DEUXIÈME PARTIE

LA RÉVÉLATION DU CHRIST
 

CHAPITRE I

La Transfiguration et le Corps de Gloire


 


     Munis de ces notions élémentaires de Kabbale chrétienne, nous sommes préparés à comprendre le Mystère du Royaume de Dieu, qui fut proprement la Révélation du Christ sur la terre et renferme toute la substance de l'enseignement évangélique. Mais nous savons déjà que deux actes dominent toute l'initiation christique : la Transfiguration et la Résurrection. Recherchons d'abord ce qu'a signifié la Transfiguration.
 

     « Je vous le dis en vérité : il en est quelques-uns ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu (1). Or il arriva qu'environ huit jours après ces paroles il prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et il monta sur une montagne pour prier. Et pendant qu'il priait, l'aspect de son visage devint tout autre et ses vêtements devinrent blancs et brillants... »(Saint Luc, IX, 27-28). « Et il fut transfiguré devant eux ; son visage resplendit comme le soleil ». (Saint Mathieu, XVII, 2).
 

     Un premier point paraît évident : il y a un lien étroit entre le Royaume de Dieu et la transfiguration du Christ au Thabor et c'est bien en ce sens la plupart des Anciens (Théophylacte, Euthymius, Chrysostome, le gnostique Theodote) ont interprété ce passage de l'Évangile.
Quand le Christ fut transfiguré devant les trois apôtres qu'il avait choisis pour cette révélation, qui déjà furent seuls admis à voir de leurs yeux la résurrection de la fille de Jaire et qui se retrouveront réunis à la prière de Gethsémani, c'est bien une apparition du Royaume de Dieu qui leur fut présentée. Aussi saint Mathieu, qui dit à XIII, 43, que « Les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père », fait observer expressément à XVII, 2 qu'au moment de sa Transfiguration le visage du Christ « resplendit comme le soleil ». Tous les Théologiens sont en effet d'accord pour admettre que la clarté surnaturelle qui sur le Thabor émana du corps du Christ, comme le rayonnement d'une lumière intérieure, était bien la clarté de la gloire ; mais ils ne veulent pas en déduire que ce fut précisément la clarté du corps glorieux, pour ce motif que le corps du Christ n'était pas encore immortel et que la gloire de l'âme du Christ n'a point rejailli sur son corps avant la Résurrection (2).
 

     Pouvons-nous souscrire à cette réserve ? Remarquons tout d'abord qu'il est bien question au Thabor de la mort que le Christ doit subir prochainement à Jérusalem : « Et voici que deux hommes s'entretenaient avec lui : C'étaient Moïse et Élie qui, apparus dans une gloire, disaient son départ futur... » (Saint Luc, IX, 28) ; car tous les exégètes voient dans ce départ futur une allusion à la Passion. D'autre part, nous savons par l'Apocalypse de saint Jean (VI, II et VII, 9, 13) (3) que la blancheur des vêtements et du visage symbolise l'immortalité et signifie le corps spirituel, la forme sensible et glorieuse des Bienheureux. Il y a plus : même en admettant avec les théologiens thomistes que la clarté qui émana du corps du Christ sur le Thabor ne fut qu' « imaginaire », c'est bien en ce sens qu'elle fut l'image de ce que sera la perfection de la gloire, lorsque le corps sera rendu glorieux. La clarté qui fut dans le corps du Christ au Thabor représentait donc tout au moins la future clarté de son corps ressuscité et figurait par avance la dot qui sera un jour celle de tous les corps glorieux.
 

     Les Théologiens catholiques entendent par dot une qualité qui demeure et ils attribuent quatre dots au corps de gloire : l'impassibilité, l'agilité, la subtilité et la clarté. Seule, la clarté se manifesta au Thabor comme signe de la gloire dans le corps du Christ. « Cette clarté, dit le R. P. Pègues d'après saint Thomas, apparaissait là en ce jour pour montrer le terme glorieux auquel serait conduit par sa Passion et par sa mort le corps de Jésus, et la clarté qui se montrait dans ses vêtements et dans la nuée lumineuse symbolisait le terme glorieux auquel seraient conduits les saints qui marcheraient sur ses traces et, en raison d'eux, la transformation qui serait celle de l'univers renouvelé » (4). Puisque la clarté fut réellement manifestée et apparut éblouissante aux apôtres, comment peut-on dire qu'elle ne fut qu'un symbole ? Sans doute, elle était une figure, comme tous les actes du Christ ont été en un sens une figure, comme la Cène Eucharistique, par exemple, sera une figure de son Sacrifice au Calvaire. Mais par cela même qu'elle possédait une signification mystérieuse et surnaturelle, elle devait correspondre à une réalité dans l'absolu : le corps du Christ n'a pu sur le Thabor émaner une clarté de gloire que parce que, dans sa nature divine, par ses propriétés essentielles, il appartient au domaine de la gloire, c'est-à-dire au Royaume du Père.
 

     Demandera-t-on, s'il est vrai que le Christ posséda, durant toute sa vie terrestre, un Corps de Gloire, pourquoi la clarté n'en est apparue qu'une seule fois au Thabor ? Les Théologiens, s'appuyant sur saint Paul (1Ère aux Cor. XV, 44), considèrent le corps glorieux comme un corps spirituel, un corps entièrement soumis à la volonté et à la puissance de l'esprit. L'esprit peut donc, s'il le veut, par une contrainte qui comporte sans doute une souffrance, atténuer la clarté de son corps de gloire jusqu'à le rendre semblable à un corps de mort ou corps physique. C'est précisément ce qu'a dû faire le Christ pour s'unir parfaitement à la nature humaine.
 

     Mais, s'il en est ainsi, pourquoi le corps glorieux du Christ ne s'est-il manifesté aux apôtres que par la clarté ? Ne possédait-il pas déjà sur cette terre, avant la Résurrection, les autres dots du corps glorieux : l'impassibilité, l'agilité, la subtilité ? Relisons les Évangiles et demandons-nous comment Jésus a pu échapper à ses ennemis qui, à Nazareth, l'entraînèrent au bord du précipice pour le jeter dans l'abîme ; comment, dans le Temple de Jérusalem, il disparut à plusieurs reprises du milieu de la foule qui l'entourait pour le lapider. Demandons-nous comment il marcha sur la mer pour rejoindre ses disciples qui l'avaient quitté après la multiplication des pains ; et comment, dès qu'il fut monté dans la barque, celle-ci, qui était éloignée du rivage, atterrit aussitôt. Et, lorsque après sa résurrection, il apparaîtra à ses apôtres enfermés dans le cénacle, est-ce qu'il se manifestera à eux sous un autre aspect que celui qu'il portait sur la terre ? Son corps ne sera-t-il pas encore, tout au moins dans sa forme visible, fait de chair et d'os (5), à ce point que ceux qui le rencontreront sur le chemin d'Emaüs le prendront pour un étranger? Et c'est cependant avec ce corps fait de chair et d'os qu'il entrera dans le cénacle, toutes portes et fenêtres closes.
 

     Ne m'objectez pas que le corps de gloire doit être impassible et que le corps du Christ avant sa mort, ne fut pas impassible, puisque les Juifs ont pu le faire souffrir et le crucifier. Vous admettez qu'après la résurrection le Christ fut mis en possession de son corps de gloire et que cependant ce corps de gloire sous lequel il se manifesta à ses apôtres portait les cicatrices de la Passion. Observons en outre que, selon les théologiens, du fait que le Christ est monté au Ciel, il ne lui a rien été ajouté quant aux choses qui sont de l'essence de la gloire, soit au point de vue du corps, soit au point de vue de l'âme. Le corps du Christ a donc possédé sur la terre, dès sa résurrection, tous les attributs de la gloire. Concluons qu'il les possédait déjà avant sa Passion (6).
 

     Mais alors, qu'est-ce que signifie la Résurrection ?

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(1) Saint Marc (IX, 92-8) ajoute ici : « Venu en Puissance »; et nous avons ainsi la manifestation des trois attributs essentiels de la Sphère divine : la Gloire, la Puissance et la Royauté.
(2) On trouvera les détails de cette discussion dans le Commentaire français littéral de la Somme théologique de saint Thomas d'Aquin, par le R. P. Pègues (tome XI : la Rédemption) (3) CI. aussi : Ascension d'Isaïe (IV, 6 et IX, 9).
(4) Op. cit. p. 383.
(5) Conf. saint Luc, XXIV, 3944.
(6) « Les dons que posséderont les corps glorieux après la Résurrection, disait Ruysbroeck, le Christ les a déjà manifestés en son corps mortel. Il a montré sa clarté lors de la Transfiguration ; son impassibilité lorsque le jeudi-Saint il s'est donné lui-même en nourriture, avec des paroles de grande tendresse, sans avoir nullement à souffrir ; sa subtilité en sa naissance, qui laissa intacte la virginité de sa mère ; son agilité enfin, lorsqu'il marcha sur les eaux ». (Le livre du Royaume des Amants de Dieu, chapitre XXXVIII).