans l'humilité qui vous préservera de nouvelles " fautes " (4).

   Ainsi, même pour les Purs, pour les Parfaits, pour les Saints, il y aura des épreuves où leur courage et leur foi seront exposés à la tentation qui bouleverse l'âme, au doute qui étreint l'intelligence, à la lassitude qui déprime la volonté. Enfants de la Lumière, ils marcheront vers la Lumière, mais que de nuits ne leur faudra-t-il pas traverser pour parvenir au terme de leur voyage spirituel ? Nuit des sens, nuit du coeur, nuit de la pensée, aucune ténèbre ne leur sera épargnée, parce que en fin de compte la ténèbre seule est assez puissante pour les désapproprier de tout ce qu'ils ont reçu du monde, pour les détacher de tout le créé et opérer leur conversion vers le Maître qui les veut tout entiers à Lui. " Ce n'est que dans les nuits désespérées, noires et désolatrices, aux airs inspirateurs de mourir, où nul regret des choses perdues, nul désir des choses rêvées ne palpitent plus dans l'être, hormis l'amour seul ; - c'est seulement en ces sortes de nuits qu'un aussi rouge éclair peut luire, sillonner l'étendue et anéantir ceux qu'il frappe ! c'est en ce vide seul que l'amour enfin peut librement pénétrer les coeurs et les sens et les pensées au point de les dissoudre en lui d'une seule et mortelle commotion ! car une loi des dieux a voulu que l'intensité d'une joie se mesurât à la grandeur du désespoir subi pour elle : alors seulement cette joie, se saisissant à la fois de toute l'âme, l'incendie, la consume et peut la délivrer "(5).

   C'est alors surtout que les fidèles du Christ auront besoin de revêtir, comme des chevaliers, l'armure dont parle Saint Paul et qui, pour cuirasse, a la foi et la charité et, pour casque, l'espérance du Salut (6). Il ne leur suffira plus d'observer les commandements ; ils devront aussi et principalement mettre en pratique les conseils que donnait le Seigneur au jeune homme riche qui voulait être parfait ; il leur faudra, à la lettre, devenir le " sel de la terre " et la " lumière du monde " (Math. V, 13-14) et cette tâche grandiose,, qui s'offre nécessairement à quiconque veut être un soldat du Christ, il n'est possible de la mener à son terme que par l'exercice complet, achevé, exclusif de toutes les vertus chrétiennes, dans leur héroïsme et leur universalité : pauvreté, obéissance, chasteté, mansuétude, charité, miséricorde, simplicité dans les paroles, rectitude dans l'intention, adéquation de l'action et de la doctrine, abandon à la volonté divine pour toutes les choses de ce monde, paix intérieure dans la pureté du coeur et la lumière de l'esprit. De tels hommes " qui sont les élus parmi les élus et qui cachent au fond de leurs consciences les mystères ineffables... sont vraiment la semence divine, image ressemblante de Dieu, dont ils sont les enfants et héritiers légitimes, envoyés ici-bas comme en mission dans un pays étranger pour exécuter les vastes plans bien coordonnés du Père " (7).

   Ces missionnés de Dieu, ces Chevaliers du Christ, si inconnus qu'ils soient au monde, ne sont-ils pas unis par les liens d'une communauté spirituelle ? Le Grand-Prêtre, qui jugea que Jésus devait être condamné au supplice pour que la nation tout entière ne pérît point a prophétisé et il prophétisa que Jésus devait mourir " afin d'assembler en un seul corps les enfants de Dieu qui étaient dispersés ". (Jean, XI, 51-52).



(1) Notons ici que la bénédiction de la Rose était donnée à Rome dans l'Eglise Sainte-Croix de Jérusalem. La dernière Rose fut bénite par Benoît XV en 1923 et offerte à la Reine d'Espagne Victoria.
(2) A qui le nierait je conseille l'étude du livre récent et fort remarquable de SERGE MARCOTOUNE, La science secrète des Initiés et la pratique de la vie, trad. Franç. Paris, 1928.
(3) Première Partie, ch VII.
(4) Première Partie, ch. IX.
(5) VILLIERS DE L'ISLE ADAM, Akedysséril.
(6) Ephes. VI, 13-17 ; I Thess V, 8.
(7) CLEMENT D'ALEXANDRIE, quis div. Saiv. § 36.