CHAPITRE QUATRIÈME


VIOLATION PAR LE SANHÉDRIN DE TOUTE FORME ET DE TOUTE JUSTICE DANS LE PROCÈS DE JÉSUS


( SÉANCE DU MATIN )


RAISON DE CETTE DEUXIÈME SÉANCE, TENUE À L’AURORE DU 14 DE NISAN ( MARS ). - LES INFRACTIONS JUDICIAIRES DE LA VEILLE AGGRAVÉES ET AUGMENTÉES. - NOUVEL ET SOMMAIRE INTERROGATOIRE DE JÉSUS-CHRIST. - LE SANHÉDRIN CONFIRME TUMULTUAIREMENT ET EN MASSE LA SENTENCE DÉJÀ PORTÉE. - POURQUOI NOUS NE SUIVRONS PAS PRÉSENTEMENT LES JUGES AU TRIBUNAL DE PILATE.

RAISON DE CETTE DEUXIÈME SÉANCE.

Dès le matin, aussitôt qu’il fit jour, les princes des prêtres s’assemblèrent avec les anciens du peuple, et les scribes, et tout le conseil pour délibérer contre Jésus, afin de le livrer à la mort. ( Marc, XV, 1 ; Luc, XXII, 66 ; Matth., XXVII, 1. )

Caïphe et les membres du sanhédrin avaient le plus grand intérêt à empêcher que la procédure de nuit et la condamnation prononcée contre Jésus-Christ n’apparussent entichées de nullité. Or, comme on l’a vu, des irrégularités criantes avaient été commises ; et des protestations embarrassantes pouvaient tout à coup s’élever du sein du peuple : cette convocation nocturne tout à fait inusitée, ces témoins qui s’étaient contredits, ce jugement précipité… etc. D’autre part, on était bien aise de se procurer par un nouvel aveu du condamné une preuve encore plus péremptoire de son prétendu blasphème, et de donner alors toute la solennité possible à sa condamnation. Le sanhédrin tout entier se réunit donc de nouveau dès le matin pour délibérer contre Jésus, afin de le livrer à la mort.

Qu’on y prenne garde! il ne s’agit point de réviser la sentence prononcée la veille. Jésus est condamné, irrévocablement condamné. Il s’agit uniquement de le livrer à la mort avec des formes et un appareil juridiques capables d’en imposer au peuple.

C’est une forme juridique que l’on cherche ; et nous allons constater que, loin de revenir à la légalité, on va aggraver les infractions de la veille par de nouvelles infractions.

D’abord c’est de grand matin que se rassemble le sanhédrin, aussitôt qu’il fit jour. ( Marc, XV ; Luc, XXII, 66. ) Il y a dans cette précipitation une vingt-deuxième irrégularité. Car défense était faite au sanhédrin d’entrer en séance avant l’accomplissement du sacrifice du matin : ils siégeaient depuis le sacrifice du matin jusqu’au sacrifice du soir. " ( Talm. de Jérus., trait. Sanhéd, ch. I, fol. 19. ) Or, en s’assemblant dès qu’il fit jour, les juges de Jésus-Christ n’attendaient point que le sacrifice fût accompli, puisque, les apprêts du sacrifice ne commençant précisément qu’à l’aube du jour , il fallait ensuite au moins une heure pour que la victime pût être immolée, dépouillée, offerte et consumée au milieu des prières d’usage. C’était donc à une heure indue que le sanhédrin entrait en séance.

Et puis, c’est maintenant le grand jour de Pâque, dans lequel tout jugement est rigoureusement interdit. Car, s’il y avait défense de juger un jour de sabbat : On ne juge pas le jour du sabbat, ni un jour de fête. ( Misch., trait. Betza., ch. V, n°2. ) ; à plus forte raison cette défense obligeait-elle en un jour aussi solennel que celui de Pâque. Il y a donc dans cette violation une vingt-troisième irrégularité. Origène, l’un des plus célèbres commentateurs de la Bible, rappelant cette parole du Seigneur aux Juifs contemporains d’Isaïe : Je hais vos fêtes et les ai en horreur , dit, et avec raison : C’est prophétiquement que Dieu prononça qu’il avait en horreur les fêtes de la Synagogue ; car, en livrant Jésus à la mort le jour même de Pâque, les Juifs ont commis un crime .

NOUVEL ET SOMMAIRE INTERROGATOIRE DE JÉSUS-CHRIST

Et ils le firent venir dans leur assemblée, disant : Si tu es le Christ, dis-le-nous. ( Luc, XXII, 66. )

Il importe de le constater encore une fois : le premier système de procédure est entièrement abandonné. On ne s’efforce plus de rechercher et de produire de faux témoins ; on n’invoque plus contre Jésus-Christ des paroles qu’il n’avait point prononcées. Ce mode de procédure a échoué la veille, et le sanhédrin sait bien qu’en y revenant il n’aboutirait pas à ses fins. Il sait aussi que Jésus ne mentira ni à lui-même, ni aux autres, et qu’en lui demandant une seconde fois s’il est le Christ, on trouvera dans sa réponse de quoi confirmer la sentence de condamnation.

Jésus leur répondit : Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas, ni ne me renverrez. Mais de là le Fils de l’homme sera assis à droite de la puissance de Dieu. ( Luc, XXII, 67-69. )

Par cette réponse, Jésus-Christ faisait clairement entendre à ses juges que ce n’était point pour savoir la vérité qu’ils l’interrogeaient de nouveau, mais pour le surprendre encore une fois et pour le condamner. Néanmoins il ne laisse pas de leur dire : De là, c’est-à-dire du milieu de cette assemblée liguée contre moi, et de ces liens qui enserrent mes mains, j’irai, après que vous aurez tout essayé contre moi, m’asseoir sur le trône du Tout-Puissant et prendre place à la droite de Dieu.

Alors ils dirent tous : Tu es donc le Fils de Dieu? ( Luc, XXII, 70. )

La conclusion, tirée par le sanhédrin, était d’une rigoureuse exactitude. Car ces expressions, tombées des lèvres de Jésus-Christ : être assis à la droite de Dieu, ne pouvaient convenir à une pure créature. Aussi tous les juges comprirent-ils parfaitement qu’en disant qu’on le verrait assis à la droite de la puissance de Dieu, Jésus-Christ s’attribuait le même honneur, le même pouvoir, la même majesté, et par conséquent la même nature que Dieu même.

Et Jésus répondit : Vous le dites, je le suis! ( Luc, XXII, 70. )

Jésus répète dans les mêmes termes et avec la même solennité la confession qu’il avait faite dans la séance de nuit. À l’interrogatoire de Caïphe : Es-tu le Christ, Fils de Dieu? il avait répondu : Tu l’as dit ; je le suis! Et maintenant que le sanhédrin tout entier lui demande : Tu es donc le Fils de Dieu? il répond : Vous le dites, je le suis!

Le sanhédrin renouvelle la sentence de la veille.

Et eux répartirent : Qu’avons-nous besoin d’autre témoignage? Car nous-mêmes nous l’avons entendu de sa bouche! ( Luc, XXII, 70, 71. )

C’est ainsi que la seconde assemblée générale confirme la sentence de la première. Toutes les voix réunies prononcent contre Jésus le même arrêt de mort ; et les juges, dans leur empressement de voir exécuter cet arrêt, déclarent que la procédure est close ; que tout examen, toute enquête plus minutieuse sont désormais inutiles.

La procédure est close, hommes du sanhédrin, mais la somme de vos irrégularités ne l’est point!

Irrégularité, et c’est la vingt-quatrième, parce qu’il y a de votre part, comme la veille, un vote en masse ; chose absolument défendue par la loi : Chacun à son tour doit absoudre ou condamner ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°5. )

Irrégularité encore, parce qu’il y avait pour vous obligation stricte de contrôler avec attention la réponse de l’accusé. Du moment que vous lui aviez posé cette question Es-tu le Fils de Dieu? et qu’à cette question Jésus avait répondu : Vous le dites ; je le suis! vous deviez immédiatement soumettre au plus sérieux examen ces deux propositions contenues dans la réponse de Jésus : 1° Le Messie doit-il être le Fils de Dieu? 2° Jésus-Christ est-il ce Fils de Dieu? Ne l’ayant point fait, vous avez assumé une vingt-cinquième irrégularité.

Et une vingt-sixième, parce que vous avez porté immédiatement une sentence que vous deviez différer. Cette infraction judiciaire, déjà commise la veille, voici que vous la renouvelez dans cette matinée. Pour revêtir une forme régulière, c’est jusqu’au samedi matin que la sentence devait être différée. Le procès, en effet, ayant commencé dans la nuit du jeudi au vendredi, il se trouvait inscrit à la date du vendredi, puisque chez les Hébreux le jours se comptaient d’un coucher du soleil à un autre . Le premier jour du procès courait donc du jeudi soir au vendredi soir. Or comme, d’autre part, il y avait obligation, ainsi que nous l’avons déjà constaté, de mettre une nuit d’intervalle entre la clôture des débats et le prononcé de la sentence : Si l’on doit prononcer la peine de mort, le procès ne pourra finir que le jour suivant ( Misch., trait. Sanhéd., ch. IV, n°1. ), il s’ensuivait que ce n’était ni le jeudi soir, ni même le vendredi soir, mais uniquement le samedi matin que la sentence pouvait être régulièrement portée.

Déjà vingt-six irrégularités! Et maintenant voici la vingt-septième, c’est la dernière :

L’arrêt de mort contre Jésus est invalide, parce qu’il a été porté dans un local prohibé, dans la maison de Caïphe, alors qu’il devait être prononcé dans la seule salle des pierres taillées obligatoirement affectée aux jugements criminels, sous peine de nullité : Il ne pouvait y avoir de sentence capitale qu’autant que le sanhédrin siégeait en son lieu, dans la salle des pierres taillées. ( Talm. de Babyl., traité Abboda-Zara ou de l’Idolâtrie, chap. I, fol. 8. - Maïmonide, trait. Sanhéd., ch. XIV. ) Les auteurs talmudiques ont si bien compris la gravité de cette dernière irrégularité qu’ils se sont efforcés d’établir, en maints endroits, que Jésus-Christ avait été amené, jugé et condamné dans la salle des pierres taillées, le sanhédrin y étant revenu tout exprès pour le condamner. C’est ainsi qu’on lit dans les Thosephthot ou Additions du Talmud de Babylone, traité Sanhédrin, chap. IV, fol. 37, recto : Il importe de remarquer que chaque fois que la nécessité d’une cause le demandait, le sanhédrin revenait dans la salle Gazith ou des pierres taillées, comme il le fit pour la cause de Jésus et autres semblables.

Mais ce n’est là qu’une supposition ridicule imaginée, pour se disculper, six siècles après l’événement. Car la vérité historique, établie par l’Évangile, et confirmée par le rapport de témoins oculaires, est celle-ci : que Jésus fut conduit, jugé et condamné dans la maison de Caïphe. Et rien n’effacera ni ne démentira jamais cette courte mais péremptoire parole de l’apôtre saint Jean : Ils conduisirent Jésus de chez Caïphe au prétoire de Pilate! ( Jean, XXVIII, 26. )

Et maintenant, c’est fait : le Christ est condamné! Les prêtres, les scribes, les anciens se précipitent de leurs sièges ; et, liant la victime, ils vont se rendre tumultuairement chez Pilate pour le sommer de ratifier leur sentence et la faire exécuter .

Il y aurait bien des choses émouvantes à faire ressortir dans la part de culpabilité que la foule va assumer à son tour en réclamant, à l’instigation des prêtres et des scribes, la mort immédiate de Jésus-Christ. Mais, outre que ce sera l’objet d’un autre récit, il importe de ne pas nous distraire de notre but, qui a été de stigmatiser le sanhédrin ou la mauvaise assemblée. C’est lui qui a fait comparaître Jésus-Christ, lui qui l’a jugé, lui qui l’a condamné. La demeure de Caïphe, où il a siégé, a été l’antre et la source empoisonnée de toute injustice : les énormités du prétoire n’en ont été que les conséquences. C’est donc le sanhédrin, dont nous avons jusqu’à présent étudié avec soin les personnes et les actes, qu’il importe de juger définitivement!