Ste Thérèse de l'Enfant Jésus

HISTOIRE PRINTANIERE D'UNE PETITE FLEUR BLANCHE

ÉCRITE PAR ELLE-MÊME (suite)


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de l'éternelle Communion du Ciel sera sans couchant !... Le lendemain de ma première Communion fut encore un beau jour, mais il fut empreint de mélancolie. La belle toilette que Marie m'avait achetée, tous les cadeaux que j'avais reçus ne me remplissaient pas le coeur, il n'y avait que Jésus qui pût me contenter, j'aspirais après le moment où je pourrais le recevoir une seconde fois. Environ un mois après ma première communion j'allai me confesser pour l'Ascension et j'osai demander la permission de faire la Sainte communion. Contre toute espérance, Monsieur l'abbé me le permit et j'eus le bonheur d'aller m'agenouiller à la Sainte Table entre Papa et Marie ; quel doux souvenir j'ai gardé de cette seconde visite de Jésus ! mes larmes coulèrent encore avec une ineffable douceur, je me répétais sans cesse à moi-même ces paroles de Saint Paul : " Ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus qui vit en moi !... " (NHA 408) (Ga 2,20) Depuis cette communion, mon désir de recevoir le Bon Dieu devint de plus en plus grand, j'obtins la permission de la faire à toutes les principales fêtes. La veille de ces heureux jours Marie me prenait le soir sur ses genoux et me préparait comme elle l'avait fait pour ma première communion ; je me souviens qu'une fois elle me parla de la souffrance, me disant que je ne marcherais probablement pas par cette voie mais que le Bon Dieu me porterait toujours comme une enfant... Le lendemain après ma communion, les paroles de Marie me revinrent à la pensée ; je sentis naître en mon coeur un grand désir de la souffrance et en même temps l'intime assurance que Jésus me réservait un grand nombre de croix ; je me sentis inondée de consolations si grandes que je les regarde comme une des grâces les plus grandes de ma vie. La souffrance devint mon attrait, elle avait des charmes qui me ravissaient sans les bien connaître. Jusqu'alors j'avais souffert sans aimer la souffrance, depuis ce jour je sentis pour elle

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un véritable amour. Je sentais aussi le désir de n'aimer que le Bon Dieu, de ne trouver de joie qu'en Lui. Souvent pendant mes communions, je répétais ces paroles de l'Imitation : " O Jésus ! douceur ineffable, changez pour moi en amertume, toutes les consolations de la terre " (NHA 409) cette prière sortait de mes lèvres sans effort, sans contrainte ; il me semblait que je la répétais, non par ma volonté, mais comme une enfant qui redit les paroles qu'une personne amie lui inspire... Plus tard je vous dirai, ma Mère chérie, comment Jésus s'est plu à réaliser mon désir, comment Il fut toujours Lui seul ma douceur ineffable ; si je vous en parlais tout de suite je serais obligée d'anticiper sur le temps de ma vie de jeune fille, il me reste encore beaucoup de détails à vous donner sur ma vie d'enfant. Peu de temps après ma première Communion, j'entrai de nouveau en retraite pour ma Confirmation. (NHA 410) Je m'étais préparée avec beaucoup de soin à recevoir la visite de l'Esprit-Saint, (Ac 1,14) je ne comprenais pas qu'on ne fasse pas une grande attention à la réception de ce sacrement d'Amour. Ordinairement on ne faisait qu'un jour de retraite pour la Confirmation, mais Monseigneur n'ayant pu venir au jour marqué, j'eus la consolation d'avoir deux jours de solitude. Pour nous distraire notre maîtresse nous conduisit au Mont Cassin (NHA 411) et là je cueillis à pleines mains des grandes pâquerettes pour la Fête-Dieu. Ah ! que mon âme était joyeuse ! Comme les apôtres j'attendais avec bonheur la visite de l'Esprit-Saint... (Ac 2,1-4) Je me réjouissais à la pensée d'être bientôt parfaite chrétienne et surtout à celle d'avoir éternellement sur le front la croix mystérieuse que l'évêque marque en imposant le sacrement... Enfin l'heureux moment arriva, je ne sentis pas un vent impétueux au moment de la descente du Saint Esprit, mais plutôt cette brise légère dont le prophète Elie entendit le murmure sur le mont Horeb (1R 19,11-13) (NHA 412) En ce jour je reçus la force de souffrir, car bientôt après le martyre de mon âme devait

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commencer... Ce fut ma chère petite Léonie qui me servit de Marraine, elle était si émue qu'elle ne put empêcher ses larmes de couler tout le temps de la cérémonie. Avec moi elle reçut la Sainte Communion, car j'eus encore le bonheur de m'unir à Jésus en ce beau jour. Après ces délicieuses et inoubliables fêtes, ma vie rentra dans l'ordinaire, c'est-à-dire que je dus reprendre la vie de pensionnaire qui m'était si pénible. Au moment de ma première Communion j'aimais cette existence avec des enfants de mon âge, toutes remplies de bonne volonté, ayant pris comme moi la résolution de pratiquer sérieusement la vertu ; mais il fallait me remettre en contact avec des élèves bien différentes, dissipées, ne voulant pas observer la règle, et cela me rendait bien malheureuse. J'étais d'un caractère gai, mais je ne savais pas me livrer aux jeux de mon âge et souvent pendant les récréations, je m'appuyais contre un arbre et là je contemplais le coup d'oeil, me livrant à de sérieuses réflexions ! J'avais inventé un jeu qui me plaisait, c'était d'enterrer les pauvres petits oiseaux que nous trouvions morts sous les arbres ; beaucoup d'élèves voulurent m'aider en sorte que notre cimetière devint très joli, planté d'arbres et de fleurs proportionnés à la grandeur de nos petits emplumés. J'aimais encore à raconter des histoires que j'inventais à mesure qu'elles me venaient à l'esprit, mes compagnes alors m'entouraient avec empressement et parfois de grandes élèves se mêlaient à la troupe des auditeurs. La même histoire durait plusieurs jours, car je me plaisais à la rendre de plus en plus intéressante à mesure que je voyais les impressions qu'elle produisait et qui se manifestaient sur les visages de mes compagnes, mais bientôt la maîtresse me défendit de continuer mon métier d'orateur, voulant nous voir jouer et courir et non pas discourir... Je retenais facilement le sens des choses que j'apprenais, mais j'avais de la peine à apprendre mot à mot ; aussi pour le catéchisme, je demandai

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presque tous les jours, l'année qui précéda ma première Communion, la permission de l'apprendre pendant les récréations ; mes efforts furent couronnés de succès et je fus toujours la première. Si par hasard pour un seul mot oublié, je perdais ma place, ma douleur se manifestait par des larmes amères que Monsieur l'abbé Domin ne savait comment apaiser... Il était bien content de moi (non pas lorsque je pleurais) et m'appelait son petit docteur, à cause de mon nom de Thérèse. Une fois, l'élève qui me suivait ne sut pas faire sa compagne la question du catéchisme. Monsieur l'abbé ayant en vain fait le tour de toutes les élèves revint à moi et dit qu'il allait voir si je méritais ma place de première. Dans ma profonde humilité, je n'attendais que cela ; me levant avec assurance je dis ce qui m'était demandé sans faire une seule faute, au grand étonnement de tout le monde... Après ma première Communion, mon zèle pour le catéchisme continua jusqu'à ma sortie de pension. Je réussissais très bien dans mes études, presque toujours j'étais la première, mes plus grands succès étaient l'histoire et le style. Toutes mes maîtresses me regardaient comme une élève très intelligente, il n'en était pas de même chez mon Oncle où je passais pour une petite ignorante, bonne et douce, ayant un jugement droit, mais incapable et maladroite... Je ne suis pas surprise de cette opinion que mon Oncle et ma Tante avaient et ont sans doute encore de moi, Je ne parlais presque pas étant très timide ; lorsque j'écrivais, mon écriture de chat et mon orthographe qui n'est rien moins que naturelle n'étaient pas faites pour séduire... Dans les petits travaux de couture, broderies et autres, je réussissais bien, il est vrai, au gré de mes maîtresses, mais la façon gauche et maladroite dont je tenais mon ouvrage justifiait l'opinion peu avantageuse qu'on avait de moi. Je regarde cela comme une grâce, le Bon Dieu voulant mon coeur pour

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Lui seul, exauçait déjà ma prière " Changeant en amertume les consolations de la terre. " (NHA 413) J'en avais d'autant plus besoin que je n'aurais pas été insensible aux louanges. Souvent on vantait devant moi l'intelligence des autres, mais la mienne jamais, alors j'en conclus que je n'en avais pas et je me résignai à m'en voir privée... Mon coeur sensible et aimant se serait facilement donné s'il avait trouvé un coeur capable de le comprendre.. . J'essayai de me lier avec des petites filles de mon âge, surtout avec deux d'entre elles, je les aimais et de leur côté elles m'aimaient autant qu'elles en étaient capables ; mais hélas ! qu'il est étroit et volage le coeur des créatures !... Bientôt je vis que mon amour était incompris, une de mes amies ayant été obligée de rentrer dans sa famille revint quelques mois après ; pendant son absence j'avais pensé à elle, gardant précieusement une petite bague qu'elle m'avait donnée. En revoyant ma compagne ma joie fut grande, mais hélas ! je n'obtins qu'un regard indifférent... Mon amour n'était pas compris, je le sentis et je ne mendiai pas une affection qu'on me refusait, mais le Bon Dieu m'a donné un coeur si fidèle que lorsqu'il a aimé purement, il aime toujours, aussi je continuai de prier pour ma compagne et je l'aime encore... En voyant Céline aimer une de nos maîtresses, je voulus l'imiter, mais ne sachant pas gagner les bonnes grâces des créatures je ne pus y réussir. O heureuse ignorance ! Qu'elle m'a évité de grands maux !... Combien je remercie Jésus de ne m'avoir fait trouver " Qu'amertume dans les amitiés de la terre " avec un coeur comme le mien, je me serais laissée prendre et couper les ailes, alors comment aurais-je pu " voler et me reposer ? " (NHA 414) (Ps 55,7) " Comment un coeur livré à l'affection des créatures peut-il s'unir intimement à Dieu ?... je sens que cela n'est pas possible. Sans avoir bu à la coupe empoisonnée

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de l'amour trop ardent des créatures, je sens que je ne puis me tromper ; j'ai vu tant d'âmes séduites par cette fausse lumière, voler comme de pauvres papillons et se brûler les ailes, puis revenir vers la vraie, (Ex 3,2) la douce lumière de l'amour qui leur donnait de nouvelles ailes plus brillantes et plus légères afin qu'elles puissent voler vers Jésus, ce Feu Divin " qui brûle sans consumer " FCB (NHA 415) (Ex 3,2) Ah ! je le sens, Jésus me savait trop faible pour m'exposer à la tentation, peut-être me serais-je laissée brûler tout entière par la trompeuse lumière si je l'avais vue briller à mes yeux... Il n'en a pas été ainsi, je n'ai rencontré qu'amertume là où des âmes plus fortes rencontrent la joie et s'en détachent par fidélité. Je n'ai donc aucun mérite à ne m'être pas livrée à l'amour des créatures, puisque je n'en fus préservée que par la grande miséricorde du Bon Dieu !... Je reconnais que sans Lui, j'aurais pu tomber aussi bas que Sainte Madeleine et la profonde parole de Notre-Seigneur à Simon retentit avec une grande douceur dans mon âme... Je le sais : " Celui à qui on remet moins, AIME moins. " (NHA 416) (Lc 7,40-47) mais je sais aussi que Jésus m'a plus remis qu'à Sainte Madeleine, puisqu'il m'a remis d'avance, m'empêchant de tomber. Ah ! que je voudrais pouvoir expliquer ce que je sens !... Voici un exemple qui traduira un peu ma pensée. Je suppose que le fils d'un habile docteur rencontre sur son chemin une pierre qui le fasse tomber et que dans cette chute il se casse un membre ; aussitôt son père vient à lui, le relève avec amour, soigne ses blessures, employant à cela toutes les ressources de son art et bientôt son fils complètement guéri lui témoigne sa reconnaissance. Sans doute cet enfant a bien raison d'aimer son père ! Mais je vais encore faire une autre supposition. Le père ayant su que sur la route de son fils se trouvait une pierre, s'empresse d'aller devant lui et la retire, sans être vu de personne. Certainement, ce fils

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objet de sa prévoyante tendresse, ne SACHANT pas le malheur dont il est délivré par son père ne lui témoignera pas sa reconnaissance et l'aimera moins que s'il eût été guéri par lui... mais s'il vient à connaître le danger auquel il vient d'échapper, ne l'aimera-t-il pas davantage ? Eh bien, c'est moi qui suis cette enfant, objet de l'amour prévoyant d'un Père qui n'a pas envoyé son Verbe pour racheter les justes mais les pécheurs. " (NHA 417) (Mt 9,13) Il veut que je l'aime parce qu'il m'a remis, non pas beaucoup, mais TOUT. (Lc 7,47) Il n'a pas attendu que je l'aime beaucoup comme Sainte Madeleine, mais il a voulu que JE SACHE comment il m'avait aimée d'un amour d'ineffable prévoyance, afin que maintenant je l'aime à la folie... J'ai entendu dire qu'il ne s'était pas rencontré une âme pure aimant davantage qu'une âme repentante, ah ! que je voudrais faire mentir cette parole !... Je m'aperçois être bien loin de mon sujet aussi je me hâte d'y rentrer. L'année qui suivit ma première Communion se passa presque tout entière sans épreuves intérieures pour mon âme, ce fut pendant ma retraite de seconde Communion (NHA 418) que je me vis assaillie par la terrible maladie des scrupules... Il faut avoir passé par ce martyre pour le bien comprendre : dire ce que j'ai souffert pendant un an et demi, me serait impossible... Toutes mes pensées et mes actions les plus simples devenaient pour moi un sujet de trouble ; je n'avais de repos qu'en les disant à Marie, ce qui me coûtait beaucoup, car je me croyais obligée de lui dire les pensées extravagantes que j'avais d'elle même. Aussitôt que mon fardeau était déposé, je goûtais un instant de paix, mais cette paix passait comme un éclair et bientôt mon martyre recommençait. Quelle patience n'a-t-il pas fallu à ma chère Marie, pour m'écouter

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sans jamais témoigner d'ennui... A peine étais-je revenue de l'abbaye qu'elle se mettait à me friser pour le lendemain (car tous les jours pour faire plaisir à Papa la petite reine avait les cheveux frisés, au grand étonnement de ses compagnes et surtout des maîtresses qui ne voyaient pas d'enfants si choyées de leurs parents), pendant la séance je ne cessais de pleurer en racontant tous mes scrupules. A la fin de l'année Céline ayant fini ses études revint à la maison et la pauvre Thérèse obligée de rentrer seule, ne tarda pas à tomber malade, le seul charme qui la retenait en pension, c'était de vivre avec son inséparable Céline, sans elle jamais sa " petite fille " ne put y rester... Je sortis donc de l'abbaye à l'âge de treize ans, (NHA 419) et continuai mon éducation en prenant plusieurs leçons par semaine chez " Madame Papinau ". C'était une bien bonne personne très instruite, mais ayant un peu des allures de vieille fille ; elle vivait avec sa mère, et c'était charmant de voir le petit ménage qu'elles faisaient ensemble à trois (car la chatte était de la famille et je devais supporter qu'elle fasse son ronron sur mes cahiers et même admirer sa jolie tournure.) J'avais l'avantage de vivre dans l'intime de la famille ; les Buissonnets étant trop éloignés pour les jambes un peu vieilles de ma maîtresse, elle avait demandé que je vienne prendre mes leçons chez elle. Lorsque j'arrivais, je ne trouvais ordinairement que la vieille dame Cochain qui me regardait " avec ses grands yeux clairs " et puis elle appelait d'une voix calme et sentencieuse : " Madame Pâpinau... Mad...môizelle Thê...rèse est là !. .. " Sa fille lui répondait promptement d'une voix enfantine : " Me voilà, maman. " Et bientôt la leçon commençait. Ces leçons avaient encore l'avantage (en plus de l'instruction que j'y recevais) de me faire connaître le monde... Qui aurait pu le croire !... Dans cette chambre meublée à l'antique, entourée de livres et de cahiers, j'assistais souvent

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à des visites de tous genres ; Prêtres, dames, jeunes filles, etc... Madame Cochain faisait autant que possible les frais de la conversation afin de laisser sa fille me donner la leçon, mais ces jours-là, je n'apprenais pas grand'chose ; le nez dans un livre, j'entendais tout ce qui se disait et même ce qu'il eût mieux valu pour moi ne point entendre, la vanité se glisse si facilement dans le coeur !... Une dame disait que j'avais de beaux cheveux... une autre en sortant, croyant ne pas être entendue, demandait quelle était cette jeune fille si jolie et ces paroles, d'autant plus flatteuses qu'elles n'étaient pas dites devant moi, laissaient dans mon âme une impression de plaisir qui me montrait clairement combien j'étais remplie d'amour-propre. Oh ! comme j'ai compassion des âmes qui se perdent !... Il est si facile de s'égarer dans les sentiers fleuris du monde... sans doute, pour une âme un peu élevée, la douceur qu'il offre est mélangée d'amertume et le vide immense des désirs ne saurait être rempli par des louanges d'un instant. .. mais si mon coeur n'avait pas été élevé vers Dieu dès son éveil, si le monde m'avait souri dès mon entrée dans la vie, que serais-je devenue ?... O ma Mère chérie, avec quelle reconnaissance je chante les miséricordes du Seigneur !... Ne m'a-t-il pas, suivant ces paroles de la Sagesse " Retirée du monde avant que mon esprit fût corrompu par sa malice et que ses apparences trompeuses n'aient séduit mon âme ?... " (Ps 89,2) (NHA 420) (Sg 4,11) La Sainte Vierge aussi veillait sur sa petite fleur et ne voulant point qu'elle fût ternie au contact des choses de la terre, la retira sur sa montagne (MnA 162) avant qu'elle soit épanouie... En attendant cet heureux moment la petite Thérèse grandissait en amour de sa Mère du Ciel ; pour lui prouver cet amour elle fit une action qui lui coûta beaucoup et que je vais raconter en peu de mots, malgré sa longueur...

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Presque aussitôt après mon entrée à l'abbaye, j'avais été reçue dans l'association des Saints Anges ; j'aimais beaucoup les pratiques de dévotion qu'elle m'imposait, ayant un attrait tout particulier à prier les Bienheureux Esprits du Ciel et particulièrement celui que le Bon Dieu m'a donné pour être le compagnon de mon exil. Quelque temps après ma Première Communion, le ruban d'aspirante aux enfants de Marie remplaça celui des Saints Anges, mais je quittai l'abbaye n'étant pas reçue dans l'association de la Sainte Vierge. Etant sortie avant d'avoir achevé mes études, je n'avais pas la permission d'entrer comme ancienne élève ; j'avoue que ce privilège n'excitait pas mon envie, mais pensant que toutes mes soeurs avaient été " enfants de Marie, " je craignis d'être moins qu'elles l'enfant de ma Mère des Cieux, et j'allai bien humblement (malgré ce qu'il m'en coûtât,) demander la permission d'être reçue dans l'association de la Sainte Vierge à l'Abbaye. La première maîtresse ne voulut pas me refuser, mais elle y mit pour condition que je rentrerais deux jours par semaine l'après-midi afin de montrer si j'étais digne d'être admise. Bien loin de me faire plaisir cette permission me coûta extrêmement ; je n'avais pas, comme les autres anciennes élèves, de maîtresse amie avec laquelle je pouvais aller passer plusieurs heures ; aussi je me contentais d'aller saluer la maîtresse puis je travaillais en silence jusqu'à la fin de la leçon d'ouvrage. personne ne faisait attention à moi, aussi je montais à la tribune de la chapelle et je restais devant le Saint-Sacrement jusqu'au moment où Papa venait me chercher, c'était ma seule consolation, Jésus n'était-il pas mon unique ami ?... Je ne savais parler qu'à lui, les conversations avec les créatures, même les conversations pieuses, me fatiguaient l'âme... Je sentais qu'il valait mieux parler à Dieu que de

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parler de Dieu, car il se mêle tant d'amour-propre dans les conversations spirituelles !... Ah ! c'était bien pour la Sainte Vierge toute seule que je venais à l'abbaye... parfois je me sentais seule, bien seule ; comme aux jours de ma vie de pensionnaire alors que je me promenais triste et malade dans la grande cour, je répétais ces paroles qui toujours faisaient renaître la paix et la force en mon coeur. " La vie est ton navire et non pas ta demeure !... " (NHA 421) Toute petite ces paroles me rendaient le courage ; maintenant encore, malgré les années qui font disparaître tant d'impressions de piété enfantine, l'image du navire charme encore mon âme et lui aide à supporter l'exil... La Sagesse aussi ne dit-elle pas que " La vie est comme le vaisseau qui fend les flots agités et ne laisse après lui aucune trace de son passage rapide ?... (NHA 422) (Sg 5,10) Quand je pense à ces choses, mon âme se plonge dans l'infini, il me semble déjà toucher le rivage éternel... Il me semble recevoir les embrassements de Jésus... Je crois voir Ma Mère du Ciel venant à ma rencontre avec Papa... Maman... les quatre petits anges... Je crois jouir enfin pour toujours de la vraie, de l'éternelle vie en famille... Avant de voir la famille réunie au foyer Paternel des Cieux, je devais passer encore par bien des séparations ; l'année où je fus reçue enfant de la Sainte Vierge, elle me ravit ma chère Marie (NHA 423) l'unique soutien de mon âme... C'était Marie qui me guidait, me consolait, m'aidait à pratiquer la vertu ; elle était mon seul oracle. Sans doute, Pauline était restée bien avant dans mon coeur, mais Pauline était loin, bien loin de moi !... J'avais souffert le martyre pour m'habituer à vivre sans elle, pour voir entre elle et moi des murs infranchissables ;

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mais enfin j'avais fini par reconnaître la triste réalité : Pauline était perdue pour moi, presque de la même manière que si elle était morte. Elle m'aimait toujours, priait pour moi, mais à mes yeux, ma Pauline chérie était devenue une Sainte, qui ne devait plus comprendre les choses de la terre ; et les misères de sa pauvre Thérèse auraient dû, si elle les avait connues, l'étonner et l'empêcher de l'aimer autant... D'ailleurs, alors même que j'aurais voulu lui confier mes pensées comme aux Buissonnets, je ne l'aurais pas pu, les parloirs n'étaient que pour Marie. Céline et moi n'avions la permission d'y venir qu'à la fin, juste pour avoir le temps de nous serrer le coeur... Ainsi je n'avais en réalité que Marie, elle m'était pour ainsi dire indispensable, je ne disais qu'à elle mes scrupules et j'étais si obéissante que jamais mon confesseur n'a connu ma vilaine maladie ; je lui disais juste le nombre de péchés que Marie m'avait permis de confesser, pas un de plus, aussi j'aurais pu passer pour être l'âme la moins scrupuleuse de la terre, malgré que je le fusse au dernier degré... Marie savait donc tout ce qui passait en mon âme, elle savait aussi mes désirs du Carmel et je l'aimais tant que je ne pouvais pas vivre sans elle. Ma tante nous invitait tous les ans à venir les unes après les autres chez elle à Trouville, j'aurais beaucoup aimé y aller, mais avec Marie ! Quand je ne l'avais pas, je m'ennuyais beaucoup. Une fois cependant, j'eus du plaisir Trouville, c'était l'année du voyage de Papa à Constantinople ; (NHA 424) pour nous distraire un peu (car nous avions beaucoup de chagrin de savoir Papa si loin) Marie nous envoya, Céline et moi, passer quinze jours au bord de la mer. Je m'y amusai beaucoup parce que j'avais ma Céline. Ma Tante nous procura tous les plaisirs possibles : promenades à âne, pêche à l'équille, etc... J'étais encore bien enfant

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malgré mes douze ans et demi, je me souviens de ma joie en mettant de jolis rubans bleu ciel que ma Tante m'avait donnés pour mes cheveux ; je me souviens aussi de m'être confessée à Trouville même de ce plaisir enfantin qui me semblait être un péché... Un soir je fis une expérience qui m'étonna beaucoup. Marie (Guérin) qui était presque toujours souffrante, pleurnichait souvent ; alors ma Tante la câlinait, lui prodiguait les noms les plus tendres et ma chère petite cousine n'en continuait pas moins de dire en larmoyant qu'elle avait mal â la tête. Moi qui presque chaque jour avais aussi mal à la tête (NHA 425) et ne m'en plaignais pas, je voulus un soir imiter Marie, je me mis donc en devoir de larmoyer sur un fauteuil dans un coin du salon. Bientôt Jeanne et ma Tante s'empressèrent autour de moi, me demandant ce que j'avais. Je répondis comme Marie : " J'ai mal à la tête. " Il paraît que cela ne m'allait pas de me plaindre, jamais je ne pus les convaincre que le mal de tête me fît pleurer ; au lieu de ma câliner, on me parla comme à une grande personne et Jeanne me reprocha de manquer de confiance en ma Tante, car elle pensait que j'avais une inquiétude de conscience... enfin j'en fus quitte pour mes frais, bien résolue à ne pIus imiter les autres et je compris la fable de " L'âne et du petit chien " (NHA 426) J'étais l'âne qui ayant vu les caresses que l'on prodiguait au petit chien, était venu mettre sa lourde patte sur la table pour recevoir sa part de baisers ; mais hélas ! si je n'ai pas reçu de coups de bâton comme le pauvre animal, j'ai reçu véritablement la monnaie de ma pièce et cette monnaie me guérit pour la vie du désir d'attirer l'attention ; le seul effort que je fis pour cela me coûta trop cher !... L'année suivante qui fut celle du départ de ma chère Marie, ma Tante m'invita encore mais cette fois, seule, et je me trouvai si dépaysée qu'au

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bout de deux ou trois jours je tombai malade et il fallut me ramener à Lisieux ; (NHA 427) ma maladie que l'on craignait qui fut grave, n'était que la nostalgie des Buissonnets, à peine y eus-je posé le pied que la santé revint... Et c'était à cette enfant-là que le Bon Dieu allait ravir l'unique appui qui l'attachât à la vie !... Aussitôt que j'appris la détermination de Marie, je résolus de ne prendre plus aucun plaisir sur la terre... Depuis ma sortie de pension, je m'étais installée dans l'ancienne chambre de peinture à Pauline (NHA 428) et je l'avais arrangée à mon goût. C'était un vrai bazar, un assemblage de piété et de curiosités, un jardin et une volière... Ainsi, dans le fond se détachait sur le mur une grande croix de bois noir sans Christ, quelques dessins qui me plaisaient ; sur un autre mur, une bourriche garnie de mousseline et de rubans roses avec des herbes fines et des fleurs ; enfin sur le dernier mur le portrait de Pauline à dix ans trônait seul ; en dessous de ce portrait j'avais une table sur laquelle était placée une grande cage, renfermant un grand nombre d'oiseaux dont le ramage mélodieux cassait la tête aux visiteurs, mais non pas celle de leur petite maîtresse qui les chérissait beaucoup... Il y avait encore le " petit meuble blanc " rempli de mes livres d'études, cahiers, etc. sur ce meuble était posée une statue de la Sainte Vierge avec des vases toujours garnis de fleurs naturelles, des flambeaux ; tout autour il y avait une quantité de petites statues de Saints et de Saintes, des petits paniers en coquillages, des boîtes en papier bristol, etc. ! Enfin mon jardin était suspendu devant la fenêtre où je soignais des pots de fleurs (les plus rares que je pouvais trouver ;) j'avais encore une jardinière dans l'intérieur de " mon musée " et j'y mettais ma plante privilégiée... Devant la

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fenêtre était placée ma table couverte d'un tapis vert et sur ce tapis j'avais posé au milieu, un sablier, une petite statue de Saint Joseph, un porte-montre, des corbeilles de fleurs, un encrier, etc... Quelques chaises boiteuses et le ravissant lit de poupée à Pauline terminaient tout mon ameublement. Vraiment cette pauvre mansarde était un monde pour moi et comme Monsieur de Maistre je pourrais composer un livre intitulé : " Promenade autour de ma chambre. " C'était dans cette chambre que j'aimais à rester seule des heures entières pour étudier et méditer devant la belle vue qui s'étendait devant mes yeux... En apprenant le départ de Marie ma chambre perdit pour moi tout charme, je ne voulais pas quitter un seul instant la soeur chérie qui devait s'envoler bientôt... Que d'actes de patience je lui ai fait pratiquer ! A chaque fois que je passais devant la porte de sa chambre, je frappais jusqu'à ce qu'elle m'ouvre et je l'embrassais de tout mon coeur, je voulais faire provision de baisers pour tout le temps que je devais en être privée. Un mois avant son entrée au Carmel, Papa nous conduisit à Alençon, (NHA 429) mais ce voyage fut loin de ressembler au premier, tout y fut pour moi tristesse et amertume. Je ne pourrais dire les larmes que je versai sur la tombe de maman, parce que j'avais oublié d'apporter un bouquet de bluets cueillis pour elle. Je me faisais vraiment des peines de tout ! C'était le contraire de maintenant, car le Bon Dieu me fait la grâce de n'être abattue par aucune chose passagère. Quand je me souviens du temps passé, mon âme déborde de reconnaissance en voyant les faveurs que j'ai reçues du Ciel, il s'est fait un tel changement en moi que je ne suis pas reconnaissable... Il est vrai que je désirais la grâce " d'avoir sur mes actions un empire absolu, d'en être la maîtresse et non pas l'esclave. " (NHA 430)

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Ces paroles de l'Imitation me touchaient profondément, mais je devais pour ainsi dire acheter par mes désirs cette grâce inestimable ; je n'étais encore qu'une enfant qui ne paraissait avoir d'autre volonté que celle des autres, ce qui faisait dire aux personnes d'Alençon que j'étais faible de caractère... Ce fut pendant ce voyage que Léonie fit son essai chez les clarisses, (NHA 431) j'eus du chagrin de son extraordinaire entrée, car je l'aimais bien et je n'avais pas pu l'embrasser avant son départ. Jamais je n'oublierai la bonté et l'embarras de ce pauvre petit Père en venant nous annoncer que Léonie avait déjà l'habit de clarisse... Comme nous, il trouvait cela bien drôle, mais ne voulait rien dire, voyant combien Marie était mécontente. Il nous conduisit au couvent et là, je sentis un serrement de coeur comme jamais je n'en avais senti à l'aspect d'un monastère, cela me produisait l'effet contraire au Carmel où tout me dilatait l'âme... La vue des religieuses ne m'enchanta pas davantage, et je ne fus pas tentée de rester parmi elles ; cette pauvre Léonie était cependant bien gentille sous son nouveau costume, elle nous dit de bien regarder ses yeux parce que nous ne devions plus les revoir (les clarisses ne se montrant que les yeux baissés) mais le bon Dieu se contenta de deux mois de sacrifice et Léonie revint nous montrer ses yeux bleus bien souvent mouillés de larmes... En quittant Alençon je croyais qu'elle resterait avec les clarisses, aussi ce fut le coeur bien gros que je m'éloignai de la triste rue de la demi-lune. Nous n'étions plus que trois et bientôt notre chère Marie devait aussi nous quitter... Le 15 octobre fut le jour de la séparation ! De la joyeuse et nombreuse famille des Buissonnets, il ne restait que les deux dernières enfants... Les colombes avaient fui du nid paternel, celles qui restaient auraient voulu voler à leur suite, mais Ieurs ailes

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étaient encore trop faibles pour qu'elles puissent prendre leur essor. .. Le Bon Dieu qui voulait appeler à lui la plus petite et la plus faible de toutes, se hâta de développer ses ailes. Lui qui se plaît à montrer sa bonté et sa puissance en se servant des instruments les moins dignes, voulut bien m'appeler avant Céline qui sans doute méritait plutôt cette faveur ; mais Jésus savait combien j'étais faible et c'est pour cela qu'Il m'a cachée la première dans le creux du rocher. (Ex 33,22) (NHA 432) (1Co 1,26-29 Ct 2,14) Lorsque Marie entra au Carmel, j'étais encore bien scrupuleuse. Ne pouvant plus me confier à elle je me tournai du côté des Cieux. Ce fut aux quatre petits anges qui m'avaient précédée là-haut que je m'adressai, car je pensais que ces âmes innocentes n'ayant jamais connu les troubles ni la crainte devaient avoir pitié de leur pauvre petite soeur qui souffrait sur la terre. Je leur parlai avec une simplicité d'enfant, leur faisant remarquer qu'étant la dernière de la famille, j'avais toujours été la plus aimée, la plus comblée des tendresses de mes soeurs, que s'ils étaient restés sur la terre ils m'auraient sans doute aussi donné des preuves d'affection... Leur départ pour le Ciel ne me paraissait pas une raison de m'oublier, au contraire se trouvant à même de puiser dans les trésors Divins, ils devaient y prendre pour moi la paix et me montrer ainsi qu'au Ciel on sait encore aimer !... La réponse ne se fit pas attendre, bientôt la paix vint inonder mon âme de ses flots délicieux et je compris que si j'étais aimée sur la terre, je l'étais aussi dans le Ciel... Depuis ce moment ma dévotion grandit pour mes petits frères et soeurs et j'aime à m'entretenir souvent avec eux, à leur parler des tristesses de l'exil... de mon désir d'aller bientôt les rejoindre dans la Patrie !... Si le Ciel me comblait de grâces, ce n'était pas parce que je les méritais, j'étais encore bien imparfaite ; j'avais, il est vrai, un grand désir de pratiquer

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la vertu, mais je m'y prenais d'une drôle de façon, en voici un exemple : Etant la dernière, je n'étais pas habituée à me servir. Céline faisait la chambre et nous couchions ensemble et moi je ne faisais aucun travail de ménage ; après l'entrée de Marie au Carmel, il m'arrivait quelquefois pour faire plaisir au Bon Dieu d'essayer de faire le lit, ou bien d'aller en l'absence de Céline rentrer le soir ses pots de fleurs ; comme je l'ai dit, c'était pour le Bon Dieu tout seul que je faisais ces choses, ainsi je n'aurais pas dû attendre le merci des créatures. Hélas ! il en était tout autrement, si Céline avait le malheur de n'avoir pas l'air d'être heureuse et surprise de mes petits services, je n'étais pas contente et le lui prouvais par mes larmes... J'étais vraiment insupportable par ma trop grande sensibilité ; ainsi, s'il m'arrivait de faire involontairement une petite peine à une personne que j'aimais, au lieu de prendre le dessus et de ne pas pleurer, ce qui augmentait ma faute au lieu de la diminuer, je pleurais comme une Madeleine et lorsque je commençais à me consoler de la chose en elle-même, je pleurais d'avoir pleuré... Tous les raisonnements étaient inutiles et je ne pouvais arriver à me corriger de ce vilain défaut. Je ne sais comment je me berçais de la douce pensée d'entrer au Carmel, étant encore dans les langes de l'enfance !... Il fallut que le Bon Dieu fasse un petit miracle pour me faire grandir en un moment et ce miracle il le fit au jour inoubliable de Noël, en cette nuit lumineuse qui éclaire les délices de la Trinité Sainte, Jésus, le doux Enfant d'une heure, changea la nuit de mon âme en torrents de lumière. .. (Ps 139,12) En cette nuit où Il se fit faible et souffrant pour mon amour, Il me rendit forte et courageuse, Il me revêtit de (Ep 6,11) ses armes et depuis cette nuit bénie je ne fus vaincue en aucun combat, mais au contraire je marchai de victoires en victoires et commençai pour ainsi dire " une course de géant !... " (NHA 501) (Ps 19,6)

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La source de mes larmes fut tarie et ne s'ouvrit depuis que rarement et difficilement ce qui justifia cette parole qui m'avait été dite : " Tu pleures tant dans ton enfance que plus tard tu n'auras plus de larmes à verser !... " Ce fut le 25 décembre 1886 que je reçus la grâce de sortir de l'enfance, en un mot la grâce de ma complète conversion. Nous revenions de la messe de minuit où j'avais eu le bonheur de recevoir le Dieu fort et puissant. (Ps 24,8) En arrivant aux Buissonnets je me réjouissais d'aller prendre mes souliers dans la cheminée, cet antique usage nous avait causé tant de joie pendant notre enfance que Céline voulait continuer à me traiter comme un bébé puisque j'étais la plus petite de la famille... Papa aimait à voir mon bonheur, à entendre mes cris de joie en tirant chaque surprise des souliers enchantés, et la gaîté de mon Roi chéri augmentait beaucoup mon bonheur, mais Jésus voulant me montrer que je devais me défaire des défauts de l'enfance m'en retira aussi les innocentes joies ; il permit que Papa, fatigué de la messe de minuit, éprouvât de l'ennui en voyant mes souliers dans la cheminée et qu'il dît ces paroles qui me percèrent le coeur : " Enfin, heureusement que c'est la dernière année !... " Je montais alors l'escalier pour aller défaire mon chapeau, Céline connaissant ma sensibilité et voyant des larmes briller dans mes yeux eut aussi bien envie d'en verser, car elle m'aimait beaucoup et comprenait mon chagrin : " O Thérèse ! me dit-elle, ne descends pas, cela te ferait trop de peine de regarder tout de suite dans tes souliers. " Mais Thérèse n'était plus la même, Jésus avait changé son coeur ! Refoulant mes larmes, je descendis rapidement l'escalier et comprimant les battements de mon coeur, je pris mes souliers et les posant devant Papa, je tirai joyeusement tous les objets, ayant l'air heureuse comme une reine. Papa riait, il était aussi redevenu joyeux et Céline croyait rêver !... Heureusement c'était une douce réalité, la petite Thérèse avait retrouvé la force d'âme qu'elle avait perdue à quatre ans et demi et c'était pour toujours qu'elle devait la conserver !...

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En cette nuit de lumière commença la troisième période de ma vie, la plus belle de toutes, la plus remplie des grâces du Ciel. .. En un instant l'ouvrage que je n'avais pu faire en dix ans, Jésus le fit se contentant de ma bonne volonté qui jamais ne me fit défaut. Comme ses apôtres, je pouvais Lui dire : " Seigneur, j'ai pêché toute la nuit sans rien prendre. " (NHA 502) (Lc 5,4-10) Plus miséricordieux encore pour moi qu'Il ne le fut pour ses disciples, Jésus prit Lui-même le filet, le jeta et le retira rempli de poissons. .. Il fit de moi un pêcheur d'âmes, je sentis un grand désir de travailler à la conversion des pécheurs, désir que je n'avais pas senti aussi vivement... je sentis en un mot la charité entrer dans mon coeur, le besoin de m'oublier pour faire plaisir et depuis lors je fus heureuse !... Un Dimanche en regardant une photographie de Notre-Seigneur en Croix, je fus frappée par le sang qui tombait d'une de ses mains Divines, j'éprouvai une grande peine en pensant que ce sang tombait à terre sans que personne ne s'empresse de le recueillir, et je résolus de me tenir en esprit au pied de (la) Croix pour recevoir la Divine rosée qui en découlait, comprenant qu'il me faudrait ensuite la répandre sur les âmes... Le cri de Jésus sur la Croix retentissait aussi continuellement dans mon coeur : " J'ai soif ! " (NHA 503) Ces paroles allumaient en moi une ardeur inconnue et très vive... Je voulais donner à boire à mon Bien-Aimé et je me sentais moi-même dévorée de la soif des âmes... (Jn 19,28) Ce n'était pas encore les âmes de prêtres qui m'attiraient, mais celles des grands pécheurs, je brûlais du désir de les arracher aux flammes éternelles... Afin d'exciter mon zèle le Bon Dieu me montra qu'il avait mes désirs pour agréables. J'entendis parler d'un grand criminel qui venait d'être condamné à mort pour des crimes horribles (NHA 504) tout portait à croire qu'il mourrait dans l'impénitence. Je voulus à tout prix l'empêcher de tomber en enfer, afin d'y parvenir j'employai tous les moyens imaginables ; sentant que de moi-même je ne pouvais rien, j'offris

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au Bon Dieu tous les mérites infinis de Notre-Seigneur, les trésors de la Sainte Eglise, enfin je priai Céline de faire dire une messe dans mes intentions, n'osant pas la demander moi-même dans la crainte d'être obligée d'avouer que c'était pour Pranzini, Ie grand criminel. Je ne voulais pas non plus le dire à Céline, mais elle me fit de si tendres et si pressantes questions que je lui confiai mon secret ; bien loin de se moquer de moi, elle me demanda de m'aider convertir mon pécheur, j'acceptai avec reconnaissance, car j'aurais voulu que toutes les créatures s'unissent à moi pour implorer la grâce du coupable. Je sentais au fond de mon coeur la certitude que nos désirs seraient satisfaits, mais afin de me donner du courage pour continuer à prier pour les pécheurs, je dis au Bon Dieu que j'étais bien sûre qu'Il pardonnerait au pauvre malheureux Pranzini, que je le croirais même s'il ne se confessait pas et ne donnait aucune parole de repentir, tant j'avais de confiance en la miséricorde infinie de Jésus, mais que je lui demandais seulement " un signe " de repentir pour ma simple consolation... Ma prière fut exaucée à la lettre ! Malgré la défense que Papa nous avait faite de lire aucun journal, je ne croyais pas désobéir en lisant les passages qui parlaient de Pranzini. Le lendemain de son exécution je trouve sous ma main le journal " La Croix ". Je l'ouvre avec empressement et que vois-je ?... Ah ! mes larmes trahirent muon émotion et je fus obligée de me cacher... Pranzini ne s'était pas confessé, il était monté sur l'échafaud et s'apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d'une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées !... Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse de Celui qui déclare qu'au Ciel il y aura plus de joie pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n'ont pas besoin de pénitence !... (NHA 505) (Lc 15,7) J'avais obtenu " le signe " demandé et ce signe était la reproduction fidèle de

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grâces que Jésus m'avait faites pour m'attirer à prier pour les pécheurs. N'était-ce pas devant les plaies (de) Jésus, en voyant couIer son sang Divin que la soif des âmes était entrée dans mon coeur ? Je voulais leur donner à boire ce sang innocent qui devait les purifier de leurs souillures, et les lèvres de " mon premier enfant " allèrent se coller sur les plaies sacrées !... Quelle réponse ineffablement douce !... Ah ! depuis cette grâce unique, mon désir de sauver les âmes grandit chaque jour, il me semblait entendre Jésus me dire comme à la samaritaine : " Donne-moi à boire ! " (Lc 15,7) (NHA 506) (Jn 4,6-15) C'était un véritable échange d'amour ; aux âmes je donnais le sang de Jésus, à Jésus j'offrais ces mêmes âmes rafraîchies par sa rosée Divine ; ainsi il me semblait le désaltérer et plus je lui donnais à boire, plus la soif de ma pauvre petite âme augmentait et c'était cette soif ardente qu'Il me donnait comme le plus délicieux breuvage de son amour... En peu de temps le Bon Dieu avait su me faire sortir du cercle étroit où je tournais ne sachant comment en sortir. En voyant le chemin qu'Il me fit parcourir, ma reconnaissance est grande, mais il faut bien que j'en convienne, si le plus grand pas était fait il me restait encore bien des choses quitter. Dégagé de ses scrupules, de sa sensibilité excessive, mon esprit se développa. J'avais toujours aimé le grand, le beau, mais à cette époque je fus prise d'un désir extrême de savoir. Ne me contentant pas des leçons et des devoirs que me donnait ma maîtresse, je m'appliquais seule à des études spéciales d'histoire et de science. Les autres études me laissaient indifférente, mais ces deux parties attiraient toute mon attention ; aussi, en peu de mois j'acquis plus de connaissances que pendant mes années d'études. Ah ! cela n'était bien que vanité et affliction d'esprit... (NHA 507) (Qo 2,11) Le chapitre de l'Imitation où il est parlé de sciences (NHA 508) me revenait souvent à la pensée, mais je trouvais le moyen de continuer quand même, me disant qu'étant en âge d'étudier, il n'y avait pas

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de mal à le faire. Je ne crois pas avoir offensé le Bon Dieu (bien que je reconnaisse avoir passé là un temps inutile) car je n'y employais qu'un certain nombre d'heures que je ne voulais pas dépasser afin de mortifier mon désir trop vif de savoir... J'étais à l'âge le plus dangereux pour les jeunes filles, mais le bon Dieu a fait pour moi ce que rapporte Ezéchiel dans ses prophéties : " Passant auprès de moi, Jésus a vu que le temps était venu pour moi d'être aimée. " (Ez 16,8-13) Il a fait alliance avec moi et je suis devenue sienne... Il a étendu sur moi son manteau, il m'a lavée dans les parfums précieux, m'a revêtue de robes brodées, me donnant des colliers et des parures sans prix... l m'a nourrie de la plus pure farine, de miel et d'huile en abondance... alors je suis devenue belle à ses yeux et Il a fait de moi une puissante reine !... " (NHA 509) Oui Jésus a fait tout cela pour moi, je pourrais reprendre chaque mot que je viens d'écrire et prouver qu'il s'est réalisé en ma faveur, mais les grâces que j'ai rapportées plus haut en sont une preuve suffisante ; je vais seulement parler de (la) nourriture qu'Il m'a prodiguée " en abondance. " Depuis longtemps je me nourrissais de " la pure farine " contenue dans l'Imitation, c'était le seul livre qui me fit du bien, car je n'avais pas encore trouvé les trésors cachés dans l'Evangile. (Is 45,3) Je savais par coeur presque tous les chapitres de ma chère Imitation, ce petit livre ne me quittait jamais ; en été, je le portais dans ma poche, en hiver, dans mon manchon, aussi était-il devenu traditionnel ; chez ma Tante on s'en amusait beaucoup et l'ouvrant au hasard, on me faisait réciter le chapitre qui se trouvait devant les yeux. A quatorze ans, avec mon désir de science, le Bon Dieu trouva qu'il était nécessaire de joindre " à la pure farine " du " miel et de l'huile en abondance. " Ce miel et cette huile, il me les fit trouver dans les conférences de Monsieur l'abbé Arminjon, sur la fin du monde présent et les mystères de la vie future. (NHA 510) Ce livre avait été prêté à Papa par mes chères carmélites, aussi contrairement à mon

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habitude (car je ne lisais pas les livres de papa) je demandai à le lire. Cette lecture fut encore une des plus grandes grâces de ma vie, je la fis à la fenêtre de ma chambre d'étude, et l'impression que j'en ressens est trop intime et trop douce pour que je puisse la rendre... Toutes les grandes vérités de la religion, les mystères de l'éternité, plongeaient mon âme dans un bonheur qui n'était pas de la terre... (1Co 2,9) Je pressentais déjà ce que Dieu réserve à ceux qui l'aiment (non pas avec l'oeil de l'homme mais avec celui du coeur) (NHA 511) et voyant que les récompenses éternelles n'avaient nulle proportion avec les légers sacrifices de la vie (NHA 512) (2Co 4,17-47) je voulais aimer, aimer Jésus avec passion, lui donner mille marques d'amour pendant que je le pouvais encore... (Gn 15,1) Je copiai plusieurs passages sur le parfait amour et sur la réception que le Bon Dieu doit faire à ses élus au moment où Lui-même deviendra leur grande et éternelle récompense, FCB je redisais sans cesse les paroles d'amour qui avaient embrasé mon coeur... Céline était devenue la confidente intime de mes pensées ; depuis Noël nous pouvions nous comprendre, la distance d'âge n'existait plus puisque j'étais devenue grande en taille et surtout en grâce... Avant cette époque je me plaignais souvent de ne point savoir les secrets de Céline, elle me disait que j'étais trop petite, qu'il me faudrait grandir " de la hauteur d'un tabouret " afin qu'elle puisse avoir confiance en moi... J'aimais à monter sur ce précieux tabouret lorsque j'étais à côté d'elle et je lui disais de me parler intimement, mais mon industrie était inutile, une distance nous séparait encore... Jésus qui voulait nous faire avancer ensemble, forma dans nos coeurs des liens plus forts que ceux du sang. Il nous fit devenir soeurs d'âmes, en nous se réalisèrent ces paroles du Cantique de Saint Jean de la Croix (parlant à l'Epoux, l'épouse s'écrie) : " En suivant vos traces, les jeunes filles parcourent légèrement le chemin, l'attouchement de

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l'étincelle, le vin épicé leur font produire des aspirations divinement embaumées. " (NHA 513) Oui, c'était bien légèrement que nous suivions les traces de Jésus ; les étincelles d'amour qu'il semait à pleines mains dans nos âmes, le vin délicieux et fort qu'Il nous donnait à boire faisait disparaître à nos yeux les choses passagères et de nos lèvres sortaient des aspirations d'amour inspirées par Lui. Qu'elles étaient douces les conversations que nous avions chaque soir dans le belvédère ! Le regard plongé dans le lointain, nous considérions la blanche lune s'élevant doucement derrière les grands arbres... les reflets argentés qu'elle répandait sur la nature endormie... les brillantes étoiles scintillant dans l'azur profond... le souffle léger de la brise du soir faisant flotter les nuages neigeux, tout élevait nos âmes vers le Ciel, le beau Ciel dont nous ne contemplions encore " que l'envers limpide... " (NHA 514) Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que l'épanchement de nos âmes ressemblait à celui de Sainte Monique avec son fils lorsqu'au port d'Ostie ils restaient perdus dans l'extase à la vue des merveilles du Créateur... Il me semble que nous recevions des grâces d'un ordre aussi élevé que celles accordées aux grands saints. Comme dit l'Imitation, le Bon Dieu se communique parfois au milieu d'une vive splendeur ou bien " doucement voilé sous des ombres et des figures, " (NHA 515) c'était de cette manière qu'Il daignait se manifester à nos âmes, mais qu'il était transparent et léger le voile qui dérobait Jésus à nos regards !... Le doute n'était pas possible, déjà la Foi et l'Espérance n'étaient plus nécessaires, l'amour nous faisait trouver sur la terre Celui que nous cherchions. " L'ayant trouvé seul, il nous avait donné son baiser, afin qu'à l'avenir personne ne puisse nous mépriser. " (NHA 516) (Ct 8,1) Des grâces aussi grandes ne devaient pas rester sans fruits, aussi furent-ils abondants, la pratique de la vertu nous devint douce et naturelle ; au commencement mon visage trahissait souvent le combat, mais peu à peu cette impression disparut et le renoncement me devint facile même au premier instant. Jésus l'a dit : " A

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celui qui possède, on donnera encore et il sera dans l'abondance. " (NHA 517) (Mt 3,12 25,29) Pour une grâce fidèlement reçue, Il m'en accordait une multitude d'autres... Il se donnait Lui-même à moi dans la Sainte Communion plus souvent que je n'aurais osé l'espérer. J'avais pris pour règle de conduite de faire, sans en manquer une seule, les communions que mon confesseur me donnerait, mais de le laisser en régler le nombre, sans jamais lui en demander. Je n'avais point à cette époque l'audace que je possède maintenant, sans cela j'aurais agi autrement, car je suis bien sûre qu'une âme doit dire à son confesseur l'attrait qu'elle sent à recevoir son Dieu ; (Gn 1,26) ce n'est pas pour rester dans le ciboire d'or qu'Il descend chaque jour du Ciel, c'est afin de trouver un autre Ciel qui lui est infiniment plus cher que le premier : le Ciel de notre âme, faite à son image, FCB le temple vivant de l'adorable Trinité !... (1Co 3,16) Jésus qui voyait mon désir et la droiture de mon coeur permit que pendant le mois de mai, mon confesseur me dit de faire la Sainte Communion quatre fois par semaine et ce beau mois passé, il en ajouta une cinquième à chaque fois qu'il se trouverait une fête. De bien douces larmes coulèrent de mes yeux en sortant du confessionnal ; il me semblait que c'était Jésus Lui-même qui voulait se donner à moi, car je n'étais que très peu de temps à confesse jamais je ne disais un mot de mes sentiments intérieurs, la voie par laquelle je marchais était si droite, si lumineuse qu'il ne me fallait pas d'autre guide que Jésus.. . Je comparais les directeurs à des miroirs fidèles qui reflétaient Jésus dans les âmes et je disais que pour moi le Bon Dieu ne se servait pas d'intermédiaire mais agissait directement !... Lorsqu'un jardinier entoure de soins un fruit qu'il veut faire mûrir avant la saison, ce n'est jamais pour le laisser suspendu à l'arbre, mais afin de le présenter sur une table brillamment servie. C'était dans une intention semblable

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que Jésus prodiguait ses grâces à sa petite fleurette... Lui qui s'écriait aux jours de sa vie mortelle dans un transport de joie : " Mon Père, je vous bénis de ce que vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents et que vous les avez révélées aux plus petits, " (NHA 518) (Lc 10,21) voulait faire éclater en moi sa miséricorde ; parce que j'étais petite et faible il s'abaissait vers moi, il m'instruisait en secret des choses de son amour. Ah ! si des savants ayant passé leur vie dans l'étude étaient venus m'interroger, sans doute auraient-ils été étonnés de voir une enfant de quatorze ans comprendre les secrets de la perfection, secrets que toute leur science ne leur peut découvrir, puisque pour les posséder il faut être pauvre d'esprit !... (Mt 5,3) Comme le dit Saint Jean de la Croix en son cantique : " Je n'avais ni guide, ni lumière, excepté celle qui brillait dans mon coeur, cette lumière me guidait plus sûrement que celle du midi au lieu où m'attendait Celui qui me connaît parfaitement. " (NHA 519) (NHA 518) Ce lieu, c'était le Carmel ; avant de " me reposer à l'ombre de Celui que je désirais, " (NHA 520) je devais passer par bien des épreuves, (Ct 2,3) mais l'appel Divin était si pressant que m'eût-il fallu traverser les flammes, je l'aurais fait pour être fidèle à Jésus... Pour m'encourager dans ma vocation, je ne trouvai qu'une seule âme, ce fut celle de ma Mère chérie... mon coeur trouva dans le sien un écho fidèle et sans elle je ne serais sans doute pas arrivée au rivage béni qui l'avait reçue depuis cinq ans sur son sol imprégné de la rosée céleste... Oui depuis cinq ans j'étais éloignée de vous, ma Mère chérie, je croyais vous avoir perdue, mais au moment de l'épreuve c'est votre main qui m'indiqua la route qu'il me fallait suivre... J'avais besoin de ce soulagement, car mes parloirs au Carmel m'étaient devenus de plus en plus pénibles, je ne pouvais parler de mon désir d'entrer sans me sentir repoussée. Marie trouvant que j'étais trop jeune, faisait tout son possible pour empêcher mon entrée ; vous-même, ma Mère, afin de m'éprouver, essayiez quelquefois de ralentir mon ardeur ;

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enfin si je n'avais pas eu vraiment (la) vocation, je me serais arrêtée dès le début car je rencontrai des obstacles aussitôt que je commençai à répondre à l'appel de Jésus. Je ne voulus pas dire à Céline mon désir d'entrer si jeune au Carmel et cela me fit souffrir davantage car il m'était bien difficile de lui cacher quelque chose... Cette souffrance ne dura pas longtemps, bientôt ma petite Soeur chérie apprit ma détermination et loin d'essayer de me détourner, elle accepta avec un courage admirable le sacrifice que le Bon Dieu lui demandait ; pour comprendre combien il fut grand, ll faudrait savoir à quel point nous étions unies... c'était pour ainsi dire la même âme qui nous faisait vivre ; depuis peu de mois nous jouissions ensemble de la vie la plus douce que des jeunes filles puissent rêver ; tout, autour de nous, répondait à nos goûts, la liberté la plus grande nous était donnée, enfin je disais que notre vie était sur la terre l'Idéal du bonheur... A peine avions-nous eu le temps de goûter cet idéal du bonheur, qu'il fallait s'en détourner librement, et ma Céline chérie ne se révolta pas un instant. Ce n'était pas elle cependant que Jésus appelait la première, aussi aurait-elle pu se plaindre... ayant la même vocation que moi, c'était à elle de partir !... Mais comme au temps des martyrs, ceux qui restaient dans la prison donnaient joyeusement le baiser de paix à leurs frères partant les premiers pour combattre dans l'arène et se consolaient dans la pensée que peut-être ils étaient réservés pour des combats plus grands encore, ainsi Céline laissa-t-elle sa Thérèse s'éloigner et resta seule pour le glorieux et sanglant combat (NHA 821) auquel Jésus la destinait comme la privilégiée de son amour !... Céline devint donc la confidente de mes luttes et de mes souffrances, elle prit la même part que s'il se fut agi de sa propre vocation ; de son côté je n'avais pas à craindre d'opposition, mais je ne savais quel moyen prendre pour l'annoncer à Papa... Comment lui parler de quitter sa reine, lui qui venait de sacrifier ses trois aînées ? Ah ! que (de) luttes intimes n'ai-je pas souffertes avant

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de me sentir le courage de parler !... Cependant il fallait me décider, j'allais avoir quatorze ans et demi, six mois seulement nous séparaient encore de la belle nuit de Noël où j'avais résolu d'entrer, à l'heure même où l'année précédente j'avais reçu " ma grâce. " Pour faire ma grande confidence je choisis le jour de la Pentecôte (NHA 522) toute la journée je suppliai les Saints Apôtres de prier pour moi, de m'inspirer les paroles que j'allais avoir à dire... N'était-ce pas eux en effet qui devaient aider l'enfant timide que Dieu destinait à devenir l'apôtre des apôtres par la prière et le sacrifice ?... Ce ne fut que l'après-midi en revenant des vêpres que je trouvai l'occasion de parler à mon petit Père chéri ; il était allé s'asseoir au bord de la citerne et là, les mains jointes, il contemplait les merveilles de la nature, le soleil dont les feux avaient perdu leur ardeur dorait le sommet des grands arbres, où les petits oiseaux chantaient joyeusement leur prière du soir. La belle figure de Papa avait une expression céleste, je sentais que la paix inondait son coeur ; sans dire un seul mot j'allai m'asseoir à ses côtés, les yeux déjà mouillés de larmes, il me regarda avec tendresse et prenant ma tête il I'appuya sur son coeur, me disant : " Qu'as-tu ma petite reine ?... confie-moi cela... " puis se levant comme pour dissimuler sa propre émotion, il marcha lentement, tenant toujours ma tête sur son coeur. A travers mes larmes je lui confiai mon désir d'entrer au Carmel, alors ses larmes vinrent se mêler aux miennes, mais il ne dit pas un mot pour me détourner de ma vocation, se contentant simplement de me faire remarquer que j'étais encore bien jeune pour prendre une détermination aussi grave. Mais je défendis si bien ma cause, qu'avec la nature simple et droite de Papa, il fut bientôt convaincu que mon désir était celui de Dieu lui-même et dans sa foi profonde il s'écria que le Bon Dieu lui faisait un grand honneur de lui demander ainsi ses enfants ; nous continuâmes longtemps notre promenade, mon coeur soulagé par la bonté avec laquelle mon incomparable Père avait accueilli ses confidences,

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s'épanchait doucement dans le sien. Papa semblait jouir de cette joie tranquille que donne le sacrifice accompli, il me parla comme un saint et je voudrais me rappeler ses paroles pour les écrire ici, ais je n'en ai conservé qu'un souvenir trop embaumé pour qu'il puisse se traduire. Ce dont je me souviens parfaitement ce fut de l'action symbolique que mon Roi chéri accomplit sans le savoir. S'approchant d'un mur peu élevé, il me montra de petites fleurs blanches semblables a des lys en miniature et prenant une de ces fleurs, il me la donna, m'expliquant avec quel soin le Bon Dieu l'avait fait naître et l'avait conservée jusqu'à ce jour ; en l'entendant parler, je croyais écouter mon histoire tant il y avait de ressemblance entre ce que Jésus avait fait pour la petite flenr et la petite Thérèse... Je reçus cette fleurette comme une relique et je vis qu'en voulant la cueillir, Papa avait enlevé toutes ses racines sans les briser, elle semblait destinée à vivre encore dans une autre terre plus fertile que la mousse tendre où s'étaient écoulés ses premiers matins... C'était bien cette même action que Papa venait de faire pour moi quelques instants plus tôt, en me permettant de gravir la montagne du Carmel et de quitter la douce vallée témoin de mes premiers pas dans la vie. Je plaçai ma petite fleur blanche dans mon Imitation, au chapitre intitulé : " Qu'il faut aimer Jésus par-dessus toutes choses, " (NHA 523) c'est là qu'elle est encore, seulement la tige s'est brisée tout près de la racine et le Bon Dieu semble me dire par là qu'il brisera bientôt les liens de sa petite fleur (Ps 116,16) et ne la laissera pas se faner sur la terre ! Après avoir obtenu le consentement de Papa, je croyais pouvoir m'envoler sans crainte au Carmel, mais de bien douloureuses épreuves devaient encore éprouver ma vocation. Ce ne fut qu'en tremblant que je confiai à mon oncle la résolution que j'avais prise. (NHA 524) Il me prodigua toutes les marques de tendresse possibles, cependant il ne me donna pas la permission de partir, au contraire il me défendit de lui

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parler de ma vocation avant l'âge de dix-sept ans. C'était contraire à la prudence humaine disait-il, de faire entrer au Carmel une efant de quinze ans, cette vie de carmélite étant aux yeux du monde une vie de philosophe, ce serait faire grand tort à la religion de laisser une enfant sans expérience l'embrasser... Tout le monde en parlerait, etc... etc... Il dit même que pour le décider à me laisser partir il faudrait un miracle. Je vis bien que tous les raisonnements seraient inutiles, aussi je me retirai, le coeur plongé dans l'amertume la plus profonde ; ma seule consolation était la prière, je suppliais Jésus de faire le miracle demandé puisqu'à ce prix seulement je pourrais répondre à son appel. Un temps assez long se passa (NHA 525) avant que j'ose parler de nouveau à mon oncle ; cela me coûtait extrêmement d'aller chez lui, de son côté ii paraissait ne plus penser à ma vocation, mais j'ai su plus tard que ma grande tristesse l'influença beaucoup en ma faveur. Avant de faire luire sur mon âme un rayon d'espérance, le Bon Dieu voulut m'envoyer un martyre bien douloureux qui dura trois jours (NHA 526) Oh ! jamais je n'ai si bien compris que pendant cette épreuve, la douleur de la Ste Vierge et de St Joseph cherchant le divin Enfant Jésus... (Lc 2,41-50) J'étais dans un triste désert ou plutôt mon âme était semblable au fragile esquif livré sans pilote à la merci des flots orageux... Je le sais Jésus était là dormant sur ma nacelle, (Mc 4,27-29) mais la nuit était si noire qu'il m'était impossible de le voir, rien ne m'éclairait, pas même un éclair ne venait sillonner les sombres nuages... Sans doute c'est une bien triste lueur que celle des éclairs, mais au moins, si l'orage avait éclaté ouvertement, j'aurais pu apercevoir un instant Jésus... c'était la nuit, la nuit profonde de l'âme... comme Jésus au jardin de l'agonie, (Lc 22,39-46) je me sentais seule, ne trouvant de consolation ni sur la terre ni du côté des Cieux, le Bon Dieu paraissait m'avoir délaissée !... La nature semblait prendre part à ma tristesse amère, pendant ces trois jours, le soleil ne fit pas luire un seul de

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ses rayons et la pluie tomba par torrents. (J'ai remarqué que dans toutes les circonstances graves de ma vie, la nature était l'image de mon âme. Les jours de larmes, le Ciel pleurait avec moi, les jours de joie, le Soleil envoyait à profusion ses gais rayons et l'azur n'était obscurci d'aucun nuage...) Enfin le quatrième jour qui se trouvait être un samedi, jour consacré à Ia douce Reine des Cieux, j'allai voir mon oncle. Quelle ne fut pas ma surprise en le voyant me regarder et me faire entrer dans son cabinet sans que je lui en eusse témoigné le désir !... Il commença par me faire de doux reproches de ce que je paraissais avoir peur de lui et puis il me dit qu'il n'était pas nécessaire de demander un miracle, qu'il avait seulement prié le Bon Dieu de lui donner " une simple inclination de coeur " et qu'il était exaucé... Ah ! je ne fus pas tentée d'implorer de miracle, car pour moi le miracle était accordé, mon oncle n'était plus le même. Sans faire aucune allusion à " la prudence humaine " il me dit que j'étais une petite fleur que le Bon Dieu voulait cueillir et qu'il ne s'y opposerait plus !... Cette réponse définitive était vraiment digne de lui. Pour la troisième fois ce Chrétien d'un autre âge permettait qu'une des filles adoptives de son ceur allât s'ensevelir loin du monde. Ma Tante aussi fut admirable de tendresse et de prudence, je ne me souviens pas que pendant mon épreuve elle m'ait dit un mot qui pût l'augmenter, je voyais qu'elle avait grand'pitié de sa pauvre petite Thérèse, aussi lorsque j'eus obtenu le consentement de mon cher Oncle, elle me donna le sien mais non sans me prouver de mille manières que mon départ lui causerait du chagrin... Hélas ! nos chers parents étaient loin de s'attendre alors qu'il leur faudrait renouveler deux fois encore le même sacrifice... Mais en tendant la main pour demander toujours, le Bon Dieu ne la présenta pas vide, ses amis les plus chers purent y puiser abondamment la force et le courge qui leur étaient si nécessaires... Mais mon coeur m'emporte bien loin de mon sujet, j'y retourne presque à regret : après la réponse de mon Oncle, vous comprenez, ma Mère, avec quelle allégresse je repris le chemin des Buissonnets, sous " le beau Ciel, dont les nuages s'étaient complètement dissipés !... " Dans mon âme aussi la nuit avait cessé. Jésus en se réveillant m'avait rendu la joie, le bruit des vagues s'était apaisé ; au lieu du vent de l'épreuve une brise légère enflait ma voile et je croyais arriver bientôt sur le rivage béni (Mc 4,37-39) que j'apercevais tout près de moi. Il était en effet bien près de ma nacelle, mais plus d'un orage devait encore s'élever et lui dérobant la vue de son phare lumineux, lui faire craindre de s'être éloignée sans retour de la plage si ardemment désirée... Peu de jours après avoir obtenu le consentement de mon oncle, j'allais vous voir, (NHA 527) ma Mère chérie, et je vous dis ma joie de ce que toutes mes épreuves étaient passées, mais quelle ne fut pas ma surprise et mon chagrin en vous entendant me dire que Monsieur

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le Supérieur (NHA 528) ne consentait pas à mon entrée avant l'âge de vingt-et-un ans... Personne n'avait pensé à cette opposition, la plus invincible de toutes ; cependant sans perdre courage j'allai moi-même avec Papa et Céline chez notre Père, afin d'essayer de le toucher en lui montrant que j'avais bien la vocation du Carmel. Il nous reçut très froidement, mon incomparable petit Père eut beau joindre ses instances aux miennes, rien ne put changer sa disposition. Il me dit qu'il n'y avait pas de péril à la demeure, que je pouvais mener une vie de carmélite à la maison, que si je ne prenais pas la discipline tout ne serait pas perdu... etc... etc... enfin il finit par ajouter qu'il n'était que le délégué de Monseigneur et que s'il voulait me permettre d'entrer au Carmel, lui n'aurait plus rien à dire... Je sortis tout en larmes du presbytère, heureusement j'étais cachée par mon parapluie, car la pluie tombait par torrents. Papa ne savait comment me consoler... il me promit de me conduire à Bayeux aussitôt que j'en témoignai le désir, car j'étais résolue d'arriver à mes fins, je dis même que j'irais jusqu'au Saint Père, si Monseigneur ne voulait pas me permettre d'entrer au Carmel à quinze ans... Bien des événements se passèrent avant mon vovage à Bayeux (NHA 529) à l'extérieur ma vie paraissait la même, j'étudiais, je prenais des leçons de dessin avec Céline (NHA 530) et mon habile maîtresse trouvait en moi beaucoup de dispositions à son art. Surtout je grandissais dans l'amour du Bon Dieu, je sentais en mon coeur des élans inconnus jusqu'alors, parfois j'avais de véritables transports d'amour. Un soir ne sachant comment dire à Jésus que je l'aimais et combien je désirais qu'Il soit partout aimé et glorifié, je pensais avec douleur qu'il ne pourrait jamais recevoir de l'enfer un seul acte d'amour ; alors je dis au Bon Dieu que pour lui faire plaisir je consentirais bien à m'y voir plongée, afin qu'il soit aimé éternellement dans ce lieu de blasphème... Je savais que cela ne pouvait pas le glorifier, puisqu'Il ne désire que notre bonheur, mais quand on

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aime, on éprouve le besoin de dire mille folies ; si je parlais de la sorte, ce n'était pas que le Ciel n'excitât mon envie, mais alors mon Ciel à moi n'était autre que l'Amour et je sentais comme Saint Paul que rien ne pourrait me détacher de l'objet divin qui m'avait ravie !... (NHA 531) (Rm 8,35-39) Avant de quitter le monde, le Bon Dieu me donna la consolation de contempler de près des âmes d'enfants ; étant la plus petite de la famille, je n'avais jamais eu ce bonheur, voici les tristes circonstances qui me le procurèrent : Une pauvre femme, parente de notre bonne, mourut à la fleur de l'âge laissant trois enfants tout petits ; pendant sa maladie nous prîmes à la maison les deux petites filles dont l'aînée n'avait pas six ans, je m'en occupais toute la journée et c'était un grand plaisir pour moi de voir avec quelle candeur elles croyaient tout ce que je leur disais. Il faut que le saint Baptême dépose dans les âmes un germe bien profond des vertus théologales puisque dès l'enfance elles se montrent déjà et que l'espérance de biens futurs suffit pour faire accepter des sacrifices. Lorsque je voulais voir mes deux petites filles bien conciliantes l'une pour l'autre, au lieu de promettre des jouets et des bonbons à celle qui céderait à sa soeur, je leur parlais des récompenses éternelles que le petit Jésus donnerait dans le Ciel aux petits enfants sages ; l'aînée, dont la raison commençait à se développer, me regardait avec des yeux brillants de joie, me faisait mille questions charmantes sur le petit Jésus et son beau Ciel et me promettait avec enthousiasme de toujours céder à sa soeur ; elle disait que jamais de sa vie elle n'oublierait ce que lui avait dit " la grande demoiselle, " car c'est ainsi qu'elle m'appelait... En voyant de près ces âmes innocentes, j'ai compris quel malheur c'était de ne pas bien les former dès leur éveil, alors qu'elles ressemblent à une cire molle sur laquelle on peut déposer l'empreinte des vertus mais aussi celle du mal... j'ai compris ce qu'a dit Jésus en l'Evangile : " Qu'il vaudrait mieux être jeté à la mer que de scandaliser un seul de ces petits enfants. " (NHA 532) (Mt 18,6)

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Ah ! que d'âmes arriveraient à la sainteté, si elles étaient bien dirigées !... Je le sais, le Bon Dieu n'a besoin de personne pour faire son oeuvre, mais de même qu'Il permet à un habile jardinier d'élever des plantes rares et délicates et qu'il lui donne pour cela la science nécessaire, se réservant pour Lui-même le soin de féconder, ainsi Jésus veut être aidé dans sa Divine culture des âmes. Qu'arriverait-il si un jardinier maladroit ne greffait pas bien ses arbustes ? s'il ne savait pas reconnaître la nature de chacun et voulait faire éclore des roses sur un pêcher ?... Il ferait mourir l'arbre qui cependant était bon et capable de produire des fruits. C'est ainsi qu'il faut savoir reconnaître dès l'enfance ce que le Bon Dieu demande aux âmes et seconder l'action de sa grâce, sans jamais la devancer ni la ralentir. Comme les petits oiseaux apprennent a chanter en écoutant leurs parents, de même les enfants apprennent la science des vertus, le chant sublime de l'Amour Divin, auprès des âmes chargées de les former à la vie. Je me souviens que parmi mes oiseaux, j'avais un serin qui chantait à ravir, j'avais aussi un petit linot auquel je prodiguais mes soins " maternels, " l'ayant adopté avant qu'il ait pu jouir du bonheur de sa liberté. Ce pauvre petit prisonnier n'avait pas de parents pour lui apprendre chanter, mais entendant du matin au soir son compagnon le serin faire de joyeuses roulades, il voulut l'imiter... Cette entreprise était difficile pour un linot, aussi sa douce voix eut-elle bien de la peine à s'accorder avec la voix vibrante de son maître en musique. C'était charmant de voir les efforts du pauvre petit, mais ils furent enfin couronnés de succès, car son chant tout en conservant une bien plus grande douceur fut absolument le même que celui du serin.

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O ma Mère chérie ! c'est vous qui m'avez appris à chanter... c'est votre voix qui m'a charmée dès l'enfance, et maintenant j'ai la consolation d'entendre dire que je vous ressemble !... Je sais combien j'en suis encore loin, mais j'espère malgré ma faiblesse redire éternellement le même cantique que vous ! Avant mon entrée au Carmel, je fis encore bien des expériences sur la vie et les misères du monde, mais ces détails m'entraîneraient trop loin, je vais reprendre le récit de ma vocation. Le 31 octobre fut le jour fixé pour mon voyage à Bayeux. Je partis seule avec Papa, le coeur rempli d'espérance, mais aussi bien émue par la pensée de me présenter à l'évêché. Pour la première fois de ma vie, je devais aller faire une visite sans être accompagnée de mes soeurs et cette visite était à un Evèque ! (NHA 533) Moi qui n'avais jamais besoin de parler que pour répondre aux questions que l'on m'adressait, je devais expliquer moi-même le but de ma visite, développer les raisons qui me faisaient solliciter l'entrée au Carmel, en un mot je devais montrer la solidité de ma vocation. Ah ! qu'il m'en a coûté de faire ce voyage ! Il a fallu qui le Bon Dieu m'accorde une grâce toute spéciale pour que j'aie pu surmonter ma grande timidité... Il est aussi bien vrai que " Jamais l'Amour ne trouve d'impossibilités, parce qu'il se croit tout possible et tout permis. " (NHA 534) C'était vraiment le seul amour de Jésus qui pouvait me faire surmonter ces difficultés et celles qui suivirent car il se plut à me faire acheter ma vocation par de bien grandes épreuves... Aujourd'hui que je jouis de la solitude du Carmel (me reposant à l'ombre de Celui que j'ai si ardemment désiré) (NHA 535) (CT 2,3) je trouve avoir acheté mon bonheur à bien peu de frais et je serais prête à supporter de bien plus grandes peines pour l'acquérir si je ne I'avais pas encore ! Il pleuvait à verse quand nous arrivâmes à Bayeux, Papa qui ne voulait pas voir sa petite reine entrer à l'évêché avec sa belle toilette toute trempée la fit monter dans un omnibus et conduire à la cathédrale. Là commencèrent mes misères, Monseigneur et tout son clergé assistaient à un grand enterrement. L'Eglise était remplie de dames en deuil et j'étais regardée de tout le monde avec ma