LA PRIERE DU COEUR


     Par sa chute, l'homme avait appelé sur lui un terrible destin. Sa vie, indestructible par essence, ne pouvait être anéantie. Mais le mode de cette vie changea du tout au tout, sans qu'il soit donné à l'homme déchu d'assigner un terme à ses souffrances. L'aveugle ne peut éclairer l'aveugle ! C'est en vertu de ce principe, si souvent oublié, que le salut de l'homme n'est pas, ne fut et ne sera jamais entre ses mains. C'est pourquoi la Rédemption par le Verbe divin, mystère insupportable à l'orgueil luciférien, devient pour le « rachetable » une conception lumineusement logique et porteuse d'espérance.

     L'homme peut alors communiquer avec le Verbe divin, dans sa fonction de Rédempteur, par la prière du coeur et puiser, par elle, à cette Fontaine de Vie, selon l'affirmation solennelle de son Maître : « Celui qui a soif, qu'il vienne à moi et qu'il boive ! »

     Seul le Rédempteur peut conduire l'homme, de nouveau, dans le domaine de l'Esprit afin qu'il participe à la Sagesse éternelle, dont son humaine sagesse ne saurait retrouver le lieu. Telle est la voie, l'unique voie qui mène l'homme à une existence nouvelle - et pourtant très ancienne - où l'Amour et la Béatitude ne sont plus ce qu'ils nous semblent actuellement, un froid alignement de mots vides sur un papier complaisant, mais, au contraire, des idées vivantes, lumineuses, indestructibles. Ces réalités, comme telles, nul langage terrestre ne peut les exprimer. Le chemin qui y conduit, hors « de la corruption à laquelle l'homme est assujetti », comme dit Saint Paul, le travail mystérieux par lequel les créatures gagnent l'affranchissement du triste esclavage du Péché, se laisse presque aussi difficilement décrire. En ceci, l'intuition de celui qui lit doit suppléer à l'indigence fatale des mots bornés que celui qui écrit ne peut puiser hors de leur réservoir commun : le monde sensible. C'est aussi contribuer à la régénération universelle que de restituer au pauvre langage humain le sens universel qu'il a perdu et qui en faisait un reflet du Verbe, de la Parole créatrice primordiale.

     C'est par l'homme que toutes les créatures devaient remonter à leur source et être dégagées de leurs superfluités, de cette gangue de chair qu'elles reçurent au sortir du Chaos où elles avaient été précipitées pour avoir participé, dans leur mesure, à la première révolte. C'est sous ce vêtement de corruption que ces anges peuvent expier. Le retour à l'harmonie première pourra s'effectuer lorsque les hommes eux-mêmes seront réparés par les mérites du Sauveur et qu'ils auront regagné le point central d'où ils se sont éloignés. En ce temps-là, toutes les créatures, délivrées de la servitude entreront dans la liberté et dans la gloire, car il y a une gloire pour les créatures qui sont sous la dépendance de l'homme, une félicité à laquelle elles sont toutes appelées mais que la chute de cet homme a retardée. Aussi, peut-on concevoir, dans l'actuel état des choses, quels reproches elles peuvent nous faire. Ce point admis, quoi d'étonnant que la rage des uns, la férocité des autres, expression de leur déchéance mais aussi de leur rancune, nous livrent un perpétuel assaut ?

     Lorsque l'homme a le bonheur de cesser d'écouter la voix de ce monde, de repousser les incitations de cette vie où tout est dieu, hors l'Éternel, il commence à comprendre le pourquoi de son exil, à mesurer sa misère et son esclavage. C'est alors qu'il apprend à connaître son Libérateur.

     C'est par la prière du coeur qu'un tel homme reprend contact avec la Divinité, qu'il se place sous l'influence du rayon divin ; elle est pour notre âme ce qu'est la respiration pour notre corps. Qui cesse de respirer meurt à la vie du corps ; qui cesse de prier meurt à la vie de l'Esprit.

     La science de la prière est très éloignée de nous, mais c'est en forgeant qu'on devient forgeron et, au surplus, les disciples du Christ eux-mêmes, si grands que nous les pressentions, ne devaient-ils pas confesser une ignorance qui excuse au moins la nôtre : « Seigneur, enseignez-nous à prier ». Et c'est à nous comme à eux que s'adresse cette réponse : « En vérité, quoi que vous demandiez en mon nom, il vous sera donné ». C'est par la foi en cette parole divine que nous pouvons saisir la vie et sentir l'excellence, l'abondance infinie de l'amour que Dieu nous a manifesté en et par Jésus-Christ.

     Ainsi chacun prie comme il peut et comme il sait et l'imperfection de sa prière n'est pas un obstacle, pourvu que la foi et la sincérité y président. À cette foi, à cette sincérité doit s'ajouter la soumission sans réticence : « Que votre volonté soit faite ». Alors rien ne s'oppose à l'influx de la Grâce. Dans la mesure où ces conditions sont remplies et où notre intérêt réel le commande, l'Esprit déchire tous les voiles et la Lumière divine éclaire nos ténèbres. Dans cet éblouissement le disciple reste absorbé, comme anéanti ; ainsi la plus brillante étoile disparaît sans cesser d'être, dès que le soleil se lève. Saint Jean nous dit que c'est dans un merveilleux silence que l'âme reçoit tout ce qu'elle peut contenir de grâces et de faveurs spirituelles.

     L'aboutissement de la prière du coeur, c'est l'obtention du vrai moyen de s'unir à Dieu. Les livres, les pratiques purement extérieures, les recettes et les méthodes peuvent faciliter la réalisation de ce but, ce sont des adjuvants extérieurs, qui ne remplacent pas l'expérience personnelle. Dans le vaste univers, pas un être ne ressemble exactement à un autre, pas un être n'en connaît totalement un autre. Dieu seul connaît exactement chacune de ses créatures. C'est pourquoi, les méthodes les plus sublimes et les livres les plus élevés, correspondent d'abord à l'esprit et aux facultés de ceux qui en sont les auteurs. Ils correspondent ensuite, plus on moins bien, à une certaine catégorie d'esprits ayant des affinités, proches ou lointaines, avec les premiers. Ils ne sont d'aucune utilité à des esprits trop différents et peuvent même leur être préjudiciables. Mais le Dieu Tri-un, répond toujours au cri de détresse de l'homme qui s'élève au-dessus des livres et des méthodes pour en appeler, du fond du coeur, à l'unique Réalité qui opère, en retour, sur son esprit, son âme et son corps ; c'est ainsi que ces trois puissances se confondent dans la loi d'unité et, par cette loi, c'est Dieu lui-même qui règne dans ses créatures, sur elles et par elles. Ainsi rayonne l'influx céleste, transmis à travers la lumineuse hiérarchie des enfants de Dieu et réverbéré par eux sur l'ensemble des créatures. Ainsi s'illumine, cycle après cycle, une portion nouvelle de ces Ténèbres qui, à l'origine, refusèrent de recevoir la lumière. En nos coeurs aussi, règne une délégation de la puissance des Ténèbres. Chaque élan vers le divin, chaque prière du coeur en illuminent une portion, si minime soit-elle. Et l'heure arrive, tôt ou tard, où cède le dernier démon, où s'éclaire le dernier recoin obscur de l'âme, prête alors pour devenir le Temple du Seigneur. « C'est ici que sont la patience et la foi des saints » (Apoc.).