L'HARMONIE SOCIALE





   Sitôt que l'esprit de l'homme perçoit les réalités du monde terrestre où il s’est incarné, le fait social s'impose à lui. C'est à travers la personnalité de ses parents et de ceux qui le soignent qu'il reçoit les premières impressions de la vie. Plus tard, le cercle des camarades de jeu ou d'école marque la limite de son royaume, et celui-ci s'étend, tandis que croît l'intelligence, jusqu'à ce que l'homme se sente dépendant et solidaire de tous les hommes, mêlé et confondu avec eux en un grand être collectif, fait à l'image d'Adam, qui est tout ensemble la source de sa puissance, le milieu de son développement et la borne de son destin. La Société baigne l'individu d'un flot immense de sentiments et d'idées, de préjugés absurdes et de vénérables traditions ; elle lui mesure la vie physique, ou morale, la richesse et la croissance ; elle le forme et déforme comme l'Océan fait d'un galet au gré de ses remous ; elle le nourrit ou elle l'empoisonne, Lui, cependant, s'agitant et progressant dans la plasticité du milieu social, à la manière d'un nageur qui déplace l'eau, il en brasse et pétrit incessamment la substance, s'élève à la cime des flots ou plonge dans les profondeurs, pour laisser dans son sillage le calme ou la tempête, selon la magie de sa pensée, de son verbe et de son geste.

   Mystère de l’harmonie établie par la Providence entre la liberté et la nécessité ! Tout homme jouit du libre-arbitre au milieu de ses semblables et détermine sa conduite envers eux selon la volonté secrète de son cœur, et cependant l'Adam collectif obéit au déterminisme des lois naturelles ; l'intelligence a pu construire une science dès phénomènes sociaux, exacte bien que rudimentaire encore, qui prévoit les mouvements des collectivités humaines comme on annonce les vents et les marées, parce que les mêmes causes engendrent toujours les mêmes effets. L'homme fait les lois et les mœurs et les usages ainsi qu'il lui plaît, tout en subissant comme un destin l'empire des lois, des usages et des mœurs. C'est un, maître qui est l'esclave de soi : peut-on imaginer plus singulière contradiction que celle-ci, et faut-il s'étonner que les philosophes et les politiques aient édifié tant de systèmes pour l'expliquer ? Le mystique pense que si l'homme s'agite, c'est Dieu seul qui conduit les Sociétés vers un but inconnu par des chemins providentiels et qu'il convient de confier le pouvoir souverain à un représentant de Dieu sur la terre.

    Le rationaliste attend l'harmonie sociale du progrès de la sagesse humaine, car il croit que la malice de quelques individus fait seule obstacle à la bonne volonté des autres et il imagine que la chose publique irait plus droitement si chaque esprit éclairé y avait part.

    Quant au déterminisme, attribuant à l'action des lois naturelles l'évolution des peuples comme le cours des astres ou la vie des plantes, il évite de s’engager dans des considérations d'éthique sociale qui lui paraissent étrangères à la sereine objectivité des recherches scientifiques. Voilà trois groupes de doctrines et trois aspects partiels de la vérité : partiels, car peut-on séparer Dieu de l'Homme et l'Homme de la Nature sans écarteler la création ? Faut-il qu'un excès d'analyse nous empêche de voir que l'inséparable tri-unité de la Providence, de la volonté humaine et du Destin engendre, développe et résorbe toutes les formes sociales ? A chacun des événements, minuscules ou immenses, dont est tissée la trame de la vie universelle s'appliquent les forces équilibrées de cette triade des causes dont la société même reproduit l'image dans une triade d'effets, car elle possède, ainsi que tout être vivant, un corps, une âme et un esprit.

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    Les institutions civiles et politiques forment ce qu’on peut appeler le corps de la société ou sa charpente matérielle. Dans l'agencement, du gouvernement, de la famille, de la propriété, des obligations juridiques, l'intelligence reconnaît le dessin d'une forme caractéristique qui définit un peuple comme la morphologie des fleurs classe un végétal. En outre, et indépendamment de sa figure d'empire, royaume ou république, d'oligarchie ou de démocratie, l'être social se manifeste comme fort, ou faible, sain ou malade. Il est des peuples qui prospèrent sous la direction paternelle d'un sage gouvernement, - ce sont ceux, dit-on, qui n'ont pas d'histoire, - cependant que d'autres souffrent les maux du despotisme, de l'anarchie, des haines fratricides.

    Pourquoi les choses vont elles ainsi ? Depuis qu'il y a des hommes et qu'ils souffrent, une même question leur vient aux lèvres : le législateur, interrogent-ils, n'a-t-il pas le pouvoir de faire le bonheur ou le malheur de son peuple ? N'existe-t-il pas une forme idéale d’état social, qu'il faut s'efforcer de découvrir, dont l'avènement ferait disparaître les conflits les misères et les douleurs en instaurant
l'ère de la fraternité humaine ? On rêve toujours ce qu'on voudrait qui fût, pour échapper à la constatation de ce qui est, et cette croyance est si belle que les hommes ne se sont point lassés de la poursuivre sous cent formes diverses. Ils sont trop nombreux pour être comptés les chercheurs de la pierre philosophale politique. Laissons les poètes qui chantent 1’âge d'or perdu, que Rousseau crut retrouver dans l’état de nature. Traversons les rangs des politiques qui prônent toutes les formes possibles de gouvernement, depuis la monarchie de droit divin jusqu'au communisme. Ecoutons un instant la voix des prophètes, encore imprégnés des souvenirs du Saint Empire romain et qui continuent d'annoncer l'avènement sur la terre de ... ces deux moitiés de Dieu : le Pape et l'Empereur ... Saluons les penseurs de génie, comme Saint-Yves d'Alveydre qui crut avoir trouvé dans la Synarchie la forme parfaite définitive des gouvernements humains... Ils sont tous infiniment respectables, ces apôtres au cœur brûlant, mais la diversité même de leurs opinions ne prouve-t-elle pas qu'ils sont pris aux mirages des mêmes illusions que ces naïfs révolutionnaires qui croient pouvoir décréter la justice et la vertu obligatoires, ou que l'enfant qui poussa l'aiguille du baromètre dans l'espoir d’amener le beau temps ? Gardons-nous de prendre les effets pour les causes : les hommes ne sont pas ce que les font les lois ; mais les lois sont ce que les font les hommes. Aucun législateur ne dispose d'une formule magique qui transformerait les loups en brebis ou les fous en sages.

    Qu'est-ce qu'une forme vivante, végétale, animale ou sociale, peu importe ? C'est le contour qui enveloppe un être, la limite imposée à l'expansion d'une âme et c'est, par conséquent, un destin. Toute forme est essentiellement plastique et mobile ; elle exprime, comme un vivant symbole, l'équilibre des forces intérieures qui la créent ; le reflet du passé et le germe de l'avenir s'incarnent en elle, mais elle n'est rien par soi-même. Qu'importe l'argile dont est fait un vase, et le dessin qu'il reçoit, pourvu que le potier ait une âme harmonieuse et crée un chef-d’œuvre à chaque geste ! Ces formes que nous appelons les institutions sociales sont comparables à l'amphore de terre ; elles expriment les mœurs, les sentiments et les pensées du grand homme collectif, invisible potier dont la main fait leur valeur. Il est une doctrine philosophique suivant laquelle les âmes se réincarneraient en de successives existences et où la somme des mérites et des démérites accumulés dans une vie tracerait le destin de la vie suivante, jusque dans les formes du corps. On peut appliquer aux sociétés humaines cette doctrine du Karma, sans avoir à supposer de réincarnations, puisque les sociétés, sont comme éternelles au regard de l'individu, et dire que l'incohérence intellectuelle d'une génération fait naître l'anarchie à la génération, suivante que l'avidité engendre les guerres, que l'abus de la force provoque le despotisme et l'esclavage.

    Les formes sociales sont indifférentes en soi et tirent leurs qualités de l'âme des hommes qui les animent. On peut avancer sans paradoxe que les usages tenus pour les plus répréhensibles, comme l'esclavage, seraient de tous points excellents et bienfaisants dans une société où régnerait l'esprit d'amour, alors que la haine et l'hypocrisie peuvent corrompre même la religion ou la justice et transformer leurs temples en repaires des enfants des ténèbres. Saint-Yves d'Alveydre demandait aux pouvoirs publics de son pays qu'ils essayassent d'organiser des institutions synarchiques ; c'était un vœu bien imprudent. Les triples conseils d'enseignement, de justice et d'économie, ainsi que les institutions arbitrales qu'il décrit, s'ils eussent été composés des hommes vivant aujourd'hui, auraient nécessairement donné le même spectacle d'incohérence et de partialité que les Parlements et les tribunaux existants, si bien que l'idée synarchiste en aurait été à jamais discréditée, au lieu de miroiter doucement dans les brumes, d'or de l'avenir a côté des effigies sereines du grand pape et du grand roi.

    Que l'homme sache bien que les lois seraient inutiles et indifférentes s'il réalisait le précepte évangélique «Ne fais pas au prochain ce que tu ne voudrais pas qui te fût fait ». Les lois ont pour objet de suppléer imparfaitement à l'accomplissement des devoirs moraux et l'art du législateur est de les choisir aussi bien adaptées que possible aux besoins et aux mérites de son peuple pour préparer à celui-ci une voie d'évolution spirituelle, un moyen de déployer de nouvelles vertus. Si l'homme n'en profite pas, les lois sociales se retournent contre lui et deviennent un destin de souffrance et d'expiation.

    Si le législateur et le souverain ne sont pas les maîtres de modeler à leur gré des formes sociales parfaites, il semble qu'un pouvoir plus considérable soit réservé aux simples citoyens qui se groupent et s'associent pour tenter de réaliser leur idéal politique. N'est-ce pas, en effet, l'opinion de la multitude qui constitue l'âme d'un Etat ? Lorsqu'une idée, lancée par un petit groupe d'hommes, s'étend et se diffuse à travers les masses en échauffant les cœurs et en entraînant l'adhésion des intelligences, sa force croît comme celle d'une avalanche, jusqu'à devenir irrésistible ; elle peut déformer, bouleverser ou balayer toutes les institutions qui lui font obstacle secret magique de toutes les révolutions !

    On peut, dès lors, se demander si le devoir social immédiat ne consiste pas, pour chacun, à choisir judicieusement un groupe ou un parti dont les tendances lui paraissent dignes d'approbation, à s'y incorporer et à y besogner de tout son effort, sans savoir exactement peut-être quelles seront les conséquences de ce travail obscur, mais dans la conviction qu'elles feront naître un ordre de choses meilleur. Beaucoup d'hommes croient discerner, là leur voie et ils s'adonnent à la propagande des idées qui leur sont chères avec une si vive énergie que le monde frémit, craque et s'émeut au vacarme de leur lutte. Il n'est point, hélas ! d'apostolat sans antagonisme. Le progressiste ne saurait tolérer le conservateur qui s’oppose à son action, ou réciproquement ; le fanatique condamne l'indifférent ; le révolté exècre le sage qui prêche la résignation, et voici la guerre allumée entre les hommes. Les groupes rivaux luttant front à front annulent leurs efforts et s'étouffent. réciproquement, bien loin d'arriver comme ils le croyaient, à diriger les destinées du monde ; ou bien, imprimant une brusque secousse à l'édifice social, ils font crouler dans la poussière des révolutions les temples vénérables que les Anciens avaient patiemment construits pierre à pierre... En contemplant les résultats, parfois si funestes, de tant de bonnes intentions individuelles, de pensées généreuses et d'élans altruistes, le philosophe se demande si le dogme de la toute-puissance de la volonté humaine ne cache point un piège ou ne reflète pas une illusion.

    Une illusion... Sans doute, il en est une à éviter, des plus subtiles, qu'on ne peut guère connaître que par les dures leçons de l'expérience et dont il est malaisé de décrire les contours nébuleux. Nous l'appellerions volontiers l'illusion de la liberté de vouloir.

    L'antiquité connaissait des formes sociales rigides, dont le système des castes fournit un type achevé et dont la puissance paternelle romaine, le servage féodal, les corporations d'artisans sont d'autres exemples, cadres où l'individu sentait son avenir bloqué, ses forces d'expansion limitées par un destin extérieur et avait conscience d'être complètement impuissant à influencer la marche des institutions politiques. Il se déchargeait alors de ce souci sur son chef immédiat et sur le prince que le Ciel avait assis au trône, se bornant au cercle de son foyer et de son art. Chargées d'anathèmes, les barrières sociales ont disparu dans les démocraties modernes, si bien que chaque citoyen, pouvant toucher aux choses de la religion et du gouvernement, de la diplomatie et de l'administration, imagine volontiers qu'il est puissant par son vouloir et qu'il deviendra tout-puissant en s'associant à d'autres individus en vue d’une action commune.

    Présomptueuse croyance. « L'homme, s'agite et Dieu le mène», dit un vieil adage, - qui peut sembler trop optimiste, car le monde irait sans doute autrement si toutes les agitations humaines étaient la manifestation d'une pensée providentielle, - mais qui exprime une vérité profonde. Lorsque cent hommes s'assemblent en un parti politique, ils se leurrent en croyant additionner cent pensées en une seule. Rien n'est plus strictement individualiste que la pensée humaine ; il n'y a pas deux pensées semblables sous la voûte des cieux, qui puissent coïncider et se totaliser ; leur plus grand rapprochement sera d'avoir un point commun, à la façon de deux sphères tangentes, en différant sur tout le surplus de leur étendue. Ce que les individus assemblés mettent en commun, c’est leur volonté, qui est une force, disons une force psychique, pour préciser sa nature, mais obéissant aux mêmes lois qui régissent un courant électrique ou une énergie quelconque, force susceptible d'être créatrice ou destructrice, de développer des efforts, bons ou mauvais, selon la direction qu’une pensée lui assigne, car toute force obéit à l'esprit, comme toute matière obéit à la force. Il faut qu'il y ait une pensée et une seule qui dirige le courant de cette pile humaine à cent éléments. Quelle sera-t-elle ? Ici, notre front touche au plafond du mystère et la science ne sait que répondre. Tous les psychologues constatent les extraordinaires différences qui séparent « l'âme d'une foule » des âmes des individus assemblés ; on sait, par l'observation courante, que cent hommes d'esprit peuvent, former une collectivité imbécile et que cent âmes d'agneaux donnent parfois, en s'ajoutant, un tigre ; on voit l'individu annihilé au sein du groupe, et le groupe manifestant une pensée propre, dirigée surtout vers le but de sa conservation et de son accroissement. Quant à la genèse de cette pensée, quant à son origine terrestre ou extra-terrestre, c'est un océan de ténèbres. Peut-être les spéculations des occultistes sur les eggrégores ou génies directeurs des collectivités humaines sont-elles ce qui s'approche le plus de la réalité ; il n'importe d'ailleurs. Le seul fait essentiel qu'il faille retenir, c'est que l'individu qui entre dans une société du genre de celles que nous considérons, abdique en partie sa liberté intellectuelle, devient l'organe d'exécution d'une pensée étrangère, se fait passif au lieu d'être actif. Il s'agite, mais «  l'âme de son groupe » le mène. Que lui sert donc d'avoir brisé les antiques institutions sociales qu'il accusait de l'opprimer et d'étouffer sa liberté matérielle, puisqu'il demeure rivé, dans les plans invisibles, au poste, qu'un maître inconnu lui a fixé dans une caste spirituelle où il faut servir ?

    Liberté du vouloir humain, ô illusion, alors même que l'esclavage est aboli par les lois ! Le serf antique pouvait avoir un cœur libre et n'appartenir que de corps à son maître, alors qu'un homme libre du XXe siècle est parfois esclave de cœur ou d'esprit. La loi d'esclavage a sans doute changé de forme ;  elle règne dans le monde moral et non plus, dans le monde physique, mais elle n'a pas disparu de la terre  et elle y demeurera comme un nécessaire destin jusqu'à l’avènement de la justice.

    L'homme est bien le ferment qui provoque les réactions, les combinaisons et les dissociations du milieu social ; c'est lui, l'industrieux microbe, qui peut construire et dissoudre un empire, mais il n'est pas la cause première des phénomènes qu'il occasionne, non plus qu'un bacille n'est la cause première de l'apparition ou de la disparition d'une maladie sur la terre.

    Chaque groupe social, chaque institution civile ou religieuse, chaque faction politique obéit à un esprit invisible et suit un destin individuel, avec ses gloires et ses déchéances inévitables. Pour un système législatif comme pour un royaume, pour une caste sociale comme pour une confession religieuse, il est une heure de naissance et une heure de mort : l'homme n'est pas maître de les choisir, lui qui ne saurait choisir les termes de son éphémère destinée. Il se borne à grandir ou à décroître, a vivre ou à mourir avec l'être social dont il est une cellule, où l'ordre éternel lui avait assigné une place dès avant sa naissance, avec l'être qu'il a nourri de tous ses désirs, rendu fort de toutes ses forces, sans jamais pouvoir écarter le voile d'illusion qui dérobait à ses regards l'objet de son travail. Il est bon et sain que nous méditions tous sur l'impuissance de notre liberté. Regardons nous comme les parties constitutives d’un être vivant, ayant chacun une fonction à remplir qui est différente des fonctions de nos semblables, mais également utile. Sachons qu'il faut, dans une société, des penseurs et des manœuvres, des novateurs qui tentent des combinaisons nouvelles, et des conservateurs qui transmettent aux jeunes générations l'expérience du passé, des hommes de foi et des hommes de jugement, ainsi qu'il faut dans un corps du tissu nerveux et du tissu musculaire, des membres et des organes. Sachons nous tolérer les uns les autres, et plus encore, sachons admirer l'effort fait par autrui dans une voie qui paraît opposée à la nôtre, lorsque cet effort est sincère, désintéressé et loyal.

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    Indifférentes en soi sont les formes sociales, indifférents sont les hommes qui les animent ; seul importe l'esprit qui les créa et qui préside à leur développement.

    Un peuple de héros a un gouvernement héroïque  ; une nation croyante possède des prêtres saints ; une race égoïste et aveulie se voit dévorée vivante par la vermine des exploiteurs et des charlatans.

    Car l'esprit est la source de vie, qui fait surgir les êtres et apparaître les formes adéquates à son essence ; c'est pourquoi toutes les institutions sociales peuvent être vivifiées et portées à leur perfection par un esprit d'harmonie et d'amour, comme toutes sont corrompues et ruinées par l'orgueil ou la haine. En dernière analyse, c'est au fond du cœur de chaque individu que gît la puissance susceptible d'orienter l'Univers vers le levant ou vers le couchant, sans que l'auteur de ce miracle le veuille et même sans qu'il le sache. L'homme, qui est presque impuissant à réaliser ses conceptions intellectuelles par la volonté, possède le pouvoir d'attirer sur terre, par la seule qualité de son âme, les forces et les événements qui sont en rapport d'analogie avec celle-ci. Il apparaît a nos yeux comme une sorte de grand-prêtre ou un mage capable d'évoquer des profondeurs du ciel ou de l'abîme, la vie ou la mort, Dieu ou Satan, par ses gestes coutumiers, par son verbe, par la seule orientation des divers secrets de son cœur. Il modifie l'ordre social à la manière de ces tapissiers de haute lisse qui tissent à l'envers, sans apercevoir le résultat de leur travail. Nous croyons que souvent, dans le mystère du vaste monde, il dût exister un homme bien simple, obscurément bon dans le cercle modeste de sa famille et de ses amis, dont le rayonnement invisible créa plus de bonheur sur la terre que des œuvres savantes de charité et d'assistance sociale.

    Rien ne saurait suppléer à l'action indirecte et occulte de l'esprit, rien ne saurait la modifier, parce qu'elle est la plus haute, celle dont toutes les actions dépendent. Malgré leur art, les diplomates et les juristes ne peuvent pas faire vivre une institution « qui n'a pas d'âme », ou sauver de la décomposition celle qui est une excroissance de l'esprit mauvais. N'est-il pas des maladies rebelles à toute médication parce qu'elles attaquent la vitalité physique dans son principe même d'organisation ?

    Lorsque les cellules révoltées échappent à la loi de solidarité et de hiérarchie, que la Nature impose à tous les organismes, et qu'elles prétendent « vivre leur vie propre » au détriment des tissus qui les entourent, comment le corps résisterait-il aux ravages diaboliques du cancer, - en donnant ici au mot diabolique son sens étymologique ? De proche en proche, l’œuvre de désagrégation s'étend jusqu'à ce que mort s'ensuive. Il faut voir dans ce processus pathologique l'exacte analogie d'un phénomène social. Tout groupe politique, toute corporation, toute classe ou caste qui décide de jouir égoïstement de la vie, de rejeter tout devoir envers les autres hommes et de bénéficier des travaux qu'ils accomplissent sans coopérer à leur œuvre, est un cancer social.

    L’esprit de destruction et de mort, c’est l'esprit de révolte, soit qu'il procède de l’orgueil qui fit tomber Lucifer, soit qu'il naisse des erreurs de l'intelligence et d'un désir aveugle de réprimer certains abus.

    L'enfer est pavé de bonnes intentions, disait la sagesse de nos pères ; combien les bonnes et sincères intentions de certains utopistes qui souhaitent ruiner la société pour la mieux reconstruire n'ont-elles point aveuglé d'esprits faibles et provoqué de cataclysmes !

    Aberration, hélas ! que la doctrine du grand Tolstoï, qui présente la révolte de l'individu contre la société comme, l'aboutissement logique de la loi christique et comme le moyen d'arriver au règne de l'amour universel ! Aberration, les revendications de certains féministes qui veulent briser l'autorité sacrée du mariage et le nœud saint de la famille, en précipitant la femme du trône où elle règne, sous prétexte de l'émanciper ! Aberration l'enseignement de ceux qui pour rendre libre la pensée humaine, ruinent les appuis religieux où s'appuie sa faiblesse et refusent à son appétit tous les aliments d'ordre spirituel. Tout révolté est une émanation du Destin, un fils de Satan, jouant dans le monde un rôle fatal, qui est pour lui comme un purgatoire ou un supplice du feu.

    La société est une hiérarchie, comme tout organisme, d'ailleurs. Le mot hiérarchie sous-entend une division du travail selon les aptitudes de chacun, une rigoureuse subordination des fonctions, une coopération à l’œuvre commune réalisée suivant la belle formule « un pour tous, tous pour un », sous l'autorité éclairée d'un cerveau qui dirige. Il n'y a pas de hiérarchie sans fraternité, puisque toutes les cellules dépendent les unes des autres, mais il n'y en a pas sans justice distributive, car chacune doit rester rigoureusement à la place qui lui est assignée, recevoir suivant ses mérites et produire suivant les besoins de l'organisme entier. La hiérarchie suppose l'obéissance, non point l'obéissance passive au caprice d'un maître, mais l'acceptation consciente des décrets de la sagesse, le respect des lois nécessaires qui président à la vie de l'organisme. Aucune révolution, aucune secousse brusque, n'est compatible avec la hiérarchie : « Natura non facit saltus » ; elle procède par évolution progressive et par transitions insensibles, ou bien tout le corps social se met à trembler de fièvre. Enfin, la hiérarchie n'est point la cristallisation des éléments vivants dans une forme immuable, mais une synthèse de mouvements, de travail, de naissances et de morts dans un devenir perpétuel. Esprit de fraternité, esprit de justice, esprit d’obéissance, esprit de travail et effort vers un idéal - vers une croissance de l'être entier - vous êtes les forces spirituelles que l'homme doit cultiver en son cœur s'il veut harmoniser ses sociétés particulières avec les lois cosmiques qui régissent les rondes des soleils comme celles des atomes la vie d'un peuple comme celle d'un individu et l'épanouissement d'une société politique comme celle d'une fleur de nymphéa sur les eaux d'un étang au lever du soleil rose...

    Dans le bouillonnement intense des sociétés modernes, tout paraît confusion et chaos. Les cris de haine se mêlent aux chants d'amour ; les oeuvres de la paix deviennent la cause des guerres ; la superstition et l'erreur semblent se développer à mesure que la science et l'instruction progressent ; les tables de la loi où l'humanité souhaite lire des mots immuables s'effacent d'elles-mêmes pour recevoir de nouveaux caractères, partout le ver se cache au cœur du fruit, le mal s'enlace au bien et la ruse empoisonne les fontaines de vérité. Devant un aussi décourageant spectacle, que doit faire l'homme de bonne volonté, qui rêve d'entendre résonner sur la terre la délicate musique des harmonies de l'esprit ? Se retirera-t-il du monde pour vivre de méditations et de miel sauvage au fond des déserts, en abandonnant ses frères aux fatalités de leur sort ? Tentera-t-il l’œuvre impossible de soigner tous les malades de corps et
d’âme, de réparer aux dépens de sa propre substance les iniquités sociales, jusqu'à périr lui-même d'épuisement ? Ou imitera-t-il les autres hommes, se grisant du bruit et du mouvement, combattant sous la bannière d'un parti dans l'espoir d'imposer au monde la chimère qu’il rêve ?

    Tous les esprits généreux se sont posé l'angoissante question et chacun l'a résolue au mieux, dans le secret de son cœur, en se laissant guider par son tempérament, ses besoins, ses dons naturels vers la case de l'échiquier social qui semblait réservée d'avance à sa personnalité ; car il n'est pas une seule voie où marcher droit, mais dix mille. La société est comme un orchestre, composé d'un grand nombre d’exécutants, dont chacun. joue d’un instrument différent et s'inquiète de sa seule partie ; l’harmonie résulte, du concours de leur voix pourvu que tous observent la mesure et ne fassent pas de fausses notes. Est-il besoin que la basse et la clarinette connaissent les mystères du contrepoint et possèdent tous les détails d'architecture harmonique que le compositeur a répandu dans son œuvre ? Non assurément : ils en seraient distraits dans leur jeu. Pourquoi donc aujourd'hui chaque homme veut-il embrasser dans leur complexité les innombrables problèmes politiques, économiques ou moraux qui surgissent dans les cinq parties du monde, être au courant de tout ce qui s'écrit et avoir une opinion tranchée sur les questions dont il ignore souvent les plus essentiels rudiments ? Il en oublie de jouer sa mélodie individuelle et il multiplie les fausses notes tandis qu'il rêve d'inventer un système qui empêcherait infailliblement toute cacophonie orchestrale...

    Le secret du devoir social est identiquement le même que celui du devoir individuel avec lequel il se confond, puisqu'il suffit que l'abeille sache faire son miel pour que la ruche prospère. C'est un secret qui se résume en deux mots, deux mots simples et qu'il faut entendre simplement, sans y chercher l'expression d'idées transcendantes ni de sentiments surhumains : Savoir servir et savoir aimer.

    Savoir servir... c'est répondre à l'impératif catégorique du devoir, faire le geste qui apparaît évidemment nécessaire pour que ce qui allait mal soit mieux, donner l'effort opportun au moment convenable et à l'endroit qu'il faut, sans réserve, sans timidité et sans orgueil, en sachant ne point prétendre à une autorité plus, grande ni à une action plus étendue que ne les comporte le rôle qu’on joue.

    Savoir servir... c'est discerner la juste valeur des choses et la véritable hiérarchie des hommes, cette hiérarchie des valeurs morales qui diffère beaucoup parfois de celles que consacrent les usages du monde ; c’est vénérer ce qui est vénérable et obéir à qui mérite d'être obéi. Heureux celui qui a reçu le don de mettre chaque événement et chaque homme à sa vraie place, de discerner la beauté et la laideur sous leurs voiles mensongers, d'honorer la sagesse et de garder une foi inébranlable à un maître spirituel, dont il sait la supériorité...

   Savoir servir... c'est accepter de reconnaître les institutions et les coutumes du milieu et de l'époque où l'on vit, dégager l'étincelle d'idéal qui existe en chacune d'elles en la faisant briller de tout son éclat, pour que ce jeu intérieur purifie et sublime les gangues qui peuvent l'entourer ; c'est travailler à améliorer ce qui existe plutôt qu'à le démolir dans un sentiment de révolte stérile ou dans l'espoir d'un miracle invraisemblable. Sachons voir dans la famille la majesté de l'autorité paternelle plutôt que ses abus. Ne considérons pas dans la religion la mesquinerie de certains rites, mais seulement les miracles que la foi peut accomplir dans une âme. Toute chose ici-bas reflète une parcelle, souvent infime, de la Beauté absolue, car l'enfer véritable et la nuit sans étoile n'existent pas sur cette terre ; notre mérite est de discerner ce reflet et de le vouloir plus grand. La guerre elle-même, ce fléau par excellence, ne prend-elle pas un aspect sublime lorsqu'on y découvre l'éclat de l'héroïsme humain, qui brave la souffrance et la mort pour réaliser un haut idéal d'amour, de la patrie, pour défendre un droit sacré et pour protéger d'autres êtres ? Déjà, il y a bien des siècles, la Bhagavad Gîta développait admirablement cette idée, que le soldat qui combat par devoir, fût-ce contre son propre parent, ne contracte, aucun péché....

    Il n'est pas possible à l'homme, être incertain et enténébré, d'arriver à la pleine conscience de ce qu'il doit faire pour participer a la vie du grand Adam, s'il n'est entraîné et conduit par la lumière de son propre cœur. On ne sert bien les êtres et les choses autant qu'on les sert amoureusement, avec ce tact délicat, cette intention subtile cette persévérance tendre et cette abnégation de soi qui naissent de l'entraînement irrésistible d'un désir spontané.

   L'amour est un maître dans tous les domaines. Mais l'amour ne se crée pas a volonté ; il n'est pas au pouvoir de l'homme de l'appeler quand il lui manque ou de le retenir lorsqu'il s'envole ; on ne décide pas à son gré d'aimer le prochain, comme on décide d'être ou non charitable. L'amour ressemble étrangement à ce que les théologiens appellent la grâce : c'est une force illuminatrice qui vient d'en haut et dont un rayon peut se poser sur notre front, en nous révélant un aspect nouveau des choses, lorsque nous avons mérité cette communion avec les mondes supérieurs par nos travaux, par nos luttes contre l'égoïsme, par notre désir de la perfection. Il est peu d'hommes aux yeux de qui cette flèche de lumière n'ait point brillé au moins un instant ; il en est beaucoup qui n'ont point consenti a la recevoir et qui ont, de propos délibéré, rejeté l'amour hors de leur vie... Certaines âmes voudraient avoir le don d'aimer et ne reçoivent cependant point l'étincelle divine, tandis que d'autres l'ont possédée et demeurent inconsolables de l'avoir perdue... Ici tout est mystère à notre intelligence...

    L'homme doit servir d'abord par raison et par obéissance, il le fera par enthousiasme lorsque son esprit sera assez éclairé pour percevoir l'aimable beauté qui brille en toutes créatures. Servir et aimer sont deux étapes de son évolution morale ; car il faut marcher longtemps dans le chemin étroit du devoir imposé pour atteindre l’espace libre où les élans du cœur peuvent se déployer harmonieusement, sans engendrer de désordre. L'espérance et le fidèle accomplissement de la tâche acceptée conduisent vers le jardin mystérieux où Psyché peut espérer voir voltiger Eros autour d'elle...

    Pour cette raison, il est nécessaire qu’existent dans une société, une hiérarchie de classes inégales, des lois, un appareil de contrainte, des hommes qui commandent et d'autres qui obéissent. Les masses, incapables de percevoir la beauté délicate des sentiments supérieurs, doivent être soumises a une forte discipline, dans leur intérêt même, et conduites d'étape en étape sur les routes du perfectionnement moral par des guides prudents. Si les liens qui les contraignent étaient dénoués comme le voudraient d'imprudents rêveurs, ce n’est point l'amour qui guiderait les actes de ceux dont les yeux sont encore fermés à la lumière spirituelle, ce serait le tourbillon fatal des instincts animaux profondément incrustés dans la chair humaine et la face de la terre se voilerait d'horreur…

    Le mot amour est un mot ésotérique qui ne doit être prononcé que devant les hommes assez évolués pour distinguer, de leurs propres yeux, le beau et le laid, pour savoir qu'on doit aimer le bien et combattre le mal. Qu'on lance ce mot imprudemment dans la foule, il devient aussitôt un véhicule d'erreurs avec un masque d'hypocrisie, plus dangereux pour l'ordre social que le règne brutal de la force. N'est-ce pas au nom de la fraternité, de la charité et de l'amour que les hommes se sont toujours le plus volontiers excommuniés et massacrés ? Les sentiments généreux qu’on oppose à un adversaire sans scrupule n'aboutissent-ils, pas nécessairement au triomphe de celui-ci ? L’amour ne peut germer que dans un monde où règne déjà la justice ; vouloir supprimer la justice, sous prétexte d'instaurer le règne de l'amour, c'est accepter tous les désordres de l'anarchie et collaborer a l’œuvre du démon dont le rôle est de démolir. Il est à peu près aussi difficile de concevoir une société équilibrée par la seule puissance de l'amour que de se représenter un corps humain privé de son squelette et dont les parties demeureraient attachées par la seule force de cohésion.

    L'amour du prochain peut devenir un sentiment désorganisateur lorsqu'il est mal compris et qu'il aboutit à traiter sur pied d'égalité l'intelligence et la sottise, le vice et la vertu, lorsqu'il empêche de fouailler les vendeurs du temple et fait tolérer que le vulgaire étouffe la sagesse ou le génie. Si le pardon des offenses est un bel exercice d'ascèse individuelle, par contre le principe de la non-résistance au mal est une doctrine anti-sociale. La légende veut qu'un moine bouddhiste, éperdu «d'amour pour toutes les créatures, se soit livré lui-même, à la dent d'une tigresse affamée ; son geste symbolise l'absurde, puisqu'il équivaut à proclamer cette hérésie que dans la hiérarchie des créatures de Dieu, le tigre doit être placé avant l'homme...

    Or, il est des âmes pieuses, qui imitent de loin le moine bouddhiste, sans atteindre au paroxysme de sa folie, et qui exagèrent les idées chrétiennes d'humilité et de charité jusqu'à vouloir être moins que le dernier des hommes et jusqu'à souhaiter anéantir leur personnalité.

    Pour s'humilier davantage au regard de leurs frères, ces âmes tourmentées de la passion du sacrifice croient devoir éteindre toutes les lumières déposées dans leur âme, renonçant à leurs goûts, à leurs idées, à leur volonté propre, pour chercher en dehors d'eux une manifestation des décrets de la Providence, parfois dans la volonté d'autres hommes, parfois dans l'enchaînement même des phénomènes naturels. Sans doute, cette horreur frénétique du moi peut-elle être nécessaire dans certains ordres contemplatifs où le néophyte accomplit des exercices d'ascèse spirituelle et doit obéir à son supérieur perinde ac cadaver. Mais si elle devient doctrine et se propage au delà des murs du cloître dans la société, elle y produit une sélection à rebours très marquée, en énervant les énergies, en détruisant la notion de responsabilité et en substituant à l'action des élites celle des éléments sociaux inférieurs qui, eux, ne craignent jamais d'affirmer énergiquement leurs volontés et leurs appétits. L'excès d'humilité, comme l'excès d'amour du prochain, peut aboutir à ce que le soin des affaires du monde et l'autorité effective soient laissés aux plus frustes, à ce que les voyants acceptent d'obéir aux aveugles. N'est-ce point d'un de ce genre que Pascal avertissait rudement ses contemporains en écrivant sa phrase cinglante sur l'homme qui fait la bête pour avoir trop voulu faire l'ange ?

    Ainsi l'homme, dégagé des croyances naïves au pouvoir magique des lois, libéré de l'orgueil de la toute-puissance humaine, gardé contre les élans irréfléchis de son sentiment, saura qu'il suffit de faire rendre une note juste à la lyre pour qu'une pierre de base du temple social se mette d'elle-même en place. Et après avoir étudié tous les systèmes des philosophes et scruté toutes les expériences douloureuses de l'histoire, il s'émerveillera de trouver la règle éternelle de ses actes dans cette simple formule du livre de lumière :

    « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et tout le reste vous sera donné par surcroît ».

janvier 1921.