LE ROYAUME DU SILENCE




    Lorsque l'âme humaine ressent les premières atteintes de la faim spirituelle, elle se tourne dans une anxieuse interrogation silencieuse vers le gardien du jardin primordial. Et voici ce que dans la langue muette des hiéroglyphes, le sphinx lui répond : « La première œuvre du disciple de la sagesse sera de pénétrer au royaume du Silence, au royaume de l'Ineffable, ou royaume de la Vie ».

    L'homme cherche au loin, dans l'étrange, dans l'extraordinaire, dans l'impossible, le secret de la science et du pouvoir. S'il renonçait à ces vanités pour jeter les yeux sur soi?même, il apercevrait, sommeillant comme des princesses captives, les puissances merveilleuses que le Créateur a disposées dans son être, et auxquelles l'Univers est prêt à obéir. Une énergie toute-puissante se découvrirait à sa vue et l'élèverait aux portes de l'infini le jour où il deviendrait attentif aux moindres de ses gestes, de ses pensées, de ses paroles quotidiennes plutôt qu’à compter les étoiles ou qu'à rechercher le secret du mouvement perpétuel de la vie.

    Mais pour pénétrer ces mystères, pour découvrir les sources inconnues qui sourdent sur notre propre domaine, il faut mettre un terme au tumulte des paroles humaines et savoir écouter la voix du Silence.

    L'homme a prostitué au prince du Mensonge cette fille du Ciel, la Parole, qui devait être la manifestation vivante de sa gloire et l'instrument de sa toute-puissance. L'originel Adam était, est, sera le centre plus spirituel de l'Univers. Sa parole exprimait la réalité substantielle, manifestait la pensée divine, revêtait de splendeur le Verbe éternel qui infuse la vie à tous les êtres, qui soutient dans l'espace la gravitation des planètes et fait battre le cœur des créatures vivantes. Pur reflet de l'éternelle vérité, la voix humaine ne pouvait être que toute puissante, car il n’est aucun être dans la nature qui n'obéisse irrésistiblement à des lois vraies : les atomes des corps en témoignent et aussi les astres du ciel dont les mouvements inscrivent sans cesse dans l'espace les vérités abstraites de la mathématique.

    Aussi la légende, cette gardienne fidèle de nos traditions spirituelles, retrace-t-elle avec complaisance les miracles que l'homme peut accomplir par son Verbe : il suffit que l'éternel enchanteur ouvre la bouche pour que rampent les fauves subjugués, que la mer ouvre un chemin dans ses abîmes, que les montagnes se déplacent, que le soleil lui-même suspende sa course et pour que l'harmonie, descendue du ciel sur la terre, transforme en palais merveilleux un chaos de pierres brutes.

    Les récits étonnants de la puissance humaine, notre esprit trop borné les accueille aujourd'hui comme de puériles fables. Cependant prenons garde qu'il n’est aucune floraison de légendes qui ne plonge ses racines dans le réel, et que la fable est un voile sauvegardant pour demain la vérité d'hier à travers l'erreur d'aujourd'hui. Les rayons du soleil jamais n'abandonnent la terre bien que la terre puisse se couvrir de nuages qui dérobent leur éclat. La lumière divine jamais ne cesse de s'offrir à l'homme qu'elle inonderait de splendeur s'il n'obscurcissait lui-même volontairement la contrée qu'il habite. C’est tout ensemble le crime et le châtiment d'Adam d'avoir évoqué la ténèbre et les fantômes pour transformer en royaume d'illusion le royaume de vie qui lui était confié, d'avoir jeté les perles aux pourceaux pour s'orner d'éclats de verre sans valeur, de s'être détourné des sources vives paradisiaques pour creuser des puits dans le sable aride des déserts.

    Pour avoir prostitué la parole céleste au prince du Mensonge, l’homme a perdu la magie du Verbe. Formés d'erreur et gonflés de néant, les mots humains, les idées humaines, les systèmes humains roulent et s'entrechoquent dans l'Océan de la pensée. Comme font les vagues de la mer, à peine un flot couronné d'argent a-t-il développé la grâce de ses volutes qu'un autre flot le recouvre et l'efface. Eternellement la vague lutte contre la vague, sans autre résultat qu'un peu d'écume où s'irise le soleil et que le bruit monotone dont se berce la grande indifférence de l'océan. L'homme, incapable de distinguer, dans le perpétuel remous de sa parole, le vrai du faux et le bon du mauvais, finit par oublier qu'il existe une vérité au-delà des apparences toujours renouvelées, toujours changeantes et toujours décevantes. La nature refuse d'obéir à Adam, puisque Adam déchu ne possède plus le verbe de vérité ; et les miracles cessent, et les oracles se taisent, et les dieux dis paraissent dans un ciel inaccessible. Adam cesse de comprendre la nature, parce qu'il n'entend plus que la fausseté de sa propre voix, et ce roi, devenu étranger à son propre royaume, ne sait même plus pourquoi le brin d'herbe dresse sa tête vers le ciel, ni comment l'hirondelle regagne son nid. L'Univers ne présente plus qu'un spectacle lamentable d'ignorance, de ténèbres, d'anarchie et de désordre qui dit assez le drame de la « Parole perdue ».

    La parole perdue, c'est dans le silence que l'homme la retrouvera. Qu'il fasse taire le bruit vain des mots, des disputes et des argumentations, qu'il mette fin au tumulte des appétits, des passions et des folies qui hurlent dans son cœur et la Sagesse lui parlera dans le silence et le soleil spirituel brillera de nouveau pour lui, dégagé des nuages qui l'obscurcissent.

    C'est en silence que la nature travaille, que pensent les sages et qu'agissent les dieux. Les meilleurs fruits qu’ait jamais goûtés l'humanité ont mûri aux rayons d’un soleil invisible, dans un pays inconnu, loin des profanes curiosité. Les hommes les plus puissants en science et en œuvre furent les plus silencieux et les plus obscurs, ignorés souvent au point que leurs bienfaits subsistent sans que l'auteur en soit soupçonné. Le silence est bien un royaume, suivant le mot profond de Carlyle : le « grand royaume du Silence » où s'élabore tout, ce qui a vie et réalité, tout ce qui n'appartient pas au monde de l'illusion, tout ce qui doit s'épanouir sur la terre, en gerbe de lumière et de beauté. Tant que l'homme n'y a pas compris le silence, il n'a pas communié avec l’Esprit universel et n'est point descendu jusqu'aux sources de son être. « Celui qui parle ne sait pas, affirme la sagesse chinoise, celui qui sait ne parle pas » (1). Toutes les initiations, toutes les traditions religieuses ont enseigné les mêmes mystères, révélé à leurs disciples qu'ils pourraient communier avec la nature en observant le silence des lèvres et qu'en pratiquant le silence du cœur, ils entendraient parler Dieu.

    Les anciens sages instruisaient leurs disciples à ne prononcer aucune parole inutile ou mensongère dans le dessein d'accroître leur autorité sur les hommes et leur pouvoir sur la nature. Il ne servait de rien au candidat à l'initiation d'avoir acquis la science, affermi sa volonté, exalté son audace, s'il ne parvenait encore à taire ce qu'il savait. Le silence était considéré comme la clef de la puissance occulte il apparaissait comme le signe et comme la cause immédiate de cette puissance. «Qui parle peu agit comme il veut, dit un ancien monument de la sagesse chinoise, il appelle le vent et ne dit pas de quel côté, il appelle la pluie et ne dit pas pour quel jour ».

    Ne croyons pas avec le vulgaire que l'objet de ces pratiques ait été seulement d'assurer, par la terreur et le mystère, la domination d'une caste de fourbes sur la masse ignorante, du peuple. Dieu aveugle l'homme qui tenterait d'expliquer par le mensonge et l'imposture l'enseignement lumineux d'un sage comme Pythagore, pour citer le nom d'un des maîtres du silence qui nous soit le moins inconnu.

    Chez tous les peuples de l'antiquité, Chinois, Egyptiens, Hindous ou Grecs, les exercices d'entraînements psychiques imposés aux disciples des prêtres et des sages se rattachaient à une métaphysique subtile qu'on retrouve presque identique à travers les temps et à travers les temples et dont nous avons aujourd'hui. perdu l'intelligence. Cette science ne séparait point les phénomènes visibles de leurs racines invisibles, étudiait longuement les forces par lesquelles l'homme peut agir sur la nature, analysait les vertus, occultes pour nos sens, des pensées, des paroles et des gestes, enseignait à cultiver, comme les plantes d'un jardin, les puissances subtiles, en élaguant toutes les frondaisons inutiles ou gênantes pour concentrer la sève mystérieuse sur le rameau d'avance choisi. A celui qui voulait être puissant en œuvres comme un demi-dieu ou planer en esprit comme l'aigle entre la terre et le soleil, on enseignait à concentrer les forces de vie par la chasteté, par le silence, par l'impassibilité, par la maîtrise des sentiments et des pensées, de peur qu'il ne livrât aux puissances de destruction et de ténèbres les eaux de la source céleste qui bouillonne dans le cœur de l'homme et cherche à s'épandre sans cesse hors de lui sur l'univers entier.

    L'homme extériorise sans cesse son être intérieur pour en graver l'empreinte sur tout ce qui l'entoure. De même qu'il ne saurait faire un pas que le sable ne garde la trace de son pied, de même aucun de ses sentiments ou de ses pensées ne peut manquer de s'inscrire dans les archives secrètes de la nature. Par cela seul qu'il existe, émanent de lui des formes innombrables, visibles et invisibles, qui répètent dans le vaste monde les pulsations de sa vie et les secrets de son cœur. Sa parole et sa pensée créent dans les royaumes inconnus de l'univers comme crée sa main dans le domaine de la matière. Mais sur chaque porte d'émanation par laquelle le fils d'Adam se projette hors de lui-même veille un dragon ennemi, jaloux de détruire sa création et de lui disputer l'empire du monde. Il n'est pas un palais que la mousse ne puisse renverser. Il n'est pas une science que la rouille de l'oubli ne doivent atteindre un jour. Il ne naît pas un être si ce n'est pour mourir. Tel est le Destin. Sa puissance compressive et angoissante n'épargne aucune création et les œuvres de la parole humaine lui sont une proie particulièrement facile.

    Le verbe d'Adam déchu n'est plus une incorruptible lumière. Séparé de l'esprit tout en demeurant au-dessus de la matière, il déroule ses effets dans ce monde intermédiaire et mixte qui sépare la demeure actuelle de l'homme de son originelle patrie et où se jouent les forces subtiles des astres. Là est proprement le royaume du serpent d’Eden, la contrée de l'éternelle illusion, du mouvement sans fin, où rien de stable ne peut se rencontrer, habitat des ennemis éternels de l'homme, démons ou sirènes, attentifs toujours à le détourner de son chemin.
 

    Malheur à qui s'imagine pouvoir créer des œuvres vraies par sa seule parole dans ce monde décevant que le verbe de vérité peut seul traverser. A sa voix les palais merveilleux s'édifient, des mondes nouveaux déploient la fraîcheur de leurs jeunes aurores, toute une magique création aux perspectives enchantées semble surgir du néant. Plus la parole humaine redouble d'erreurs, de contradictions et de mensonges, plus brillante et plus vaste apparaît l’œuvre de rêve. Et lorsque l'imprudent qui parla son rêve au lieu de le vivre a dépensé toutes les forces de sa vie et toutes les puissances de son cœur à modeler ces mouvantes vapeurs, le vent disperse les lambeaux du palais de nuées pour former un nouveau mirage ; alors l'homme déçu et impuissant comprend qu'il a livré au tentateur par son imprudent bavardage la semence de vie que Dieu lui avait confiée pour la faire germer, que seul le silence et l'action lui auraient permis de garder le trésor divin qui lui devait assurer la domination de la terre et la conquête des cieux.

    C'est ainsi que les sages expliquaient l'action dispersive, des vaines paroles et la puissance de concentration occulte du silence, instrument de toutes les réalisations. A leur école les artistes et les poètes apprenaient à écouter silencieusement leur dieu intérieur pour mûrir longtemps une réalisation parfaite. Les conducteurs d'hommes et les chefs des peuples nouaient entre eux les anneaux des sociétés secrètes comme l’Orient en offre aujourd'hui encore des exemples. Sociétés si secrètes que parfois leurs membres s'ignoraient les uns les autres, où chacun travaillait de toute son énergie à réaliser la pensée d'un maître sans laisser deviner aux profanes la nature de son action, sans savoir parfois à quel plan de réforme ou d'organisation sociale il collaborait lui-même, sans qu'une parole imprudente laissât deviner aux hommes toujours défiants et aveugles qu’une main puissante et invisible les poussait dans la voie du bonheur et de la sagesse. D'autres hommes, attachés à l'étude des forces les plus subtiles de la nature, demandaient aux entraînements du silence et de la méditation profonde de singuliers pouvoirs. Mages ou ascètes, concentrés en eux-mêmes et détachés de toute réalisation matérielle, s'efforçaient de donner à leur pensée une telle puissance que la forme de leur désir ou de leur volonté s'imprimât dans le monde invisible durable, puisque incorruptible, et que longtemps après leur mort elle continuât d'influencer et diriger les événements terrestres. Plus d'un homme d'aujourd'hui sourira sans doute de ces sciences qu'il ignore jusqu'au jour où le hasard, lui montrera quelle extraordinaire puissance de réalisation possède une pensée longtemps et fortement nourrie en silence par un ardent désir. Seuls quelques rares religieux ou laïques, cloîtrés dans leurs cellules ou leurs maisons, çà et là, savent encore que leur prière solitaire est le vivant rempart du monde et peut détourner parfois le cataclysme qui s'approche.

    Mais ce n'est point seulement aux artistes, aux princes et aux prêtres que la sagesse antique enseignait les mystères du silence. C'était encore à tout homme qu'on apprenait combien le contrôle sur sa parole pouvait éviter de maux et faire reculer les bornes du Destin.
24 septembre 1908

1) Tant que l'homme fait parade de ses doutes, discute, argumente, disserte et bavarde, c'est, hélas, qu'il ne sait pas, et l'abondance de sa parole pour disserter sur la vérité est la preuve même que la vérité lui est inconnue.