La religion de combat par labbé Joseph Lémann Livre deuxième Chapitre Quatrième Le missionnaire au loin - I. Le Christ aurait pu établir, seul, le royaume de Dieu; il a préféré, à une solitude de gloire, des compagnons de succès qui étendraient au loin ce royaume. I Entre tous ceux que nous avons présentés, au chapitre précédent, comme ayant au coeur la flamme apostolique, il en est un qui mérite un relief spécial, des pages à part: le missionnaire. Le Livre de la Sagesse se plaît à dire des justes en général quau jour du jugement ils étincelleront comme des feux qui courent au travers des roseaux. Ces feux qui courent au travers des roseaux, quelle originale figure! Elle signifie que, au grand jour des rétributions, les justes, dominant sur les méchants atterrés, apparaîtront ainsi quune flamme dévorante au milieu de roseaux desséchés qui senflamment et craquent de toutes parts. Mais ne peut-on pas dire que, avant de trouver sa réalisation au point de vue de la justice, cette expressive image en trouve déjà une, au point de vue de la miséricorde, dans le zèle des missionnaires? Ne ressemblent-ils pas, en effet, à des feux qui courent et scintillent parmi les roseaux et les hautes herbes des lointains pays? Et dans quel but cette course éloignée, ce scintillement à perte de vue? Toujours, pour sauver les âmes, mais aussi pour faire avancer et dilater le royaume de Dieu. Le royaume de Dieu, quelle vaste et sainte chose! Il était au pouvoir du Fils de Dieu, Notre-Seigneur, de luniversaliser durant sa vie, en faisant que, du levant au couchant et du septentrion au midi, tous les hommes et tous les peuples se prosternassent devant son Évangile et le nom de son Père. Qui en doute? Au jardin de Gethsémani, les légions danges nétaient-elles pas toutes prêtes. Pensez-vous, disait le Christ à ceux qui venaient pour semparer de sa personne, que je ne puisse pas prier mon Père et quil ne menverrait pas aussitôt plus de douze légions danges? Sur un mot de ses lèvres, les légions danges se fussent précipitées. En vérité, quels obstacles eussent pu rester debout devant le Fils de Dieu et ses légions? Il était donc au pouvoir de Jésus-Christ détablir et duniversaliser en un moment le royaume de Dieu; en un clin doeil! Il nen a pas décidé ainsi: pourquoi? Il suffira dindiquer une raison pleine de grandeur et de bonté: Ce que le Christ tout-puissant na pas voulu faire par lui-même durant sa vie, il se réservait de le faire par ses apôtres à travers une suite glorieuse de siècles. Le royaume quil pouvait établir et universaliser avec la vivacité et la rapidité de léclair, il a préféré létablir et luniversaliser lentement, pas à pas, acquérir continent par continent, île par île, cur par cur, en se servant, pour ces conquêtes, des hommes, de ses amis, des missionnaires. En un mot, il na pas voulu, le bon Maître! être conquérant tout seul; il a préféré, à une solitude de gloire, des compagnons darmes et de succès. Ce choix nest-il pas très glorieux pour la race humaine? Il est annoncé par saint Paul quun jour au dernier jour le Fils de Dieu remettra le royaume à son Père. Quelle sera belle, à la face des générations et des mondes assemblés, cette journée de présentation dans laquelle le Christ victorieux introduira devant son Père les compagnons de ses travaux, ses apôtres, ses martyrs, ses vierges, ses confesseurs, tous ceux qui auront été pour quelque chose dans son triomphe, dans sa conquête; et quelle gloire se découvrira pour la race humaine lorsque le Christ dira cette parole: «Voici ceux, mon Père, qui mont aidé à conquérir votre royaume.» Oh! comme on comprend bien, en songeant à cette sublime péroraison de lhistoire humaine, que le Fils de Dieu nait pas voulu vaincre et conquérir tout seul, mais quil ait préféré se donner des compagnons de conquête! II Les gouvernements, autrefois, se faisaient un devoir et un honneur dêtre les premiers compagnons du Christ dans la propagation et lagrandissement du royaume de Dieu. Les flottes de lÉtat transportaient, avec les guerriers, les missionnaires, dont la main allait répandre, dans les régions nouvelles, la bonne semence de lÉvangile. Lorsquon lit attentivement lhistoire des âges qui ont précédé le nôtre, on constate que, jusquau xvie siècle, cest-à-dire jusquà lapparition de Luther, la propagation de la foi saccomplissait par les soins réunis des gouvernements et des populations: lÉtat tout entier. Que cétait grand et magnifique! Oui, le spectacle était grand et magnifique, quand on voyait la France gouvernement et peuple français lEspagne gouvernement et peuple espagnol la Hollande gouvernement et peuple hollandais conduire et protéger au loin la croix qui civilise en même temps quelle bénit! Le missionnaire catholique, arrosant de ses sueurs et de son sang les forêts indiennes ou américaines, pouvait compter sur lassistance de la nation à laquelle il appartenait, et il sentait la fierté patriotique sallier à sa flamme apostolique. Ne semble-t-il pas que le prince qui est descendu dans la tombe en serrant contre son cur les plis de son drapeau blanc, ait donné un souvenir et un regret à cette magnificence, quand sa main royale, avant de se glacer par la mort, a tracé ces mots sur son testament: «Je lègue 500.000 francs à la Propagation de la foi?» Ce legs est le dernier service de la monarchie chrétienne à la cause publique du salut des âmes et du royaume de Dieu: cest lor de saint Louis servant la propagation de la foi, au défaut de son sceptre, et dans le sommeil de son épée! Avant la Réforme et la Révolution, le royaume de Dieu savançait donc au loin par les soins réunis des gouvernements et des peuples. Depuis lors, hélas! ce bel ordre a été brisé; les États de lEurope, au lieu de continuer dans les régions lointaines leur mission bienfaisante, nont plus été occupés quà sentre-déchirer, dévorant en querelles et en luttes fratricides les ressources de génie et dargent que le ciel leur avait attribuées pour en faire part au reste de lunivers. Dans cette situation douloureuse et délicate, quest devenu le développement du royaume de Dieu? Sest-il ralenti? Pas le moins du monde. Un fleuve qui est venu du ciel ne disparaît pas sous terre, alors même que la terre se montre ingrate: son rejaillissement est forcé et éternel! Seulement, au lieu dêtre conduite comme jadis par les gouvernements et les princes, la propagation de lÉvangile a continué sa marche avec une allure plus démocratique. Le protectorat échappé aux mains des princes a passé au peuple dune façon très douce et très régulière, par linstitution de loeuvre de la Propagation de la foi. Le nombre des missionnaires sest accru, et les fidèles se sont ligués à la façon des grains de corail réunis en dizaines, pour les aider. Ensemble ils ont fait des prodiges. Les gouvernements nétaient plus là, occupés dans la politique ou dans des guerres: les particuliers, réparateurs de ce désistement, ont rivalisé dabnégation et dhéroïsme; cétait, peut-être, moins glorieux au loin, moins solennel, mais le résultat était plus universel, plus populaire. Devant labandon des puissances et des principautés, la Providence ne sétait pas trouvée dans lembarras, elle avait dit: puisque les cèdres ne veulent plus protéger la foi, les roseaux et les joncs lui serviront de barques! Chers missionnaires, cest donc vous que nous voulons célébrer, nous vous portons envie! Dieu, du moins, nous fasse la grâce de contribuer, par ces pages, à grossir vos phalanges et vos ressources! III Arrêtons-nous dabord sur les commencements du missionnaire: comment sest-il formé? Il nétait encore que tout jeune enfant que, déjà, il cherchait sa vocation. Tandis que ses compagnons denfance étaient insouciants comme ou lest à cet âge, lui se montrait un chercheur. Une pareille vocation est, dordinaire, le résultat dune triple combinaison suave: le résultat, dabord de la grâce divine qui prévient: Ce nest pas vous qui mavez choisi, mais cest moi qui vous ai choisis; le résultat, ensuite, de la fidélité à une toute petite chose, un petit sacrifice denfant, une pratique innocente qui aura ravi le coeur de Dieu; le résultat, enfin, de la piété dune mère, sa récompense; oui, la plus haute et la plus douce récompense accordée à la piété dune mère, cest que son fils annonce un jour la Vérité! Cet enfant cherchait donc son avenir; un je ne sais quoi de profond le travaillait, le tourmentait. Tout à coup lenthousiasme sest emparé de lui et un feu a brillé dans ses regards. Cest une grande et sainte chose que lenthousiasme! Il se compose de deux éléments: une idée, et de la flamme; la flamme qui sallume dans le cur en correspondance avec lidée qui sest fixée dans lesprit. On éprouve alors un transport inconnu. Cest un frissonnement et, en même temps, un ravissement qui touche à lextase, et qui enlève. Deus, ecce Deus! disaient les anciens, Dieu, voici Dieu! ils ne se trompaient pas; dans lenthousiasme, il y a du divin qui survient et qui enlève. Voilà pourquoi, lorsque ce souffle sempare de nous, notre stature grandit; on est disposé à tout braver; si cétait possible, on déplacerait des montagnes, et, dun bond, ou irait jusquau bout du monde. Tel est lenthousiasme. Le jeune enfant, futur missionnaire, vient de léprouver. Lidée pour lui, cest le royaume de Dieu à étendre; la flamme, cest lamour des âmes. Quest-ce qui en a été loccasion? Tantôt un récit, tantôt une lecture: flèche sortie, à son heure, du carquois de Dieu! Mais, quelle que soit la cause qui a produit létincelle, et pour nimporte quel missionnaire, deux passages des Écritures se mêleront toujours à la composition de son enthousiasme, le nourriront, empêcheront quil ne décroisse; voici le premier: Le spectacle des tentes du camp dIsraël. Du sommet des montagnes de Madian, Balaam, raconte le Livre des Nombres, contemplait au loin, par un soleil radieux, le campement dIsraël qui habitait sous ses tentes. Il était venu pour maudire, et la vision lui arrache cet élan: Que tes pavillons sont beaux, ô Jacob! Que tes tentes sont belles, ô Israël! Elles sont comme des vallées couvertes de grands arbres, comme des cèdres plantés sur le bord des eaux. Balaam connut donc lenthousiasme du royaume de Dieu; mais, prophète malgré lui, cupide et avare, il sentit son enthousiasme tomber et sévanouir, étouffé sous la poussière dor que lui remit le roi de Moab. Tout différent est celui du missionnaire: commencé dans ladmiration, il se traduit dans le désintéressement et le don de soi. Non seulement, il admire comme Balaam, non seulement il prononce: Ô Israël, ô Église catholique, que bien disposés sont tes pavillons! que belles sont tes tentes! mais il sécrie avec une sainte audace: Jajouterai, si cest possible, quelques tentes de plus au campement de lÉglise de Dieu! Lautre passage des Écritures qui a contribué à remuer son coeur et le tiendra toujours en haleine, est ce texte du Vieux Testament, duquel on peut dire quil aura enfanté tous les missionnaires sous le Nouveau Testament: Quils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui annonce et prêche la paix, de celui qui annonce la bonne nouvelle ! Ce texte est du prophète Isaïe. Un commentaire de saint Bernard en rehaussera léclat: Le grand moine considère le Fils de Dieu qui sest fait homme, qui a pris, par conséquent, des pieds comme les nôtres, et alors, dans un transport dadmiration pour tant de bonté, il sécrie: Calceata Majestas, la Majesté sest chaussée, pour venir à nous. Quelle hardie et saisissante expression: la Majesté divine sest chaussée! Aperçoit-on Dieu, pur esprit, qui se fait chair, prend des pieds pour pouvoir devenir pèlerin, voyageur, et se fatiguer parmi les hommes, calceata Majestas! Or, cest depuis ce voyage de la Majesté que sest réalisée lannonce réjouissante du prophète Isaïe: Quils sont beaux, sur les montagnes, les pieds de ceux qui annoncent la bonne nouvelle, les missionnaires! Avant Jésus-Christ, il ny avait pas de missionnaires, on ne soupçonnait pas ce que cétait quun envoyé du ciel avec mission de sauver les âmes. Lexemple du Fils de Dieu fait homme et sa parole les ont créés: Allez, enseignez toutes les nations. Avant Jésus-Christ, on ne connaissait pas ce genre étrange de beauté: la beauté de grossières chaussures et dun bâton ferré, quils sont beaux sur les montagnes, les pieds de ceux qui annoncent la paix! Eh bien, cest cette beauté qui a séduit cet enfant de quinze ans; pieux lévite, il a médité, dans le silence du séminaire, le texte du Prophète et lexemple de la Majesté divine; il sest dit dans une extase céleste, avec un sentiment ravi: «Si je me fais missionnaire, quand Jésus-Christ remettra le royaume à son Père, il y aura, dans ce royaume, un petit coin qui sera devenu ma conquête, arrosé de mes sueurs! » Alors il sest levé. Il a confié son dessein à sa mère; à travers des larmes, il a obtenu son consentement. Le moment du départ est arrivé. La nouvelle sest répandue que le missionnaire va partir. Ô père chrétien, bénissez votre fils qui sen va au loin porter la vérité. Parents, amis, accourez pour lui serrer une dernière fois la main; embrassez ses pieds, qui vont être beaux sur les montagnes; et puis rangez-vous, laissez passer le royaume de Dieu! IV Le missionnaire est arrivé sur le champ réservé à ses labeurs. Contemplons-le dans son action. Il y a bientôt vingt siècles que saint Jean-Baptiste a fait cette réjouissante annonce: Le royaume de Dieu est proche ; le royaume de Dieu est arrivé chez vous. Après tant dannées, cette annonce est encore nouvelle et vraie, comme au temps de Jean-Baptiste. Dans un pays lointain où le missionnaire aborde, cest le royaume de Dieu qui se présente avec lui. Il en personnifie les prévenances. Prévenances du royaume de Dieu: comme ce mot est doux, comme cette idée est souriante! Ce divin royaume prévient et sollicite; il vient chercher ses sujets! Pour chacun de nous, durant la vie, il y a des prévenances de ce royaume. Qui ne les a connues? Qui nen a, à certaines heures, subi les charmes et les pressantes sollicitations? Elles sont variées à linfini, mais toujours délicates. Par exemple: pour le philosophe, pour le protestant sincère, pour le déiste rêveur, en un mot, pour toute intelligence qui cherche franchement la vérité, cest un je ne sais quoi didéal et de souriant qui lui dit, lorsquil pense au catholicisme: «Oh! comme lÉglise catholique est belle! » Pour lhonnête homme, qui est esclave du devoir et qui, par une contradiction pénible, ne remplit pas ses devoirs de chrétien, cest un doux reproche qui lui dit au cur: «Oh! comme les sacrements sont bons, et comme ils te donneraient, dans tes épreuves, le courage de souffrir!» Pour lhomme coupable, très coupable, cest le remords qui bat son cur comme un flot inquiet, et lui montre la justice tout à la fois belle et sévère Or toutes ces visions, ces attraits, ces sourires, ces poursuites, ces remords, ne sont pas autre chose que les prévenances du royaume de Dieu qui veut avoir chacun de nous pour citoyen, pour sujet, pour enfant! À lheure du trépas, ces prévenances redoublent, et, pour le juste, elles sont merveilleuses. Que de fois, autour dun lit de mort, aux yeux des assistants, le visage du juste tout à coup silluminait; il souriait à une vision, il tendait les bras, et il passait, comme emmené: cétait le royaume de Dieu qui était venu le recueillir! Chose admirable! ce royaume a des prévenances pour les contrées tout aussi bien que pour les individus. Lorsque Christophe Colomb, pressé par une inspiration, sélançait à travers les mers et plantait la croix, en débarquant, sur le rivage du nouveau monde, cétait, il nen faut pas douter, non seulement une découverte, mais une prévenance: la prévenance du royaume de Jésus qui voulait compter lAmérique au nombre de ses domaines dhonneur. Lorsque la Révolution éclatant en France contraignit des troupes de prêtres et de religieuses à émigrer en Angleterre, semblables à ces semences enlevées pendant un orage, et emportées sur laile des vents en dautres lieux où elles éclosent: il y avait là, nen doutons pas encore, une délicate prévenance; cétait le royaume de lÉglise qui venait dire à lAngleterre: Redeviens sur ma carte lîle des saints! En un mot, tout est si bien combiné dans lordre providentiel, que, lorsque le royaume de Dieu se découvrira au jugement général, pas une âme, pas un peuple, pas une contrée, pas une île naura le droit de dire à ce royaume: Vous maviez oubliée, vous ne maviez pas prévenue Ô prévenances de la félicité et de la béatitude, comme vous êtes pressantes et maternelles! Vous noubliez personne. En décrivant et en admirant ces prévenances du royaume de Dieu, nous ne nous sommes pas trop écartés de notre missionnaire: nen est-il pas la plus touchante personnification? Oui, sur ces plages lointaines, un apôtre qui arrive personnifie bien, dune manière saisissante et touchante, le royaume de Dieu qui vient chercher les enfants de cette contrée. Cest vraiment le ciel qui vient faire des avances à cette terre. Et de fait, le missionnaire est regardé comme un ambassadeur du grand Esprit et du grand Royaume. Un prêtre, là-bas, est un envoyé du ciel. Dans notre vieille Europe, au sein de populations et sous le coup de législations qui redeviennent peu à peu sauvages, hélas! par décadence, le prêtre apparaît comme une chose usée, comme un fardeau; on na que faire de son ministère et de sa personne, parce quon na que faire du ciel. Les mauvaises doctrines ayant habitué les populations à regarder le bien-être sur terre comme la réalisation de la béatitude, et à ne rien espérer au delà de cette vie, il sensuit que la présence du prêtre est insupportable: sa robe noire rappelle trop quici-bas cest la vallée de larmes, et là-haut seulement, le ciel. Mais dans ces pays lointains, sauvages encore peut-être, mais par enfance et non par apostasie, la Robe noire est regardée naïvement comme un envoyé de la patrie céleste. Là-bas, le ciel est considéré à lendroit, il nest pas déplacé: les insulaires comprennent quil est en haut, et non en bas, puisquil luit sur leur tête; et la pensée du ciel fait partie de leur législation. Aussi comme le missionnaire est bien accueilli! Comme sa parole est bue! Cest une rosée qui tombe sur une terre avide et lui fera rendre le cent pour un. Comme ses mains qui baptisent et absolvent sont entourées de respect! Cest vraiment la liberté qui vient délivrer des captifs, pour le ciel! On lentoure, on le remercie, on adore avec lui le Dieu de la paix, le Dieu qui la envoyé. Pour ce pays en fête, il est la prévenance du royaume de Dieu! Quelques faits édifiants appuieront cette appréciation: Qui ne connaît lépisode raconté par Chateaubriand sur la conquête du Paraguay! «Les missionnaires, dit-il, avaient remarqué que les sauvages de ces bords étaient fort sensibles à la musique: on dit même que les eaux du Paraguay rendent la voix plus belle. Les missionnaires sembarquèrent donc sur des pirogues avec les nouveaux catéchumènes; ils remontèrent les fleuves en chantant des cantiques. Les néophytes répétaient les airs, comme des oiseaux privés chantent pour attirer dans les rets de loiseleur les oiseaux sauvages. Les Indiens ne manquèrent point de se venir prendre au doux piège. Ils descendaient de leur montagne, et accouraient au bord des fleuves pour mieux écouter ces accents: plusieurs dentre eux se jetaient dans les ondes et suivaient à la nage la nacelle enchantée. Larc et la flèche échappaient à la main du sauvage; lavant-goût des vertus sociales et les premières douceurs de lhumanité entraient dans son âme confuse; il voyait sa femme et son enfant pleurer dune joie inconnue; bientôt, subjugué par un attrait irrésistible, il tombait au pied de la croix, et mêlait des torrents de larmes aux eaux régénératrices qui coulaient sur sa tête.» Nest-ce pas une scène charmante des prévenances du royaume de Dieu? Mais là où elles apparaissent peut-être encore plus touchantes, cest lorsque la mission de lapôtre est environnée de dangers. Il nous souvient avoir rencontré à Rome, à lépoque du Concile du Vatican, le jeune évêque de la Corée. Sachant quun édit de proscription avait été lancé contre lui par le roi de cette presquîle, édit qui le menaçait de mort sil remettait les pieds en Corée, nous lui demandâmes avec un empressement sympathique: «Monseigneur, que pensez-vous faire?» Il répondit: «Je vais retourner en Corée; et si je ne puis entrer, eh bien, je me mettrai dans une barque, et je passerai mon temps à tourner autour de mon diocèse et à prier le bon Dieu jusquà ce quon me laisse revoir mes enfants.» Il le fit. Cette barque qui tourne et retourne autour de lîle, portant un évêque: quel spectacle! Ô prévenances du royaume de Dieu! On ne se lasse pas de citer, ne vous lassez pas de lire, chers lecteurs. Par exemple encore, quoi de plus touchant que les poursuites des missionnaires dans lextrême nord de lAmérique! Là sétend un pays trois fois grand comme la France, le Mackenzie; malgré son étendue, il contient à peine quinze mille habitants, à cause de sa température glaciale. Divisées par petits groupes, les peuplades y mènent une vie nomade, attirées par les chances de la chasse et de la pêche. Les missionnaires sont donc obligés de poursuivre tour a tour les groupes voyageurs, par une température qui descend parfois jusquà 50 degrés de froid. Ils couchent sur la neige, enveloppés de fourrures. Il y a dans ces régions polaires près de cinq mois dobscurité, adoucie seulement par léclat extraordinaire de la lune et par de magnifiques aurores boréales. Les courageux apôtres de ce rude pays sont parvenus à convertir les trois quarts de ces peuplades sauvages, et les néophytes les consolent par une grande ferveur. Toutes les fois que ces pauvres gens peuvent rencontrer un prêtre, cest un véritable assaut des sacrements: les nouveau-nés sont baptisés, les pécheurs réconciliés, le pain des anges réconforte toute la petite peuplade; on se sépare: quand se reverra-t-on? Le missionnaire courant ainsi à la recherche de quelquune de ces peuplades, nest-il pas vraiment la personnification des prévenances du royaume de Dieu? Et quelle consolation pour son coeur de prêtre, lorsquaprès une journée de marche et de fatigue dans un pays inexploré, il se dit, le soir, au moment de prendre son repos: «Aujourdhui la croix a été plantée un peu plus loin; les frontières du royaume de Jésus mon bon maître ont été reculées dans lespace; depuis aujourdhui on récite le Notre Père là où on ne lavait encore jamais récité!» Ô Seigneur, que votre Église est belle! comme votre royaume savance avec majesté! Que lon considère le dôme imperturbable de Saint-Pierre de Rome qui saperçoit au loin, ou que lon considère la tente mouvante de lhumble missionnaire en marche, cest toujours lÉglise ou le royaume de Dieu qui campe et rayonne, et cette extase dadmiration sera vraie jusquà la fin des siècles: Que tes pavillons sont beaux, Ô Jacob; que tes tentes sont belles, ô Israël! V En quittant son pays natal, le missionnaire avait dit à ses proches et à ses amis: ne moubliez pas. Un jour, le divin Maître se trouvant avec ses disciples dans la campagne de Judée, leur fit connaître ce suave et consolant enchaînement de tous les travaux des chrétiens: Levez vos yeux, dit-il, et considérez les campagnes qui sont déjà blanches et prêtes à moissonner. Puis il ajouta «Je vous ai envoyés moissonner ce qui nest pas venu par votre travail: dautres ont travaillé et vous êtes entrés dans leurs travaux.» Entrer dans les travaux dautrui, quelle expression admirable! Et quel horizon inattendu et consolant! Cest le dogme de la fraternité catholique. Nous entrons dans les travaux les uns des autres. Par conséquent, ô céleste consolation! pour une mère qui fit héroïquement son sacrifice, pour un frère qui resta sur la plage jusquau moment où le navire disparut, pour un ami qui dit adieu à son ami denfance, pour tous ceux qui pensent au missionnaire, qui ne loublient pas, qui viennent à son secours, se réalise cette participation si douce: ils entrent dans ses travaux. On entre de deux manières dans les travaux du missionnaire: par la prière et par la charité; en priant pour lui et en lui envoyant des secours. Voilà pourquoi lapôtre saint Jean, coeur tendre et regard daigle, saluant dans lavenir du royaume de Dieu les missionnaires et les missions, fit cette recommandation: Pour son nom, ils sont partis! pour le nom de Jésus; Nous sommes donc obligés de les soutenir; à leur magnanimité correspond le devoir de notre générosité; Afin de travailler avec eux à lavancement de la vérité; à eux, le dévouement et le courage du départ, à nous la consolation de venir à leur secours, et pour tous, lhonneur de la vérité propagée! Il sest passé, dans lhistoire des missions, une magnifique scène symbolique de lenchaînement des coeurs et des travaux des chrétiens pour lagrandissement du royaume de Dieu. La voici: François Xavier, évangélisant les Indes, donna le baptême dans les plaines de Travancor: François Xavier que, dans un bel éloge, on a surnommé le supplément de lÉglise, supplementum Ecclesiæ, parce que, à lépoque où Luther et Calvin arrachaient au royaume de Dieu une partie des nations de lEurope, lhumble disciple de saint Ignace lui apportait en dédommagement les Indes et lextrême Orient. Il administrait donc le baptême aux Indiens dans les plaines de Travancor. Les phalanges de catéchumènes, émues et rayonnantes, se succédaient les unes aux autres; mais les forces de lapôtre commençaient à sépuiser dans ce divin labeur. Cependant les tribus indiennes, accourues de bien loin pour être régénérées, ne voulaient pas dautre introducteur que Xavier dans le royaume de Dieu. Alors il y eut un indescriptible spectacle. Deux de ses nouveaux enfants sapprochèrent de leur père, et lui apportant le concours respectueux et amoureux de leurs forces, ils lui soutenaient les bras tandis quil répandait les ondes régénératrices. Les mains de lapôtre, se sentant ainsi soutenues contre la défaillance, purent continuer la succession des baptêmes. Il ny a pas de missionnaire qui nait eu, à laurore de sa vocation, cette vision de saint François Xavier dont on soutient les bras: et ces bras qui se fatiguaient lont enthousiasmé! Se tournant vers son crucifix, le jeune prêtre sest levé et il a dit à son divin Maître: «Ô mon Sauveur, vous, le premier, vous avez fatigué vos bras en les étendant sur le monde; les miens aussi se fatigueront pour vous;» et il est parti. Et lorsquaprès bien des voyages, des fatigues, et aussi, peut-être, bien des déboires et des espérances déçues, la lassitude commençait à le gagner, tout à coup une douce apparition sest approchée de lui et soutenait ses bras: cétait la charité de ses amis dEurope qui venait à son secours! Oui, il y a des heures où le missionnaire nen peut plus, où langoisse oppresse son âme, où la foi et lespérance sont comme en pleurs à ses côtés: que ferait-il alors sil navait pas la charité, sil ne lui venait de son pays natal, de sa France, des lettres qui lui disent quon ladmire, et des secours qui lui prouvent quon est avec lui! Alors le pauvre missionnaire reprend courage; il sent quil peut continuer, quil est soutenu contre la défaillance. À ce moment, cest la vision de saint François Xavier dans les plaines de Travancor, admirée, enviée, par le missionnaire * dans son enfance, qui se réalise aussi pour lui: la douce charité a soutenu ses bras! |