ARTICLE IV
 

Les effets merveilleux que cette dévotion produit dans une âme qui y est fidèle.


    Mon cher frère, soyez persuadé que, si vous vous rendez fidèle aux pratiques intérieures et extérieures de cette dévotion que je vous marquerai ci-après :

    1° Par la lumière que le Saint-Esprit vous donnera par Marie sa chère épouse, vous connaitrez votre mauvais fond, votre corruption, et votre incapacité à tout bien si Dieu n'en est le principe comme auteur de la nature ou de la grâce (216) ; et ensuite de cette connaissance vous vous mépriserez, vous ne penserez à vous qu'avec horreur ; vous vous regarderez comme un limaçon qui gâte tout de sa bave, ou comme un crapaud qui empoisonne tout de son venin, ou comme un serpent malicieux qui ne cherche qu'à tromper ; enfin, l'humble Marie vous fera part de sa profonde humilité qui fera que vous vous mépriserez, vous ne mépriserez personne, et vous aimerez le mépris.

    2° La sainte Vierge vous donnera part à sa foi qui a été plus grande sur la terre que la foi de tous les patriarches, des prophètes, des apôtres et de tous les saints. Présentement qu'elle est régnante dans les cieux, elle n'a plus cette foi parce qu'elle voit clairement toutes choses en Dieu, par la lumière de la gloire ; mais cependant, avec l'agrément du Très-Haut, elle ne l'a pas perdue en entrant dans la gloire ; elle l'a gardée pour la garder dans l'Eglise militante à ses plus fidèles serviteurs et servantes (217). Plus donc vous gagnerez la bienveillance de cette auguste princesse et vierge fidèle, plus vous aurez de pure foi dans toute votre conduite : une foi pure, qui fera que vous ne vous soucierez guère du sensible et de l'extraordinaire (218); une foi vive et animée par la charité, qui fera que vous ne ferez vos actions que par le motif du pur amour; une foi ferme et inébranlable comme un rocher, qui fera que vous demeurerez ferme et constant au milieu des orages et des tourments ; une foi agissante et perçante, qui, comme un mystérieux passe-partout, vous donnera entrée (219) dans tous les mystères de Jésus-Christ, dans les fins dernières de l'homme, et dans le coeur de Dieu même; une foi courageuse, qui vous fera entreprendre et venir à bout des grandes choses pour Dieu et le salut des âmes, sans hésiter ; enfin, une foi qui sera votre flambeau enflammé, votre vie divine, votre trésor caché de la divine Sagesse et votre arme toute puissante, dont vous vous servirez pour éclairer ceux qui sont dans les ténèbres à l'ombre de la mort, pour embraser ceux qui sont tièdes et qui ont besoin de l'or embrasé de la charité, pour donner la vie à ceux qui sont morts par le péché, pour toucher et renverser par vos paroles douces et puissantes les coeurs de marbre et les cèdres du Liban, et enfin pour résister au diable et à tous les ennemis du salut.

    3° Cette Mère de la belle dilection ôtera de votre coeur tout scrupule et toute crainte servile déréglée (220) ; elle l'ouvrira et l'élargira pour courir dans les commandements de son Fils avec la sainte liberté des enfants de Dieu, et pour y introduire (221) le pur amour dont elle a le trésor ; en sorte que vous ne vous conduirez plus tant que vous aurez fait, par crainte à l'égard du Dieu de charité, mais par le pur amour. Vous le regarderez comme votre bon Père, auquel vous tâcherez de plaire incessamment, en qui (222) vous converserez confidemment comme un enfant en son bon Père. Si vous venez par malheur à l'offenser, vous vous en humilierez aussitôt devant lui ; vous lui en demanderez pardon humblement, mais vous lui tendrez la main simplement, et vous vous en relèverez amoureusement, sans trouble ni inquiétude, et continuerez à marcher vers lui sans découragement.

    4° La sainte Vierge vous remplira d'une grande confiance en Dieu et en elle-même, 1° parce que vous n'approcherez plus de Jésus-Christ par vous-même, mais toujours par cette bonne Mère ; 2° parce que, lui ayant donné tous vos mérites, grâces et satisfactions, pour en disposer à sa volonté, elle vous communiquera ses vertus et elle vous revêtira de ses mérites, en sorte que vous pourrez dire à Dieu avec confiance : « Voici Marie, votre servante ; qu'il me soit fait selon votre parole ; » Ecce ancilla Domini, fiat mihi secundum verbum tuum(223) ; 3° parce que vous étant donné à elle tout entier, corps et âme, elle qui est libérale avec les libéraux et plus libérale que les libéraux mêmes (224), se donnera à vous par retour, d'une manière merveilleuse mais véritable, en sorte que vous pourrez lui dire hardiment : Tuus sum ego, salvum me fac ; « je suis à vous, sainte Vierge, sauvez-moi ; » ou, comme je l'ai déjà dit, avec le disciple bien-aimé : Accepi te in mea ; « je vous ai prise, sainte Mère, pour tous mes biens. » Vous pourrez encore dire avec saint Bonaventure: Ecce Domina salvatrix mea, fiducialiter agam et non timebo, quia fortitudo mea et laus mea in Domino es tu ; et en un autre endroit : Tuus totus ego sum, et omnia mea tua sunt, o Virgo gloriosa, super omnia benedicta ; ponam te ut signaculum, super cor meum, quia fortis est ut mors dilectio tua ! « Ma chère Maitresse et salvatrice (225), j'agirai avec confiance et ne craindrai point, parce que vous êtes ma force et ma louange dans le Seigneur. - Je suis tout vôtre, et tout ce que j'ai vous appartient, ô glorieuse Vierge, bénite par-dessus toutes choses créées ! Que je vous mette comme un cachet sur mon coeur, parce que votre dilection est forte comme la mort. » Vous pourrez dire à Dieu, dans les sentiments du Prophète : Domine, non est exaltatum cor meum neque elati sunt oculi mei ; neque ambulavi in magnis neque in mirabilibus super me ; si non humiliter sentiebam sed exaltavi animam meam ; sicut ablactatus est super matre sua, ita retributio in anima mea ; « Seigneur, mon coeur ni mes yeux n'ont aucun sujet de s'élever et de s'enorgueillir, ni de
rechercher les choses grandes et merveilleuses ; et en cela je ne suis pas encore humble ; mais j'ai relevé et encouragé mon âme par la confiance ; je suis comme un enfant sevré des plaisirs de la terre et appuyé sur le sein de ma Mère ; et c'est sur ce sein qu'on me comble de biens. » 4° Ce qui augmentera encore votre confiance en elle, c'est que, lui ayant donné en dépôt tout ce que vous avez de bon pour le donner ou le garder, vous aurez moins de confiance en vous et beaucoup en elle qui est votre trésor ; oh ! quelle confiance et quelle consolation pour une âme qui peut dire que le trésor de Dieu, où il a mis tout ce qu'il a de plus précieux, est le sien aussi ! Ipsa est thesaurus Domini ; « Elle est, dit un saint, le trésor du Seigneur. »

    5° L'âme de la sainte Vierge se communiquera à vous pour glorifier le Seigneur ; son esprit entrera en la place du vôtre pour se réjouir en Dieu son salutaire (226), pourvu que vous vous rendiez fidèle aux pratiques de cette dévotion. Sit in singulis anima Mariae, ut magnificet Dominum ; sit in singulis spiritus Mariae, ut exultet in Deo. (Saint Ambroise.) « Que l'âme de Marie soit en chacun pour glorifier le Seigneur ; que l'esprit de Marie soit en chacun pour s'y réjouir en Dieu. » Ah! quand viendra cet heureux temps, dit un saint homme de nos jours qui était tout perdu en Marie(227) ? Ah ! quand viendra cet heureux temps où la divine Marie sera établie maîtresse et souveraine dans les coeurs, pour les soumettre pleinement à l'empire de son grand et unique Jésus ? Quand est-ce que les âmes respireront autant Marie que les corps respirent l'air ? Pour lors, des choses merveilleuses arriveront dans ces bas lieux, où le Saint-Esprit trouvant sa chère épouse comme reproduite dans les âmes, y surviendra abondamment et les remplira de ses dons, et particulièrement du don de sa sagesse, pour opérer des merveilles de grâce. Mon cher frère, quand viendra ce temps heureux et ce siècle de Marie, où les âmes se perdant elles-mêmes dans l'abîme de son intérieur (228) deviendont des copies vivantes de Marie, pour aimer et glorifier Jésus-Christ ? Ce temps ne viendra que quand on connaîtra et pratiquera la dévotion que j'enseigne. Ut adveniat regnum tuum, adveniat regnum Mariae(229).

    6° Si Marie, qui est l'arbre de vie, est bien cultivée en notre âme par la fidélité aux pratiques de cette dévotion, elle portera son fruit en son temps, et son fruit n'est autre que Jésus-Christ. Je vois tant de dévots et de dévotes qui cherchent Jésus-Christ, les uns par une voie et une pratique, les autres par l'autre ; et après qu'ils ont beaucoup travaillé pendant la nuit ils peuvent dire : Per totam noctem laborantes nihil cepimus ; « Quoique nous ayons travaillé pendant toute la nuit, nous n'avons rien pris ; » et on peut leur dire : Laborastis multum, et intulistis parum ; « Vous avez beaucoup travaillé, et vous avez peu gagné; »  Jésus-Christ est encore bien faible chez vous. Mais, par la voie immaculée de Marie et cette pratique divine que j'enseigne, on travaille pendant le jour, on travaille dans un lieu saint, on travaille peu. Il n'y a point de nuit en Marie, puisqu'il n'y a point eu (230) de péché, ni même la moindre ombre ; Marie est un lieu saint, et le Saint des Saints où les saints sont formés et moulés. Remarquez, s'il vous plaît, que je dis que les saints sont moulés en Marie : il y a une grande différence entre faire une figure en relief à coups de marteau et de ciseau, et faire une figure en la jetant en moule ; les sculpteurs et les statuaires travaillent beaucoup à faire les figures de la première manière, et il leur faut beaucoup de temps ; mais à les faire de la seconde manière, ils travaillent peu et les font en fort peu de temps. Saint Augustin appelle la sainte Vierge forma Dei, « le moule de Dieu », Siformam Dei te appellem digna existis(231), le moule propre à former et mouler des dieux. Celui qui est jeté dans ce moule divin est bientôt formé et moulé en Jésus-Christ, et Jésus-Christ en lui. A peu de frais et en peu de temps, il deviendra dieu, puisqu'il est jeté dans le même moule qui a formé un Dieu (232).

    Il me semble que je puis fort bien comparer ces directeurs et personnes dévotes qui veulent former Jésus-Christ en soi ou dans les autres par d'autres pratiques que celle-ci, à des sculpteurs qui mettant leur confiance dans leur savoir-faire, leur industrie et leur art, donnent une infinité de coups de marteau ou de ciseau à une pierre dure ou à une pièce de bois mal polie, pour en faire l'image de Jésus-Christ ; et quelquefois ils ne réussissent pas à exprimer Jésus-Christ au naturel, soit faute de connaissance ou d'expérience de la personne de Jésus-Christ, soit à cause de quelque coup mal donné qui a gâté l'ouvrage. Mais pour ceux qui embrassent le secret de la grâce que je leur présente, je les compare avec raison à des fondeurs et mouleurs qui, ayant trouvé le beau moule de Marie où Jésus a été naturellement et divinement formé, sans se fier à leur propre industrie mais uniquement à la bonté du modèle, se jettent et se perdent en Marie pour devenir le portrait au naturel de Jésus-Christ.

    Oh ! la belle et véritable comparaison ! mais qui la comprendra ? Je désire que ce soit vous, mon cher frère ; mais souvenez-vous qu'on ne jette en moule que ce qui est fondu et liquide, c'est-à-dire qu'il faut détruire et fondre en vous le vieil Adam, pour devenir le nouveau en Marie (233).

    7° Par cette pratique, bien fidèlement observée, vous donnerez à Jésus-Christ plus de gloire, en un mois de temps, que par aucune autre quoique plus difficile, en plusieurs années. Voici les raisons de ce que j'avance.

    1° Parce que faisant vos actions par la sainte Vierge, comme cette pratique enseigne, vous quittez vos propres intentions et opérations quoique bonnes et connues, pour vous perdre pour ainsi dire dans celles de la sainte Vierge, quoiqu'elles vous soient inconnues ; et par là vous entrez en participation de la sublimité de ses intentions qui ont été si pures qu'elle a plus donné de gloire à Dieu par la moindre de ses actions, par exemple en filant sa quenouille, en faisant un point d'aiguille, qu'un saint Laurent sur son gril par son cruel martyre, et même que tous les saints par leurs actions les plus héroïques ; ce qui fait que pendant son séjour ici-bas elle a acquis un comble(234) si ineffable de grâces et de mérites, qu'on compterait plutôt les étoiles du firmament, les gouttes d'eau de la mer et les sables du rivage, que ses mérites et ses grâces ; et qu'elle a donné plus de gloire à Dieu que tous les anges et les saints ne lui en ont donné ni ne lui en donneront. O prodige de Marie ! vous n'êtes capable que de faire des prodiges de grâce dans les âmes qui veulent bien se perdre en vous.

    2° Parce qu'une âme, par cette pratique, ne comptant pour rien tout ce qu'elle pense ou fait d'elle-même, et ne mettant son appui et sa complaisance que dans les dispositions de Marie pour approcher de Jésus et même pour lui parler, elle pratique beaucoup plus l'humilité que les âmes qui agissent par elles-mêmes, et qui ont un appui et une complaisance imperceptibles dans leurs dispositions ; et par conséquent elle glorifie plus hautement Dieu, qui n'est parfaitement glorifié que par les humbles et les petits de coeur.

    3° Parce que la sainte Vierge, voulant bien, par une grande charité, recevoir en ses mains virginales le présent de nos actions, elle leur donne une beauté et un éclat admirables, elle les offre elle-même à Jésus-Christ et sans difficulté, et Notre Seigneur en est plus glorifié que si nous les offrions par nos mains criminelles.

    4° Enfin, parce que vous ne pensez jamais à Marie, que Marie, en votre place (235) ne pense à Dieu ; vous ne louez ni n'honorez jamais Marie, que Marie ne loue et n'honore Dieu. Marie est toute relative à Dieu, et je l'appellerai fort bien la relation de Dieu, qui n'est que par rapport à Dieu, ou l'écho de Dieu, qui ne dit et ne répète que Dieu : si vous dites Marie, elle dit Dieu (236). Sainte Elisabeth loua Marie et l'appela bienheureuse de ce qu'elle avait cru ; Marie, l'écho fidèle de Dieu, entonna : Magnificat anima mea Dominum, « Mon âme glorifie le Seigneur. » Ce que Marie a fait en cette occasion, elle le fait tous les jours ; quand on la loue, on l'aime, on l'honore ou on lui donne (237), Dieu est loué, Dieu est aimé, Dieu est glorifié ; on donne donc à Dieu par Marie et en Marie.

*********************************************************************

COMMENTAIRES

(216) Nous sommes incapables par nous-mêmes de tout bien, si Dieu ne coopère avec nous, soit dans l'ordre naturel soit dans celui de la grâce.
(217) Quoique l'exercice de la foi soit suspendu dans la vision béatifique, on peut admettre que la racine de la foi y demeure en ce sens que les élus sont toujours surnaturellenient disposés à croire ce qu'il plairait à Dieu de leur révéler en dehors du cercle encore fini et borné de leur contemplation intuitive. De cette façon, l'on pourrait aussi expliquer la théorie peu commune exposée par notre bienheureux auteur : la sainte Vierge, non par privilège, comme il le suppose, mais par une loi générale de la Providence, conserverait dans le ciel la disposition surnaturelle à la foi. Mais, à vrai dire, ce n'est pas une condition nécessaire pour que Marie puisse garder et protéger la foi de ses serviteurs.
(218) Des faveurs sensibles et des dons extraordinaires dans la vie spirituelle.
(219) Sans toutefois vous donner une science absolument claire, absolument évidente.
(220) Il y a une crainte servile réglée et bonne : celle qui arrache réellement du coeur l'amour du péché. Il y en a une autre qui est déréglée et mauvaise : celle qui laisse subsister cet amour plus ou moins explicite.
(221) Pour introduire dans votre coeur.
(222) Avec qui.
(223) Grâce à son intime union avec la sainte Vierge, le chrétien peut donc emprunter les mérites, le langage, et jusqu'au nom de cette admirable Mère. C'est ce que veut nous faire entendre ici Montfort.
(224) Marie est d'autant plus généreuse envers nous que nous sommes plus généreux envers elle.
(225) Coopératrice de Jésus notre sauveur.
(226) Son sauveur.
(227) Nous inclinons fort à croire que ce saint homme dont les paroles sont rapportées ici et vont peut-être jusqu'à la fin du paragraphe 5°, n'est autre que le célèbre archidiacre d'Evreux, Henri Boudon, qui, dans ses dernières années, a fort bien pu écrire ces choses au bienheureux de Montfort. Il était vraiment « tout perdu en Marie » comme le prouvent ses nombreux écrits et sa correspondance.
(228) Des pensées et des sentiments, des vertus et des mérites de la sainte Vierge.
(229) « Que le règne de Marie arrive, afin, Seigneur, que votre règne arrive ! »
(230) En elle,
(231) « Vous êtes digne que je vous appelle la forme de Dieu. »
(232) Marie, mère de Jésus, véritablement et substatiellement Dieu, est aussi la mère adoptive des justes que la grâce divinise et fait dieux moralement, dieux par simple analogie avec le vrai Dieu substantiel.
(233) Le nouvel Adam est Jésus-Christ à la ressemblance de qui Marie désire et procure que nous soyons formés.
(234) Une quantité si abondante.
(235) En votre nom et pour vous.
(236) Toute l'excellence de Marie consiste dans sa qualité de mère de Dieu : quand donc on la bénit et la loue, c'est Dieu qu'on bénit et loue en elle et par elle. Elle-même rapporte tout cela à Dieu.
(237) Quand on l'aime, quand on l'honore, quand on lui donne des louanges.