CHAPITRE III

Le Jugement dernier et la fin des Temps


 



     A quel moment de ses existences successives l'Homme aura-t-il gagné par la résurrection la faveur d'être admis avec un corps de gloire dans le Royaume de Dieu ? Doit-il attendre le Jugement dernier à la fin des Temps ou bien quelques âmes privilégiées recevront-elles la grâce de forcer, avant le siècle à venir, l'entrée du Royaume, comme le disait déjà saint Mathieu : « Depuis les jours de Jean-Baptiste jusqu'à maintenant, le Royaume des Cieux se prend par la violence ; ce sont les violents qui s'en emparent » (XI, 1-9) (1).

     Par cela même que la résurrection doit avoir pour effet de substituer un corps de gloire, non seulement au corps de mort dont l'Esprit de l'homme est revêtu pendant son existence terrestre, mais aussi au corps de Vie qui lui avait été donné à l'origine lors de sa création par Dieu, elle implique la dissolution et des mondes physiques et des mondes astraux, y compris les Paradis ou Jardins de Vie. C'est seulement dans des Cieux nouveaux et une Terre nouvelle que l'Homme, revêtu de son corps de gloire, pourra demeurer et se mouvoir ; car les théologiens ne répugnent pas à admettre que les substances spirituelles sont, elles aussi, dans un lieu et que par conséquent le Ciel de la gloire qui sort de séjour aux Anges fidèles et a été préparé dès l'établissement du monde pour recevoir les Esprits des Bienheureux, doit être aussi un lieu corporel, un milieu plastique, harmonisé toutefois avec l'ordre spirituel dans la vision béatifique. Or nous savons expressément par l'Apocalypse que ce renouvellement total de la Terre et des Cieux, qui suivra la régénération de l'humanité par la grâce divine, ne sera effectué qu'au moment du Jugement dernier et, par suite, à la fin des Temps. C'est à ce moment que toutes les âmes justes seront délivrées (2).

     En effet, si nous nous reportons au tableau que nous avons esquissé des mondes astraux pour nous limiter au domaine de la Manifestation formelle, nous apercevons
que celui-ci se compose de quatre plans principaux : le plan des Paradis ou Jardins de Vie ; le plan de l'Esprit divin ; le plan de l'Esprit vital et le plan de l'Esprit proprement humain, ce dernier se subdivisant en plans mental (pensée abstraite et pensée concrète), émotionnel et physique. A la mort du corps physique, tout Esprit, qu'il ait été ou non régénéré par la grâce, s'élève à travers le plan émotionnel (Purgatoires et premier Ciel) et le plan de la pensée concrète (2° Ciel) jusqu'au plan
supérieur de la pensée abstraite (3° Ciel). Ces divers plans appartiennent à ce que la Métaphysique hindoue appelle très justement le « courant des formes » (3). Tout Esprit qui ne monte pas au-delà du plan supérieur de la pensée abstraite demeure dans le courant des formes et, par suite, est astreint à redescendre jusqu'au plan physique : telle est la loi de la réincarnation. Saint Paul est monté
au 3° Ciel dans son extase sur le chemin de Damas et il en est redescendu (2° Épître aux Corinthiens, XII, 2).

     Pour être affranchi de la nécessité de renaître qui s'impose à la majeure partie des Esprits, il faut que le corps de Vie soit suffisamment purifié, régénéré par la grâce divine, de façon qu'après la mort l'Esprit qui l'a animé sur cette terre traverse tous les plans planétaires et pénètre dans les plans solaires qui composent les mondes de l'Esprit vital et forment le 4° Ciel. Une fois que ce stade a été atteint, non seulement l'Esprit, qui n'est plus désormais revêtu que de son seul corps de Vie, ne saurait redescendre dans les plans inférieurs ; mais son ascension va se poursuivre à travers les plans supérieurs qui composent les mondes de l'Esprit divin (ou plans Zodiacaux) et forment le 5° Ciel, jusqu'à la limite supérieure des mondes astraux, c'est-à-dire aux Paradis ou Jardins de Vie (6° Ciel) (4). Mais, parce qu'il ne possède que le corps de Vie, le corps de gloire ne devant lui être donné qu'à la résurrection, l'Esprit ne peut s'élever plus haut et pénétrer dans ce Royaume de Dieu qui est la demeure des Anges et constitue le 7° Ciel. Ces phases de l'évolution de l'Eprit dans les mondes invisibles peuvent être schématisées en trois lignes :

     Ainsi les justes attendent, dans les Paradis ou Jardins de Vie, l'heure du jugement dernier qui leur apportera, avec le don du corps de gloire, la possession définitive de la Vie éternelle dans la vision béatifique. Mais les Évangélistes nous enseignent que depuis le baptême de Jean certains peuvent s'emparer par la violence du Royaume de Dieu. Certes, il ne saurait être question de faire violence à Dieu ; il ne peut donc s'agir ici que d'une énergie toute spirituelle qui, portée par le désir de Dieu à son extrême tension, s'efforce d'atteindre à la vision face à face et, à certains instants, réussit à vivre de la vie angélique dans le Royaume. Ces «Amis de Dieu » ne peuvent être admis à un tel privilège que parce qu'ils ont été, au cours de plusieurs existences successives sur la terre, des Soldats du Christ ; et encore faut-il que Dieu les attire en quelque sorte à Lui pour les soustraire à la loi qui les attache à leur Paradis. C'est cette attraction divine que le mystique musulman Al Hallaj a fort bien décrite quand il dit que « Dieu interrompt, par son irradiation, les élus du Paradis dans leur jouissance du Paradis, pour les ravir hors d'elle par son Irradiation ». Selon Al Ballaj, la jouissance du Paradis est un plaisir créé qui ne dure pas et que peut suivre l'ennui ; c'est pourquoi Dieu ravit ses amis privilégiés et c'est leur retour à eux-mêmes, succédant à l'irradiation de Dieu pour eux, qui répand en eux la jouissance, « car en Dieu on ne peut prendre jouissance ». « L'amour est jouissance, mais en Dieu on ne saurait prendre jouissance, car les stades de la réalité sont : l'étonnement, l'extinction (de la dette) ; le ravissement » (5)

     Mais cette union avec Dieu dans la gloire, par cela seul que l'esprit ne possède pas encore son corps de gloire, ne saurait être que lointaine et fugitive. Dieu peut multiplier, selon sa volonté, ces instants de béatification ; c'est seulement à la Fin des Temps que s'effectuera, selon la belle parole de Sédir, « l'union perpétuelle dans les splendeurs de quelqu'un des appartements du Père» (6). Et la question qui se pose est de savoir à quel moment se produira cette Fin des Temps que doit marquer le Jugement dernier.

     Selon Sédir, «le véritable Jugement dernier n'aura lieu qu'à la fin de la Création, lorsque tous les êtres ayant vu la Lumière, il ne restera plus qu'un seul révolté qui courbera enfin sa tête orgueilleuse et rentrera dans l'obéissance qu'il avait été le premier a rejeter» (7). Cette doctrine consolante (8) est en contradiction avec tout l'enseignement de l'Évangile et avec les révélations de saint Jean, qui font de l'enfer le lien de châtiment des âmes damnées. Il n'y aurait d'ailleurs pas besoin d'un jugement, si au dernier jour toutes les âmes avaient été rachetées par la grâce du Christ. La tradition juive a donné sur ce point la solution qui paraît la plus acceptable. Puisque toutes les âmes humaines ont été créées avec et dans l'âme du premier Homme, leur nombre est nécessairement limité ; il ne pourrait d'ailleurs, en aucun cas, être infini, puisque Dieu seul est infini (9). Mais si le nombre des âmes humaines est limité, il viendra un moment où elles seront toutes incarnées (10). D'autre part, on ne peut supposer que les âmes, une fois incarnées, puissent se réincarner indéfiniment. La somme d'expériences et d'épreuves qui leur est dévolue par les décrets de Dieu ne doit pas être moins finie que le nombre même des âmes, sous peine de rendre l'épreuve illusoire et l'expérience sans sanction. Il y a un terme aux réincarnations d'une âme et ce terme achève le cycle de ses migrations. Si, au moment où s'achève ce cycle, elle n'a pas été régénérée dans la grâce du Christ, sa destinée est réglée provisoirement jusqu'à ce que le jugement qui doit intervenir à la Fin des Temps lui attribue le lieu où elle passera son éternité.

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(1) Ces violents, ce sont " les publicains, les pécheurs et les prostituées ", d'après les P.P. LAGRANCE et DURAND qui, dans leurs commentaires de saint Mathieu, se réfèrent à saint Luc (XVI, 16).
(2) Cf. saint Luc (XXI, 28) : « Quand ces choses commenceront à arriver, redressez-vous et relevez la tète, parce qu'approche votre délivrance ».
(3) On trouvera sur cette métaphysique d'excellents développements dans les ouvrages de M.René Guénon, notamment Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues et L'homme et son devenir selon le Vedanta.
(4) L'un de ces Paradis est le Sein de Abraham où l'Évangile dit que fut recueilli après sa mort le pauvre Lazare. Cette attribution d'un Paradis à la race juive pourrait motiver un curieux rapprochement avec la notion occultiste des Familles spirituelles (cf. Marc HAVEN, Le corps, le cœur de l'Homme, et l'Esprit).
(5) Cf. La Passion d'Al Ballaj, par Louis Massignon, p, 694.
(6) Conférences sur l'Évangile, tome II, p. 52.

(7) Mystique chrétienne, p. 159.

(8) C'était déjà l'opinion des Manichéens qui disaient que le monde ne finira que le jour où toutes les âmes seront libérées. Les Gnostiques y mettaient des distinctions. Selon eux (cf. notamment Pistis Sophia), même lorsque l'âme pécheresse a été livrée après la mort aux tourmenteurs, tout espoir de la sauver n'est pas perdu. Elle est envoyée dans un autre corps, parfois dans une succession de corps. Cette migration constitue un cycle. L'âme ne sera définitivement perdue que si elle achève le cycle sans s'être repentie. Le cycle sera consommé lorsque viendra la fin. Celle-ci aura lieu lorsque sera complété le nombre des âmes. (Cf. Gnosticisme et gnostiques, par Eug. de Faye, p. 275 et 395 et le livre d'Alfaric sur Les Écritures manichéennes, p. 46).

(9) C'était aussi la tradition grecque : « Les mêmes âmes,dit Platon, doivent toujours exister ; car, puisqu'aucune d'elles ne périt, leur nombre ne saurait diminuer ». (République 611A).

(10) C'est ce moment qui, selon la tradition juive, doit marquer l'avènement du Messie en Israël : « Le Messie, dit une Sentence du Talmud, n'arrivera que quand la série des âmes destinées à venir au monde sera épuisée » (Yebamoth, 62 a). C'est afin d'avancer la venue de ce moment qu'il était prescrit aux familles juives de procréer de nombreux enfants ; toute stérilité, retardant la délivrance du peuple de Dieu, était pour ce motif une cause d'opprobre.