Je reprends haleine sur le sommet de la montagne, en contemplant avec quelque dédain la terre lointaine et vague où piétine une race inférieure. A la hauteur d'où je regarde, le paysage n'est plus qu une carte géographique, tout en points et en lignes, un schéma où lesprit retrouve difficilement la réalité complexe que les sens nous révèlent.
Voici la rivière familière que mes yeux découvrent sur une vaste étendue, depuis sa source jusquà l'horizon indécis où s'épuise le regard : elle semble un étroit ruban découpé dont la courbe est aussi précise que la ligne d'une épure. D'où lui vient cette rectitude, si étrangère à son caprice ? Ne sais-je point, pour l'avoir vue de près, que tantôt elle glisse comme une couleuvre entre les rocs, tantôt s'élance en cascade, tantôt s'élargit comme un étang ? Ses flots tourbillonnent confusément en tous sens, paraissent vouloir remonter à leur source, salourdissent de vase ou se subliment en écume : tout est irrégulier en elle. Cependant, d'un observatoire de six mille pieds, les sinuosités des rives et les tourbillons de l'eau s'effacent : seul demeure le grand mouvement irrésistible qui porte l'eau de la source à la mer et le courant s'affirme sous le symbole d'une figure exacte, bien qu'aucune goutte des eaux n'ait suivi sans déviations et sans circuits ce tracé idéal... La rivière n'est plus un ensemble de nappes argentées, de criques, de rochers, de cascades et de tourbillons : elle est une force qui va d'un point à un autre point. Ainsi, à qui regarde les choses de haut, la rigueur des lois naturelles apparaît sous l'apparent désordre des phénomènes, l'abstraite et symbolique vérité domine la diversité du monde sensible...
Bon thème à rêverie, pour un ascensionniste essoufflé, que la contemplation de ce courant qui semble l'image même de l'humanité, mais pour celui qui regarde de haut et qui voit une vaste étendue, les réalités apparentes de la rive s'effacent et la ligne schématique devient la seule réalité.
Ceci n'est-il pas l'image de la vie humaine où les générations coulent entre les deux rives de la destinée, où les peuples semblent des vagues qui émergent et plongent, où les individus sont des gouttes roulant d'un tourbillon à un autre tourbillon.
Tout courant de vie se meut entre deux extrêmes, dans un chaos d'inégalités, d'irrégularités et de heurts, car l'inégalité est la loi nécessaire de la vie temporelle. L étonnement saisit l'esprit de l'homme lorsqu'il essaye de reconstituer, par un effort d'imagination, un tableau d'ensemble des conditions faites à sa race et de mesurer l'extrême diversité des vies individuelles.
Lécart des climats, entre les tropiques et les pôles, semble être peu de chose lorsqu'on le compare à l'étendue du bonheur ou de la souffrance que peut goûter un être humain, a la hauteur d'où le génie intellectuel domine la stupidité du sauvage, à la distance qui sépare l'âme d'un saint de l'horrible magma d'appétits et de fureurs et de vices quun criminel porte en son cur. Dans l'exacte peinture de milliers de vies dissemblables, et qui toutes sont des vies humaines, l'esprit ne perçoit d'abord qu'un tourbillon plus désordonné que les tourbillonnements de la rivière. Mais qu'il monte sur les sommets, qu'il élargisse son horizon, il ne verra plus l'eau, ni l'écume, ni la boue, mais il découvrira la rivière et les lois assignées à son cours par la sagesse providentielle et le spectacle le fera plus détaché des vanités dit monde, plus indulgent aux erreurs de ses frères et plus confiant dans la bonté de Dieu.
N'est-il pas consolant de songer que nos élans vers le bien et vers le mal, nos changements de croyances et de murs, nos bouleversements d'institutions, nos heurs et malheurs terrestres sont endigués, comme une rivière, entre les parois solides de deux rives qu'ils ne peuvent dépasser ni sur la droite, ni sur la gauche. Les Etats qui nous semblent immenses ont été d'avance prévus, limités et corrigés et l'homme est mis à l'abri de responsabilités trop écrasantes pour lui en ce qu'il ne peut monter ou descendre au delà des bornes fixées à son action. Comme la rivière s'élargit dans son cours, ces bornes reculent à mesure que l'humanité progresse et le fleuve doit atteindre, un jour, l'Océan sans rives de l'absolue liberté.
Disons plus... Ces oscillations perpétuelles entre la droite et la gauche, entre le fond et la surface, sont chose nécessaire, car c'est de l'harmonie de ces mouvements particuliers, c'est de la composition de ces forces divergentes que naît la ligne résultante, la ligne idéale qui trace le courant de la rivière et quaperçoit seule lobservateur sur la montagne. Elle est une moyenne entre les mouvements extrêmes des eaux et il ne saurait y avoir de moyenne si les extrêmes n'existaient point, non plus qu'il n'y a de centre sans circonférence. Que l'homme admire en silence un des plus étonnants mystères de la Providence qui fait naître la rectitude et qui tire la vérité du choc même des erreurs. Toutes les oscillations déréglées des eaux se compensent et se détruisent et la rivière avance.
Dieu est l'éternel géomètre qui porte le nombre, le poids et la mesure dans toutes les parties de sa création. Nous croyons que si la science pouvait saisir les mouvements des âmes comme elle mesure les écarts des eaux, elle retrouverait dans tous les courants de vie la même grande loi qui est celle des proportions :
« Le produit des extrêmes est égal au produit des moyens, disent les géomètres, C'est-à-dire que ce nombre est fixe, est une constante ».