Figure de cette consécration dans l'histoire de Jacob et de Rébecca.
De toutes les vérités que je viens de décrire par rapport à la très sainte Vierge et à ses enfants et serviteurs, le Saint-Esprit nous donne dans l'Écriture sainte une figure admirable : dans l'histoire de Jacob, qui reçut la bénédiction de son père Isaac par les soins et l'industrie de Rébecca sa mère. La voici comme le Saint-Esprit la rapporte ; ensuite j'y ajouterai son explication.
Ésaü ayant vendu à Jacob son droit d'aînesse, Rébecca, mère des deux frères, qui aimait tendrement Jacob, lui assura cet avantage, plusieurs années après, par une adresse toute sainte et toute pleine de mystère. Car Isaac, se sentant fort vieux et voulant bénir ses enfants avant que de mourir, appela son fils Ésaü qu'il aimait, lui commanda d'aller à la chasse pour avoir de quoi manger, afin qu'il le bénît ensuite. Rébecca avertit promptement Jacob de ce qui se passait et lui commanda d'aller prendre deux chevreaux dans le troupeau. Lorsqu'il les eut donnés à sa mère, elle en prépara à Isaac ce qu'elle savait qu'il aimait. Elle revêtit Jacob des habits d'Ésaü, qu'elle gardait, et couvrit ses mains et son cou de la peau des chevreaux afin que son père, qui ne voyait plus, pût, en entendant la parole de Jacob, croire au moins par le poil de ses mains que c'était Ésaü son frère. Isaac, ayant été surpris de sa voix qu'il croyait être la voix de Jacob, le fit approcher de lui ; ayant touché le poil des peaux dont il s'était couvert les mains il dit que la voix, à la vérité, était la voix de Jacob, mais que les mains étaient les mains d'Ésaü. Après qu'il eut mangé, et qu'il eut senti, en baisant Jacob, l'odeur de ses habits parfumés, il le bénit et lui souhaita la rosée du ciel et la fécondité de la terre ; il l'établit le maître de tous ses frères, et finit sa bénédiction par ces paroles : « Que celui qui vous maudira soit maudit lui-même, et que celui qui vous bénira soit comblé de bénédictions. » A peine Isaac avait achevé ces paroles, qu'Ésaü entre et apporte à manger ce qu'il avait pris à la chasse, afin que son père le bénit ensuite. Ce saint patriarche fut surpris d'un étonnement incroyable, lorsqu'il reconnut ce qui venait de se passer ; mais, bien loin de rétracter ce qu'il avait fait, il le confirma au contraire parce qu'il voyait trop sensiblement le doigt de Dieu dans cette conduite. Ésaü alors jeta des rugissements, comme marque l'Écriture sainte ; et, accusant hautement la tromperie de son frère, il demanda à son père s'il n'aurait
qu'une bénédiction ; étant en ce point, comme remarquent les saints Pères, l'image de ceux qui, étant bien aises d'allier Dieu avec le monde, veulent jouir tout ensemble des consolations du ciel et de celles de la terre. Isaac, touché des cris d'Ésaü, le bénit enfin, mais d'une bénédiction de la terre, en l'assujettissant à son frère ; ce qui lui fit concevoir une haine si envenimée contre Jacob, qu'il n'attendait plus que la mort de son père pour le tuer ; et Jacob n'aurait pu éviter la mort, si sa chère mère Rébecca ne l'en eût garanti par ses industries et les bons conseils qu'elle lui donna et qu'il suivit.
Avant d'expliquer cette histoire qui est si belle, il faut remarquer que, selon les saints Pères et les interprètes de l'Écriture sainte, Jacob est la figure de Jésus-Christ et des prédestinés, et Ésaü celle des réprouvés. Il ne faut qu'examiner les actions et la conduite de l'un et de l'autre pour en juger. 1° Ésaü, l'aîné, était fort et robuste de corps, adroit et industrieux à tirer de l'arc et à prendre beaucoup de gibier à la chasse ; 2° il ne restait quasi point à la maison, et, ne mettant sa confiance qu'en sa force et son adresse, il ne travaillait que dehors ; 3° il ne se mettait pas beaucoup en peine de plaire à sa mère Rébecca, et il ne faisait rien pour cela ; 4° il était si gourmand et aimait tant sa bouche, qu'il vendit son droit d'aînesse pour un plat de lentilles ; 5° il était, comme Caïn, plein d'envie contre son frère Jacob, et il le persécutait à toute outrance.
Voilà la conduite que gardent les réprouvés tous les jours. 1° Ils se fient en leur force et leur industrie pour les affaires temporelles ; ils sont « très forts, très habiles et très éclairés pour les choses de la terre, mais très faibles et très ignorants dans les choses du ciel. » In terrenis fortes, in coelestibus debiles. C'est pourquoi 2° ils ne demeurent point ou que très peu chez eux, dans leur maison propre, c'est-à-dire dans leur intérieur, qui est la maison intérieure et essentielle que Dieu a donnée à chaque homme pour y demeurer à son exemple, car Dieu demeure toujours Chez Soi (185). Les réprouvés n'aiment point la retraite ni la spiritualité, ni la dévotion
intérieure ; et ils traitent de petits, de bigots et de sauvages, ceux qui sont intérieurs et retirés du monde et qui travaillent plus au dedans qu'au dehors. 3° Les réprouvés ne se soucient guère de la dévotion à la sainte Vierge, la Mère des prédestinés ; il est vrai qu'ils ne la haïssent pas formellement; ils lui donnent quelquefois des louanges, ils disent qu'ils l'aiment, ils pratiquent même quelque dévotion en son honneur ; mais, au reste, ils ne peuvent souffrir qu'on l'aime tendrement, parce qu'ils n'ont point pour elle les tendresses de Jacob ; ils trouvent à redire aux pratiques de dévotion auxquelles ses bons enfants et serviteurs se rendent fidèles pour gagner son affection : parce
qu'ils ne croient pas que cette dévotion soit nécessaire au salut; et que, pourvu qu'ils ne haïssent pas formellement la sainte Vierge ou qu'ils ne méprisent pas ouvertement sa dévotion, c'en est assez et ils ont gagné les bonnes grâces de la sainte Vierge (186); qu'enfin ils sont ses serviteurs, en récitant et marmottant quelques oraisons en son honneur, sans tendresse pour elle ni amendement pour eux-mêmes. 4° Les réprouvés vendent leur droit d'aînesse, c'est-à-dire les plaisirs du paradis, pour un plat de lentilles, c'est-à-dire pour les plaisirs de la terre ; ils rient, ils boivent, ils mangent, ils se divertissent, ils jouent, ils dansent, sans se mettre en peine comme Ésaü de se rendre dignes de la bénédiction du Père céleste ; en trois mots, ils ne pensent qu'à la terre et n'aiment que la terre : ils ne parlent et n'agissent que pour la terre et les plaisirs, vendant pour un moment de plaisirs, pour une vaine fumée d'honneur et pour un morceau de terre dure, jaune ou blanche, la grâce baptismale, leur robe d'innocence, leur héritage céleste. 5° Enfin, les réprouvés haïssent et persécutent tous les jours les prédestinés, ouvertement ou secrètement ; ils leur sont à charge (187), ils les méprisent, ils les critiquent, ils les contrefont, ils les injurient, ils les volent, ils les trompent, ils les appauvrissent, ils les chassent, ils les réduisent dans la poussière ; tandis qu'ils font fortune, qu'ils prennent leurs plaisirs, qu'ils sont en belle passe (188), qu'ils s'enrichissent, qu'ils s'agrandissent et vivent à leur aise.
Quant à Jacob le cadet, 1° il était d'une faible complexion, doux et paisible, et demeurait ordinairement à la maison pour gagner les bonnes grâces de sa mère Rébecca qu'il aimait tendrement ; s'il sortait dehors, ce n'était pas par sa propre volonté, ni par la confiance qu'il eût en son industrie (189), mais pour obéir à sa mère. 2° Il aimait et honorait sa mère ; c'est pourquoi il se tenait à la maison, il évitait tout ce qui pouvait lui déplaire, et il faisait tout ce qu'il croyait lui plaire ; ce qui augmentait en Rébecca l'amour qu'elle lui portait. 3° Il était soumis en toutes choses à sa chère mère ; il lui obéissait entièrement en toutes choses, promptement sans tarder, et amoureusement sans se plaindre ; au moindre signe de sa volonté, le petit Jacob courait et travaillait ; il croyait tout ce qu'elle lui disait ; par exemple, quand elle lui dit qu'il allât chercher deux chevreaux et qu'il les lui apportât pour apprêter à manger à son père Isaac, Jacob ne lui répliqua point qu'il y en avait assez d'un pour apprêter une fois à manger à un seul homme ; mais, sans raisonner, il fit ce qu'elle lui avait dit. 4° Il avait une grande confiance en sa chère mère ; comme il ne s'appuyait point du tout sur son savoir faire, il s'appuyait uniquement sur les soins et la protection de sa mère, il la réclamait en tous ses besoins et la consultait en tous ses doutes ; par exemple, quand il lui demanda si, au lieu de sa bénédiction, il ne recevrait point la malédiction de son père, il la crut et se confia en elle quand elle lui eut dit qu'elle prenait sur elle cette malédiction. 5° Enfin il imitait, selon sa portée, les vertus qu'il voyait en sa mère ; et il semble qu'une des raisons pourquoi il demeurait sédentaire à la maison, c'était pour imiter sa chère mère qui était vertueuse et s'éloignlit des mauvaises compagnies qui corrompent les moeurs ; par ce moyen, il se rendit digne de recevoir la double bénédiction de son cher père.
Voilà aussi la conduite que gardent tous les jours les prédestinés :
1° Ils sont sédentaires à la maison, avec leur Mère ; c'est-à-dire, ils aiment la retraite, ils sont intérieurs. Ils s'appliquent à l'oraison, mais à l'exemple et dans la compagnie de leur Mère, la sainte Vierge dont toute la gloire est lu dedans, et qui pendant toute sa vie a tant aimé la retraite et l'oraison. Il est vrai qu'ils paraissent quelquefois au dehors dans le monde, mais c'est par obéissance à la volonté de Dieu et à celle de leur chère Mère, pour remplir les devoirs de leur état. Quelques grandes choses en apparence qu'ils fassent au dehors, ils estiment encore beaucoup plus celles qu'ils font au dedans d'eux-mêmes, dans leur intérieur, en la compagnie de la très sainte Vierge, parce qu'ils y font le grand ouvrage de leur perfection auprès duquel tous les autres ouvrages ne sont que des jeux d'enfants. C'est pourquoi, tandis quelquefois que leurs frères et soeurs travaillent pour le dehors avec beaucoup de force, d'industrie et de succès, dans la louange et approbation du monde, ils connaissent, par la lumière du Saint-Esprit, qu'il y a beaucoup plus de gloire, de bien et de plaisir à demeurer caché dans la retraite avec Jésus-Christ leur modèle, dans une entière et parfaite soumission à leur Mère, que de faire par soi-même des merveilles de nature et de grâce (190) dans le monde, comme tant d'Ésaü et de réprouvés . Gloria et divitiae in domo ejus ; « la gloire pour Dieu et les richesses pour l'homme se trouvent dans la maison de Marie. »
Seigneur Jésus, « que vos tabernacles sont aimables ! Le passereau a trouvé une maison pour se loger, et la tourterelle un nid pour mettre ses petits. Oh ! qu'heureux est l'homme qui demeure dans la maison de Marie, où vous avez le premier fait votre demeure! C'est en cette maison des prédestinés qu'il reçoit son secours de vous seul, et qu'il a disposé des montées et des degrés de toutes les vertus pour s'élever dans son coeur à la perfection dans cette vallée des larmes. » Quam dilecta tabernacula ! etc. (191).
2° Ils aiment tendrement et honorent véritablement la très sainte Vierge, comme leur bonne Mère et Maîtresse ; ils l'aiment, non seulement de bouche, mais en vérité ; ils l'honorent, non seulement à l'extérieur, mais dans le fond du coeur ; ils évitent, comme Jacob, tout ce qui peut lui déplaire, et pratiquent avec ferveur tout ce qu'ils croient pouvoir leur acquérir sa bienveillance. Ils lui apportent et lui donnent, non deux chevreaux, comme Jacob à Rébecca, mais leur corps et leur âme, avec tout ce qui en dépend, figurés par les deux chevreaux de Jacob : afin 1° qu'elle les reçoive comme une chose qui lui appartient ; 2° afin qu'elle les tue et les fasse mourir au
péché et à eux-mêmes, en les écorchant et les dépouillant de leur propre peau et de leur amour propre ; et, par ce moyen, pour plaire à Jésus son Fils qui ne veut, pour ses disciples et amis, que des morts à eux-mêmes ; 3° afin qu'elle les apprête au goût du Père céleste et à sa plus grande gloire qu'elle connaît mieux qu'aucune créature ; 4° afin que, par ses soins et ses intercessions, ce corps et cette âme bien purifiés de toute tache, bien morts, bien dépouillés et bien apprêtés, soient un mets délicat, digne de la bouche et de la bénédiction du Père céleste. N'est-ce pas ce que feront les personnes prédestinées qui goûteront et pratiqueront la consécration parfaite à Jésus-Christ par les mains de Marie, que nous leur enseignons, pour témoigner (192) à Jésus et Marie un amour effectif et courageux ?
Les réprouvés disent assez qu'ils aiment Jésus, qu'ils aiment et qu'ils honorent Marie, mais non pas de leur substance, mais non pas jusqu'à leur sacrifier leur corps avec ses sens, leur âme avec ses passions, comme les prédestinés. Ceux-ci sont soumis et obéissants à la sainte Vierge, comme à leur bonne Mère, à l'exemple de Jésus-Christ qui, de trente-trois ans qu'il a vécu sur la terre, en a employé trente à glorifier Dieu son Père par une parfaite et entière soumission à sa sainte Mère.
3° Ils lui obéissent en suivant exactement ses conseils, comme le Petit Jacob ceux de Rébecca, qui lui dit : Acquiesce consiliis meis, « Mon Fils, suivez mes conseils ; » ou comme les conviés des noces de Cana, auxquels Il sainte Vierge dit : Quodcumque dixerit vobis facite, « Faites tout ce que mon Fils vous dira. » Jacob, pour avoir obéi à sa mère, reçut la bénédiction comme par miracle, quoique naturellement il ne dût pas l'avoir ; les conviés aux noces de Cana, pour avoir suivi le conseil de la sainte Vierge, furent honorés du premier miracle de Jésus-Christ qui y convertit l'eau en vin, à la prière de sa sainte Mère : de même, tous ceux qui jusqu'à la fin des siècles recevront la bénédiction du Père céleste et seront honorés des merveilles de Dieu, ne recevront ses grâces qu'en conséquence de leur parfaite obéissance à Marie ; les Ésaü, au contraire, perdent leur bénédiction, faute de soumission à la sainte Vierge.
4° Ils ont (193) une grande confiance dans la bonté et la puissance de la très sainte Vierge leur bonne Mère ; ils réclament sans cesse son secours ; ils la regardent comme leur étoile polaire, pour arriver à bon port ; ils lui découvrent leurs peines et leurs besoins avec beaucoup d'ouverture de coeur ; ils s'attachent à sa miséricorde et à sa douceur, pour avoir le pardon de leurs péchés par son intercession, ou pour goûter ses douceurs maternelles dans leurs peines et leurs ennuis. Ils se jettent même, se cachent et se perdent d'une manière admirable dans son sein amoureux et virginal, pour y être embrasés du pur amour, pour y être purifiés des moindres taches, et pour y trouver pleinement Jésus qui y réside comme dans son plus glorieux trône. Oh ! quel bonheur! « Ne croyez pas, dit l'Abbé Guerric, qu'il y ait plus de bonheur d'habiter dans le sein d'Abraham que dans le sein de Marie, puisque le Seigneur y a placé son trône » : Ne credideris majoris esse felicitatis habitare in sinu Abrabae quam in sinu Mariae, cum in eo Dominus posuerit thronum suum.
Les réprouvés, au contraire, mettant toute leur confiance en eux-mêmes, ne mangent avec l'enfant prodigue que ce que mangent les pourceaux (194). Ne se nourrissant avec les crapauds que de la terre, et n'aimant que les choses visibles et extérieures avec les
Mondains, ils ne goûtent point les douceurs du sein de Marie ; ils ne sentent point un certain appui et une certaine confiance que les prédestinés sentent pour la sainte Vierge, leur bonne Mère. Ils aiment misérablement leur faim au dehors, comme dit saint Grégoire, parce qu'ils ne veulent pas goûter la douceur qui est toute préparée au dedans d'eux-mêmes et au dedans de Jésus et de Marie.
5° Enfin, les prédestinés gardent les voies de la sainte Vierge, leur bonne Mère, c'est-à-dire, ils l'imitent ; et c'est en cela qu'ils sont vraiment heureux et dévots, et qu'ils portent la marque de leur prédestination, comme leur dit cette bonne Mère : Beati qui custodiunt vias meas ; c'est-à-dire, « Bienheureux ceux qui pratiquent mes vertus, et qui marchent sur les traces de ma vie », avec le secours de la divine grâce : ils sont heureux dans ce monde, pendant leur vie, par l'abondance des grâces et des douceurs que je leur communique de ma plénitude et plus abondamment qu'aux autres qui ne m'imitent pas de si près ; ils sont heureux dans leur mort qui est douce et tranquille, et à laquelle j'assiste ordinairement pour les conduire moi-même dans les joies de l'éternité ; enfin, ils seront heureux dans l'éternité parce que jamais aucun de mes bons serviteurs, qui a imité mes vertus pendant sa vie, n'a été perdu (195).
Les réprouvés, au contraire, sont malheureux pendant leur vie, à leur mort, et pendant l'éternité, parce qu'ils n'imitent point la très sainte Vierge dans ses vertus , se contentant de se mettre quelquefois de ses confréries, de réciter quelques prières en son honneur ou de faire quelqu'autre dévotion extérieure. O sainte Vierge, ma bonne Mère, qu'heureux sont ceux, je le répète avec les transports de mon coeur, qu'heureux sont ceux et celles qui, ne se laissant point séduire par une fausse dévotion envers vous, gardent fidèlement vos voies, vos conseils et vos ordres ! Mais que « malheureux et maudits sont ceux qui abusent de votre dévotion, ne gardant pas les commandements de votre Fils » ! Maledicti omnes qui declinant a mandatis tuis!
Voici présentement les devoirs charitables que la sainte Vierge, comme la meilleure de toutes les mères, rend à ses fidèles serviteurs qui se sont donnés à elle de la manière que j'ai dite, et selon la figure de Jacob.
I. Elle les aime : Ego diligentes me diligo « J'aime ceux qui m'aiment ». Elle les aime 1° parce qu'elle est leur Mère véritable ; or, une mère aime toujours son enfant, le fruit de ses entrailles ; 2° elle les aime par reconnaissance, parce qu'effectivement ils l'aiment comme leur bonne Mère ; 3° elle les aime, parce qu'étant prédestinés, Dieu les aime : Jacob dilexi, Esaü autem odio habui (196) ; 4° elle les aime, parce qu'ils se sont tout consacrés à elle et qu'ils sont sa possession et son héritage : In Israël haereditare(197).
Elle les aime tendrement, et plus tendrement que toutes les mères ensemble. Mettez, si vous pouvez, tout l'amour naturel que les mères de tout le monde (198) ont pour leurs enfants, dans un même coeur d'une mère pour un enfant unique : certainement cette mère aimera beaucoup cet enfant ; cependant il est vrai que Marie aime encore plus tendrement ses enfants que cette mère n'aimerait le sien.
Elle ne les aime pas seulement avec affection, mais avec efficace ; son amour pour eux est actif et effectif, comme celui et plus que celui de Rébecca pour Jacob. Voici ce que cette bonne Mère, dont Rébecca n'était que la figure, fait pour obtenir à ses enfants la bénédiction du Père céleste.
1° Elle épie, comme Rébecca, les occasions favorables de leur faire du bien, de les agrandir et enrichir. Comme elle voit clairement en Dieu tous les biens et les maux, les bonnes et mauvaises fortunes, les bénédictions et les malédictions de Dieu (199), elle dispose de loin les choses pour exempter de toutes sortes de maux ses serviteurs et les combler de toutes sortes de biens ; en sorte que, s'il y a une bonne fortune à faire en Dieu, par la fidélité d'une créature à quelque haut emploi (200), il est sûr que Marie procurera cette bonne fortune à quelqu'un de ses bons enfants et serviteurs, et lui donnera la grâce pour en venir à bout avec fidélité. (201)Ipsa procurat negotia nostra, (202) dit un saint.
2° Elle leur donne de bons conseils comme Rébecca à Jacob. Fili mi, acquiesce consiliis meis ! « Mon fils, suis mes conseils ! » Et entre autres conseils, elle leur inspire de lui apporter deux chevreaux, c'est-à-dire leur corps et leur âme ; de les lui consacrer pour en faire un ragoût qui soit agréable à Dieu ; et de faire tout ce que Jésus-Christ son Fils a enseigné par ses paroles et ses exemples. Si ce n'est pas par elle même qu'elle leur donne ces conseils, c'est par le ministère des anges, qui n'ont pas de plus grand honneur et plaisir que d'obéir à quelqu'un de ses commandements, pour descendre sur terre et secourir quelqu'un de ses serviteurs.
3° Quand on lui a apporté et consacré son corps et son âme et tout ce qui en dépend sans rien excepter, que fait cette bonne Mère ? Ce que fit autrefois Rébecca aux deux chevreaux que lui apporta Jacob : 1° elle les tue et fait mourir à la vie du vieil Adam ; 2° elle les écorche et dépouille de leur peau naturelle, de leurs inclinations naturelles, de leur amour propre et propre volonté, et de toute attache à la créature ; 3° elle les purifie de leurs taches, ordures et péchés ; 4° elle les apprête au goût de Dieu et à sa plus grande gloire ; et comme il n'y a qu'elle qui sait parfaitement ce goût divin et cette plus grande gloire du Très-Haut, il n'y a qu'elle qui, sans se tromper, peut accommoder et apprêter notre corps et notre âme à ce goût infiniment relevé, et à cette gloire infiniment cachée.
4° Cette bonne Mère ayant reçu l'offrande parfaite que nous lui avons faite de nous-mêmes et de nos propres mérites et satisfactions, par la dévotion dont j'ai parlé, et nous étant dépouillés de nos vieux habits, elle nous approprie et nous rend dignes de nous présenter devant notre Père céleste. 1° Elle nous revêt des habits propres, neufs, précieux et parfumés d'Ésaü l'ainé, c'est-à-dire de Jésus-Christ son Fils, qu'elle garde (203) dans sa maison, c'est-à-dire qu'elle a dans sa puissance, et comme la trésorière et la dispensatrice universelle et éternelle (204) des mérites et des vertus de son Fils Jésus-Christ, qu'elle donnc et communique à qui elle veut, quand elle veut, comme elle veut et autant qu'elle veut, comme nous avons vu ci-devant ; 2° elle entoure le cou et les mains de ses serviteurs des peaux des chevreaux tués et écorchés ; c'est-à-dire, elle les orne des mérites et de la valeur de leurs propres actions ; elle tue et mortifie, à la vérité, tout ce qu'il y a d'impur et d'imparfait dans leurs personnes, mais elle ne perd et ne dissipe pas tout le bien que la grâce y a fait ; elle le garde et l'augmente pour en faire l'ornement et la force de leur cou et de leurs mains, c'est-à-dire pour les fortifier et leur aider à porter le joug du Seigneur, qui se porte sur le cou, et à opérer de grandes choses pour la gloire de Dieu et le salut de leurs pauvres frères ; 3° elle donne un nouveau parfum et une nouvelle grâce à leurs habits et ornements, en leur communiquant ses propres habits, ses mérites et ses vertus, qu'elle leur a légués en mourant par son testament, comme dit une sainte religieuse du siècle dernier, morte en odeur de sainteté, et qui l'a su par rêvélation (205), en sorte que « tous ses domestiques, ses fidèles serviteurs et esclaves, sont doublement vêtus, des habits de son Fils et des siens propres ; » Omnes domestici vestiti sunt duplicibus ; c'est pourquoi ils n'ont rien à craindre du froid de Jésus-Christ, blanc comme la neige, que les réprouvés tout nus et dépouillés des mérites de Jésus-Christ et de la sainte Vierge ne pourront pas soutenir (206).
5° Elle leur fait enfin obtenir la bénédiction du Père céleste, quoique, n'étant que les puinés et les enfants adoptifs, ils ne dussent pas naturellement l'avoir. Avec ces habits tout neufs, très précieux et de très bonne odeur, et avec leur corps et leur âme bien préparés et apprêtés, ils s'approchent en confiance du lit de repos de leur Père céleste il entend et distingue leur voix, qui est celle du pécheur ; il touche leurs mains couvertes de peaux, il sent la bonne odeur de leurs habits, il mange avec joie de ce que Marie leur Mère lui a apprêté, reconnaissant en eux les mérites et la bonne odeur de son Fils et de sa sainte Mère. 1° Il leur donne sa double bénédiction : bénédiction « de la rosée du ciel », De rore coelesti, c'est-à-dire, de la grâce divine qui est la semence de la gloire ; Benedixit nos in omni benedictione spiritali in Christo jesu (207); bénédiction «de la graisse dela terre », De pinguedine terroe, c'est-à-dire que ce bon Père leur donne leur pain quotidien et une suffisante abondance des biens de ce monde. 2° Il les rend les maîtres de leurs autres frères, les réprouvés ; non pas que cette primauté paraisse toujours en ce monde qui passe dans un instant, où souvent les réprouvés dominent : Peccatores effabuntur et gloriabuntur ; Vidi impium superexaltatum et elevatum (208); mais elle est pourtant véritable, et elle paraîtra manifestement dans l'autre monde, à toute éternité (209), où les justes, comme dit le Saint-Esprit, « domineront et commanderont aux nations », Dominabuntur populis. 3° Sa majesté, non contente de les bénir en leurs personnes et en leurs biens, bénit encore tous ceux qui les béniront, et maudit tous ceux qui les maudiront et persécuteront.
II. Le second devoir de charité que la sainte Vierge exerce envers ses fidèles serviteurs, c'est qu'elle les entretient de tout pour le corps et pour l'âme ; elle leur donne des habits doubles, comme nous venons de voir ; elle leur donne à manger les mets les plus exquis de la table de Dieu ; elle leur donne à manger le pain de vie qu'elle a formé : A generationibus meis implemini ; Mes chers enfants, leur dit-elle, sous le nom de la Sagesse, « remplissez-vous de mes générations, » c'est-à-dire de Jésus, le fruit de vie, que j'ai mis au monde pour vous. Venite, comedite panem meum et bibite vinum quod miscui vobis ; comedite, et bibite, et inebriamini, carissimi ; « Venez, leur répète telle en un autre endroit, manger mon pain qui est Jésus ; buvez le vin de son amour, que je vous ai mêlé. » Comme c'est elle qui est la trésorière et la dispensatrice des dons et des grâces du Très-Haut, elle en donne une bonne portion et la meilleure pour nourrir et entretenir ses enfants et serviteurs ; ils sont engraissés du pain vivant ; ils sont enivrés du vin qui germe les vierges ; « ils
sont portés dans le sein de Marie, » ad ubera portabimini ; ils ont tant de facilité à porter le joug de Jésus-Christ, qu'ils n'en sentent quasi pas la pesanteur, à cause « de l'huile de la dévotion dont elle le fait pourrir (210): » Jugum eorum putrescere faciet a facie olei.
III. Le troisième bien que la sainte Vierge fait à ses serviteurs, c'est qu'elle les conduit et dirige selon la volonté de son Fils. Rébecca conduisait son petit Jacob et lui donnait de temps en temps de bons avis, soit pour attirer sur lui la bénédiction de son père, soit pour lui faire éviter la haine et la persécution de son frère Ésaü. Marie, qui est l'étoile de la mer, conduit tous ses fidèles serviteurs à bon port ; elle leur montre les chemins de la vie éternelle ; elle leur fait éviter les pas dangereux ; elle les conduit par la main dans les sentiers de la justice ; elle les soutient quand ils sont près de tomber ; elle les relève quand ils sont tombés ; elle les reprend en Mère charitable quand ils manquent ; et quelquefois même elle les châtie amoureusement. Un enfant obéissant à Marie, sa mère nourrice et sa directrice éclairée, peut-il s'égarer dans les chemins de l'éternité ? Ipsam sequens non devias; « En la suivant, dit saint Bernard, vous ne vous égarerez point.» Ne craignez point qu'un véritable enfant de Marie soit trompé par le malin (211), et tombe en quelque hérésie formelle. Là où est la conduite de Marie, là, ni le malin esprit avec ses illusions, ni les hérétiques avec leurs finesses, ne se trouvent : Ipsa tenente, non corruis(212).
IV. Le quatrième bon office que la sainte Vierge rend à ses enfants et fidèles serviteurs, c'est qu'elle les défend et protège contre leurs ennemis. Rébecca, par ses soins et ses industries, délivra Jacob de tous les dangers où il se trouva, et particulièrement de la mort que son frère Ésaü lui aurait apparemment donnée, par la haine et l'envie qu'il lui portait, comme autrefois Caïn à son frère Abel. Marie, la bonne Mère des prédestinés, les cache sous les ailes de sa protection comme une poule ses poussins ; elle parle, elle s'abaisse, elle condescend à toutes leurs faiblesses, pour les garantir de l'épervier et du vautour ; elle se met autour d'eux, elle les accompagne « comme une armée rangée en bataille, » Ut castrorum acies ordinata. Un homme entouré d'une armée bien rangée de cent mille hommes peut-il craindre ses ennemis ? Un fidèle serviteur de Marie, entouré de sa protection et de sa puissance impériale, a encore moins à craindre. Cette bonne Mère et princesse puissante des cieux dépêcherait (213) plutôt des bataillons de millions d'anges pour secourir un de ses serviteurs, qu'il fût jamais dit (214) qu'un fidèle serviteur de Marie, qui s'est confié en elle, succombât à la malice, au nombre et à la force de ses ennemis.
V. Enfin, le cinquième et le plus grand bien que l'aimable Marie procure à ses fidèles dévots, c'est qu'elle intercède pour eux auprès de son Fils et l'apaise par ses prières ; elle les unit à lui d'un lien très intime, et elle les y conserve.
Rébecca fit approcher Jacob du, lit de son père ; et le bon homme le toucha, l'embrassa et le baisa même avec joie, étant content et rassasié des viandes bien apprêtées qu'il lui avait apportées ; et, ayant senti avec beaucoup de contentement les parfums exquis de ses vêtements, il s'écria : Ecce odor filii mei sicut odor agri pleni, cui benedixit Dominus ; « Voici l'odeur de mon fils qui est comme l'odeur d'un champ plein que le Seigneur a béni. » Ce champ plein dont l'odeur charme le coeur du père, n'est autre que l'odeur des vertus et des mérites de Marie qui est un champ plein de grâce où Dieu le Père a semé, comme un grain de froment des élus, son Fils unique. Oh! qu'un enfant parfumé de la bonne odeur de Marie est bienvenu auprès de Jésus-Christ, qui est le père du siècle à venir ! Oh!
qu'il lui est promptement et parfaitement uni ! Nous l'avons montré plus au long ci-devant.
De plus, après qu'elle a comblé ses enfants et fidèles serviteurs de ses faveurs, qu'elle leur a obtenu la bénédiction du Père céleste et l'union avec Jésus-Christ, elle les conserve en JésusChrist et Jésus-Christ en eux ; elle les garde et elle les veille toujours, de peur qu'ils ne perdent la grâce de Dieu et ne retombent dans les piéges de leur ennemis. In plenitudine detinet ; « elle retient les saints dans leur plénitude, » et les y fait persévérer jusqu'à la fin, comme nous avons vu. Voilà l'explication de cette grande et ancienne figure de la prédestination et réprobation, si inconnue et si pleine de mystères (215).
*********************************************************************
COMMENTAIRES
(185) Dieu demeure éternellement dans sa propre nature infinie, sans pouvoir l'oublier ou la quitter jamais, pour se distrair au dehors par la considération et la recherche des êtres finis.
(186) Ils prétendent les avoir gagnées.
(187) Ils veulent leur être à charge.
(188) Ils sont dans une situation avantageuse.
(189) En son travail et en son habileté.
(190) Des oeuvres naturellement ou surnaturellement admirables.
(191) « Qu'ils sont aimés, grand Dieu, tes tabernacles ! » notre bienheureux commente, dans ce passage, les versets I, 4, 5, 6, 7, du psaume LXXXIII, et les applique à la sainte Vierge et à ses serviteurs.
(192) Pour témoigner, etc., (et non par témoigner, comme portent bien des éditions), Se rapporte à N'est-ce pas ce que feront.
(193) Les serviteurs de Marie.
(194) Le texte primitif est ici beaucoup plus rude.
(195) A moins qu'il n'ait, par sa pure faute, cessé de les imiter.
(196) « J'ai aimé Jacob et pris Esaü en haine. » Cette haine de Dieu pour les pécheurs n'est motivée que par leurs crimes, sans lesquels Dieu les aimerait et les prédestinerait à la gloire.
(197) « Prenez Israël pour héritage. »
(198) Que toutes les mères qui sont en ce monde.
(199) Les malédictions de Dieu méritées et provoquées par les crimes des hommes.
(200) En remplissant fidèlement une tâche sublime offerte par Dieu.
(201) Marie ne nous donne la grâce qu'en intercédant pour nous ; c'est Dieu seul qui en est la cause productive, efficiente.
(202) « Elle gère elle-même nos affaires. »
(203) Elle garde les habits de son Fils.
(204) Eternelle, dans le sens de continuelle.
(205) Peut-être est-il ici question de la vénérable mère Agnès de Jésus dont nous avons déjà parlé.
(206) Ce froid de Jésus-Christ, blanc comme la neige et insupportable aux réprouvés, est l'accueil horriblement glacial que leur fera, au dernier jugement, le divin Rédempteur méprisé par eux en cette vie.
(207) « Dieu nous a bénis de toute bénédiction spirituelle en Jésus-Christ. »
(208) « Les pécheurs se vanteront et se glorifieront. » - « J'ai vu l'impie très exalté et très élevé. »
(209) Pendant toute l'éternité.
(210) La dévotion est ici comparée à une huile qui ferait comme dissoudre le joug qu'elle aurait d'abord imbibé.
(211) Par l'esprit du mal, le démon.
(212) « Si elle vous tient par la main, vous ne tomberez pas. »
(213) Enverrait.
(214) Plutôt que de laisser dire.
(215) L'histoire de Rébecca et de ses fils, comme symbole de la prédestination et de la réprobation, ne fut jamais inconnue des théologiens. Ce que Montfort ajoute de nouveau et d'intéressant à leurs commentaires, c'est le rapprochement entre le rôle de Rébecca et celui de Marie.