LES IDEES ET LES EVENEMENTS




    On a souvent comparé le cours de la vie humaine à un voyage : c’est une allégorie si juste qu'elle s'impose à l'esprit. L'homme connaît, sur cette terre, un point de départ et un point d'arrivée et il progresse, au prix d'un continuel effort, à travers les êtres, les idées les événements qui composent le vaste monde, qui constituent ses vivants paysages, qui dessinent ses perspectives mystérieuses. Tantôt il croit s'avancer dans un Univers immobile, tantôt il s'imagine demeurer immobile au centre d'un mouvement giratoire sans fin, car il est le jouet de la même illusion que le cavalier galopant sur la route au-devant de qui les arbres paraissent s'élancer.

    Des formes intellectuelles insoupçonnées, des destins nouveaux, des hommes qu’il n’a point vus encore surgissent brusquement aux yeux du voyageur, traversent sa route, l'accompagnent, se mêlent à sa vie pour replonger ensuite dans les ténèbres de l'inconnu qui les recélait. La rencontre peut durer longtemps ; elle peut être aussi brève que l'éclair ; toujours elle produit quelque impression, laisse le pèlerin triste ou joyeux, meilleur ou pire, autre qu'il n'était. Chaque heurt nouveau devient un jalon du chemin parcouru et les événements de la vie nous servent à mesurer notre vie même, comme si nous marchions vraiment à travers cette plaine abstraite qui s'appelle le Temps, comme s'il existait entre les êtres et les choses des routes métaphysiques, des distances longues ou brèves, des montagnes, des déserts, des fleuves et aussi des passages permettant de franchir leurs obstacles. Notre cerveau, prisonnier du monde à trois dimensions, évoque des images de déplacement et de mouvement pour classer les impressions que la conscience reçoit de la mystérieuse Réalité dans laquelle elle baigne.

    Illusion, sans doute, que cette représentation du monde. L'esprit, qui sent le contact universel et omniprésent de la Vie, peut s'élever par un effort d'abstraction au-dessus des contingences de la matière Il conçoit que le Temps et l’Espace n'ont pas d'existence propre et résident seulement dans l'imperfection de nos sens bornés ; qu'il n'y a pas de distances entre les réalités du monde spirituel, où le verbe de l'existence n'a point d'autre temps que le présent. Tout est toujours actuellement et tout est partout à la fois ; l'Etre ne forme qu'une sphère. La distance et le mouvement n'existent que par l'homme qui est incapable d'embrasser l'Unité et qui la fragmente en morceaux pour étudier successivement chacun d'eux. Avec le mouvement apparaît la durée et le passé se dégage de l'avenir : le rayon de la conscience humaine à éclairé un fragment du Grand Tout, déjà retombé dans la nuit ; il va s'efforcer d'en éclairer un autre qui est encore dans la nuit ; jamais il ne pourra contempler dans leur harmonieuse unité et dans leur coexistence éternelle, tous les aspects simultanés de l’Etre. C'est pourquoi les êtres matériels ou spirituels paraissent à l'homme comme s'ils sortaient de la nuit, accouraient à sa rencontre et s'évanouissaient à nouveau. Ils étaient en lui, de toute éternité, occultes, invisibles et impondérables, aussi longtemps qu'il n’avait pas dirigé sur eux la lumière de son désir ; le lointain horizon d'où ils semblent émerger n'est que le seuil de la conscience humaine.

    Ainsi notre vie est une indéfinie découverte de nous-mêmes, une manifestation en série du principe de notre individualité. Selon que notre racine spirituelle s'oriente vers le haut ou vers le bas, vers la lumière ou vers les ténèbres, notre lumière propre éclaire un secteur différent de la sphère universelle, où nous voyons vibrer les formes et les êtres qui sont en affinité avec le désir secret de notre cœur. Un à un, nous les rencontrons, sous forme d'idées ou sous forme d'événements, selon qu'ils demeurent dans le monde abstrait ou qu'ils s'informent dans la matière. Chaque expérience porte un fruit doux où amer, retentit au fond de notre être, confirme notre orientation spirituelle ou la modifie. Il suffit qu'en un éclair de colère ou de dégoût, le cœur change son primitif amour pour que rentre dans l'ombre tout ce qui tissait la trame de notre vie et pour qu'une Destinée nouvelle accoure à notre rencontre. Le Destin est un miroir brisé, où notre âme aperçoit son unité essentielle en multiples reflets.

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    Ces manifestations de l'Univers à notre conscience, dont la chaîne constitue l'existence individuelle, revêtent une triple forme. Nous percevons autour de nous des êtres vivants, des événements et des idées, symboles du réel assez dissemblables pour que la raison humaine les représente comme des entités distinctes. Distinctes dans leurs manifestations sans doute : la chute d'une pierre sur le sol n'est pas un phénomène comparable à la composition d'un traité de philosophie. Mais ne tiennent-elles pas toutes par une racine commune à une même origine ; ne sont-elles pas unies par des rapports secrets que les classifications et les cloisonnements de l'analyse rationnelle ne permettent pas de saisir ? L'être, l'événement et l'idée ne sont-ils pas la triple expression du Destin, les perles accrochées au même fil de laine, de soie ou d'or, que dévident les Parques, perles dont l'une précède l'autre qui la suit nécessairement.

    Si je trébuche sur le chemin et qu'un passant me relève, pourrai-je analyser ce léger drame dans l'achoppement de mon pied sur le caillou, dans la rencontre d'un homme, ou dans les qualités de son âme ? Pourrai-je séparer trois choses qui ont concouru au même point du temps et de l'espace pour réaliser une seule scène, et que ma mémoire retracera toujours simultanément ? C'est en vain que j'invoquerai ce sombre dieu qu'on baptise hasard, que j'affirmerai qu'entre le caillou, l'homme et sa pensée fraternelle, il n’est point de rapports nécessaires, que seules des coïncidences fortuites ont composé les éléments du tableau que je vécus. En dépit des efforts de la logique, mon âme unira les trois empreintes qu’elle a reçues, associera l'image du caillou à celle de l'homme et l'idée de charité à la forme du caillou. Elle tissera des liens subtils, fils de la Vierge de l'imagination, que mon esprit, trop myope, ne saurait percevoir ; le geste d'une main tendue vers moi, c'est la manifestation d'une affinité entre deux êtres, mais cette affinité existant sans doute au cœur même de l’Eternité dans l'éternel passé comme dans l'éternel avenir. C'est un événement aussi, qui modifie mon état matériel et me tire du fossé où j’étais embourbé. C'est une idée enfin, car je ne conçois ce geste que comme l'expression d'une pensée de charité ; réciproquement même, je ne conçois l'idée de charité que manifestée par des événements d'une semblable nature. L'idée pure est un événement qui n'est pas encore matérialisé ; l'événement est une idée descendue dans la matière. Ils sont un. Ils constituent deux degrés divers de réalisation d'un prototype lointain et immuable qui brille dans les obscures profondeurs du ciel spirituel. Leur fondamentale identité est prouvée par leurs incessantes transformations de l'un en l'autre ; les idées engendrent les événements et de la poussière des événements jaillit un vol nouveau d'idées. L'homme, les subit et les dirige, les modifie et en est modifié. Semblable à celui de l'esprit vital, le mouvement perpétuel des idées et des événements monte de la terre au ciel pour redescendre du ciel sur, la terre.

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    Dans quels rapports l'être humain se trouve-t-il avec l'idée et avec l'événement ? Les idées sont-elles un produit de sécrétion de notre cerveau ? Les événements, nous sont-ils envoyés par une puissance supérieure et lointaine que les uns nomment les dieux et d'autres le Hasard ? On est tenté de juger ainsi a ne regarder que l'apparence la plus extérieure du phénomène et c'est l'explication que donnent les philosophies ou les religions des peuples jeunes. L'idée paraît bien prendre naissance chez celui qui la perçoit, car le penseur ne se doutait pas qu’elle existât avant de l'avoir découverte dans le champ de sa conscience et, ne sachant comment elle est entrée en lui, il croit l'avoir engendrée. Toute autre est l'apparition d'un événement matériel : c'est la succession d'une série de phénomènes et de gestes, d'abord si lointains qu'ils nous sont étrangers, puis rapprochés jusqu'à croiser notre route et heurter notre conscience. Cent facteurs ont contribué depuis des années ou des siècles à transporter, former, détacher et mettre en place ce caillou où j'achoppe aujourd'hui, comme si une divinité hostile avait prémédité ma chute dès l'origine des temps et dirigé les glaciers, les torrents, les vents, les pluies, le soleil, les hommes et les animaux avec une inlassable patience pour réaliser son dessein. L'événement semble d'une nature non seulement différente, mais opposée à celle de l'idée et les philosophes ont consacré leur antinomie en distinguant l'objectif du subjectif, le fait perçu de la pensée du sujet qui perçoit, le royaume du non-moi du royaume du moi.

    Cependant, à mesure que l'homme croit dans la lumière et dans la compréhension des mystères, l'artificielle frontière s'efface que la raison traçait entre l'objectif et le subjectif. Les poètes et les artistes, qui vivent sur les scènes terrestres les plus proches du monde spirituel, n'ignorent point que les idées ont une existence objective ; ce sont des divinités créatrices qui s'emparent soudainement de leurs élus, les possèdent, leur dictent une oeuvre géniale dans l'angoisse et la fièvre, puis les laissent impuissants et désemparés en s'enfuyant. Le même homme dont le cœur bouillonnait en source intarissable sous le coup de l'inspiration se trouve pauvre et nu quand sa muse l'a quitté. Qu'est-ce que la vie d'un artiste, si ce n'est une lutte titanesque contre des puissances mystérieuses que tantôt il essaye de séduire et d'arrêter au vol, que tantôt il repousse en gémissant et criant grâce, lorsqu'il croit se rompre comme une corde tendue sous leur étreinte terrible ? Jamais les œuvres qu'il enfante dans la douleur ne paraissent parfaitement belles à l'artiste, fussent-elles les délices des hommes ; elles ne sont pour lui que la gauche effigie des splendeurs spirituelles qui ont illuminé son âme.

    Rien en vérité n'est plus inattendu, plus spontané, plus déconcertant que le mouvement des idées autour d'une vie humaine. Le vol des phalènes vers le rayon d'une lampe a moins de fantaisie imprévue. On n’appelle point à volonté ces divinités hautaines ; aucune évocation magique ne saurait les contraindre à s'approcher du voyageur dont la route, toujours monotone, s'allonge dans les brumes d'une plaine sans fin.

    C'est pour tromper le vide cruel de son atmosphère que l'homme imagina de s'entourer de cadavres d’idées, séchées et momifiées par ses ancêtres dans les pages d'un livre. Il croit étudier là la vie de ces êtres ailés comme un botaniste découvre la nature dans un herbier. Et soudain, au détour du chemin, voici que le pèlerin se trouve en présence d'une déesse impérieuse et superbe, qui brise d'un seul geste les fils de sa vie, le réduit en servitude et le lie en esclave à son char triomphal. Rien ne détournera plus cet homme de servir jusqu'à la mort l'Idée souveraine qui l'a conquis, fut-ce au prix de son repos, de son bonheur et parfois de sa vie. D'autres fois encore, c'est un vol de sylphides provocantes et capricieuses qui tourbillonne autour du voyageur ; croyant voir en chacune la plus belle, il consume ses jours à poursuivre tantôt l'une, tantôt l’autre de ces insaisissables maîtresses jusqu'à ce que l'étourdissement le jette sur le sol, découragé, pour entendre ses frères le traiter d'esprit chimérique et de rêveur inutile.

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    Ce n'est point un aveugle destin qui guide la rencontre de l'homme et de l'Idée. Aucune ne se trouve sur mon chemin que je n'aie moi-même appelée, il y a un jour ou un siècle, par mon geste ou par mon désir. Comme la fleur qui s'efforce à travers l'ombre vers le soleil qu'elle ressent, mon âme s'est tendue et dressée vers la Vie. Et voici qu'en réponse a son élan descendent vers elle les messagères même du royaume de Vie, les Idées, comme des guides qui lui ouvrent la route qu'elle souhaitait découvrir. Elles sont vêtues de couleurs splendides, ternes ou sombres suivant la nature même de mon désir, subtil ou impur, car l’Idée est un reflet de l'Universel individualisé dans ma propre substance. Celles qui passent devant moi me révèlent par leurs formes tout le bien et tout le mal qui sommeillent dans la ténèbre de mon être et leur troupe brillante semble dire : « Choisis. Laquelle de nous veux-tu pour fiancée de ta vie ? »

    Choisir son idéal... Là est la clef des destinées humaines. Car ce n'est pas seulement l'Idée, inspiratrice de la pensée, qu'évoque le muet désir du cœur ; avec elle s'avance du même pas une autre puissance qui la double et l'appuie : l'Evénement, burinant dans la chair vivante et saignante les symboles de l’Incognoscible Réalité. Derrière la troupe gracieuse des sylphides ailées apparaît le profil divin des trois Normes qui déroulent le fil dont nos jours sont tissés et qui apprêtent à chacun le câble pouvant le mieux guider ses pas et fixer sa course errante. A l'un, le léger fil de la Vierge, brillant comme l'or. A l'autre, la lourde chaîne de noir métal. Ici, les événements heureux dont chaque enseignement fait éclore un sourire et un chant d'allégresse. Là les coups redoublés du fléau du sort broyant les dures écorces de l'égoïsme et de l'orgueil. Toujours la forme du Destin, comme la forme de la pensée, s’appareille à la nature de chaque individu, parce que c’est cette nature même qui lui fournit sa ligne et sa couleur, qui crée le reflet visible du Mystère Universel. Et c'est avec raison que le poète latin s’écrie : « Le Destin est un guide pour l'homme qui veut le suivre, mais il traîne de force qui essaie de s’opposer à lui. »

    Le vulgaire, qui croit qu'il existe de grands et de petits événements est victime d'une illusion d'optique : il n'y a que des âmes fortes ou débiles qui reflètent les événements et leur prêtent leur ampleur. Tout est également importent ou également futile aux yeux de l'Universel, mais l'homme de génie sent partout le drame immense de la Lumière et des Ténèbres, tandis que le médiocre mesure la marche du monde au cours de sa digestion. Ne suffit-il pas de la présence, à nos côtés, d'un compagnon de voyage niais ou vulgaire pour détruire l'harmonie des paysages et des cœurs, pour rapetisser et matérialiser les événements les plus grandioses ? Ne demandons point à la Providence, si nous avons quelque sagesse, de nous envoyer des événements dignes de nous, mais bien d'être digne des événements que nous avons créés et appelés à nous.

    Voyageurs perdus que nous sommes, dans ce labyrinthe incompréhensible qu'est l'Univers, au milieu de dangers effroyables que nous ne savons même pas soupçonner, avec quels autres guides que l'Idée et l'Evénement pourrions-nous accomplir le miraculeux pèlerinage ? L'une oriente notre désir de savoir, nous marque au ciel l'étoile polaire, fait glisser un rayon de lumière dans les ténèbres. L'autre nous conduit et nous entraîne, à travers les méandres, les déserts, les montagnes et les fauves, vers le but que nous avons une fois désiré. La chaîne des événements... C'est comme un pont léger jeté sur l'abîme sans fond par la puissance de la Providence. Que l'homme s'y aventure avec confiance et hardiesse, il sera guidé sur l'autre bord sans se douter qu'il ait couru un danger et cessé de marcher sur le chemin plat. Mais malheur à qui détourne son regard du ciel pour tenter de scruter les profondeurs du gouffre : celui-là évoquera l'Epouvante, le Vertige et la Folie, noires Furies qui ne le quitteront pas avant qu'il n’ait roulé au précipice.

Avril 1920.