CHAPITRE II LES MISSIONS DU VERBE « Le Christ de par Dieu, a été fait pour nous sagesse, justice, sanctification, rédemption ». I LE LOGOS ET LA CREATION
Que le fils de Dieu, le Verbe lui-même, ait-pu sincarner, prendre chère dans un corps humain et vivre dune vie humaine, nest-ce pas la preuve évidente quil y a antinomie, opposition fondamentale, hétérogénéité absolue entre la nature divine et la nature humaine ? Que, de plus, le Verbe incarné ait parlé un langage humain intelligible à tous ceux qui lont entendu, nest-ce pas aussi la preuve évidente quil ny a pas un abîme, un écart infranchissable entre la pensée divine et le langage humain ? Et, sil en est ainsi, ne sommes-nous pas autorisés à conclure, par réciprocité, que la nature humaine et le langage humain possèdent quelques traits par où ils se raccordent à la nature divine et à la pensée divine, puisque la nature et le langage de lhomme se sont révélés aptes à recevoir la vie dun Dieu, à exprimer la pensée dun Dieu ? Faisons un pas de plus : Ce Dieu, qui sest incarné et a parlé un langage humain, ce nest pas le Père, mais le Fils, il y a donc une sorte dappropriation spéciale du Fils à légard de la nature humaine, une accommodation, pour ainsi dire, de la nature divine dans le Fils à la nature humaine. Et quelle raison plus profonde peut-on donner de cette accommodation, sinon précisément dadmettre que cest le Fils qui a créé lhomme à son image et à sa ressemblance ? Mais le Fils nest-il pas à son tour lImage du Père (1) ? Cest donc sous le même angle que nous devons envisager à la fois lIncarnation, la Création et la Génération éternelle du Verbe en Dieu. Une première remarque simpose : le Fils est lunique engendré du Père ; en dehors du Fils il ny a pas proprement de génération en Dieu. Or ce fils est engendré comme Verbe ou Logos, donc comme Intelligence éternelle et infinie. Puisque lengendré est Intelligence ou Verbe, que peut être le générateur ou le Père sinon une pensée, éternelle et infinie, qui, en se pensant elle-même dans limmanence de sa Substance, engendre sa Parole ? Cest donc parce que Dieu le Père est essentiellement Pensée et rien que Pensée que son acte éternel de fécondité a produit et na produit quune Intelligence, un Verbe (2). Comment cette Image, qui est la manifestation du Dieu invisible, sera-t-elle visible elle-même ? Une image ne peut apparaître, devenir visible que dans la lumière. Mais lEsprit-Saint nest-il pas précisément la Lumière de Dieu ? Si le Fils est lImage du Père, il ne peut lêtre que dans lEsprit : cest dans la Lumière de lEsprit que le Fils est lImage du Père (4). Et nous comprenons ainsi pourquoi le Fils seul est Image et non pas lEsprit ; et aussi pourquoi il faut trois personnes dans la substance éternelle pour fermer le cercle où se meut la vie intérieure de Dieu. Ajoutons que le Fils est engendré de la Substance du Père, car cest seulement selon la nature ou la substance que saccomplit toute génération ; mais le Fils ne peut être Image quautant que le Père veut la Lumière dans laquelle il réfléchira lImage de sa propre substance. Si, par conséquent, le Fils est engendré de la substance du Père, lEsprit-Saint ne sera pas engendré : il procédera et il procédera, non pas de la substance, mais de léternelle volonté du Père. Cette procession seffectuera, toutefois, dans la substance même du Père ; sinon lImage qui doit se manifester dans cette Lumière ne pourrait plus être dite engendrée de la Substance du père (5). Dun autre côté, il faut dire que lEsprit procède également du Fils, car le Fils nest pas une image muette, un reflet dans un miroir, une peinture immobile sur un tableau. Parce quil est né de la Substance divine, il est Vie et il porte en lui la splendeur du Père. De même quil est fécondité de la Vie, il est donc rayonnement de Lumière ; et la Lumière que veut le Père pour manifester son Image, cest la Lumière même dont rayonne cette image. La Lumière du Père est aussi la Lumière du Fils et cette Lumière qui les enveloppe tous deux dans la splendeur de la gloire, cest probablement lEsprit-Saint. Et cet Esprit, à son tour, sera justement qualifié de Don, puisque cest le don de la Lumière qui constituera la grâce sanctifiante et fera des élus les enfants du Père et les frères du Fils premier-né. Ce caractère « révélateur » des deux Personnes divines, Fils et Saint-Esprit, comme Image et Lumière de lInvisible, explique leurs missions, cest à dire leur aptitude à être envoyées ; car, si elles manifestent la substance du Dieu caché, ce nest pas seulement pour Lui, qui se possède de toute éternité, cest aussi pour lUnivers quil a Créé et auquel il envoie sa parole et son Don. De même en effet que, en sa qualité de Don, lEsprit a une face tournée vers les créatures, le Fils, en sa qualité dImage, est la cause exemplaire de toute la création : le Fils et lEsprit sont, selon lexpression de Saint Irénée, « les deux mains du Père ». En ce qui concerne plus particulièrement le Fils, le fait que cest Lui et non pas le Père qui sest manifesté aux hommes (6) nous a déjà fait entrevoir une solution au problème de la création. En effet, si le Père demeure pour nous dans la vie présente le Dieu invisible et caché, il nen est pas moins vrai que les Anges ne cessent dans le Ciel dapercevoir sa face (7). Nen soyons pas surpris ; nous savons que le monde évangélique émane directement du Père et que nous naurons à notre tour la vision du Père quaprès la résurrection, lorsque nous serons entrés en possession de notre corps de gloire, parce que, revêtus de ce corps, nous pourrons être admis dans le Royaume de Dieu. Si donc nous avons reçus la visite du Fils en un corps de chair, cest parce que lUnivers des choses créées émane de Lui et non pas directement du Père : les mondes de Vie sont luvre du Fils. Si ces mondes de Vie, créés à lorigine des Temps, sont devenus, par la faute de lhomme coupable, des mondes de dissolution et de mort, ils nen restent pas moins dans la sphère de domination du Verbe ; mais les conditions de son Incarnation, telle quelle avait été conçue dans les primitifs desseins de Dieu, en ont été modifiées : du Christ glorieux quil devait être, il est devenu le Christ douloureux qui sest offert en sacrifice pour la rédemption des pêcheurs (8). Si la création de lUnivers est luvre du Fils, ne serait-elle pas déjà, en un certain sens, une première Incarnation du Verbe ? Parce quil est en dehors de Dieu, comme un objet de vision en face du voyant, lUnivers est nécessairement dune autre nature que Dieu ; sinon il serait en Lui. Or Dieu est essentiellement Pensée ; lUnivers sera donc objet de pensée et cest dans ce caractère dobjectivité que réside le fondement métaphysique de létendue ou de la matière. Mais lobjectivité de lunivers, si elle en fonde la matérialité, appartient, dans sa réalité intrinsèque et par son origine, à lordre de lIntelligible : elle doit être fondée, à son tour, dans une Intelligence. Et, si cette Intelligence est le Verbe divin, centre du monde intelligible, source de tous les possibles, foyer de vie universelle, le monde de létendue nous apparaîtra, dans sa racine, comme une objectivation de la Pensée de Dieu, telle quelle est représentée dans lIntelligence éternelle et infinie du Verbe. Ainsi le monde de létendue nest pas autre chose, en suprême analyse, que lextériorisation dans lespace infini, qui est le Rien, de tout lintelligible contenu dans le Verbe à létat de possible immanent ; il est, à la lettre, une incarnation de ce Verbe, le Christ cosmique (9). Lhomme Jésus sera une seconde incarnation du Verbe, mais renfermée dans les limites dun corps de chair ; et la figure de ce Christ humain sera lexact équivalent de la figure du Christ cosmique, sil est vrai que le microcosme est identique en essence au macrocosme et que lAdam terrestre a été créé à limage de lAdam céleste. --------------------------------------------------------------------------------------------------- (2) Cf. sur ce point nos Thèses pour une conception de la vie de lesprit. Paris. 1929 (3) Adv. Hoeres. IV. 6, 6 « Le Père, dit encore St. Irénée, est pour nous invisible et indéterminable. Mais son Logos le connaît, et, tandis que le Père est inénarrable, le Logos nous le raconte. Le Fils révèle la connaissance du Père par sa manifestation. La connaissance du Père est la manifestation du Fils, car toutes choses sont manifestées par le Logos » (loc. Cit. P 3). (4) « Il est impossible, dit St Basile, de voir lImage du Dieu invisible, sinon dans lillumination de lEsprit. Nest-il pas impossible de séparer se limage la lumière même de limage, puisquen même temps quon voit les objets on voit de toute nécessité la lumière qui les fait voir ? Concluons donc : dune part, cest par lillumination de lEsprit que nous voyons la splendeur de la gloire de Dieu ; dautre part, cest par lempreinte que nous sommes élevés jusqu'à la connaissance de Celui dont cette empreinte est la rigoureuse effigie ». (Lettre à St Amphiloque sur lEsprit P 64). (5) Cest par lopération du Saint-Esprit que le Fils sincarnera dans le sein de la Vierge ; cest aussi par lopération du Saint-Esprit que le Fils a été éternellement engendré du Père comme son Image et lempreinte de sa substance. Cest enfin par lopération du Saint-Esprit que le christ sincarnera mystiquement dans chacune des âmes humaines pour une nouvelle naissance. (6) Les Théophanies de lAncien Testament ne doivent-elles pas dès lors être attribuées au Fils, comme la soutenu toute la patristique, jusqu'à la seconde moitié du IV e siècle ? (7) Mathieu, XVIII, 10. (8) Cf. sur ces points notre Discours sur le Mystère du Royaume de Dieu. Paris, 1928. (9) « Dans la sphère de léternel et du divin, dit Soloviev, le Christ est léternel centre spirituel de lorganisme universel » (Leçons sur lHumanité-Dieu, trad. Severac). |