Vous êtes sur le site de : livres-mystiques.com ©



INTRODUCTION

AU MIROIR DU SALUT ÉTERNEL


     Le Miroir du salut éternel, qui porte aussi le nom de Livre du saint Sacrement, a été édité par David, d'après le manuscrit D comme base. Nous avons dit plus haut comment ce manuscrit, daté de 1641, avait appartenu à la bibliothèque de Groenendael et avait été ensuite transféré à la Bibliothèque royale de Belgique, à Bruxelles. C'est, sinon le plus parfait, du moins le plus complet des manuscrits de Ruysbroeck. Il contient une indication intéressante au sujet de notre traité, qui aurait été écrit en 1359 et dédié à une religieuse clarisse, peut-être Marguerite van Meerbeke à qui nous verrons adresser le livre des Sept clôtures.

     Le codex A, malheureusement incomplet, ne renferme que les Sept degrés, le Miroir du salut éternel et le Tabernacle. Mais il a beaucoup plus de valeur que le précédent et on peut regretter que David ne lui ait pas donné la préférence. Écrit à la fin du XIVe siècle, il est venu, comme D, de Groenendael à Bruxelles et il a des chances pour être le représentant immédiat de la tradition authentique.

     Le codex G, daté de 1480, a été copié sur A et appartient aujourd'hui à la Bibliothèque de l'Université de Gand. David l'a collationné ainsi que deux autres manuscrits de Bruxelles: H (commencement du XVe siècle) et I (fin du XVe), et deux manuscrits de Leyde, L et N, qui appartiennent à la seconde moitié du XVe siècle
(1) .

     Le Miroir du salut éternel est une instruction spirituelle donnée à une âme dévote, désireuse de suivre le chemin de la perfection. Il ressort, en effet, de plusieurs passages du traité, en particulier des deux premiers chapitres, que la destinataire ne faisait que débuter dans les voies spirituelles et n'était pas encore engagée définitivement dans son état de vie. C'est une raison pour placer le Miroir du salut éternel en tête de notre traduction.

     Tout d'abord, l'auteur affermit sa fille spirituelle contre les difficultés du début et les doutes qu'elle pourrait éprouver à l'égard de sa vocation. Il l'exhorte à se donner tout entière à Dieu, afin de pouvoir le posséder à son tour.

     Les hommes spirituels se divisent en trois catégories. Il y a ceux qui commencent et s'efforcent de mener une vie vertueuse. Puis il y a ceux qui progressent et s'abandonnent à la volonté de Dieu, pratiquant ainsi la vraie pauvreté d'esprit. Ils s'élèvent de là aux diverses béatitudes promises par Notre-Seigneur et ils sont aptes à goûter le banquet qui leur a été préparé. La table en est richement servie, c'est le Sacrement, dit Ruysbroeck. Et, dans une longue digression, qui se poursuit jusqu'au chapitre XVI inclusivement, il s'attache à donner toute la doctrine de l'Eucharistie.

     Si l'on veut recevoir avec fruit ce sacrement, il faut imiter Marie dans la manière dont elle accueillit l'annonce de l'Incarnation, puis contempler ce qui constitue l'adorable Sacrement, la matière et la forme divinement instituées, le mode de présence de Notre-Seigneur dans l'Eucharistie, l'amour qui nous y est témoigné, les raisons enfin pour lesquelles il se cache dans le Sacrement.

     À l'occasion des marques de l'amour éternel de Dieu pour nous, l'auteur esquisse une théorie que nous rencontrerons souvent dans la suite. Dieu a créé l'homme à son image et ressemblance, et c'est la première marque de son amour. Or, l'image de Dieu s'entend de deux manières. Il y a l'image éternelle qui est en Dieu même et dans laquelle, de toute éternité, Dieu voit les créatures. Cette image est d'une certaine façon nôtre, en ce sens qu'elle est la connaissance que Dieu possède de chacun de nous, avant toute création. C'est aussi selon cette image éternelle que nous avons été créés, et alors elle a été déposée en nous, dans la partie supérieure de notre âme, à qui elle donne une ressemblance avec les trois personnes de la sainte Trinité. Cette ressemblance essentielle existe chez tous par nature, mais elle est souvent enfouie et cachée, et elle le demeure tant que l'on n'a pas renoncé au péché. Le travail de la vie spirituelle consiste donc à éliminer tout ce qui empêche l'image de Dieu d'apparaître. Ce travail est indispensable si l'on veut arriver à découvrir le royaume de Dieu qui est caché en nous. La grâce et tous les dons divins nous y aident, conférant à notre âme une autre sorte de ressemblance avec Dieu, que Ruysbroeck appelle la ressemblance par l'amour et les vertus.

     C'est ainsi que se dégage l'image de Dieu imprimée au sommet de notre âme et c'est là ce retour à la pureté de l'intelligence dont il sera question dans les Sept degrés de l'amour.

     Ruysbroeck parle ensuite de sept catégories de personnes que leurs dispositions rendent dignes ou indignes de la réception du Sacrement, puis il revient aux hommes spirituels et traite du troisième stade, qu'il appelle la vie contemplative. Parvenue à ce degré, l'âme découvre en elle-même une vie supérieure, ou vie vivante, selon l'expression littérale, qui n'est autre chose que l'image de Dieu déposée dans la substance même de notre âme. Mais pour posséder cette connaissance, l'âme doit être dégagée de tout ce qui est créé, élevée au-dessus de la raison et attachée à Dieu sans retour. La vie supérieure est envisagée tantôt chez Dieu, comme en son exemplaire incréé, tantôt dans l'âme, où elle a été déposée par la création. De là parfois une apparence de confusion entre la vie que nous possédons en Dieu de toute éternité et la vie créée qui nous est donnée par lui. C'est afin de l'écarter que l'auteur a soin de revenir souvent sur la distinction essentielle qui demeure toujours entre Dieu et sa créature :  « Nous avons tous, au-dessus de notre être créé, une vie éternelle en Dieu, comme en notre cause vivante qui nous a faits et créés de rien; mais nous ne sommes pas Dieu et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. »

     Lorsque, par le travail des vertus et avec l'aide de la grâce de Dieu, l'âme a réussi à faire le vide en elle-même, elle devient très souple sous l'action divine, qui opère en elle d'une façon merveilleuse. Dieu se révèle à son sommet et lui manifeste les opérations des divines personnes, qui la transforment et l'élèvent à une union très intime. C'est ce que Ruysbroeck appelle « découvrir le royaume de Dieu en nous ». L'action et l'influence transformantes de l'Esprit-Saint s'y manifestent et rendent l'âme simple, docile sous la touche divine, et c'est « la vie anéantie dans l'amour ».

     Après avoir donné en exemple l'humanité sainte de Notre-Seigneur, l'auteur revient encore à la vie contemplative, dont il veut expliquer la nature, l'exercice, l'essence et la superessence. La nature de cette vie c'est qu'elle vient de Dieu en nous et qu'elle retourne de nous vers lui. Ainsi devenons-nous fils de Dieu par grâce, mais non par nature.

     L'union qui naît de la vie contemplative est féconde et elle ne demeure pas inactive. L'exercice en est caractérisé par le double mouvement de donner et de prendre, car l'Amour incréé est lui-même avide et libéral et l'âme y répond en se livrant sans cesse elle-même, mais aussi en réclamant toujours davantage.

     Au-dessus de l'exercice d'amour, il y a la fruition éternelle, et il s'agit alors non plus seulement d'union, mais d'unité avec Dieu. C'est la réalisation de la prière suprême de Notre-Seigneur : « Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient un comme nous sommes un
(2) » La distinction essentielle entre Dieu et sa créature demeure sans cesse, mais l'unité est réalisée dans la fruition éternelle. Et c'est là l'essence de la vie supérieure.

     Il y a enfin la superessence de cette vie, qui consiste « à passer de notre essence dans notre béatitude superessentielle ». Là il n'y a plus d'activité humaine quelconque, ni de perception ou connaissance naturelle. Tout se réduit à un non-savoir et à une obscurité insondables, analogues à ce qui est décrit par saint Denis dans les Noms divins. Dieu y agit seul et entraîne l'âme vers un sommet où il n'y a plus que jouissance dans l'union d'amour. Ruysbroeck l'appelle « une vie qui meurt et une mort qui donne la vie ». C'est l'état le plus haut qui puisse être réalisé sur la terre. Au-dessus, il n'y a plus que la béatitude éternelle et la vision face à face.




  LE MIROIR DU SALUT
 ÉTERNEL.


PROLOGUE.


Ce livre est bien un miroir,
où en toute vérité on peut lire
Dieu, toute vertu et l'éternelle vie.
C'est pourquoi on l'a appelé
Le Miroir du salut éternel.
Qui s'y mire fait sagement.

O glorieux nom de Notre-Seigneur
que tous les anges et les saints honorent
en grande révérence nom qui fait vivre les morts,
lorsqu'il les touche de sa puissance
pour le salut éternel !
Huile répandue de l'amour,
qui ravit tout esprit hors de sens,
par sa grande suavité!
Qu'il soit, ce nom, maintenant,
loué, honoré et béni,
et pour toute l'éternité ! Amen.



CHAPITRE I.



COMMENT IL FAUT ENTENDRE LA DOCTRINE
DE CE LIVRE.


     Chère et bien-aimée en Notre-Seigneur, j'ai ferme espoir et confiance que vous avez été vue de lui, appelée, élue et aimée de toute éternité; et non pas vous seule, mais encore tous ceux qui au monastère font vraiment profession devant sa face glorieuse; tous ceux qui librement et sans feinte font choix de le servir, de le louer et de l'aimer pour toujours. Car c'est là un témoignage véridique et un signe certain que dès l'éternité Dieu les a vus, élus et appelés par pure bonté, en compagnie de ses bien-aimés, pour vivre dans sa maison.

     Bien que vous soyez encore novice, prenez cependant toute l'observance, et faites déjà profession dans l'amour et la vraie sainteté. Embrassez franchement et d'un cœur libre ce que vous avez choisi, et vous comprendrez alors que vous avez été élue de Dieu éternellement. C'est pour ses bien-aimés élus qu'il a envoyé son Fils unique, un avec lui en substance et devenu un avec nous en nature, afin de nous consacrer sa vie, son enseignement, son amour jusqu'à la mort. De fait il nous a rachetés et délivrés de tous nos ennemis ainsi que de tous nos péchés, nous tous sans distinction, nous laissant aussi à tous ses sacrements.

     Si donc vous êtes décidée à faire choix de lui par amour, c'est un signe que vous êtes élue dès l'éternité. Et afin de vous donner foi et pleine confiance en lui, il vous a livré sa chair et son sang en nourriture et en breuvage. La saveur en doit pénétrer tout votre être et alimenter votre âme jusqu'à la vie éternelle. Il veut, en effet, vivre et habiter en vous, et être lui-même votre vie, lui Dieu et homme; il veut être entièrement vôtre, pourvu que vous consentiez à être pleinement à lui, à vivre et à habiter en lui, comme un homme céleste et divin.

     C'est l'ordre et la conduite de l'amour éternel que vous soyez à lui et non pas à vous-même, que vous viviez pour lui et non pour vous. Car, de son côté, il est devenu vôtre et vous a consacré sa vie, afin de vous appartenir pour toute l'éternité. Vivez donc aussi pour lui et chantez ses louanges ; recherchez-le, aimez-le et servez-le pour sa gloire éternelle, et non pas seulement en vue d'une récompense ou d'un bien propre, d'une satisfaction, d'un bonheur, ou de quoi que ce soit qui puisse en résulter pour vous. Car l'amour véritable ne poursuit pas ce qui est sien, et c'est pourquoi il est riche de Dieu et de toutes choses, s'élevant au-dessus de la nature par la grâce.

     Donnez au Christ, votre Époux, tout ce que vous êtes, tout ce que vous avez et ce qui est en votre pouvoir. Faites-le d'un cœur libre et généreux en retour, il vous donnera tout ce qu'il est et tout ce qui est en son pouvoir; jamais vous n'aurez vu jour si joyeux. Il vous ouvrira son cœur aimant et glorieux, ainsi que l'intime de son âme toute remplie de gloire, de grâce, de joie et de fidélité. Vous y trouverez bonheur et croissance et vous grandirez en amour affectif. La plaie ouverte de son côté sera pour vous la porte de l'éternelle vie et l'entrée de ce paradis vivant qu'il est lui-même.

     Vous y goûterez le fruit de vie éternelle, produit pour nous par l'arbre de la croix, ce fruit que nous avait fait perdre l'orgueil d'Adam et que nous avons recouvré dans l'humble mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre paradis vivant. En lui et de lui coule la source de santé éternelle, et de ses blessures s'échappe un baume qui guérit tous les maux. Le parfum en est si fort qu'il met en fuite tous les serpents diaboliques et ressuscite ceux qui sont morts dans le péché; il donne la grâce et la vie éternelle.

     D'autre part, dans l'intime même de Notre-Seigneur Jésus-Christ coulent des fleuves de miel, qui dépassent en suavité et en douceur tout ce qui peut être imaginé. Puissiez-vous y pénétrer, en goûter et ressentir la douceur ! vous triompherez alors facilement du monde, de vous-même et de tout chose. Car le Seigneur vous montrera le chemin d'amour qui conduit à son Père, chemin qu'il a suivi lui-même et qu'il est lui-même; il vous fera connaître comment son humanité constitue une digne offrande, cette humanité qu'il vous a donnée avec toutes ses souffrances, afin de vous permettre de vous présenter hardiment à la cour céleste, ayant obtenu pour vous la paix avec la liberté.

     Vous devez donc présenter et offrir le Christ d'un cœur humble et généreux, comme votre vraie offrande et le trésor qui a servi à votre délivrance et à votre rachat. À son tour il vous offrira avec lui-même à son Père céleste, comme le fruit bien-aimé pour lequel il est mort et le Père vous accueillera avec son Fils dans un embrassement plein d'amour.

     Voyez, là tous les péchés sont pardonnés, toute dette est payée, toute vertu accomplie, et l'Amour unit le bien-aimé à son bien-aimé. Lorsque vous serez ainsi en sa possession, vous expérimenterez et connaîtrez que vous vivez dans l'amour et que l'Amour vit en vous : ce qui est la source de la vraie sainteté. Car on ne va au Père que par le Fils, par sa passion et par sa mort, en s'y appliquant par l'amour
(3) . Ceux qui veulent monter et pénétrer d'une autre manière se trompent, ce sont voleurs et larrons qui appartiennent au feu de l'enfer.

     Mais dès que le Fils vous a présentée avec lui-même à son Père, dans sa mort, vous recevrez l'embrassement d'amour; et l'Amour vous est donné comme un gage de l'achat, qui a été fait de vous pour le service de Dieu, et comme des arrhes par lesquelles vous êtes établie en possession de son royaume. Dieu ne peut pas retirer son gage, car ce gage c'est tout lui-même et tout ce qui est en son pouvoir. Voyez, en effet, le gage et les arrhes qui vous sont données, c'est l'Esprit-Saint
(4) , qui constitue votre dot et votre douaire ou trésor, et Jésus votre Époux vous en a constitué l'héritage dans le royaume de son Père.

     Veillez donc soigneusement à bien garder et tenir votre gage et votre douaire, dans l'unité d'amour, avec Jésus votre Époux bien-aimé
(5) . Car c'est dans l'unité d'amour que se renouvellent sans cesse ceux qui consacrent dignement à Dieu leur vie et leur service.

     Il y en a trois catégories, dans lesquelles rentrent tous ceux qui appartiennent à la famille de Dieu. La première comprend les hommes vertueux de bonne volonté, qui, vainqueurs d'eux-mêmes, meurent sans cesse au péché. La deuxième, ce sont les hommes intérieurs, riches de leur vie, qui pratiquent toutes les vertus dans la plus haute perfection. La troisième catégorie se compose des hommes élevés, tout remplis de lumière, qui expirent sans cesse dans l'amour et s'anéantissent dans l'unité avec Dieu.

     Ce sont là trois états ou trois degrés, où se pratiquent tous les modes de sainteté; et lorsque ces trois états se rencontrent dans le même homme, il vit alors selon l'entière volonté de Dieu. Faites attention maintenant à ces trois états ou modes de vie, avec leurs différences. Je vous les montrerai et expliquerai, afin que vous puissiez bien vous connaître vous-même et ne point vous estimer meilleure ni plus sainte que vous n'êtes
(6) .



CHAPITRE II.

DE LA PREMIÈRE CATÉGORIE, OU DES COMMENÇANTS.


     Le premier et le plus humble degré de vie, qui ait en Dieu son origine et le Saint-Esprit pour auteur et instigateur, est ce qu'on appelle une vie vertueuse, qui meurt au péché et qui croît en vertus. Et voici comment elle débute :

     Le Saint-Esprit présente sa grâce au cœur de l'homme. Lorsque celui-ci consent à l'accueillir, il ouvre à Dieu son cœur et sa volonté, et reçoit d'un esprit joyeux sa grâce et son action intime. Aussitôt, l'amour divin chasse dehors l'amour désordonné des créatures dont il triomphe, sans toutefois faire disparaître par là-même toute inclination déréglée et concupiscence naturelle. Car la vie sainte est une milice, qui ne se maintient qu'en luttant. C'est pourquoi si vous voulez commencer à mener une bonne vie et y persévérer toujours, vous devez loyalement rechercher et aimer Dieu par-dessus toute chose. Cette recherche vous conduira toujours à ce que vous aimez; vous vous y adonnerez, vous le prendrez et posséderez avec amour: puis vous établirez là votre vie tout entière, sans cesse occupée avec délices de votre bien-aimé; et ainsi chaque fois que vous rentrerez en vous-même, vous pourrez goûter et éprouver la bonté de Dieu.

     De la sorte, on aime Dieu purement pour sa gloire éternelle, afin de pouvoir aimer éternellement. Et ceci est à la racine de toute vie sainte et du véritable amour qui ne meurt pas. Vous devez vous y appliquer sans cesse en vous oubliant et renonçant vous-même.

     Ayez donc soin par-dessus tout de ne chercher dans l'amour aucun intérêt propre, ni goût, ni consolation, rien enfin que Dieu puisse vous donner pour votre agrément, dans le temps ou l'éternité
(7) . Car cela est contraire à la charité et tendance naturelle qui fait périr le vrai amour. On en vient difficilement à bout lorsqu'on est lâche et assez sot pour se croire sage, tout en poursuivant toujours son intérêt propre.

     D'ailleurs, sachez bien que tout ce que vous pouvez désirer et beaucoup plus encore, l'amour vous le donnera, sans que vous fassiez rien pour cela. Car si vous possédez le vrai amour de Dieu, tous vos désirs sont comblés. Or cet amour n'est autre chose que d'aimer Dieu toujours et sans cesser jamais, ce qui vous fera mourir à tout ce qui est vous-même et vivre pour aimer.

     Il y a l'Amour qui vous dépasse, c'est l'Esprit même du Seigneur. En lui on est élevé à l'unité avec Dieu, au-dessus de la raison, on y prend son repos et on y demeure. Mais l'amour qui est en vous, c'est la grâce de Dieu et votre bonne volonté; toutes vos vertus y trouvent richesse et plénitude. Par lui, c'est Dieu même qui vit et habite en vous avec ses grâces et ses dons. Vous pouvez ainsi croître sans cesse et lui plaire toujours davantage.

     De plus, il y a un amour qui existe entre vous et Dieu, et qui est fait de saints désirs tout enflammés pour sa gloire. Il s'y mêle des actions de grâces, des louanges, tous les exercices enfin que sait inspirer l'amour; et tout cela se renouvelle sans cesse, sous le toucher du Saint-Esprit, avec le concours de votre bonne volonté et de l'amour de votre cœur.

     Enfin, il y a, comme au-dessous de vous-même, un amour qui se répand et atteint le prochain par les œuvres de miséricorde, dans la mesure de ses besoins et selon que vous pouvez les connaître. Dans l'exercice de cet amour, vous devez conserver vos bonnes coutumes et votre règle et tout ce qui se pratique d'ordinaire en fait de bonnes œuvres, en gardant toujours une sage réserve au dehors, selon les commandements de Dieu et les prescriptions de la sainte Église.

     Avec cette connaissance de l'amour et l'exercice que vous en faites selon ces quatre manières, vous gagnez l'empire sur vous-même et vous triomphez nécessairement du monde; vous mourez toujours davantage au péché et votre vie est vertueuse. Pour cela, il faut vous dépouiller d'images, vous posséder vous-même et tenir votre âme en vos mains. Vous pourrez alors toujours, selon votre désir, élever vos yeux et votre cœur vers le ciel, où est votre trésor et votre bien-aimé, et ainsi vous aurez une même vie avec lui.
  Ne rendez pas vaine la grâce de Dieu en vous, mais pratiquez avec un vrai amour, en haut la louange de Dieu, en bas toutes les formes de vertus et de bonnes œuvres. Dans toutes les œuvres extérieures cependant, vous devez être sans sollicitude et apporter un cœur libre, de façon à pouvoir, dès que vous le voulez, en toutes choses et par-dessus tout, contempler celui que vous aimez. C'est d'ailleurs chose facile à celui qui aime ; car les yeux suivent le bien-aimé et le cœur de l'homme va là où est son trésor, selon la parole du Seigneur même
(8) . Ainsi donc vous devez avec grand zèle et amour affectif vous exercer à l'amour devant la face du Seigneur, selon le conseil divin. C'est aussi la meilleure part de votre vie, que vous devez préférer à tout dans la pratique. Mais vous devez cependant suivre la pratique de votre ordre, et obéir aux usages et aux coutumes ordinaires que vous prescrit votre règle. C'est là, dans une vie sainte, la moindre part et ce qu'il y a de plus humble. Dieu l'attend de vous, ainsi que de tous les hommes, et vous y êtes tenue de rigueur par ses commandements. Il faut donc vous y appliquer, vous y livrer, mais sans sollicitude ni préoccupation de cœur et toujours sous les yeux de Dieu; car l'œuvre extérieure est louée dans l'Écriture, mais la sollicitude est blâmée.

     Lorsque vous lisez, que vous chantez ou que vous priez, si vous comprenez ce que vous dites, soyez attentive au sens des mots et à l'idée qu'ils expriment, car vous accomplissez votre service sous les yeux de Dieu. Mais si vous ne le comprenez pas, ou bien si vous êtes élevée plus haut, demeurez là et maintenez votre regard simple vers Dieu, aussi longtemps que vous le pourrez, ayant dans votre amour l'intention d'honorer Dieu sans cesse. Si, durant vos Heures ou vos autres exercices, il vous survient des pensées et des imaginations étrangères, d'où qu'elles viennent d'ailleurs, dès que vous vous en apercevez, revenez à vous-même et ne vous en troublez pas, car nous sommes instables; mais hâtez-vous de retourner vers Dieu par l'intention et l'amour. L'ennemi a beau vous offrir son étalage et sa marchandise, si vous n'achetez rien par l'affection, il ne vous en reste aucune chose.

     Afin de triompher facilement, ayez de préférence l'âme élevée et recueillie, plus portée aux exercices intérieurs d'amour qu'à toutes sortes de bonnes œuvres extérieures. Mais si vous avez la science de l'exercice intérieur et du recueillement en Dieu, et si, d'autre part, vous vous sentez attirée par nature au plaisir de parler et d'écouter au dehors, tout à votre aise et par satisfaction sensible, lorsque vous vous abandonnerez à ce goût naturel, il y aura pour vous diminution et refroidissement dans l'amour et dans toutes les vertus. Ce sera déchoir de la grâce de Dieu, qui vous dédaignera et vous rejettera; et alors vous serez pire que ceux qui vivent dans le monde et n'ont jamais goûté les choses de Dieu. Mais si vous luttez contre cette satisfaction et ce plaisir naturel, vous serez certainement victorieuse et vous grandirez chaque jour davantage en grâce, en amour et en complaisance pour Dieu.

     Les gens simples et de peu d'intelligence, qui désirent mener une vie conforme à la très chère volonté de Dieu, doivent dans l'humilité de leur cœur désirer et implorer de sa bonté le don de l'Esprit de sagesse, qui les fera vivre selon son bon plaisir et sa très aimable volonté. S'ils sont capables de porter cette sagesse sans orgueil ni élévation d'esprit, Dieu la leur donnera certainement; sinon, qu'ils demeurent dans leur simplicité et servent Dieu naïvement selon leur intelligence; c'est là ce qu'il y a de mieux pour eux.

     Voici une autre remarque. Lorsque vous avez à parler avec quelqu'un, qu'il soit religieux ou qu'il appartienne au monde, soyez prudente, réservée et discrète dans vos paroles et votre attitude, afin de ne scandaliser personne. Mais préférez toujours demeurer en silence, plus disposée à écouter qu'à parler. Apportez de la droiture, de la vérité et de la franchise dans vos paroles et dans vos actes, soit que vous agissiez ou que vous vous absteniez; et marchez toujours intérieurement sous l'œil de Dieu. Lorsque vous avez à parler ou à répondre, si vous vous apercevez que votre imagination travaille et qu'il s'élève comme un obstacle entre vous et Dieu, vous devez en rougir et vous hâter de vous remettre intérieurement en sa présence par un regard de simple contemplation.

     Tant que vous demeurez ainsi en possession de vous-même, de façon à pouvoir toujours rentrer intérieurement comme vous le voulez, vous n'avez qu'à demeurer en paix et à vivre sans crainte de pécher gravement. C'est pourquoi je vous conseille d'avoir en horreur et de fuir la sollicitude et la préoccupation du cœur, l'inconstance et les multiples embarras des hommes, principalement de ceux qui vivent dans le monde, en dehors de toute vie spirituelle. Recherchez, au contraire, et souhaitez une vie retirée, intime, recueillie, et exercez-vous-y jusqu'à ce qu'il vous soit aussi facile et aussi simple de rentrer en vous-même et d'y regarder avec les yeux de l'intelligence, que de vous tourner au dehors et de regarder avec les yeux du corps.

     Quand vous devez user de vos sens pour votre propre utilité et celle du prochain, veillez sur vos yeux et sur vos oreilles, de façon à ne rien accueillir avec plaisir, complaisance et affection, qui puisse se graver dans votre cœur et s'établir entre vous et Dieu. Car vous risqueriez de vous laisser surprendre par un sentiment désordonné du cœur et de perdre ainsi la possession de vous-même, ainsi que la liberté de vous recueillir en Dieu, ce qui doit être tout votre bonheur.

     Gardez-vous aussi dans le boire et dans le manger, et dans tout ce qui est nécessaire à votre corps, afin de ne pas vivre selon les désirs de votre chair et la satisfaction de votre nature. Si, en effet, vous cherchez plaisir et jouissance en vous-même ou dans une créature quelconque, vous vous détournez et ne pouvez plus, dès lors, vivre pour Dieu ni mourir au péché.

     S'il vous survient des images impures, sous forme de songes pendant votre sommeil, ou à l'occasion de ce que vous voyez, entendez ou pensez, ou encore sous l'influence du démon, de sorte que vous vous sentiez agitée par les inclinations et complaisances mauvaises de la nature, faites alors le signe de la croix sur votre cœur, dites un Ave Maria et priez Dieu qu'il ait pitié de vous. Implorez aussi le secours et la prière de tous les saints et de toutes les bonnes âmes. Puis ayez devant les yeux la gloire de Dieu que vous pourriez perdre, les peines de l'enfer que vous mériteriez, l'offense de Dieu, enfin la séparation d'avec lui et tous ses amis. Ainsi vous concevrez une crainte justifiée et vous lutterez avec force; confiez-vous dans la mort de Notre-Seigneur, dans son secours et dans sa grâce, et il ne vous abandonnera pas. Vous triompherez alors certainement et vous grandirez toujours davantage en grâce et en vertu.

     Lorsque vous vous confessez, il n'est pas utile de dire l'objet de vos rêves et de vos imaginations, car il y aurait parfois inconvenance et confusion à le dire et à l'entendre.
D'ailleurs, songes et imaginations ne sont pas des péchés, et nul ne peut s'en garder pleinement, car nous n'en sommes pas les auteurs; mais le plaisir et la satisfaction qui en naissent sont matière à péchés véniels. Lorsqu'on prend conscience et pleine connaissance de ce plaisir, et que l'on y demeure volontairement, sans résistance, le péché devient plus grave; mais lorsqu'on désire et recherche cette satisfaction en pensant à des images impures, le péché est alors encore plus grave.

     Parfois, en conversation, on ne veille pas assez sur ses paroles, sur ses actes, sur son attitude ou autres choses semblables. À agir de la sorte, on recueille nécessairement des imaginations multiples, on perd la possession de soi-même, et les attraits et penchants impurs grandissent. La raison alors s'aveugle, l'amour de Dieu s'enfuit et on s'engage dans une vie purement animale, sans commettre cependant de péchés en œuvres extérieures.

     Celui qui prend conscience de cet état doit, s'il veut se réconcilier avec Dieu, confesser ses péchés devant lui et devant le prêtre, d'un cœur contrit et humble, et il recevra certainement miséricorde.

     Il peut se faire encore que vous ressentiez en vous de la tiédeur, de la lourdeur et de la tristesse, que vous vous trouviez sans goût ni attrait, sans nulle ardeur pour les choses spirituelles; pauvre, misérable, abandonnée et privée de toute consolation divine. Vous vous sentirez chargée d'ennui et dépourvue de tout attrait ou plaisir pour quelque pratique que ce soit, intérieure ou extérieure, si lourde enfin qu'il semble que vous deviez vous enfoncer en terre. N'en ayez cependant aucun souci, mais remettez-vous entre les mains de Dieu, souhaitant que sa volonté se fasse et que sa gloire soit procurée. Le nuage sombre et pesant se dissipera bientôt et la lumière éclatante du soleil, qui est Notre-Seigneur Jésus-Christ, vous enveloppera des rayons de sa consolation et de sa grâce, plus que vous ne l'aviez jamais éprouvé auparavant.

     Or, c'est par le renoncement à vous-même que vous obtiendrez cette grâce, en vous abandonnant humblement à toute souffrance et affliction. Vous serez alors intérieurement toute remplie et illuminée de la grâce de Dieu, et vous comprendrez que Dieu vous aime et que vous lui êtes agréable. Votre cœur et votre âme se réjouiront ensemble, tout votre être se réveillera sous l'action de la consolation divine et vous vous sentirez à l'aise dans le corps et dans l'âme. Votre sang s'échauffera dans vos veines et circulera dans tous vos membres. Les dons nouveaux de Dieu feront épanouir votre cœur dans la joie profonde d'une vie renouvelée. Vos désirs monteront vers lui comme une flamme brûlante de dévotion, avec des actions de grâces et des louanges, tandis que votre âme descendra dans sa propre estime, par un humble abaissement d'elle-même.

     En considérant, d'autre part, vos péchés, vos manquements et vos nombreux défauts, vous y trouverez une cause de peine et de regret. Vous comprendrez en même temps combien vous êtes indigne de toute consolation et de tout égard de la part de Dieu et vous considérerez tous ses dons comme venant de sa fidélité éternelle, de sa bonté et de sa miséricorde toutes gracieuses et indulgentes. Vous n'en ressentirez que plus de désir de rendre grâces et de louer sans cesse.

     La connaissance que vous acquerrez ainsi vous fera donc toujours descendre dans votre propre estime et concevoir un vrai mépris de vous-même. Par contre, vous vous élèverez en révérence et haute estime de Dieu qui vous a épargnée au milieu de vos péchés, et qui, gracieusement et sans mérite de votre part, vous a comblée de sa consolation et de ses dons divins. Appliquez-vous donc à monter en Dieu par le désir et à descendre en vous-même par l'humilité, et ainsi vous grandirez toujours et profiterez des deux côtés, en même temps que la grâce de Dieu se répandra en vous.

     Sous l'action de ce bien-être éprouvé en tout vous-même, tantôt vous rirez, tantôt vous pleurerez comme un homme en ivresse. Vous ressentirez et goûterez maintes choses extraordinaires que ceux-là seuls connaissent qui s'adonnent à un tel amour: car la joie et l'amour dilateront votre cœur. Vous aimerez Dieu alors, vous le remercierez et le louerez, mais en même temps vous sentirez que pour agir ainsi tout vous manque et vous fait défaut. Car tout ce que vous pouvez faire vous paraîtra bien petit et comme rien, en comparaison de vos désirs et de ce que l'amour réclame de vous, comme d'ailleurs il en est digne. Ce désir portera à votre cœur une blessure douloureuse qui ne fera que grandir et se renouveler sans cesse, sous l'action d'un amour affectif envers Dieu: alors vous languirez d'amour. Parfois il semblera que votre cœur et vos membres doivent se rompre et se briser, que votre vie même va défaillir et se dissoudre sous l'effort de l'impatience des désirs, et que cette impatience elle-même ne puisse cesser aussi longtemps que vous vivrez.

     Puis, lorsque vous vous en douterez et y penserez le moins, Dieu se cachera et retirera sa main; entre lui et vous il mettra des ténèbres, au travers desquelles vous ne pourrez rien voir. Alors vous vous plaindrez, vous crierez et gémirez comme un pauvre, un malheureux et un délaissé.

     « Mais voici que les pauvres s'abandonnent à Dieu, » dit le Prophète (9) : abandonnez-lui donc ce qui est à lui et préférez être dans sa maison rejetée et méprisée plutôt que d'habiter sous la tente du superbe (10) . Si Dieu a disparu à vos yeux, vous ne lui êtes pas néanmoins cachée; car il vit en vous, et il vous a donné et laissé son miroir et son image, c'est-à-dire son Fils Jésus-Christ, votre Époux. Vous devez le porter en vos mains, devant vos yeux et dans votre cœur.

     Saint Paul a dit, en effet, que le Fils de Dieu s'est humilié et est descendu du ciel ici-bas, prenant la forme d'esclave, parce qu'il voulait ainsi se faire votre serviteur (11) . Dans l'excès de son humilité, il a dit par la bouche du Prophète: « Je suis un ver et non un homme (12) . » Puis, après qu'il eût accompli fidèlement et avec amour durant trente-trois ans son service envers son Père céleste et envers nous, vint le temps où il voulut, par pur amour, consommer son ministère et mourir pour la gloire de son Père et pour notre cause.

     Alors, au milieu de la plus grande détresse, il fut, dans la partie inférieure de lui-même, abandonné et privé de consolation de la part de Dieu, de ses amis les plus chers et de tout le monde. Cependant ses mortels ennemis l'accablaient de mépris, d'outrages, d'injures, de malédictions et de coups sans nombre. Obéissant envers son Père jusqu'à la mort, il supportait volontairement et de grand cœur toute la malice qu'ils pouvaient imaginer et inventer sous l'influence du démon. En même temps, il priait pour nous et pour eux, excusant leurs péchés et disant : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (13) . » Et il fut exaucé à cause de sa piété (14) , pour tous ceux qui, à jamais, auront conscience et repentir de leurs péchés. Il savait bien, dès le premier moment où son âme fut créée, qu'il devait souffrir et mourir pour les péchés du monde; cependant quand vint le temps de sa mort prochaine, sa nature si fine subit l'abattement et la tristesse, et dans l'angoisse de la souffrance, il supplia son Père céleste d'éloigner de ses lèvres, s'il était possible, le calice de sa passion (15) . Là il ne fut pas exaucé, car son Père ne voulait pas l'épargner, ayant résolu qu'il souffrît et fût livré à la mort. Dans la partie supérieure de lui-même, il demeurait d'ailleurs toujours d'accord avec la volonté de son Père, et malgré la tristesse et l'effroi ressentis dans la nature, il se soumettait cependant et, refoulant sa volonté sensible, il disait: «Non pas ma volonté, mais que la vôtre se fasse (16) ! »

     Par là nous apprenons que, lorsque nous prions pour obtenir le pardon de nos péchés ou de ceux d'autrui, nous ne devons pas cesser ni nous interrompre avant d'être exaucés. Mais lorsque nous prions et exprimons notre désir de voir l'arrêt de souffrances et de peines, endurées pour nos péchés ou pour ceux d'autrui, nous devons faire abandon de nous-mêmes et souffrir docilement, quand même la souffrance devrait aller jusqu'à la mort.


CHAPITRE III.



DE LA SECONDE CATÉGORIE, OU DE CEUX QUI MÈNENT
UNE VIE DE PROGRÈS.


     Ainsi donc, en supportant dans notre vie la souffrance, sans faire de choix, nous profitons toujours et nous ne perdons rien : vous allez le comprendre.

     Lorsque le Christ se livra au bon vouloir de son Père, cet abandon fut fait avec un amour si fort et si ardent dans son esprit, accompagné d'une telle anxiété dans la nature, que de son corps s'échappa une sueur de sang qui se répandit jusqu'à terre. Or, c'est par cet abandon volontaire et par cet amour qu'il nous a achetés à son service et à celui de son Père. Ses souffrances et sa mort ont payé et acquitté notre dette; et c'est pourquoi nous devons nécessairement lui appartenir, pour être bienheureux dans le ciel ou damnés dans l'enfer.

     Le Père céleste nous a créés de rien: de droit nous devons être à lui. Le Fils de Dieu nous a délivrés par sa mort : de droit nous devons mourir au péché et vivre en le servant. Le Père et le Fils avec le Saint-Esprit nous ont éternellement aimés et prévenus d'amour: de toute justice nous devons aimer en retour. Les trois personnes sont un seul Dieu, une seule substance et une seule nature, et c'est pourquoi on les sert en commun : qui sert l'une sert les autres, et qui méprise l'une méprise les autres.

     Voici maintenant ce que dit le Christ dans l'Évangile écrit par saint Matthieu : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice (17) . » Or, ce qui est juste, c'est de donner à Dieu ce que nous lui devons. En abandonnant sa propre volonté à celle de son Père, le Christ nous a achetés et par sa mort il a payé pour nous. Si donc nous voulons le suivre, nous devons abandonner notre propre volonté et vivre de la sienne : de cette façon l'achat qu'il a fait de nous est ratifié. Nous devons aussi dompter nos sens, vaincre notre nature, porter notre croix et suivre le Christ. C'est le moyen d'acquitter la dette qu'il a payée pour nous.

     Ainsi, par sa mort et notre pénitence volontaire, nous obtenons d'être unis à lui comme des serviteurs fidèles et nous appartenons à son royaume. Mais en immolant   notre propre volonté pour la sienne, de façon que sa volonté devienne nôtre, nous sommes ses disciples et ses amis de choix. De plus, lorsque nous sommes élevés en amour et que notre pensée demeure nue et sans images, telle qu'elle a été créée par Dieu, alors nous sommes sous l'action de l'Esprit et nous devenons les fils de Dieu (18) .

     Retenez bien cette parole et cette maxime et réglez, d'après cela, votre vie. Voyez comment le Christ, Fils de Dieu, voulant par amour donner sa vie pour nous, se livra aux mains de ses ennemis jusqu'à la mort, afin d'être pour son Père et pour le monde entier un serviteur obéissant. Sa volonté appartenait à celle de son Père et il accomplissait ainsi toute justice, il nous enseignait toute vérité et son esprit s'élevait jusqu'à une éternelle et bienheureuse jouissance. C'est alors qu'il dit : « Tout est consomme (19) . Père, je remets mon esprit entre vos mains (20)

     À ces paroles, le prophète David, parlant au nom de tous les justes qui devaient suivre le Christ, avait répondu: « Seigneur, Dieu de vérité, vous m'avez racheté (21) . » Nous ne pouvons, en effet, nous racheter nous-mêmes, mais lorsque nous suivons le Christ, comme je l'ai expliqué ci-dessus, de tout notre pouvoir, nos œuvres s'unissent aux siennes et sont ennoblies par sa grâce. Il nous a donc rachetés par le mérite de ses œuvres et non des nôtres, nous donnant ainsi liberté et salut. Mais pour que nous puissions goûter et posséder cette liberté, il faut que son Esprit consume le nôtre d'amour et le plonge dans l'abîme de ses grâces et de sa libre bonté. Notre esprit y est baptisé, rendu libre et uni à son esprit.

     Voyez, c'est là que meurt en nous toute propriété de volonté, pour faire place à la volonté de Dieu, de sorte que toute possibilité ou capacité de vouloir autrement que Dieu, disparaît, sa volonté étant devenue nôtre; et telle est la racine de la vraie charité.

     La naissance nouvelle, qui nous vient de l'Esprit de Dieu, rend aussi notre volonté libre, parce qu'elle ne fait plus qu'un avec la volonté libre de Dieu. Notre esprit, sous l'action de l'amour, est élevé et emporté jusqu'à l'unité d'esprit, de volonté et de liberté avec Dieu. Et dans cette liberté divine l'esprit de l'homme est élevé en amour au-dessus de sa propre nature, c'est-à-dire au-dessus des peines, du labeur et du dégoût, au-dessus de l'anxiété, du souci et de la crainte de la mort, de l'enfer et aussi du purgatoire, au-dessus enfin de toute épreuve à supporter dans le corps et dans l'âme, dans le temps et dans l'éternité. Car, qu'il s'agisse de consolation ou de peine, de donner ou de recevoir, de mourir ou de vivre et de tout ce qui peut arriver de triste ou de joyeux, tout cela demeure au-dessous de cette liberté amoureuse où l'esprit de l'homme est uni à l'Esprit de Dieu.

     Ils sont vraiment pauvres d'esprit ceux qui n'ont ainsi rien conservé en propre; et c'est pourquoi ils sont bienheureux, car l'amour de Dieu est leur vie.

     Ils sont bienheureux encore davantage, parce qu'ils sont doux et humbles: de sorte que, quelque fardeau et quelque peine qu'ait à porter la nature, ils ont toujours la paix de cœur et d'esprit.

     En troisième lieu, ils sont bienheureux parce qu'ils gémissent et pleurent sur leurs défaillances journalières ainsi que sur le péchés de tous les hommes, souffrant de voir Dieu si peu connu, si peu aimé et si peu honoré en comparaison de sa haute dignité.

     De là naît la quatrième béatitude, qui consiste en une faim et une soif, un désir brûlant et éternel que Dieu soit aimé et loué de toute créature au ciel et sur la terre.

     Puis on s'élève à la cinquième béatitude, où, du fond du cœur, humblement et libéralement, on souhaite que Dieu répande sa grâce et ses faveurs au ciel et sur la terre, afin que tous soient comblés de ses dons, lui rendent grâces et le louent éternellement.

     La sixième forme de béatitude en dépend et elle convient à ceux qui, d'un cœur pur et dépouillé d'images, reçoivent les grâces et les dons de Dieu et en même temps persévèrent d'une façon stable dans une louange pleine de reconnaissance : ce sont là ceux qui contemplent Dieu.

     De cette contemplation vient la septième forme de béatitude, qui consiste en un retour amoureux en Dieu et dans la paix divine, où entrent le cœur et les sens, le corps et l'âme, avec toutes les puissances, en compagnie de tous les bienheureux présents et à venir : c'est là toute l'escorte et la suite de ce retour amoureux vers Dieu et vers la vision de la paix divine. Ceux qui font l'expérience de cette forme de béatitude sont bienheureux, ce sont les pacifiques, qui possèdent la paix avec Dieu, avec eux-mêmes et avec toutes les créatures. C'est pourquoi ils sont appelés les fils de Dieu; et c'est en parlant d'eux que le Prophète dit : « Vous êtes dieux et fils du Très-Haut (22) . »

     Mais aussitôt après il ajoute: «Vous mourrez comme des hommes et vous tomberez comme l'un des princes (23) . »

     Et par là on entend la dernière forme où s'achève notre béatitude; car, de même que nous montons, par la puissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, jusqu'à la vision de la paix divine, où nous sommes fils de Dieu, de même nous devons descendre avec lui par la pauvreté, la misère, la tentation, la lutte contre notre chair, contre le démon et contre le monde. C'est dans la lutte, en effet, qu'il nous faut vivre et mourir, comme de pauvres hommes, ainsi qu'a fait le Christ, le Fils du Dieu vivant, qui est un prince élevé au-dessus de toutes les créatures. Il s'est abaissé, il s'est vraiment jeté sous les pieds de tous les pécheurs, souffrant la pauvreté, la misère, la faim, la soif, la tentation, le mépris, la lutte, le besoin, la confusion, la honte et toutes les épreuves possibles à l'extérieur et à l'intérieur. Au milieu de tout cela, il demeurait obéissant et doux comme un agneau. Enfin, pour nous garder dans son royaume, il a consenti à mourir comme un homme pauvre et misérable.

     Cependant, si nous voulons devenir bienheureux et demeurer éternellement avec lui, nous devons nous conserver nous-mêmes dans sa grâce. Pour cela, il faut affliger et crucifier notre chair et notre nature, en résistant aux tentations, aux vouloirs et aux désirs mauvais qui peuvent s'élever en nous contre l'honneur de Dieu. De cette façon nous pourrons toujours monter avec Notre Seigneur Jésus-Christ vers son Père céleste comme des fils libres, mais aussi descendre avec lui jusqu'à la souffrance, les tentations et toutes les épreuves, comme ses fidèles serviteurs.

     Serions-nous d'ailleurs si éprouvés et si exercés en vertu qu'il nous fût facile de nous recueillir avec le Christ aussi souvent que nous le voudrions, nous devrions cependant souffrir persécution; car nous sommes instables et répandus en une foule de pensées et d'imaginations, tant que nous vivons ici-bas dans le temps. Aussi le Christ dit-il: «Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice, car le royaume des cieux est à eux (24) .» Or, le royaume des cieux c'est le Christ vivant en nous avec sa grâce, et le royaume de Dieu souffre violence; c'est par la force du Christ qui vit en nous et lutte avec nous que nous gagnons et conquérons ce royaume.

     Ainsi lorsque les hommes nous injurient et nous maudissent, nous persécutent et disent de nous toute sorte de mal, injustement et mensongèrement, parce que nous servons Dieu, nous devons nous en réjouir, selon la parole du Christ, car nous avons une récompense pleine et surabondante dans le ciel (25) .

     Nul aussi ne sera couronné que celui qui aura légitimement combattu (26) . C'est pourquoi il vaut mieux être avec le Christ dans la tribulation et la souffrance, que d'être sans lui dans la joie et les délices. Il a dit, en effet, par le Prophète: « L'homme qui est dans la tribulation je le délivrerai, parce qu'il a espéré en moi, et je le protégerai parce qu'il a connu mon nom. Il m'a invoqué et je l'écouterai. Je suis avec lui dans la tribulation : je l'en arracherai et je le glorifierai (27) . » Et ailleurs le prophète David dit: « Seigneur, vous nous avez préparé une table contre ceux qui nous causent de la tribulation et de la souffrance (28) . »


CHAPITRE IV.


COMMENT IL FAUT RECEVOIR LE
SACREMENT.



     La table dont parle le Prophète, c'est l'autel de Dieu, où nous recevons une nourriture vivante qui nous vivifie, nous fortifie dans toute souffrance et nous fait vaincre tous nos ennemis ainsi que tout obstacle. C'est pourquoi le Christ lui-même dit à tous les hommes: «Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'avez pas la vie en vous (29) . » Et encore: «Qui mange ma chair et boit mon sang possède la vie éternelle, car il demeure en moi et moi en lui (30)

     Cette inhabitation mutuelle, c'est donc la vie éternelle. Et comme il nous faut vivre ici-bas au milieu d'un combat spirituel, nous avons besoin d'une nourriture fortifiante qui nous fasse triompher dans la lutte et lutter encore en triomphant. Cette nourriture est cachée, c'est un pain céleste qui n'est donné qu'à celui qui obtient la victoire dans la lutte et que nul ne connaît s'il ne l'a goûté et reçu.

     Écoutez maintenant mes paroles et recueillez-en la leçon et le sens. Si vous voulez recevoir le corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement, d'une façon qui soit glorieuse pour Dieu et salutaire pour vous-même, vous devez posséder quatre qualités
(31) , qui étaient en Marie, la Mère de Dieu lorsqu'elle conçut Notre-Seigneur. Soyez-lui donc disciple et camérière et asseyez-vous à ses pieds, afin que par ses exemples, elle puisse vous enseigner comment il faut vivre, car elle est la souveraine maîtresse de toute vertu et de toute sainteté.

     La première qualité que possédait Marie et que vous devez avoir, c'est la pureté; la seconde est une vraie connaissance de Dieu; la troisième est l'humilité, et la quatrième un désir qui naît de la libre volonté.

     Et d'abord regardez dans votre miroir, qui est Marie, cette première qualité de la pureté. Au moment même où elle fut conçue, Marie fut pure de toute tache et de toute inclination au péché, soit véniel, soit mortel. Aussi l'envoyé de Dieu, l'ange Gabriel, put-il lui dire :
  «Je vous salue, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous
(32)

     Tout ce qui est plein de grâce est pur et tout ce qui est pur est plein de grâce. Si donc vous voulez être pleine de grâce et recevoir Notre-Seigneur, vous devez être pure avec Marie. Pour cela, éprouvez et examinez ce qui apparaît en votre conscience, et tout ce que vous y trouverez qui puisse déplaire à Dieu, accusez-le et confessez-le d'un cœur humble; devant Dieu et votre confesseur. Gardez-vous surtout d'oublier et de laisser s'évanouir ce qui vous aurait paru de plus grave et dont vous auriez plus de honte et de confusion; mais accusez-vous vous-même comme un ennemi mortel, et ainsi serez-vous pure et sans tache. Quant aux autres imperfections, qui sont journalières et communes et desquelles nul ne peut se garder, parlez-en brièvement et n'en soyez pas inquiète.

     De tout ce qui est péché ayez, au contraire, grande contrition et regret de cœur, avec une ferme volonté de faire toujours le bien et de vous mettre en garde contre toute faute vénielle ou mortelle. Ayez, par-dessus tout, grande foi et amoureuse confiance en Dieu, car c'est là ce qui fait pardonner les péchés, ainsi que Notre-Seigneur l'a dit en maint endroit de l'Évangile : « Votre foi vous a sauvé (33) . » C'est la première qualité pour être pure et recevoir avec Marie Notre-Seigneur.

     Mais par-dessus toutes choses évitez les confessions trop longues et trop verbeuses, qui ne serviraient qu'à vous enlever la paix et à vous jeter dans l'erreur et le scrupule. Car en vous répandant ainsi dans vos confessions en beaucoup de paroles inutiles, lorsqu'il s'agit de péchés véniels, et en voulant vous tranquilliser plus par votre fait que par la confiance en Dieu, vous demeurez toujours en dehors de la lumière et de l'enseignement de Dieu.

     De cette façon vous ne savez plus distinguer ce qui dans vos fautes est grand ou petit, plus ou moins grave. Et quand par malheur il vous échappe quelque chose que vous avez coutume d'accuser sans pourtant que ce soit nécessaire, vous en êtes toute troublée, écrasée et attristée, comme si vous ne vous étiez pas confessée et même bien plus encore. Ainsi, au lieu que dans votre conscience devraient régner l'espérance, la foi et l'amour en Dieu, il ne s'y trouve qu'anxiété, crainte et attachement d'amour-propre. Si vous voulez être pure et habiter avec Marie dans le secret de sa demeure, évitez tout cela.

     La seconde qualité, que nul ne peut posséder s'il n'a une conscience pure, c'est la vraie connaissance de Dieu. Marie l'avait plus que tout autre, après son Fils qui est la Sagesse même de Dieu.

     Cependant, lorsque l'ange lui apporta son message, elle fut remplie de crainte et elle se demandait ce que pouvait être cette salutation. L'ange lui dit alors: « Ne craignez pas, Marie, car vous avez trouvé grâce devant le Seigneur. Voici que vous concevrez et enfanterez un Fils, et vous l'appellerez Jésus. Il sera grand devant le Seigneur, et il sera nommé le Fils du Très-Haut. Et le Seigneur, le Père céleste, lui donnera le trône de David son père, c'est-à-dire la puissance de David, et il règnera sur la maison de Jacob pour l'éternité, et son règne n'aura pas de fin (34) .» Alors Marie dit à l'ange : « Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais pas d'homme et que je veux demeurer vierge (35) ? » Et l'ange lui répondit :
« Le Saint-Esprit descendra d'en-haut sur vous et la force du Très-Haut vous couvrira de son ombre. Aussi le Saint qui naîtra de vous sera-t-il appelé le Fils de Dieu. Et voici qu'Élisabeth votre cousine a conçu un fils dans sa vieillesse; et c'est le sixième mois de celle qui est appelée stérile, car rien n'est impossible à Dieu
(36) . »

     Marie entendait ces paroles et elle les comprenait, enseignée qu'elle était par l'ange et plus encore par le Saint-Esprit. Elle dit alors « Voici la servante du Seigneur
(37) . » Et ainsi, tandis que Dieu l'élevait souverainement, elle-même s'abaissait le plus possible, comme elle l'avait appris de la Sagesse de Dieu. Car ce qui est élevé ne peut demeurer stable que dans l'humilité; la chute des anges précipités du ciel le montre bien.

     Qu'y a-t-il de plus haut, en effet, que le Fils de Dieu? Mais aussi qu'y a-t-il de plus humble que le serviteur de Dieu et de tous qui est le Christ? Et qu'y a-t-il de plus élevé que la Mère de Dieu? Et pourtant est-il rien de plus humble que d'être la servante de Dieu et de tout le monde, ainsi que Marie l'a été ? Elle remit aussi sa volonté tout entière au bon plaisir de Dieu, avec une grande ferveur, disant à l'ange : « Qu'il m'advienne selon votre parole
(38) ! » L'Esprit-Saint l'entendit et Dieu en fut si touché dans son amour qu'il envoya sur l'heure dans le sanctuaire de Marie le Christ qui nous a rachetés de tous nos maux. Ainsi donc c'est de Marie et de l'ange que nous apprenons comment le Fils de Dieu est venu dans notre nature.





CHAPITRE V.

DE CINQ CONSIDÉRATIONS RELATIVES AU SAINT
SACREMENT.

     Il vous faut maintenant savoir comment nous devons recevoir le Fils de Dieu, en corps et en âme dans le saint Sacrement. L'enseignement nous en est donné, d'une part, en figure, dans la loi juive, et, d'autre part, dans la loi chrétienne, par le moyen de l'Écriture Sainte. Mais la foi nous élève au-dessus de tout ce qui est connaissance naturelle ou tradition écrite et nous donne une certitude, en dehors de tout doute, dans la grâce de Dieu.

     Enfin la sainte Église, qui ne peut errer, nous instruit par ses enseignements et sa pratique, en vigueur depuis le commencement du christianisme, ainsi que par les écrits des saints.

     Je vais donc vous exposer cinq considérations relatives au saint Sacrement, qu'il est utile à tout chrétien de connaître. La première regarde le temps où le Seigneur s'est donné lui-même à ses disciples dans le Sacrement. La seconde traite de la matière et de la forme de ce Sacrement. La troisième est relative au mode et à la manière dont le Seigneur a voulu se donner à tous. La quatrième dit pour quelle cause et quelle raison il a voulu se donner voilé et caché, et non pas à découvert, dans l'état où il se trouvait alors et tel qu'il est maintenant dans le ciel. La cinquième enfin s'occupera des diverses classes de personnes qui approchent du saint Sacrement, les unes pour leur salut éternel et les autres pour leur condamnation.

     Écoutez maintenant ce qui a trait au temps et à la figure prophétique de notre Sacrement. Lorsque Dieu, par le ministère de Moïse, fit sortir d'Égypte les enfants  d'Israël, on était au quatorzième jour de la lune d'avril, qui commence toujours en mars, et c'est alors que fut célébrée la première Pâque des juifs. Sur l'ordre de Dieu, Moïse prescrivit que dans chaque maison on mangeât un agneau rôti et qu'avec le sang de cet agneau on teignît les portes, sur les montants et sur le linteau. De cette façon, les juifs devaient être protégés contre l'extermination et contre tout mal.

     Cette nuit-là même, en effet, le Seigneur fit périr par tout le pays tous les premiers-nés des hommes et des animaux, et Moïse, emmenant hors d'Égypte le peuple de Dieu, lui fit passer la mer Rouge et le fit entrer dans le désert, où le Seigneur lui donna durant quarante ans un pain céleste en nourriture.

     C'était la figure de notre Sacrement. Tous les signes et symboles qui avaient été donnés aux juifs sont accomplis et nos sacrements demeureront jusqu'à la fin du monde; et puis ils passeront à leur tour, mais la vérité, qui y est cachée et qui n'est autre que la vie éternelle, demeurera pour l'éternité.

     Voyez: quand un grand roi ou un sage seigneur veut s'en aller en pèlerinage dans une terre lointaine, il rassemble ses intimes et leur confie son pays, son peuple, ses enfants et sa famille, afin qu'ils les gouvernent et les maintiennent en bonne paix, jusqu'au jour où il reviendra dans sa terre. C'est ainsi que le Christ, la Sagesse éternelle de Dieu, le roi des rois et le seigneur des seigneurs, ayant achevé son pèlerinage en ce monde misérable, voulut rejoindre le pays de son Père, pour revenir ensuite au dernier jour juger le monde. La veille du jour où il devait mourir, il fit une grande fête et donna le soir un festin, auquel il invita les plus hauts princes du monde, c'est-à-dire ses apôtres, voulant leur remettre et leur confier ses sacrements, en même temps que son peuple et son royaume. Un agneau pascal avait été préparé pour la fête et ils le mangèrent tous ensemble, selon le mode de la loi juive. Et cet agneau pascal était par avance une figure de notre Sacrement. Mais ce jour-là même prenait fin la figure qui avait duré quatorze cent quatre-vingt-six ans, c'est-à-dire depuis le temps où Moïse avait fait sortir le peuple juif de la terre d'Égypte.

     Le Christ donna ainsi congé à la loi juive, dont c'était la dernière Pâque, et inaugura aussitôt notre loi et notre première Pâque, manifestant en cela sa puissance sans bornes, sa sagesse, sa richesse et sa libéralité.

     Tout affligé qu'il fût dans sa nature sensible, il se montra cependant, selon l'esprit, un hôte plein de prévenance et de bonté, ayant à ses côtés ses chers apôtres pour convives. Et sachant qu'il devait mourir le lendemain et se séparer d'eux, il voulut faire son testament et le leur laisser afin qu'ils pussent le transmettre à tous les fidèles jusqu'au dernier jour. Il y mit le sceau de sa mort, et tous les apôtres après lui. Et ce testament n'est autre que lui-même, Dieu et homme, présent avec tous ses dons dans le Sacrement.

     Aussi cette fête est-elle grande, bienheureuse et éternelle, car c'est Jésus-Christ né de Marie, le roi du ciel et de la terre, qui l'a instituée. Élu par son Père céleste comme le premier pontife de la chrétienté, il a célébré lui-même la première messe qui fût jamais. Là il ordonna ses prêtres et leur donna l'onction des pontifes, de la même manière que le prophète Moïse, offrant le premier sacrifice de la loi ancienne, avait consacré Aaron et ses fils, pour qu'ils fussent prêtres et pontifes, leur donnant puissance et qualité pour gouverner le peuple de Dieu jusqu'à la venue du Christ. C'est pourquoi, lorsqu'il fut venu à son tour et nous eut servi durant trente-trois ans, lui, Dieu et homme, il donna congé à la loi juive, qui n'était que figure, et inaugura lui-même le premier sacrifice de la loi chrétienne, dont il était le premier pontife. Il y consacra ses prêtres et ses pontifes et il leur donna à eux et à leurs successeurs sa propre puissance, afin de gouverner et d'administrer son peuple, en tout ce qui regarde le spirituel, jusqu'au dernier jour, où il doit revenir pour juger.

     C'est vers le soir qu'il débuta ainsi dans la célébration de notre messe.



CHAPITRE VI.

DE LA MATIÈRE ET DE LA FORME DU SAINT SACREMENT.


     Melchisédech, grand-prêtre du temps d'Abraham, avait offert du pain et du vin, comme vraie figure et aussi comme matière de notre Sacrement. De même le Christ, notre grand-prêtre, prit du pain, en ses mains saintes et vénérables, pour son sacrifice. Puis élevant les yeux vers son tout-puissant Père céleste, il lui rendit grâces, bénit le pain, le rompit et dit : « Prenez et mangez, ceci est mon corps
(39) . »

     Ensuite, prenant de même, en ses mains saintes et vénérables, le calice qui contenait du vin, il rendit grâces de nouveau à son Père, bénit le vin et le donna à ses disciples, en disant: « Buvez en tous, c'est le calice de mon sang, pour une nouvelle et éternelle alliance, le mystère de la foi, qui sera versé pour vous et pour un grand nombre, pour la rémission des péchés
(40) , »

     Telles sont donc la matière et la forme de notre Sacrement. Le pain et le vin constituent la matière, tandis que la forme se trouve dans les paroles de Notre-Seigneur: Ceci est mon corps, et : Ceci est mon sang. Car en disant : Ceci est mon corps, il changea la substance du pain en la substance de son corps, non pas de telle sorte que le pain fût anéanti, mais que, cessant d'être pain, il devint le corps de Notre-Seigneur (41) . Et ce ne fut pas un corps nouveau, mais celui-là même qui était assis à table, qui mangeait et buvait en compagnie de ses disciples. Ils l'avaient devant eux, présent dans le Sacrement, tout comme ils le voyaient de leurs yeux assis à table, ce dont ils avaient grande joie. Mais de voir des yeux de la foi ce même corps présent dans le Sacrement, c'était là pour eux une joie plus grande encore.

     Nul d'ailleurs d'entre eux tous ne lui demanda: « Maître, comment cela peut-il être? » car ils savaient bien que celui qui a fait le ciel et la terre et toutes choses de rien, peut aussi changer une substance en une autre, quand il le veut. À celui qui en un clin d'œil changea en sang toutes les eaux d'Égypte et la femme de Loth en statue, qui fit jaillir du rocher une eau abondante et opéra tant d'autres grands miracles rapportés dans l'Ancien et le Nouveau-Testament, toutes choses ne sont-elles pas possibles et n'obéissent-elles pas à sa volonté?

     Remarquez maintenant que tout le pain qui était devant le Seigneur lors de la consécration, aussi bien que celui qu'ont devant eux tous les prêtres, en tous les lieux du monde et sur tous les autels, ce n'est qu'une même nature de pain. Au moment de la consécration, par la vertu de l'intention requise et des paroles consécratoires, toutes les hosties ne sont plus qu'une seule substance simple du corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement et tout ce qui auparavant était du pain devient le corps de Notre-Seigneur. Et bien que les hosties soient dispersées à toutes les extrémités de la terre, le Sacrement est un, et le corps vivant de Notre-Seigneur demeure dans son unité indivisible, en tout le Sacrement.

     Vous devez croire de même que le vin changé au sang de Notre-Seigneur, à la consécration, est tout entier dans tous les calices et dans chacun d'eux, et qu'il ne se trouve pas plus abondamment en tous qu'en un seul, car on ne le peut ni diviser, ni diminuer, ni augmenter. Et quoique la consécration du corps de Notre-Seigneur et celle de son sang soient divisées et distinctes, selon la matière et selon la forme des paroles, selon la figure et aussi selon le sens, et que le Sacrement soit double, il s'unifie pourtant en une seule réalité et ne contient qu'un seul Christ (42) . Car dans l'hostie le corps vivant de Notre-Seigneur ne peut pas être séparé de son propre sang, ni son sang dans le calice être séparé de son corps avec lequel il vit. Ainsi le Christ se trouve indivisé et en entier dans chaque partie du Sacrement.

     
La matière nécessaire de ce Sacrement est le pain de froment non fermenté et le vin mêlé d'un peu d'eau, et c'est un symbole de l'innocence du Christ, de sa douceur et de son humilité au milieu des hommes. Il a été le précieux grain de froment qui est mort et qui, jeté en terre, nous a donné beaucoup de fruit, c'est-à-dire notre vie à tous dans la foi chrétienne.

     De même, il est la vraie vigne plantée par le Père dans le jardin de la sainte Église : de ses plaies coulent pour nous le baume et le vin. Le parfum exquis et la saveur délicieuse qui s'en échappent enivrent les amants de Dieu.



CHAPITRE VII.

DU MODE ET DE LA MANIÈRE SELON LESQUELS LE
CHRIST S'EST DONNÉ DANS LE SAINT SACREMENT.


     Quiconque veut s'enivrer d'amour doit contempler, scruter et admirer deux marques de l'amour que nous témoigne le Christ dans le saint Sacrement, marques si hautes et si profondes que nul ne peut les saisir, ni les comprendre pleinement.

     La première nous enseigne que le Christ a donné à notre âme sa chair en nourriture et son sang en breuvage. Une telle merveille d'amour n'avait jamais été entendue auparavant. Mais c'est la nature de l'amour de toujours donner et de prendre, d'aimer et d'être aimé, et ces deux choses se rencontrent en quiconque aime.

     Ainsi l'amour du Christ est avide et libéral: s'il nous donne tout ce qu'il a et tout ce qu'il est, en retour il prend en nous tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes; et il réclame de nous plus que nous ne sommes capables de donner. Sa faim est démesurément grande; il nous consomme en entier jusqu'au fond, tellement son avidité est immense et son désir insatiable : il dévore jusqu'à la moelle de nos os. Cependant nous nous livrons à lui volontiers, et plus nous lui cédons, plus il goûte nos attraits. Et bien qu'il nous consomme, il ne peut jamais être rassasié, car il est insatiable et sa faim est sans mesure; nous sommes pauvres, il le sait : mais il n'en a cure, et n'exige pas moins.

     Tout d'abord il prépare son repas et il consume dans l'amour tous nos péchés et nos défauts. Puis, lorsque nous sommes purifiés par le feu de l'amour, il fond sur nous comme le vautour sur sa proie. Car il veut transformer et consumer notre vie pleine de péché en sa vie toute remplie de grâce et de gloire, qu'il est toujours prêt à nous donner, pourvu que nous consentions à nous renoncer nous-mêmes et à délaisser le péché. Si nous pouvions voir l'ardent désir qu'a le Christ de notre salut, nous ne serions pas capables de nous retenir et nous irions nous jeter nous-mêmes en lui. Encore que mes paroles sonnent étrangement, ceux qui aiment me comprennent bien.

     L'amour de Jésus est de si noble nature que, tout en consumant, il veut nourrir. S'il nous absorbe entièrement en lui, en retour il se donne lui-même. Il fait naître en nous la faim et la soif de l'esprit, qui doivent nous le faire goûter avec une jouissance éternelle, et à cette faim spirituelle ainsi qu'à l'amour affectif il donne l'aliment de son propre corps. Et de ce corps sacré, si nous le prenons et consumons en nous avec une dévotion intime, s'écoule en tout notre être et dans nos veines mêmes son sang glorieux et plein d'ardeur. Nous sommes embrasés par lui d'amour affectif et de charité; corps et âme, nous sommes pénétrés de jouissance et de goût spirituel.

     C'est ainsi qu'il nous donne sa vie remplie de sagesse, de vérité et d'enseignements, afin que nous l'imitions en toutes vertus; et alors il vit en nous et nous en lui. Il nous donne aussi son âme avec la plénitude de grâces qu'elle possède, afin que, d'une manière stable, nous puissions toujours demeurer avec lui, en communion d'amour, de vertus et de louanges de son Père. Enfin, ce qui dépasse tout, il nous offre et nous promet sa divinité pour en jouir éternellement. Peut-on s'étonner dès lors qu'ils soient dans la jubilation ceux qui goûtent et expérimentent de telles choses ?

     Lorsque la reine de l'Orient put contempler la richesse, la majesté et la gloire du roi Salomon, elle se sentit défaillir devant une telle merveille, et toute hors d'elle-même elle s'évanouit. Mais vous pouvez comprendre combien toute la richesse et la majesté de Salomon étaient peu de chose en comparaison de la richesse et de la gloire qu'est le Christ lui-même et qu'il nous a préparées dans le saint Sacrement. Car s'il nous est possible de recevoir tout ce qui appartient à son humanité et de demeurer cependant en possession de nous-mêmes, lorsque nous venons à contempler sa divinité présente devant nous dans le Sacrement, c'est un sujet de telle admiration que nous devons nous élever en esprit jusqu'à un amour superessentiel, car l'étonnement et le transport nous feraient défaillir devant la table de Notre-Seigneur.

     Mais c'est avec dévotion et amour affectif que nous prenons en nourriture et que nous consommons l'humanité de Notre-Seigneur en nous-mêmes, car l'amour attire à lui tout ce qu'il aime, et avec un amour tout semblable Notre-Seigneur nous attire et nous consomme en lui, et il nous remplit de sa grâce. Alors nous grandissons et nous nous élevons au-dessus de la raison jusqu'à un amour divin qui nous fait prendre et consommer spirituellement la nourriture céleste, et tendre avec un amour pleinement dépouillé vers la divinité. C'est là que nous rencontrons son Esprit, son amour immense, qui consume et transforme notre esprit avec toutes ses œuvres, nous entraînant avec lui vers l'unité, où l'on goûte le repos et la béatitude (43) .

     Ainsi donc, dévorer toujours et être dévoré, monter et descendre avec l'amour, c'est là notre vie dans l'éternité. Voilà bien ce que pensait le Christ lorsqu'il disait à ses disciples : « J'ai désiré d'un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir (44) .

     Notre Pâque, c'est le Christ, que nous recevons dans le Sacrement, comme les apôtres, réunis tous ensemble à la Cène autour de leur Maître, le reçurent eux-mêmes sous la forme d'un aliment qui nourrit le corps. Et chacun d'eux y trouva un aliment éternel, par le moyen de la foi, de l'amour et du désir, qui sont comme la bouche de l'âme, et c'est ainsi qu'ils reçurent en nourriture le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, avec tous ses membres, non pas cependant selon la quantité matérielle de ce corps assis à la table du festin. Cette quantité matérielle, il l'avait cachée dans la substance de son corps et dans le Sacrement : car son corps était vivant, et si les apôtres l'avaient mangé comme un aliment vulgaire, il en eût ressenti de la souffrance. Mais il leur donna, par un procédé surnaturel, sa vie tout aimable, sa chair, son sang, son âme et sa divinité et c'était là leur nourriture spirituelle, aussi bien que la sienne et la nôtre à tous. Il demeurait cependant en lui-même tout ce qu'il était, sans division ni changement dans sa nature.

     Toute la substance que le Christ avait reçue de la Vierge Marie, sa mère, c'est-à-dire sa nature humaine, fut donnée par lui. Et il se livra ainsi tout entier et indivisé de deux manières, son corps sous l'espèce du pain et son sang sous l'espèce du vin, demeurant cependant tout entier et sans partage sous chacune des deux espèces. Car son corps est l'appui de son sang et son sang est l'appui vital de son corps; l'âme est la vie des deux, et ces trois éléments réunis forment une seule vie indivisée, qui est le Christ, vie qu'il a donnée à ses disciples et qu'il nous a laissée dans le Sacrement. De même, en effet, qu'à la consécration toutes les hosties, aux mains de tous les prêtres, sont toutes, sans division, une seule substance et une même nature de pain, de même, après la consécration, elles sont l'unique substance du corps de Notre-Seigneur. qu'on ne peut diviser. Il faut en dire autant du vin que l'on consacre en son sang.

     Ainsi donc sous chaque goutte dans le calice, sous chaque parcelle d'hostie consacrée, si petite soit-elle, et partout où est l'espèce du pain, le Christ est présent tout entier, comme il l'est au ciel. Car, malgré que les parcelles et les hosties soient divisées, en tous lieux, en une multitude de parties, le Sacrement demeure un et le Christ est un et indivisé dans tout le Sacrement, par toute la terre.

     De même que l'âme de l'homme vit en tous ses membres et en chacun d'eux, sans être divisée ni localisée, de même le corps glorieux de Notre-Seigneur est vivant dans tout le Sacrement, par toute la terre, sans division ni enchaînement au lieu, de façon à pouvoir être donné également à tous ses membres, c'est-à-dire à tous ceux qui le désirent dans la foi chrétienne. Et chacun le reçoit tout entier, selon son mode particulier, conformément à ses besoins et à ses désirs. C'est ce qu'on appelle la communion, c'est-à-dire la participation commune; car nous recevons tous en commun le corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement, chacun recevant en particulier tout ce que les autres reçoivent ensemble. Et bien que les prêtres prennent à la messe le saint Sacrement sous les deux espèces, ils ne reçoivent pourtant pas plus que les laïques; la consécration est double, celle du calice et celle de l'hostie, mais le Christ n'en est pas moins en entier et sans partage sous chacune des deux espèces.

     Sans doute un incrédule peut être assez fou pour penser et dire en lui-même: Le Sacrement que le Christ consacra fut consommé tout entier par les apôtres qui l'entouraient à ce moment; qu'est-ce donc que font maintenant les prêtres? À cette question le Christ a répondu lui-même, lorsque, aussitôt après la consécration, il dit à ses apôtres: « Toutes les fois que vous ferez ceci, vous le ferez en mémoire de moi (45) »: c'est-à-dire en mémoire de mon amour, de ma passion et de ma mort; pour rappeler aussi que je suis véritablement Dieu et homme, tout-puissant au ciel et sur la terre.

     Les apôtres accueillirent ces paroles de la bouche de Notre-Seigneur, selon le sens qu'il avait en vue; ils les regardèrent comme une prophétie, en même temps que comme un ordre et un pouvoir divin qu'il leur donnait à eux et à leurs successeurs, pour remplir cet office jusqu'au dernier jour.

     C'est pourquoi, aussitôt après son Ascension, lorsqu'ils eurent reçu le Saint-Esprit qui leur enseigna toute vérité, ils commencèrent à célébrer la messe, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (46) . Et son Esprit parlait par leur bouche, lorsqu'ils disaient à la consécration : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Ils ordonnèrent des évêques et des prêtres de la part du Seigneur et en son nom, leur donnant le pouvoir qu'ils avaient reçu de Dieu d'exercer les fonctions sacerdotales dans le monde entier. La sainte Église possède ainsi son fondement dans le Christ, et le Christ vit avec elle. Elle lui est unie dès le commencement, et elle demeurera d'une façon stable en possession de son ministère jusqu'au dernier jour.

     Les prêtres, en consacrant le saint Sacrement, sont des instruments volontaires de Notre-Seigneur Jésus-Christ; c'est lui qui, par la bouche de chacun et de tous, dit : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang. » Et chaque prêtre consacre réellement le corps de Notre-Seigneur, et tous ensemble ne consacrent pas davantage que ce même corps en toute vérité.

     J'en ai fini ainsi avec la première marque d'amour que le Christ nous a montrée et enseignée dans le saint Sacrement.

     Le second témoignage d'amour, qui vient ensuite, nous est marqué dans ces autres paroles de la consécration :
     « Ceci est le calice de mon sang, qui sera versé pour vous et pour un grand nombre, pour la rémission des péchés (47) »Le Christ les prononça lorsqu'il fit de son sang un breuvage pour ses apôtres et pour nous tous, alors qu'il allait le répandre et souffrir la mort par amour, à cause de nos péchés.

     Jamais on ne vit plus grand amour que celui du Fils de Dieu livrant sa vie à la mort, et au prix de cette mort nous rachetant à la justice de son Père, pour nous faire vivre avec lui éternellement. Il s'est offert, et nous avec lui, à la clémence de son Père, en souffrant une mort ignominieuse; et le Père nous a reçus avec lui dans l'héritage céleste de son Fils. Voilà pourquoi le Christ a fait une double consécration, voulant nous laisser le souvenir du calice de sa passion, qu'il a bu par amour, afin de nous délivrer de la mort éternelle et acheter pour nous à son Père la vie de la grâce et de la gloire. C'est ce que nous enseigne la consécration du précieux sang. Mais la consécration du corps de Notre-Seigneur nous montre la grandeur de son amour, qui l'a porté à vouloir nous servir lui-même d'aliment et de nourriture spirituelle, afin de vivre en nous et nous en lui, comme il a été dit plus haut. Il est mort par amour afin de nous faire vivre, et il vit en nous afin que nous demeurions vivants en lui pour l'éternité.

     Ce sont là deux marques d'amour si hautes, que nul ne peut les comprendre pleinement. Chaque fois que nous entendons la messe et que nous allons au Sacrement, nous devons nous pénétrer de ces choses et penser à l'amour du Seigneur, afin de nous oublier nous-mêmes et d'abandonner pour son honneur tout autre amour.

     S'il nous arrive peine et souffrance, nous pourrons penser à ce que lui-même a enduré et souffert, et nous irons à sa suite par obéissance et abandon de nous-mêmes, jusqu'à la mort. Ainsi nous pourrons goûter l'amour par lequel il nous a élus et aimés de toute éternité, sans commencement.


CHAPITRE VIII.

DE QUATRE MARQUES DE L'AMOUR ÉTERNEL DE DIEU.


     Voici maintenant quatre marques de l'amour éternel de Dieu, si hautes et si grandes, que toute la sainte Écriture, depuis le commencement, y prend sa racine
(48) .

     La première, c'est que Dieu a créé l'homme, par amour, à son image et à sa ressemblance. La seconde, c'est que le Fils de Dieu, la Sagesse éternelle, a pris par amour la nature humaine, la revêtant de sa propre personnalité. La troisième consiste en ce que le même Fils de Dieu, Jésus-Christ, est mort par amour et nous a rachetés par son précieux sang, puis nous a purifiés dans le baptême de tous nos péchés. C'est ainsi que, nous élevant au-dessus de notre nature, il nous a unis à lui dans l'esprit de son amour. La quatrième marque, c'est qu'il nous a donné sa chair et son sang, tout ce qu'il a reçu de notre nature et tout ce qu'il est, Dieu et homme, en aliment et en breuvage, afin de vivre en nous et de nous donner vie en lui pour l'éternité.

     Notez maintenant avec grand soin ces quatre marques d'amour : je vais vous les expliquer plus clairement encore.

     Dieu, de toute éternité, a tant aimé le monde qu'il nous a donné son Fils unique de quatre manières.

     Premièrement la sainte Écriture nous enseigne que Dieu le Père céleste a créé tous les hommes à son image et à sa ressemblance. Son image, c'est son Fils, sa propre Sagesse éternelle : « Toutes choses y ont vie, dit saint Jean, tout ce qui a été créé était vie en lui (49) » : et cette vie n'est rien autre que l'image de Dieu, dans laquelle éternellement Dieu a connu toutes choses et d'où viennent toutes les créatures.

     Ainsi donc cette image, qui est le Fils de Dieu, est éternelle, antérieure à toute création. C'est en relation avec cette image éternelle que nous avons tous été créés (50) , Car dans la partie la plus noble de notre âme, domaine de nos puissances supérieures, nous sommes constitués à l'état de miroir vivant et éternel de Dieu; nous y portons gravée son image éternelle et aucune autre image n'y peut jamais entrer (51) . Sans cesse, ce miroir demeure sous les yeux de Dieu et participe ainsi avec l'image qui y est gravée à l'éternité même de Dieu. C'est dans cette image que Dieu nous a connus en lui-même, avant que nous fussions créés, et qu'il nous connaît maintenant, dans le temps, créés que nous sommes pour lui-même. Cette image se trouve essentiellement et personnellement chez tous les hommes (52) ; chacun la possède tout entière et indivisée, et tous ensemble n'en ont pas plus qu'un seul. De cette façon, nous sommes tous un, intimement unis dans notre image éternelle, qui est l'image de Dieu et la source en nous tous de notre vie et de notre appel à l'existence. Notre essence créée et notre vie y sont attachées sans intermédiaire, comme à leur cause éternelle.

     Cependant notre être créé ne devient pas Dieu, pas plus que l'image de Dieu ne devient créature. Car nous sommes créés à l'image, c'est-à-dire pour recevoir l'image de Dieu; et cette image est incréée, éternelle, le Fils de Dieu même. Dans l'essence de Dieu, elle est toute l'essence, et dans sa nature, elle est toute la nature.

     La nature en Dieu est féconde, elle possède la paternité, elle est Père; et par la fécondité de cette nature, le Père est dans le Fils et le Fils dans le Père. Mais le Fils est dans le Père en sa qualité de Fils et sans être détaché de lui, comme un fruit immanent de la nature divine
(53) . Et c'est pourquoi la nature appartient tout à la fois au Père qui engendre toujours et au Fils qui est sans cesse engendré: mais au terme même de la génération, le Fils est une seconde personne éternellement engendrée du Père; et de leur mutuel amour procède, comme une ardeur brûlante, le Saint-Esprit, la troisième personne, qui se répand dans toutes les créatures prêtes à le recevoir.

     La partie supérieure de notre âme est toujours prête (54) , parce qu'elle est toute dépouillée et sans images; elle contemple sans cesse et s'incline vers son principe. Et c'est pourquoi elle est comme un miroir éternel et vivant de Dieu, recevant toujours et sans interruption la génération éternelle du Fils et l'image de la sainte Trinité (55) , en qui Dieu se connaît, selon tout ce qu'il est, essence et personnes. Car cette image est toute essence et dans chacune des personnes elle est toute la nature. Et cette image, nous la possédons tous, comme une vie éternelle, en dehors de nous-mêmes, avant d'être créés; et dans notre nature créée, elle est la superessence de notre essence et vie éternelle. De là vient que la substance de notre âme possède trois propriétés qui ne font qu'un dans la nature (56) .

     La première propriété de l'âme, c'est une nudité essentielle, sans images : par là nous ressemblons et nous sommes unis au Père et à sa nature divine.

     La seconde propriété peut être appelée la raison supérieure de l'âme; c'est une clarté de miroir, où nous recevons le Fils de Dieu, la vérité éternelle. Par cette clarté, nous lui sommes semblables, mais dans l'acte de recevoir, nous sommes un avec lui.

     La troisième propriété, nous l'appelons l'étincelle de l'âme: c'est une tendance intime et naturelle de l'âme vers sa source; et c'est là que nous recevons le Saint-Esprit, l'Amour de Dieu. Par cette tendance intime, nous sommes semblables au Saint-Esprit; mais dans l'acte de recevoir nous devenons un esprit et un amour avec Dieu.

     Ces trois propriétés constituent une seule substance indivisée de l'âme, un fonds vivant, domaine des puissances supérieures. Ressemblance et union sont en nous tous par nature; mais pour les pécheurs, elles demeurent cachées dans leur propre fond sous l'épaisseur de leurs péchés.

     Ainsi donc si nous voulons découvrir et connaître le royaume de Dieu qui est caché en nous, il nous faut mener intérieurement une vie vertueuse, et extérieurement une vie bien ordonnée et informée par la vraie charité. Imitant ainsi le Christ en toutes manières, nous pourrons, au moyen de la grâce, de l'amour et des vertus, nous élever jusqu'au sommet supérieur de nous-mêmes, où Dieu vit et règne. Nous ne pouvons, en effet, contempler ni connaître la béatitude qui est Dieu même par une lumière naturelle, ni par aucun artifice ou industrie quelconque, mais seulement par la grâce divine. C'est pourquoi Dieu nous a donné les puissances supérieures de notre âme afin d'y recevoir sa ressemblance, c'est-à-dire sa grâce et ses dons, qui nous renouvellent, nous élèvent au-dessus de la nature et nous rendent semblables à lui par l'amour et les vertus (57) .

     Cette ressemblance surnaturelle avec Dieu, que nous donnent la grâce et les vertus, élève notre mémoire jusqu'à une nudité sans images, notre intelligence à la vérité simple et notre vouloir à la liberté divine : et ainsi sommes-nous semblables à Dieu par la grâce et les vertus, et, ce qui dépasse la ressemblance, unis à lui dans la béatitude. Tel est le premier gage d'amour donné par Dieu à la nature humaine, de nous avoir créés à son image et à sa ressemblance.

     Mais lorsque le premier homme, Adam, cessa d'obéir et transgressa l'ordre du Seigneur, il perdit en même temps par son péché la ressemblance avec Dieu; il fut banni du paradis et se vit fermer l'entrée du royaume de Dieu pour lui et pour nous tous avec lui.

     Ce fut l'occasion pour Dieu de nous donner à tous un second gage d'amour, en envoyant son Fils unique dans notre nature, afin qu'il fût homme avec nous et notre frère à tous. Et le Fils de Dieu s'est humilié pour nous élever; il s'est appauvri pour nous enrichir; il s'est livré au mépris pour nous combler d'honneurs.

      Toutefois ses humiliations ne l'ont pas fait déchoir, car il est demeuré ce qu'il était, tout en prenant ce qu'il n'était pas. Il est demeuré Dieu en devenant homme, afin que l'homme devînt Dieu. Il a pris notre humanité à tous, comme un roi prend les vêtements de ses familiers et de ses serviteurs, de sorte que nous sommes revêtus avec lui du même vêtement, qui est la nature humaine.

     Mais en même temps, comme privilège unique, il a donné à son âme et à son corps né de la toute pure Vierge Marie, le vêtement royal de sa personnalité divine. Par nature ce vêtement n'appartient qu'à lui seul, car il est Dieu et homme en une seule personne. Pour en être revêtus nous-mêmes avec lui, il nous faut sa grâce, qui nous donne le pouvoir de l'aimer de telle sorte que nous nous renoncions nous-mêmes et dépassions notre personnalité créée. De cette façon se constitue pour nous l'union avec sa personne, qui est la vérité éternelle.

      Par nature, en effet, vous le savez, nous sommes tous nés enfants de colère, homicides, transfuges du royaume de Dieu. C'est le fait du premier homme qui, par sa désobéissance, a perdu la grâce qu'il devait transmettre à tous ses descendants dans la nature humaine. Pour expier ce péché, le Père nous a envoyé son Fils, qui a pris notre nature et par l'opération du Saint-Esprit s'est fait homme. Mais cela ne suffisait pas pour que nos péchés fussent pardonnés, car le Père voulait les punir selon la justice. C'est pourquoi il livra son Fils à la mort pour expier les péchés du monde, et le Fils se soumit à la mort, et le Saint-Esprit consomma cette œuvre en amour.

     C'est là le troisième gage d'amour, qui consiste en ce que le Fils de Dieu nous a délivrés par sa mort et nous a, par son sang précieux, rachetés et payés devant la face de son Père. C'est donc grâce à sa mort que nous vivons. Nous avons été purifiés par lui dans la fontaine de sang et d'eau qui jaillit de son côté; son sang nous a rachetés et l'eau nous unit à son Esprit en amour. Ainsi demeurons-nous sans cesse en lui, ne formant en esprit qu'une même vie avec lui. Et c'est ce que nous montre l'eau qui est mêlée avec le vin dans le calice où l'on consacre son sang; car dans cette eau unie au vin à la consécration, nous voyons le peuple du Christ qui lui est uni et vit dans son sang; et c'est là une vie que nul ne peut posséder ni connaître s'il n'est chrétien fidèle, uni au Christ dans son amour.

     Enfin, il y a un quatrième gage d'amour, que le Christ a laissé à ses amis de choix qui vivent en lui. Ce gage, nous le reconnaissons à ceci : que le Christ a voulu nous donner, comme nourriture et soutien, un aliment et un breuvage de grand prix, sa chair et son sang, qui de droit n'appartiennent qu'à lui seul. Lui-même a dit en effet: « Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui; il ne mourra pas, mais vivra éternellement (58) » Ce qu'il faut entendre spirituellement d'une vie semblable à celle des anges et des saints, qui ont le Christ pour nourriture et pour breuvage, et ne se servent pour cela ni de dents ni de bouche. Car le Christ est le pain vivant du ciel; le Père l'a envoyé au monde et avec amour nous le mangeons et nous en repaissons spirituellement comme font les anges et les saints dans le ciel, et comme le Christ lui-même dans son amour nous consomme tous en lui.

     Ainsi, consommer et être consommé, c'est avoir une vie éternelle et bienheureuse dans le Christ, et toutes les fois que l'on pense par amour au bien-aimé, il est de nouveau nourriture et breuvage. Cependant, ceux qui font ainsi ont plus de désirs pour le saint Sacrement, en même temps que plus de capacité et d'aptitude que les autres hommes; car ils aiment les moyens et pratiques de la sainte Église, tels que le Christ les a établis et ordonnés pour son honneur et l'utilité de son peuple. Aussi ils grandissent sans cesse et se fortifient en grâce et en toutes vertus, tant par l'intérieur que par l'extérieur; car tout ce qu'ils ont spirituellement à l'intérieur, ils le reçoivent encore extérieurement dans le saint Sacrement. Saints par ce qu'ils reçoivent, plus saints encore par ce qu'ils possèdent, les deux procédés réunis leur donnent la suprême sainteté.

     Ceux, au contraire, qui reçoivent le saint Sacrement indignement, en état de péché mortel, prononcent eux-mêmes leur condamnation. Quant à ceux qui ne le reçoivent ni en esprit, ni sacramentellement, ils sont morts devant Dieu, vivant simplement selon la nature, en dehors de la grâce.

     J'ai dit comment nous devions le recevoir et comment l'on consomme et l'on est consommé.



CHAPITRE IX.


CAUSES ET RAISONS POUR LESQUELLES LE CHRIST A VOULU SE DONNER VOILE
ET CACHE DANS LE SAINT SACREMENT, ET NON PAS A DÉCOUVERT DANS LA FORME QU'IL POSSÉDAIT
ALORS SUR LA TERRE ET QU'IL A MAINTENANT DANS LE CIEL.


     Il y a beaucoup de gens grossiers et insensés, qui prétendent être plus sages que le Christ, la Sagesse de Dieu. Ils se demandent pourquoi le Christ a voulu se donner dans le saint Sacrement voilé et caché, au lieu de paraître à découvert, tel qu'il était alors et qu'il est maintenant dans le ciel.

     La sainte Écriture leur donne la réponse, en disant :
     «Tout ce que Dieu a fait est très bien, et tout ce qui vient de lui est bien ordonne (59) . » Le prophète Isaïe dit aussi: «Une lumière s'est levée pour le peuple qui errait dans le royaume des ténèbres et de la mort (60) .» Cette lumière c'est le Christ, selon la parole de saint Jean : « Et la lumière brille dans les ténèbres et les ténèbres n'ont pu la saisir (61) . » C'est pourquoi saint Paul enseigne qu'actuellement nous voyons comme dans un miroir et une ressemblance; mais dans la vie éternelle, nous verrons face à face la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ (62) . Nous le connaîtrons clairement comme il nous connaît lui-même dès maintenant. Mais nous pouvons déjà le connaître dans la lumière de notre foi, comme le connaissaient les apôtres, aussi bien avant sa mort qu'après sa résurrection. Ils voyaient un homme, mais leur foi leur disait qu'il était Dieu et que la divinité se cachait dans l'humanité.

     De même, nous voyons des yeux de notre corps le saint Sacrement et nous croyons que le corps de Notre-Seigneur s'y cache pour nous. Si le Seigneur, en effet, se montrait à nous avec la gloire et la clarté qu'il a dans le ciel, nous ne pourrions les soutenir. Car nos yeux sont mortels et la seule clarté du corps de Notre-Seigneur nous aveuglerait et ferait défaillir tous nos sens. Voyez par là combien grande, au-dessus de toute compréhension, doit être la clarté spirituelle de son âme et de sa divinité. C'est pourquoi, vous le savez, Notre-Seigneur Jésus-Christ a voulu voiler et envelopper dans les sacrements et dans des signes sensibles tout ce qu'il nous a donné comme fondement de notre vie spirituelle. Il en est ainsi pour le saint Baptême, qui donne entrée à la vie éternelle : l'eau et les paroles consacrées le constituent pleinement. Tous les autres dons que le Christ a confiés à son Église sont également voilés sous différents symboles, comme le chrême, l'huile, certaines paroles et certains actes, des signes et des sacrements, le tout d'après des règles fixes et selon les besoins de chacun.

     Mais surtout le Seigneur de tous les dons, Jésus-Christ, a voilé et caché pour nous sa chair et son sang dans le saint Sacrement, par la vertu de ses paroles. Et il l'a fait afin de nous obliger à vivre ici-bas, au milieu de tous ses dons, avec une foi ferme et non dans la claire et glorieuse contemplation; car c'est par la foi intègre que l'on mérite la contemplation éternelle.

     C'est pourquoi ils sont insensés ceux qui veulent transporter la vie éternelle et la gloire de Dieu dans le temps, ou le temps dans l'éternité, car les deux choses sont également impossibles.

     Voir Notre-Seigneur comme il est au ciel rendrait impossible autant qu'inhumain de manger son corps et de boire son sang. Mais actuellement c'est le Sacrement que nous mangeons réellement, et par le fait du Sacrement, nous mangeons la chair du Seigneur et buvons son sang, dans notre âme, par la foi et l'amour; et ainsi nous sommes unis à lui et lui à nous. Cette union amoureuse, le Christ, la Sagesse de Dieu, l'a conçue dans sou esprit, et l'a réalisée en vérité dans ses œuvres, telle qu'elle existait en figures et en symboles dès le commencement du monde.

     Notez bien cette union d'amour que le Christ veut avoir avec nous tous. Avant la consécration, toutes les hosties que, dans tout l'univers, les prêtres ont devant eux, ne sont ensemble qu'une seule substance de pain. À la consécration, par un effet de la puissance de Dieu, la substance du pain est changée en la substance du corps de Notre-Seigneur, la substance et le corps mêmes qu'il a dans le ciel : et dans le Sacrement, nous le recevons tous ensemble substantiellement. Mais dans la substance nous recevons aussi tout ce qui ne fait qu'un avec elle essentiellement, c'est-à-dire la longueur, l'étendue, la grandeur, tout ce qui appartient au corps et ne fait qu'un avec la substance. C'est là ce que nous recevons tous dans le Sacrement. De cette manière, le corps de Notre-Seigneur se trouve sacramentellement dans tous les pays, en tous lieux, dans toutes les églises; nous pouvons le lever et le déposer, le porter et le conserver dans des pyxides, le prendre dans le ciboire, le donner et le recevoir.

     Mais s'il s'agit de la forme qu'il a au ciel, avec ses mains, ses pieds et tous ses membres et la plénitude de gloire qu'il possède devant les anges et les saints, alors il ne quitte pas le lieu où il est, et sa demeure y est permanente. Sous cette forme, nous ne pouvons le recevoir ni actuellement, ni jamais.

     Cependant, au dernier jour, lorsque nous entrerons au ciel avec nos corps glorieux, nous serons avec le Seigneur et chez le Seigneur; nous contemplerons de nos yeux de chair sa face glorieuse et nous entendrons de nos propres oreilles sa voix douce et pleine d'amour, et ainsi notre cœur et nos sens seront remplis de sa gloire. Dès lors nous nous fondrons d'amour et de joie en lui, et lui en nous.

      Bien que ce soit là une gloire accidentelle dans le ciel, parce qu'elle vient de l'extérieur et qu'elle est sensible, nous ne pouvons cependant, tant que nous sommes ici-bas, contempler sous une telle clarté la face de Notre-Seigneur: nos sens ne pourraient la soutenir. Nous devons donc maintenant cheminer dans la foi chrétienne et recevoir le saint Sacrement avec dévotion, révérence et amour, afin de pouvoir après cette vie connaître et goûter la béatitude éternelle. Amen.


CHAPITRE X.


COMBIEN DIFFÈRENT LES PERSONNES QUI S'APPROCHENT DU SAINT SACREMENT,
LES UNES POUR LEUR SALUT ÉTERNEL, LES AUTRES POUR LEUR CONDAMNATION.


     Il y a maintenant des distinctions à établir entre ceux qui reçoivent le saint Sacrement, qu'ils soient clercs ou laïques.

     La première catégorie par laquelle je commence comprend ceux qui par nature ont de la tendresse de cœur. Dès qu'ils sont touchés de la grâce de Dieu, pourvu toutefois qu'ils la suivent et lui obéissent, leur affection et leur désir s'échauffent et s'émeuvent d'amour pour l'humanité de Notre-Seigneur. Aussi méprisent-ils et abandonnent-ils facilement tout ce qui est du monde, afin de pouvoir s'adonner à leur bien-aimé de tout l'empressement et de toute l'ardeur de leurs désirs. Et comme ils ne peuvent approcher de Notre-Seigneur que dans le Sacrement, ils ressentent une ardeur impatiente, causée par leur amour intime et le désir insatiable qu'ils ont de recevoir ce Sacrement, à tel point qu'ils pensent parfois perdre le sens et mourir s'ils ne peuvent l'obtenir. Mais on trouve peu d'hommes de cette sorte. Ce sont, le plus souvent, des femmes ou des jeunes filles, ou des hommes en petit nombre; car ces personnes ont une complexion plus délicate et elles ne sont pas encore élevées ni illuminées selon l'esprit. C'est pourquoi l'exercice de leur dévotion demeure sensible et affectif, entièrement occupé par la représentation de l'humanité de Notre-Seigneur; et elles ne peuvent concevoir ni comprendre comment on peut le recevoir dans l'esprit en dehors du Sacrement. De là vient qu'elles languissent intérieurement à cause de l'affection et du désir qu'elles ressentent pour Notre-Seigneur. Nul n'est alors capable de les raisonner ni de les calmer, de leur donner aide ni repos avant qu'elles n'aient reçu le Sacrement. Mais dès qu'elles l'ont reçu elles sont pleinement satisfaites et elles s'adonnent en repos à leur bien-aimé, soutenues par le goût spirituel et la douceur surabondante qui les inondent dans l'âme et le corps. Et cela dure jusqu'à ce qu'une nouvelle grâce et un nouvel attrait s'emparent de leur être et de toutes les puissances de leur âme. Car dès lors elles sont saisies de nouveau par l'affection et le désir, avec grande impatience, comme si elles n'avaient rien reçu. Leur cœur s'ouvre tout grand et aspire à recevoir de nouveau le saint Sacrement; elles paraissent vraiment hors de sens. Elles ressemblent bien à cet officier royal qui priait Notre-Seigneur de descendre à Capharnaüm et de guérir son fils sur le point de mourir (63) . Et comme le Seigneur lui répondait : « Si vous ne voyez pas de miracles ni de signes, vous ne croyez pas, l'officier reprit :  «Seigneur, descendez avant que mon fils ne meure. » Car il ne croyait pas que Notre-Seigneur pût guérir son fils s'il ne venait dans sa maison et ne posait la main sur sa tête, ou ne faisait quelque autre signe pour le guérir.

     C'est de même façon que ces personnes se comportent dans leur amour pour le saint Sacrement, qui est un signe véritable de la présence du corps de Notre-Seigneur. L'attrait et le désir du Sacrement les jettent dans une langueur impatiente et, s'adressant au prêtre et à Notre-Seigneur, elles s'écrient: « Seigneur, descendez dans ma maison par votre Sacrement, avant que je ne meure d'amour. » Tant que dure cette disposition, elles gardent force et courage et sont à l'abri de péchés graves, affranchies qu'elles sont par Dieu. C'est pourquoi il leur est permis de recevoir le Sacrement chaque dimanche et d'autres jours encore, si on veut bien le leur donner. Mais, si on leur refuse cette grâce, elles doivent penser que c'est la volonté de Dieu et se rappeler alors, pour se l'appliquer, cette parole du Seigneur à l'officier royal:  «Allez, votre fils est en vie (64) .» Lorsque l'âme, en effet, dans sa foi et son amour, désire recevoir le saint Sacrement, elle est pleine de grâce; elle vit en Dieu et Dieu en elle. Cette pensée devra suffire à les consoler.

     De complexion plus délicate pour l'ordinaire, ces personnes sont sujettes encore aux penchants naturels. Aussi, lorsqu'elles veulent prier et s'appliquer à contempler l'humanité de Notre-Seigneur avec affection et amour, elles sont parfois saisies et troublées, contre leur volonté et contre leur gré, des mouvements de l'appétit animal; car leur pratique est encore sensible et demeure sous l'influence de la chair et du sang. Or, dans cet état, plus elles font réflexion sur elles-mêmes et pensent aux mouvements désordonnés de leur sensibilité, plus ces mouvements augmentent, et plus la nature se porte vers ce qui est désordre et faute. Si elles veulent, au contraire, triompher de ces impressions et se maintenir pures au service de Notre-Seigneur, qu'elles s'oublient elles-mêmes et tournent tous leurs regards vers celui qu'elles aiment. De cette façon, son image s'imprime dans leur âme et dans leur corps, dans leur cœur et dans leurs sens. Elles deviennent pures et triomphent de tout ce qui pourrait leur nuire.

     Telle est la première catégorie de personnes qui reçoivent dignement le saint Sacrement.



CHAPITRE XI.

D'UNE SECONDE CATÉGORIE DE PERSONNES.



     La seconde catégorie est plus élevée que la précédente. Elle se compose d'hommes ayant l'esprit délié et ouvert, mais avec des penchants et des convoitises de nature. Lorsque ceux-ci reçoivent la grâce de Dieu et y demeurent, ils ont plus d'un combat à soutenir, car la chair s'oppose à l'esprit. C'est pourquoi ils s'adonnent à la vie intérieure et aux exercices spirituels sous les yeux de Notre-Seigneur, et de cette façon ils échappent à toutes tentations, émotions et rébellions de la chair et du sang.

     Mais, lorsqu'ils mettent en Dieu leur foi, leur espérance et leur confiance plutôt qu'en leurs propres pratiques et en leurs œuvres, ils sont élevés au-dessus de l'application raisonnable de l'intelligence jusqu'à la lumière divine.

     Demeurent-ils ainsi élevés dans la lumière divine, recherchant et désirant ce qui dépasse la raison et demeure incompréhensible, plutôt que ce qu'ils peuvent découvrir et comprendre par eux-mêmes, leur foi devient alors parfaite et leur amour s'établit sur sa vraie base. Ils deviennent libres et ils connaissent Dieu, la vérité et la racine de toutes les vertus. Cependant, la nature demeure vivante, et la chair et le sang se font sentir, ainsi que les désirs, la lourdeur, la paresse et tous les autres penchants désordonnés d'autrefois. Mais dès que ces hommes les ressentent et en ont conscience, ils repoussent aussitôt et méprisent en eux-mêmes tout ce qui s'oppose à Dieu et à leur esprit, et tout ce qui serait pour eux retard et obstacle dans la poursuite de leur plus grand bien.

     Fuyant ainsi la sensibilité, ils se réfugient intérieurement dans leur esprit, en face de Notre-Seigneur, avec foi et dévotion, et ils prient humblement, comme faisait saint Paul lorsqu'il était tenté dans la chair. C'est là, en effet, que l'esprit de Notre-Seigneur donne réponse à la prière humble, assurant que la grâce de Dieu est assez forte pour vaincre toutes les tentations (64') : car la vertu s'affermit dans l'infirmité chez tous ceux qui luttent et se réfugient par la prière, dans leur esprit, en la présence de Dieu. Ces hommes ressemblent vraiment au centurion de l'Évangile qui croyait déjà dans son esprit, mais cependant était encore païen et incirconcis. Il commandait à cent hommes d'armes qui le servaient et lui obéissaient en tout temps. Mais il avait un serviteur qui gisait sans force dans sa maison et souffrait cruellement de paralysie. Comme il priait le Seigneur de le guérir, celui-ci lui répondit :
«Je viendrai et je le guérirai. » Alors le centurion reprit: « Seigneur, je ne suis pas digne que vous veniez sous mon toit, mais dites seulement une parole, et mon serviteur sera guéri (65) .» Notre-Seigneur loua la foi de cet homme, et à la même heure son serviteur fut guéri.

     Il en va de même pour les hommes dont nous parlons. Aussi longtemps qu'ils ressentent en eux-mêmes des penchants impurs et sont attirés par le péché, l'amour et l'attrait pour l'humanité de Notre-Seigneur sont chez eux entravés et gênés. En même temps leur serviteur, c'est-à-dire la partie sensible, est en contradiction avec Dieu et avec la partie spirituelle; et l'ennemi tourmente leur sensibilité, car elle ne veut pas suivre l'esprit qui se porte avec amour au service de Notre-Seigneur.

     Tant que dure cette lutte, ils ne peuvent avoir de fervent attrait pour le saint Sacrement; mais ils disent dans l'humilité de leur cœur : « Seigneur, je suis impur; je ne suis pas digne que votre saint corps vienne par le Sacrement sous le toit souillé de mon corps. Seigneur, je suis encore indigne de tout honneur, de tout bien et de toutes les consolations que les hommes vertueux obtiennent de vous. Il me faut donc sans cesse pleurer et gémir, et marcher devant vous avec une foi ferme. Et, bien que je sois pauvre et délaissé, je ne vous quitterai pas, mais je crierai et supplierai sans cesse, jusqu'à ce que ma foi ait obtenu de votre grâce la guérison de mon serviteur. Je vous louerai alors et je vous servirai dans mon âme et dans mon corps, de tout moi-même et de toutes mes forces. »

     C'est ainsi donc qu'agissent les hommes spirituels de cette seconde catégorie, qui plaisent à Dieu plus encore que ceux de la première. Infirmes et sujets aux penchants de nature, privés de consolation et de douceur de la part de Dieu, ils sont néanmoins, dans leur esprit, pleins de foi, de dévotion et d'amour divin. Ils ont à lutter souvent contre le démon, le monde et leur propre chair. Aussi ont-ils besoin dans l'esprit d'un aliment fort qui les rende capables de vaincre toutes choses, et c'est le corps de Notre-Seigneur dans le Sacrement. Ils devront donc le recevoir toutes les fois que leur règle, leur office ou la louable coutume des gens spirituels qui les entourent le leur permettront.



CHAPITRE XII.


D'UNE TROISIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.


     Les hommes vertueux de la troisième catégorie sont encore beaucoup plus saints et plus élevés selon l'esprit et la nature. Recueillis en eux-mêmes et dociles à l'influence de la grâce de Dieu, ils marchent en sa présence, avec un esprit libre et élevé, qui entraîne après lui le cœur et les sens, l'âme, le corps et toutes ses puissances. Ils sont maîtres de leur esprit et de leur nature, et ils possèdent ainsi la paix véritable. Car bien qu'ils puissent ressentir de temps en temps quelque émotion dans la nature, ils s'en rendent promptement victorieux, aucun mouvement vicieux ne pouvant avoir chez eux de durée. Ils ont une vraie connaissance de Notre-Seigneur, tant de sa divinité que de son humanité; et ils exercent cette connaissance avec un esprit dépouillé d'images, lorsqu'ils rentrent en eux-mêmes et s'élèvent d'amour pur jusqu'à la nature de Dieu, et lorsque se tournant au dehors avec amour de cœur, ils portent l'empreinte de l'humanité de Notre-Seigneur.

     Avec la connaissance et l'amour croissent chez eux le goût et l'expérience; et plus ils goûtent et expérimentent, plus ils désirent et aspirent, recherchent et approfondissent, et ils découvrent l'amour dans leur cœur, dans leur âme et dans leur esprit.

     Ces hommes ressemblent vraiment à Zachée, dont il est parlé dans l'Évangile de saint Luc (66) . Il désirait voir qui était Jésus; mais il en était empêché par la grande foule du peuple, car il était petit et court de taille. Il courut alors en avant de toute la foule et monta sur un arbre, à l'endroit où Jésus devait passer. Mais lorsque Jésus l'aperçut, il lui dit: « Zachée, hâtez-vous de descendre, car je dois aujourd'hui même habiter dans votre maison. » Et celui-ci accueillit Notre-Seigneur avec grande joie dans sa maison et lui dit :  «Voyez, Seigneur, je donne la moitié de mon bien aux pauvres, et si j'ai fait tort à quelqu'un, je le rends au quadruple. » À quoi Notre-Seigneur répondit :  «Voici qu'aujourd'hui le salut a été donné à cette maison, parce que cet homme est devenu selon l'esprit un fils d'Abraham. » Par sa foi, en effet, il est monté, il a vu et il a connu Jésus, selon son désir. Puis, par obéissance, il est descendu et il a reçu humblement dans sa maison Jésus, qu'il connaissait maintenant et qu'il aimait. Enfin avec grande libéralité il a donné son bien, rendant encore au quadruple le tort qu'il avait fait, et ainsi il a mérité d'être justifié; telle est sa vie, tel est son nom (67) , et c'est pourquoi il possède la sainteté et la béatitude, et Jésus demeure toujours en lui, ici-bas et dans l'éternité.

     Remarquez maintenant comment les hommes dont j'ai parlé plus haut ressemblent à Zachée. Comme lui, ils désirent voir et connaître Jésus, mais toute raison, aussi bien que toute lumière naturelle, est pour cela trop courte et trop petite. Aussi courent-ils en avant de tout ce qui est foule et multiplicité de créatures; puis, par la foi et l'amour ils s'élèvent jusqu'au sommet de leur pensée, là où l'esprit se trouve dépouillé d'images et pleinement affranchi dans sa liberté. C'est là que Jésus peut être vu, connu et aimé dans sa divinité; car c'est là qu'il se présente toujours aux esprits élevés et libres qui, par amour pour lui, se sont surpassés eux-mêmes. Il s'y répand en abondance de grâces et de faveurs; mais aussi il leur dit à tous

     «Hâtez-vous de descendre, car la haute liberté d'esprit ne peut se maintenir que par la docilité d'âme; et vous devez me connaître et m'aimer comme Dieu et comme homme, dépassant en hauteur toutes choses, aussi bien qu'abaissés au-dessous de tout. De cette façon, c'est toujours moi que vous goûtez, alors que je vous élève au-dessus de toute chose et au-dessus de vous-mêmes jusqu'à moi, ou lorsque vous vous humiliez avec moi et pour moi au-dessous de tout et au-dessous de vous-mêmes. C'est alors que je dois entrer dans votre maison et y demeurer d'une façon stable avec vous et en vous, et vous avec moi et en moi. »

      Lorsque ces hommes sont ainsi renseignés, qu'ils goûtent cette parole et en font l'expérience, ils se hâtent de descendre dans un grand mépris d'eux-mêmes, disant dans l'humilité de leur cœur, avec un réel déplaisir de leur vie et de leurs œuvres  « Seigneur, je ne suis pas digne, je suis tout à fait indigne de recevoir sous le voile du Sacrement votre corps glorieux dans la maison pleine de péchés de mon corps et de mon âme. Mais, Seigneur, faites-moi miséricorde et ayez pitié de ma pauvre vie et de toutes mes fautes. »

     Remarquez-le bien, aussi longtemps que ces hommes voient leur misère et leurs péchés, ils ont du déplaisir d'eux-mêmes et pratiquent devant Dieu une crainte amoureuse, un humble mépris de leur propre personne et une vraie espérance. Et dans la mesure où ils s'abaissent ainsi par le déplaisir et le mépris d'eux-mêmes dans un vrai sentiment d'humilité, ils réjouissent Dieu et s'élèvent devant lui avec une juste révérence.

     Leur vie et leur pratique consistent donc à se tourner, d'une part, vers Dieu, et à revenir ensuite vers eux-mêmes. Lorsqu'ils se tournent ainsi intérieurement, ils tendent vers Dieu avec un esprit élevé et libre, dans une amoureuse révérence; et lorsqu'ils reviennent vers eux-mêmes, c'est par leur propre mépris et anéantissement ; ils considèrent alors tout ce qu'ils font ou peuvent faire de bien, à l'extérieur ou à l'intérieur, comme n'ayant aucun prix, ni importance ou valeur quelconque aux yeux de Notre-Seigneur. Ils se partagent entre ces deux actes, regardant tantôt vers l'intérieur et tantôt vers l'extérieur, et demeurant toujours libres de faire l'un ou l'autre à leur gré (68) .

     L'acte par lequel ils regardent vers l'extérieur est selon la raison; il a pour racine la charité et il engendre les bonnes pratiques et saintes œuvres; il s'allie avec toutes les vertus et il s'exerce toujours sous le regard de Dieu. Aussi ceux qui le pratiquent demeurent-ils toujours purs, avec une conscience sans tache; ils croissent et ils grandissent sans cesse en grâce et en toutes vertus, devant Dieu et devant les hommes.

     Quant au regard intérieur, il s'exerce tantôt selon la raison, à l'aide d'images et de modes, tantôt au-dessus de la raison, sans images et sans modes. Lorsqu'il est soumis à la raison, il est accompagné en même temps de grands désirs et rempli de sagesse, car ceux qui le pratiquent contemplent l'amour et la bonté de Dieu, où l'on apprend toute sagesse, et ils y puisent vérité, humilité et liberté. C'est pourquoi, se mettant en face de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ils lui tiennent ce langage: « Seigneur, vous avez dit: « Sans moi, vous ne pouvez rien (69) . » Et encore:  «Si vous ne mangez ma chair et ne buvez mon sang, vous n'avez pas la vie en vous (70) .» Et:  «Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui (71) . » Seigneur, quant à moi, je suis un pauvre pécheur, indigne de la nourriture céleste que vous êtes vous-même. Cependant, Seigneur, vous vous êtes donné et livré pour le pécheur qui a déplaisir de lui-même, qui confesse et proclame avec contrition ses péchés, et qui a vraiment confiance en vous : c'est en lui que vous mettez vos complaisances. Car vous nous avez appris que vous n'êtes pas venu pour appeler le juste, mais le pécheur (72) , afin qu'il se convertisse et fasse pénitence de ses péchés. C'est pourquoi je m'enhardis et agis librement, m'oubliant moi-même avec tous mes péchés devant votre pardon; car vous dites vous-même: «Venez à moi, vous tous qui peinez et portez le fardeau, et je vous soulagerai (73) . » Vous nous apprenez aussi que vous êtes notre pain vivant, descendu du ciel; qui en mange, vit éternellement (74) . Vous êtes la source d'eau vive qui du cœur de votre Père coule en nous par l'opération du Saint-Esprit.»

     «Voilà pourquoi, Seigneur, plus je mange, plus j'ai faim; plus je bois, plus j'ai soif. Car je ne puis ni vous absorber, ni vous consumer; mais je vous prie, Seigneur, à cause de votre excellence, de m'absorber et consumer de telle sorte que je sois avec vous et en vous une seule vie. Que dans votre vie je puisse m'élever au-dessus de moi-même, par-dessus tous modes et pratiques, jusqu'à cette réalité sans modes, jusqu'à cette charité sans mode, où vous êtes votre propre béatitude et celle de tous les saints

     Là je trouverai le fruit et le bien de tous les sacrements, de tous les modes et de toute sainteté. »

     Mais ce fruit, on doit le chercher par les procédés dans les sacrements et la vie sainte; et cependant on le découvre sans modes ni mesure, par un amour éternel et sans fond. Dans l'éternité, nous demeurerons en nous-mêmes et serons bienheureux, ordonnés selon les modes de gloire, chacun en particulier selon la mesure de ses vertus et de son amour. Et au-dessus de nous-mêmes, nous jouirons de Dieu et vivrons en lui, en dehors de tous modes, par delà tout ordre, dans cet amour sans fond qui est lui-même (75) .

     Ceux qui le comprennent et règlent ainsi leur vie peuvent recevoir chaque jour le saint Sacrement, si on veut bien le leur donner; car tout est en ordre chez eux, ils sont remplis de grâce et de vertus, à l'intérieur et à l'extérieur, dans toutes leurs pratiques.

     C'est la troisième catégorie, qui comprend les hommes les plus élevés et les plus dignes de s'approcher du Sacrement. On reconnaît dans leur vie et dans leur pratique quatre qualités. La première est une conscience pure de tout péché délibéré. La seconde est une science et une sagesse surnaturelles qui guident le regard intérieur et le regard extérieur, c'est-à-dire la contemplation et l'action. La troisième est la vraie humilité de cour, de volonté et d'esprit manifestée dans les manières, les paroles et les œuvres. La quatrième qualité enfin consiste à être mort à tout ce qui est propriété ou volonté propre, pour entrer dans la libre volonté de Dieu, à être mort aux images qui occupent l'entendement, pour s'établir dans la vérité dépouillée d'images, qui est Dieu même. Car la simplicité nue de l'esprit est le temple même de la divinité.

Remarquez maintenant que Notre-Dame possédait dans sa vie et dans sa pratique ces quatre qualités, lorsqu'elle conçut Notre-Seigneur. Elle était pure, en effet, vierge sans tache et toute remplie de la grâce de Dieu. Elle témoignait de sa science et de sa sagesse dans ses questions et ses réponses à l'ange qui lui apprenait la vérité tout entière. Elle était foncièrement humble et c'est ce qui attira du ciel en notre terre le Fils de Dieu. Enfin elle était morte à sa propre volonté et c'est pourquoi elle dit «Voici la servante du Seigneur; sa volonté m'est souverainement désirable; qu'il me soit fait selon votre parole (76) .

Dès que l'Esprit-Saint eut entendu cette réponse, elle réjouit tellement son amour divin qu'il envoya pour nous, au sanctuaire de Marie, le Fils de Dieu qui nous a guéris de toute langueur.

Voyez et apprenez de là comment Marie, élue au-dessus de toute créature pour être mère de Dieu, reine du ciel et de la terre, a néanmoins fait choix pour elle-même d'être la servante de Dieu et de tout le monde. Aussi, lorsqu'elle eut conçu Notre-Seigneur, s'en alla-t-elle en grande hâte dans le pays des montagnes, comme une humble servante, au service de sainte Elisabeth, mère de saint Jean-Baptiste, et elle y demeura jusqu'à ce que celui-ci fut né.

     C'est de même que notre cher Seigneur Jésus-Christ, son Fils, Dieu et Homme après avoir consacré le saint Sacrement, l'avoir donné à ses disciples et pris lui-même, se ceignit d'un linge et, s'agenouillant devant eux, leur lava les pieds, et puis les essuya avec le linge qu'il portait, en disant: « Je vous donne l'exemple, afin que vous vous serviez mutuellement comme vous m'avez vu faire (77)

      Aussi, dans les ordres religieux, ceux qui reçoivent une charge ou prélature quelconque, les obligeant à pourvoir à toutes les justes nécessités de la communauté, doivent-ils s'en acquitter en toute bonne volonté et charité, quelle que soit la hauteur de leur contemplation et de leur vie, et même s'ils reçoivent Notre-Seigneur tous les jours. Ressentent-ils de la gêne pour rentrer en eux-mêmes et pour prier, tout encombrés qu'ils sont par la representation des choses qui leur sont commandées et dont ils doivent prendre soin, et par les soucis des affaires extérieures qui touchent la communauté, ils ne doivent pourtant, à cause de tout cela, ni se démettre, ni résigner leur charge, ni s'exonérer eux-mêmes. Mais il faut qu'ils obéissent, jusqu'à la mort, à Dieu, à leur prélat et à toute la communauté, en tout ce qui est honnête, bon et utile à tous. Ils doivent cependant pouvoir conserver, lorsqu'ils se tournent vers Dieu, amour, crainte et révérence, et dans leur retour vers l'extérieur, mépris et abnégation d'eux-mêmes. Tout ce qu'ils peuvent d'ailleurs faire ou souffrir, qu'ils l'estiment de peu et le regardent comme rien, par vraie humilité. Qu'ils soient, à l'égard de la communauté, ainsi que de tout le monde, remplis de douceur, d'affabilité et de générosité, prêts à assister chacun avec discrétion, selon ses besoins, dans la vraie paix. Ceux qui observent ces règles, qu'ils soient prélats ou d'un rang inférieur, peuvent toujours s'approcher du Sacrement, autant qu'ils le veulent et comme ils le faisaient auparavant; car ils ont plus de conformité désormais avec la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ et l'enseignement des Écritures, et ils ressemblent davantage aux plus grands saints qu'ils ne faisaient autrefois. Ils possèdent aussi la vraie racine de la parfaite contemplation et de la parfaite activité dans toutes les vertus. Je pourrais dire la même chose de tous ceux qui, en dehors de la vie religieuse, s'exercent au retour intérieur et à l'unité avec Dieu, et qui, d'autre part, se tournent vers l'extérieur en pratiquant les bonnes œuvres pour l'utilité de leur prochain, toutes les fois qu'il les réclame. Ceux-ci, en effet, sont tous plus parfaits, plus élevés, plus proches de Notre-Seigneur et lui ressemblent davantage que ceux qui s'adonnent exclusivement au regard et au retour vers l'intérieur, sans se tourner vers l'extérieur par des œuvres de charité, pourvu qu'ils demeurent maîtres d'eux-mêmes et que le service du prochain l'exige.

Qui dans l'intime seul veut vivre et contempler,
sans souci d'aider son prochain,
n'a nulle vie intime ni vraie contemplation,
mais en toutes ses voies toujours il est trompé.
Il faut par-dessus tout vous en bien garder.



CHAPITRE XIII.

DE LA QUATRIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.



     Il y a ensuite une quatrième catégorie de personnes spirituelles qui doivent aller au Sacrement. Ce sont des hommes doués de bonne volonté, qui, recherchant sincèrement l'honneur de Dieu et leur propre salut, s'efforcent d'observer les prescriptions, les règles et bons usages qu'on leur enseigne ou qu'ils lisent dans les écrits des anciens, tels que ceux-ci les ont établis avant eux par leurs paroles et par leurs œuvres. Ils savent ainsi comment ils doivent se tenir au chœur, au chapitre, au réfectoire, au dortoir et à l'infirmerie; quand ils doivent se taire ou parler, jeûner ou prendre nourriture; quelles observances ils doivent suivre lorsqu'ils sont malades ou en santé, toujours selon la règle et les forces de la nature, avec sage discrétion. En toutes choses ils fuient leur volonté propre, obéissant humblement, pratiquant toujours quelque bien lorsqu'ils sont en santé, doux et patients lorsqu'ils sont malades, luttant enfin t dominant sans cesse la chair et le sang et tout ce qui est du monde.

     Telle est la règle commune chez tous ceux qui sont bons, moines ou nonnes. Mais s'ils sont négligents dans leurs actions ou leurs omissions, par leurs inobservances grandes ou petites, en quoi que ce soit enfin que la conscience leur reproche ou leur dénonce comme péché, ils feront bien de s'en confesser et de s'en accuser humblement au prêtre avec contrition de cœur, puis d'en faire pénitence selon ses indications, mettant en Dieu bonne confiance. Ainsi pourront-ils librement aller au Sacrement, se confiant en la grâce de Dieu, toutes les fois que la règle ordinaire ou la bonne coutume les y conduit. Quant aux autres personnes spirituelles qui, en dehors des ordres religieux, sont de bonne vie et obéissent à Dieu, à la sainte Église et à leurs supérieurs, pour ce qui est des jeûnes, de la célébration des fêtes et de toutes les pratiques usitées par les bons chrétiens, autant qu'elles le peuvent et avec discrétion, elles iront aussi au Sacrement, selon l'avis de leur confesseur et les usages du lieu qu'elles habitent.



CHAPITRE XIV.

DE LA CINQUIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.


     Voici maintenant la cinquième catégorie de ceux qui vont au Sacrement. Ce sont des gens préoccupés et pleins d'eux-mêmes, qui se croient justes et saints, habiles et sages plus que tous, pour ce qui est à faire ou à omettre. Ils ne sont pas illuminés de Dieu, et c'est pourquoi ils ont grande estime pour eux-mêmes et pour leurs œuvres.

     Le plus souvent, ils visent à l'effet, voulant paraître saints et être réputés tels. Ils veulent toujours avoir l'avantage sur les autres hommes, qu'il s'agisse de se confesser ou de recevoir le Sacrement; et lorsque quelqu'un en fait plus qu'eux, ils s'en fâchent et s'en chagrinent, car il semble qu'on leur fasse tort dès qu'on les devance; ils sont susceptibles et chatouilleux, aimant qu'on les loue et les honore, mais non qu'on les humilie ou qu'on leur résiste. Être appelés saints, être entourés d'honneur et de bien-être, ils l'acceptent volontiers. En aucune chose ils ne souffrent d'être dirigés, enseignés ni repris; mais ils veulent eux-mêmes diriger, enseigner et reprendre tous ceux qui les approchent. Et encore qu'à l'église ils soient appliqués à lire, à prier, à s'agenouiller en belle forme, dès qu'ils rentrent chez eux ils se montrent durs, âpres, chagrins, grondeurs, d'un abord difficile pour leurs domestiques et tous ceux qui les entourent. Pourtant ils ont la hardiesse et l'audace d'aller souvent au Sacrement; car tout ce qu'ils font leur paraît juste et bien fait, ou seulement faute légère, quand ils ne rejettent pas sur autrui leurs propres fautes.

     Aussi, tant que ces gens se complaisent de la sorte en eux-mêmes, leur esprit demeure plein d'orgueil et ils sont incapables de reconnaître le mal qui naît d'une telle racine, car ils croient mériter tous égards et avoir toujours raison en toutes choses.

     Si, en ces circonstances, ils peuvent éviter le péché mortel, à cause de leur ignorance et des multiples confessions qu'ils font, leur vie est néanmoins fort dangereuse. Lorsqu'ils se confessent, on doit leur montrer souvent de la sévérité, les reprendre et les châtier de leur orgueil, et leur dire en toute franchise: « À la rigueur, à cause de la miséricorde du Seigneur, on peut vous donner le saint Sacrement aux grandes fêtes, pour que vous ne soyez pas sans espoir et que vous puissiez patienter. Mais si vous étiez doux et humble, vous pourriez sans cesse vous nourrir du Christ et grandir en lui, en même temps que profiter dans toutes les vertus. »



CHAPITRE XV.

DE LA SIXIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.


     La sixième catégorie de personnes qui peuvent recevoir le saint Sacrement comprend, d'une façon générale, tous ceux qui aiment assez Notre-Seigneur et leur propre salut pour ne consentir jamais à faire volontairement, sciemment et de propos délibéré un péché mortel. La crainte et l'amour de Dieu et d'eux-mêmes les portent à observer ses commandements et ceux de la sainte Église, pour ce qui est à faire ou à omettre et pour toutes les choses qui s'imposent de plein droit et nécessairement. Une fois l'an, c'est-à-dire à Pâques, ils désirent confesser et avouer au prêtre leurs péchés petits et grands, en toute franchise, tels qu'ils les ont faits, selon toutes les circonstances où ils peuvent être et se connaître coupables. Puis ils veulent recevoir le saint Sacrement, selon la règle et la coutume des bons chrétiens. Ils sont décidés d'ailleurs à obéir toujours de bon cœur et à faire pénitence de leurs péchés, au gré de leur confesseur, et selon les circonstances et l'espèce de leurs méfaits.

     Ceux qui vivent ainsi sont dans la voie commune par laquelle on va au ciel, voie que tous les chrétiens doivent nécessairement suivre pour être sauvés, et encore non sans de sévères pénitences et un long purgatoire.



CHAPITRE XVI.

DE LA SEPTIÈME CATÉGORIE DE PERSONNES.


     Vient ensuite la septième catégorie, qui comprend tous les hommes qui méritent d'être méprisés et rejetés de Dieu. On ne leur donnera le Sacrement ni pendant leur vie, ni à leur mort, à moins qu'ils ne fassent pénitence.

     Ce sont d'abord les païens et les juifs et tous les infidèles. Puis ce sont les mauvais chrétiens qui blasphèment et méprisent le Christ, qui n'estiment pas son auguste Sacrement ou ne croient pas qu'il y soit présent avec sa chair et son sang. Ils sont tous réprouvés.

     Les suggestions et tentations sans consentement de la volonté ne sont pas, il est vrai, supprimées par la grâce. Il faut les combattre et en triompher par la foi, afin de mériter récompense et non réprobation; cependant il est plus saint, plus aisé et meilleur de pratiquer simplement la foi, au-dessus de la raison, sans aucune peine ni lutte.
 
     On trouve encore d'autres hommes mauvais et diaboliques, qui disent qu'ils sont le Christ en personne ou qu'ils sont Dieu : le ciel et la terre ont été faits de leurs mains, et ils les soutiennent avec tout ce qui existe. Supérieurs à tous les sacrements de la sainte Église, ils n'en ont pas besoin et n'en veulent pas. Quant aux ordonnances et usages ecclésiastiques et tout ce que les saints ont laissé dans leurs écrits, ils s'en moquent et n'en retiennent rien. Mais le dérèglement, une hérésie détestable et les coutumes sauvages qu'ils ont inventées eux-mêmes, voilà ce qu'ils estiment saint et parfait. La crainte et l'amour de Dieu ont fui de leur cœur; ils ne veulent connaître ni bien ni mal, et ils prétendent avoir découvert chez eux, au-dessus de la raison, l'être sans modes. Aussi leur paraît-il, dans leur folie, que toutes créatures raisonnables, bonnes ou mauvaises, anges et démons, deviendront au dernier jour une seule essence sans modes; et ils disent que cette essence sera Dieu, de nature bienheureuse, sans connaissance ni volonté
(78) .

     C'est bien là, vous le remarquez, l'opinion la plus impie et la plus folle qui fut jamais entendue depuis le commencement du monde.

     Cependant beaucoup de gens qui paraissent spirituels sont séduits par ces idées et autres semblables, et deviennent pires que des démons. Leur incrédulité est condamnée par les païens et par les juifs, par la loi naturelle et par la raison, aussi bien que par tout ce qui est dit dans l'Écriture des mauvais et des bons, des anges et des démons, par les paroles enfin de Dieu même et par ses actes.

     Notre foi catholique, en effet, nous enseigne que Dieu est Trinité en Unité et Unité en Trinité, et que sa nature est de se connaître et aimer lui-même et de jouir intimement de son être propre; ces trois propriétés sont en lui invariables et éternelles, sans commencement ni fin. En même temps il est en lui-même la règle, le modèle et comme le miroir de toutes les créatures, et c'est selon cet exemplaire qu'il a tout créé dans l'ordre, le mode, le poids et la mesure qui conviennent; et ainsi est-il en toutes choses et toutes choses en lui.

     Cette vie idéale que nous avons en Dieu ne fait qu'un avec lui, et elle est bienheureuse par nature; mais, comme les anges, nous avons une autre vie que Dieu a créée de rien, pour durer éternellement. Elle ne peut être bienheureuse par nature, mais par la grâce de Dieu elle peut le devenir. Si donc, recevant la grâce, nous possédons foi, espérance, connaissance et amour, nos œuvres deviennent vertueuses et agréables à Dieu, et nous nous élevons au-dessus de nous-mêmes pour nous unir à lui. Mais nulle créature ne peut jamais devenir Dieu.

     Les anges eux-mêmes dans le ciel n'ont pas été créés bienheureux par nature, mais ils ont reçu la grâce de Dieu, et ceux qui se sont tournés vers lui par la connaissance et l'amour sont devenus bienheureux, fermes et stables, et unis à Dieu en une jouissance éternelle. Cependant ils ne sont pas devenus Dieu et ils ne le peuvent jamais devenir; mais ils se tiennent sans cesse en présence du Seigneur, chacun séparément et selon la distinction de son état et de son ordre, tels qu'il les a reçus de Dieu en nature, en grâce et en gloire, et avec ses propres mérites. Ainsi demeureront-ils éternellement, et nous tous avec eux, occupés à connaître et à aimer, à rendre grâces et à louer, par-dessus tout à jouir de Dieu, chacun dans son état et dans son ordre, en compagnie des anges, selon qu'il en est digne et qu'il l'a mérité par ses vertus. Voilà pourquoi Notre-Seigneur dit que nos anges contemplent sans cesse la face du Père qui est dans les cieux (79) .

     Mais si les bons anges se sont tournés vers Dieu et ont reçu la béatitude, les mauvais anges, au contraire, se sont, par orgueil, détournés de Dieu vers eux-mêmes en se complaisant dans la noblesse et le charme qui avaient été donnés à leur nature. Ils ont méprisé la grâce et le retour vers Dieu, et aussitôt ils ont été condamnés et sont tombés du ciel dans les ténèbres maudites, où ils doivent demeurer éternellement.

     Toutefois ils sont pires que les démons, les hommes hypocrites et sans foi qui méprisent Dieu et sa grâce, la sainte Église et tous ses sacrements, la sainte Écriture et toutes les pratiques de vertu, prétendant vivre au-dessus de tous modes, affranchis de tout, perdus dans le vide comme lorsqu'ils n'existaient pas, renonçant à toute connaissance, tout amour, toute volonté, tout désir, toute pratique de vertu, afin d'être vides de toutes choses. Et parce qu'ils veulent pécher et se livrer à leur malice impure, sans conscience et sans crainte, ils disent encore qu'au dernier jour du jugement anges et démons, bons et mauvais deviendront tous une seule et simple substance de Dieu, n'étant tous qu'une même béatitude essentielle sans connaissance ni amour de Dieu. Et après cela, ajoutent-ils, Dieu sera sans vouloir, sans connaissance, sans amour ni de lui-même, ni d'aucune créature.

     Voilà bien le plus grand désordre, la plus méchante et la plus folle incrédulité qui fut jamais entendue. À ceux-là on ne donnera le saint Sacrement ni à la vie, ni à la mort, et on ne les enterrera pas avec les chrétiens. Ils mériteraient bien plutôt qu'on les brûlât à un poteau; car devant Dieu ils sont condamnés et ils appartiennent au puits d'enfer, bien loin et bien profond au-dessous de tous les démons.

     Il y a encore, vous le savez, tous ceux qui vivent en péché mortel et imitent le monde par une vie grossière, sans crainte, amour ni révérence pour Dieu; n'obéissant ni à Dieu, ni à la sainte Église, ni à la loi chrétienne. Ils n'iront pas au Sacrement, pas plus que les orgueilleux et persécuteurs de leur prochain.

Avares, rapaces, sans entrailles,
colères, envieux, cruels et malfaisants,
qui tempêtent, blasphèment, jurent et se querellent
font l'usure, accaparent, sont prêts à tout,
retors, méchants, trompeurs et mauvais conseillers,
faux et sans nulle créance en tous leurs faits,
paresseux et pesants, de nulle vertu capables,
mais zélés, pleins de hâte, de chaleur au péché,
intempérants, goinfres et semblables à des porcs,
ivres de bon matin et encore sur le tard.
Qu'ils soient si fous n'est pas grande merveille;
ils ne pensent qu'à manger, à boire leur ventre plein,
c'est là leur dieu : ils sont le jouet du diable.
Ils veulent emplir toute leur tonne
de nourriture, de boisson sans mesure:
il n'y a rien de bon à en tirer.
 Car c'est vouloir une vie impure
que donner à son corps pleine satisfaction,
en paroles, en œuvres et en attitudes.
Ce sont bien les récipients du diable,
car ils sont du péché les esclaves :
le démon est de plein droit leur maître.
Voyez quel méchant cercle à eux tous,
ils sont déchus de la grâce de Dieu.
Il ne leur faut point donner le Sacrement,
car toute leur vie n'est qu'une chute,
à moins que par contrition ils ne reviennent
et du Seigneur cherchent le pardon.
Car la grâce de Dieu est toute prête
pour ceux qui veulent corriger leurs méfaits.

     Ainsi donc, lorsque le pécheur se convertit, déplore et confesse ses fautes devant le prêtre, avec la volonté de faire pénitence, c'est que Dieu l'a accueilli. Le prêtre se réjouira alors avec les anges et les saints, et il lui donnera le saint Sacrement, à quelque temps de l'année que l'on soit. Mais à ceux qui, dans leur inconscience, sans retour sur eux-mêmes ni contrition, persévèrent dans leur malice, qu'ils soient à la mort ou au cours de leur vie, on ne don-nera pas le Sacrement, et on ne les enterrera pas avec les chrétiens. Car tant que l'homme persiste dans sa mauvaise volonté et demeure sans contrition de ses péchés, il n'y a ni pape, ni prêtre qui vive qui puisse l'absoudre: s'il meurt, il est damné.

     On rencontre encore des hommes doués d'un bon naturel et d'un heureux tempérament, gais de coeur, généreux et compatissants, de sang chaud et faciles à émouvoir, portés facilement au bien ou au mal, selon la société qu'ils fré-quentent. Ils tombent parfois en de nombreux péchés graves : mais dès qu'ils voient ou entendent quelque chose de bien de la part de ceux qui sont bons, ils se laissent facilement remuer par le remords et la crainte de leurs péchés, et ils reviennent contrits à la pénitence.

     Chez d'autres, la conscience se réveille sous l'influence de la maladie et par crainte de la mort; ou bien, en un temps propice comme le carême, les sermons et autres pratiques de pénitence en usage dans la sainte Église, ont pour résultat de les toucher intérieurement de contrition et de leur faire prendre conscience de leurs méfaits. Dès lors, dociles à la grâce de Dieu, ils déplorent et confessent leurs péchés et désirent en faire satisfaction à Dieu, à la sainte Église et à tous les hommes, selon leur pouvoir. Unissant ainsi leur volonté à Dieu, ils peuvent aller au Sacrement, appuyés sur sa miséricorde. Malgré qu'ils tombent souvent, ils se laissent toujours plus facilement émouvoir et sont plus disposés à se relever que d'autres qui ont une trempe plus dure et plus méchante. Et lors-qu'ils demeurent fermes, ils profitent aussi davantage en grâce et en vertu que ceux dont le tempérament est mauvais et dénaturé.

     Tous ceux encore qui, en carême, se conforment à la bonne coutume et font avec loyauté et contrition de coeur leur confession, qui acceptent la pénitence de leur con-fesseur et ont aussi le bon propos de vivre selon la volonté de Dieu, en agissant ou en s'abstenant et en pratiquant une vraie charité envers Dieu et envers leurs frères dans la foi, tous ceux-là recevront à Pâques Notre-Seigneur, étant en grâce avec lui, sur l'avis de leur confesseur et en vraie humilité d'âme et de corps.

     Il y a aussi tous les hommes qui, vivant dans le monde, s'y maintiennent d'accord avec Dieu et avec la sainte Église, et ont une telle bonne volonté qu'avec la grâce de Dieu ils se tiennent fermes et se gardent de péchés graves. Qu'ils soient mariés ou non, maîtres ou serviteurs, acheteurs ou vendeurs, en quelque genre de négoce que ce soit, de travail ou d'honnête trafic, ils ne veulent en aucune façon tromper ni léser autrui, dérober ni retenir ce qui lui appartient; mais véridiques et droits en toutes choses ils n'ont en vue et ne désirent que de vivre selon les commandements de Dieu et de la sainte Église, sans haine, ni envie, ni aversion pour personne, généreux, au contraire, et compatissants en face de tous les besoins. Ils entendent volontiers la messe et les instructions; ils ont crainte, révérence et amour pour Dieu et tous les gens de bien; ils regrettent et confessent humblement devant le prêtre toutes leurs défaillances et ils se soumettent à la pénitence et autres bonnes œuvres. Bien qu'occupés aux mille soucis de l'extérieur pour gagner leur pain et celui de leur famille ou faire l'aumône aux pauvres, ils peuvent cependant, confiants dans la miséricorde de Dieu, recevoir le Sacrement à toutes les grandes fêtes, s'ils le désirent. Car bien qu'ils tombent souvent en fautes vénielles, ils ont, selon leur pouvoir, une volonté bonne et droite en toutes choses.

     Maintenant remarquez avec soin qui sont les hommes de bonne volonté, dont le vouloir est uni à Dieu en toutes choses, pour agir, s'abstenir ou supporter. Cette bonne volonté naît du Saint-Esprit; aussi est-elle un instrument vivant et docile avec lequel Dieu fait ce qu'il veut. La bonté dans la volonté de l'homme, c'est l'amour de Dieu infus, qui le fait s'appliquer aux choses divines et à toute vertu. La bonté de notre volonté, c'est la grâce de Dieu et notre vie surnaturelle versées en nous pour nous aider à combattre et à vaincre tout péché. Unie à la grâce de Dieu, la bonne volonté nous rend libres et nous élève au-dessus de nous-mêmes pour nous unir à Dieu dans une vie contemplative. Lorsqu'elle se tourne vers Dieu, elle est l'esprit couronné d'amour éternel; et lorsqu'elle revient au dehors, elle gouverne les bonnes œuvres extérieures. Elle est elle-même le royaume où Dieu règne avec sa grâce; en elle vit la charité, l'amour de Notre-Seigneur. Au-dessus d'elle-même elle est bienheureuse et unie à Dieu; par elle nous mourons au péché et nous acquérons une vie vertueuse. En elle, enfin, nous avons paix et tranquillité parfaites; et tant que nous vivons ainsi, nous pouvons recevoir Notre-Seigneur dans le Sacrement, aussi souvent que nous le voulons, ou dans notre esprit par l'amour.



CHAPITRE XVII.

DE LA VIE CONTEMPLATIVE, ET PREMIÈREMENT
DE LA VIE SPIRITUELLE SUPÉRIEURE QUI EST EN NOUS.


     Il se rencontre des âmes qui, dépassant la simple pratique des vertus, découvrent en elles-mêmes et reconnaissent une vie supérieure (80) , c'est-à-dire une vie où s'unissent l'incréé et le créé, Dieu et la créature. Vous devez savoir, en effet, que nous possédons une vie éternelle dans l'exemplaire divin qui est la Sagesse de Dieu. Cette vie demeure toujours dans le Père, elle s'écoule avec le Fils et elle est réfléchie avec le Saint-Esprit dans la même nature et ainsi vivons-nous éternellement dans notre image de la sainte Trinité et de l'Unité paternelle. Et de là nous avons une vie créée, s'écoulant de la même Sagesse en qui Dieu connaît sa puissance, sa sagesse et sa bonté: et c'est son image par laquelle il vit en nous. De cette image de Dieu notre vie tire trois propriétés, qui nous donnent la ressemblance avec l'image reçue : car notre vie a l'être, elle contemple et elle retourne sans cesse vers la source de notre nature créée (81) . Là nous vivons de Dieu et pour Dieu; Dieu vit en nous et nous en lui. C'est une vie supérieure qui est en nous tous essentiellement et par nature; car elle est au-dessus de l'espérance et de la foi, au-dessus de la grâce et de toute pratique de vertus. Et c'est pourquoi son essence, sa vie et son action, c'est tout un. Et cette vie est cachée en Dieu et dans la substance de notre âme.

     Mais comme elle est en nous tous par nature
(82) , il y en a qui peuvent la percevoir en dehors de la grâce, de la foi et de toute pratique de vertus : ce sont là gens qui s'adonnent au recueillement naturel au-dessus des images sensibles, dans la simplicité nue de leur essence : ils croient alors être saints et bienheureux.

     D'autres rêvent même qu'ils sont Dieu; pour eux rien n'est bon ni mauvais, pourvu qu'ils puissent se dépouiller d'images, découvrir et posséder leur propre essence dans un état de vide absolu. Hommes hypocrites et sans foi, dont j'ai parlé plus haut dans la septième catégorie, et à qui on ne doit pas donner le saint Sacrement. Ils sont absolument dans le faux et portent la malédiction de Dieu et de la sainte Église.

      Mais maintenant élevez vos yeux au-dessus de la raison et au-dessus de tout exercice de vertus, et regardez avec un esprit aimant et des yeux attentifs cette vie supérieure qui est la racine et la cause de toute vie et de toute sainteté. On peut la considérer comme un glorieux abîme de la richesse de Dieu et comme une source vivante où nous nous sentons unis à Dieu, et qui jaillit dans toutes nos puissances en grâces et en dons multiples, chacun recevant en particulier suivant ses besoins et selon qu'il en est digne. Dans cette source de vie supérieure nous sommes tous unis à Dieu; mais dans les ruisseaux de grâces qui s'en échappent il y a distinction, chacun de nous recevant en particulier ce qui lui convient.

      Cependant nous demeurons toujours mutuellement unis par la charité et la communauté de nature humaine, mais surtout par la vie supérieure où nous sommes tous unis à Dieu. Cette union avec Dieu dépasse la raison et les sens: elle nous donne un seul esprit et une même vie avec Dieu. Et cette vie, nul ne peut la voir, la découvrir, ni la posséder, s'il n'est, par l'amour et la grâce de Dieu, mort à lui-même dans la vie supérieure, baptisé dans cette source, ayant reçu de l'Esprit de Dieu nouvelle naissance dans la liberté divine. Puis il faut qu'il demeure toujours intérieurement uni à Dieu dans la vie supérieure et par la richesse et la plénitude de son amour, se renouvelant sans cesse et faisant jaillir, sous l'influence de la grâce, toutes les vertus.

     Voyez, c'est là une vie éternelle et céleste, née de l'Esprit-Saint et alimentée sans cesse par l'amour entre Dieu et nous; car Dieu opère éternellement dans le vide de notre âme, et nous avons tous une vie éternelle avec le Fils dans le Père, et cette même vie jaillit du Père et naît de lui avec le Fils; elle est éternellement connue de lui avec le Fils et aimée dans le Saint-Esprit.

     Nous possédons ainsi une vie supérieure, qui éternellement est en Dieu avant toute création. C'est d'après cette vie que Dieu nous a créés, non qu'il nous ait tirés d'elle ni de sa propre substance, mais créés de rien. Et notre vie créée est attachée à la vie éternelle que nous possédons en Dieu comme à sa cause éternelle, qui lui est propre par nature. C'est pourquoi notre vie créée est, sans intermédiaire, une seule vie avec celle que nous possédons en Dieu. Et la vie éternelle que nous possédons en Dieu est sans intermédiaire une avec Dieu. Car il est un exemplaire vivant de tout ce qu'il a créé; il est la cause et le principe de toutes les créatures; c'est d'une seule vue enfin qu'il se connaît lui-même et connaît toutes choses. Et tout ce qu'il connaît distinctement dans le miroir de sa sagesse, images, ordre, formes, raisons, tout cela est vérité et vie, et il est lui-même cette vie, car en lui il n'y a rien autre que sa propre nature. Cependant toutes choses sont en lui comme en leur cause, sans existence propre. C'est pourquoi saint Jean a dit : « Tout ce qui a été fait était vie en lui (83) », et cette vie c'est lui-même.

Nous avons donc tous, au-dessus de notre être créé, une vie éternelle en Dieu, comme en notre cause vivante qui nous a faits et créés de rien; mais nous ne sommes pas Dieu et nous ne nous sommes pas faits nous-mêmes. Nous ne sommes pas non plus émanés de Dieu, selon la nature; mais parce que Dieu nous a connus et voulus éternellement en lui-même, il nous a faits non par nature, ni par nécessité, mais dans la liberté de son vouloir. Il connaît d'ailleurs toute chose, et tout ce qu'il veut il peut l'accomplir au ciel et sur la terre. Il est en nous lumière et vérité; il se montre au sommet de notre être créé, élevant notre pensée en pureté, notre esprit jusqu'à la liberté divine et notre entendement jusqu'à une nudité sans images. Il nous éclaire de la sagesse éternelle et il nous apprend à regarder et à contempler sa richesse insondable. Là il y a vie sans labeur, au sein de la source de toute clémence. Là se trouvent goût et sentiment de béatitude éternelle, satisfaction entière sans que le repos y soit jamais fastidieux.

Hâtons-nous donc de dépasser
tout ce qui fuit avec le temps,
pour pouvoir d'amour exulter;
car l'éternité nous attend.

     Au commencement du monde, lorsque Dieu voulut faire le premier homme et lui donner notre nature, il dit, dans la Trinité des personnes: « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance (84) . » Or, Dieu est un esprit : parler, pour lui, c'est connaître, et opérer c'est vouloir; il peut tout ce qu'il veut et toute son œuvre est gracieuse et bien ordonnée.

     Il a donc créé chaque âme à l'état de miroir vivant où il a imprimé l'image de sa nature. De cette façon il vit en nous par son image et nous en lui; car notre vie créée est, sans intermédiaire, une avec cette image et avec cette vie que nous avons éternellement en Dieu. Et la vie que nous avons en Dieu est, sans intermédiaire, une avec Dieu. Elle vit dans le Père avec le Fils non produit au dehors, elle naît du Père avec le Fils et elle coule de l'un et de l'autre avec le Saint-Esprit; et ainsi vivons-nous éternellement en Dieu et Dieu en nous (85) . Notre être créé, en effet, vit dans l'image éternelle que nous avons dans le Fils de Dieu, et notre image éternelle est une avec la Sagesse de Dieu et vit dans notre être créé. Et c'est pourquoi la génération éternelle et la procession du Saint-Esprit se renouvellent toujours et sans cesse dans le vide de notre âme; car Dieu nous a éternellement connus et aimés, appelés et élus.

     Si, à notre tour, nous consentons à le reconnaître, à l'aimer et à nous attacher à lui, nous serons saints et bienheureux, élus pour l'éternité. Notre Père céleste nous montrera alors, au sommet de notre âme, sa clarté divine; car nous sommes son royaume et il habite et règne en nous. Et de même que le soleil du ciel pénètre de ses rayons, illumine et féconde toute la terre, de même la clarté de Dieu, qui règne dans la partie supérieure de notre esprit, répand dans toutes nos puissances de brillants et clairs rayons, c'est-à-dire ses dons divins de science, de sagesse, de claire intelligence, de considération raisonnable et de discrétion dans toutes les vertus. C'est là le vrai ornement du royaume de Dieu dans notre âme.

     Mais l'amour sans mesure qui est Dieu lui-même règne dans la pureté de notre esprit comme un brasier de charbons ardents. Il fait jaillir des étincelles brillantes et enflammées, qui remuent et embrasent d'un amour de feu le cour et les sens, la volonté et le désir, toutes les puissances de l'âme, dans une tempête, un emportement, une impatience d'amour sans mesure.

     Ce sont là les armes avec lesquelles nous luttons contre le terrible et immense amour de Dieu, qui veut consumer tous les esprits aimants et les engloutir en lui-même. L'amour, en effet, nous arme de ses dons et illumine notre raison; il nous donne commandement, conseil et avis de nous opposer, de lutter et de maintenir contre lui notre droit à l'amour, aussi longtemps que nous le pouvons, nous dispensant pour cela force, science et sagesse. Par lui toutes nos puissances sensibles sont entraînées vers un sentiment intérieur; il fait que notre cœur aime, désire et goûte, et il donne à notre âme de contempler et de fixer son regard; il répand en nous la dévotion et nous fait monter en flammes brûlantes. C'est dans l'amour enfin que notre intelligence puise la connaissance et le goût de la sagesse éternelle; c'est lui qui excite la puissance aimante et fait brûler et fondre de révérence notre esprit devant sa face.

     Voyez, il faut ici que notre raison s'écarte ainsi que toute œuvre distincte; car nos puissances deviennent simples dans l'amour, elles se taisent et s'inclinent en présence du Père. Cette révélation du Père, en effet, élève l'âme au-dessus de la raison, à une nudité sans images. L'âme y est simple, pure et sans tache, vide de toutes choses, et c'est dans cet état de vide absolu que le Père montre sa clarté divine.

     À cette clarté ne peuvent servir ni raison ni sens, ni considération ni distinction : tout cela doit rester en dessous; car la clarté sans mesure aveugle les yeux de la raison et les oblige à céder à la lumière incompréhensible. Mais au-dessus de la raison, au plus profond de l'intelligence, l'œil simple est toujours ouvert, il contemple et fixe la lumière d'un regard pur, éclairé de la lumière même, œil contre œil, miroir contre miroir, image contre image. Ce triple procédé nous rend semblables à Dieu et nous unit à lui; car la vue, pour notre œil simple, est un miroir vivant que Dieu a fait pour son image et où il l'a imprimée. Son image, c'est sa divine clarté dont il a rempli tout le miroir de notre âme, pour que nulle autre clarté ni image n'y pût entrer. Mais la clarté n'est pas intermédiaire entre nous et Dieu; elle est cela même que nous voyons et la lumière qui nous le fait voir, mais non pas notre œil qui voit. Car bien que l'image de Dieu soit sans intermédiaire sur le miroir de notre âme et lui soit unie, cependant l'image n'est pas le miroir et Dieu ne devient pas créature. Mais l'union de l'image au miroir est si grande et si noble que l'âme est appelée l'image de Dieu.

     De plus, cette même image de Dieu que nous avons reçue et que nous portons dans notre âme, c'est le Fils de Dieu et le miroir éternel de la sagesse divine, où nous sommes tous vivants, imprimés éternellement. Pourtant nous ne sommes pas la Sagesse de Dieu; car nous nous serions créés nous-mêmes, ce qui est impossible et contre la foi. Mais tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons nous vient de Dieu et non de nous-mêmes; et bien que la noblesse de notre âme soit grande, elle demeure cachée au pécheur ainsi qu'à beaucoup de bons. Et tout ce que nous pouvons connaître dans la lumière naturelle est imparfait, sans goût et sans saveur; car nous ne pouvons pas contempler Dieu, ni découvrir dans notre âme son royaume sans le secours de sa grâce et notre application assidue à son amour.



CHAPITRE XVIII.

DE LA VIE QUI S'ANÉANTIT DANS L'AMOUR (86)


     C'est en Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme en un miroir pleinement fidèle, que Dieu se montre à qui il veut, c'est-à-dire à ceux qui se renoncent eux-mêmes et obéissent à sa grâce en toutes circonstances, pour agir ou s'abstenir et pour pratiquer toutes les vertus. Par la foi, l'espérance et la charité ils s'élèvent au-dessus de toutes leurs œuvres jusqu'à cette vue nue de l'âme, qui est l'œil simple toujours ouvert, au-dessus de la raison, dans le fond même de notre intelligence. Là se montre la vérité éternelle qui inonde notre vue nue, c'est-à-dire l'œil simple de notre âme, dont l'essence, la vie et l'opération consistent à contempler, à voler, à courir et à dépasser toujours notre être créé, sans regard ni retour en arrière. Bienheureux les yeux qui voient et à qui Dieu montre son royaume et sa gloire, qui est lui-même! Car notre Père céleste vit dans le royaume de notre âme comme en lui-même. Là, au-dessus de notre compréhension, dans le domaine de notre intelligence, il nous donne sa clarté incompréhensible.

     Et le Père avec le Fils font couler en nous leur amour insondable, qui dépasse l'activité de la volonté. Notre volonté, notre bonne volonté dans son fond le plus intime, c'est l'étincelle enflammée, l'activité de l'âme : le Père y engendre son Fils, et leur amour mutuel sans limite s'y écoule. Mais l'activité divine, nous ne pouvons la saisir et elle dépasse notre compréhension car toutes nos puissances, avec leurs œuvres, doivent s'effacer et se soumettre à la transformation de Dieu. Là nous sommes sous l'action et l'influence transformantes de l'Esprit de Dieu; là nous sommes fils de Dieu par grâce, non par nature; là nous devenons simples. Car toutes nos puissances faiblissent dans leurs propres œuvres, elles fondent et s'écoulent en face de l'amour éternel de Dieu. Voilà pourquoi on appelle cette vie une vie anéantie dans l'amour.



CHAPITRE XIX.

DE L'ÉTAT DE VIDE DANS LA NATURE SIMPLE
ET LA PURETÉ DE L'ESPRIT.


     Comprenez maintenant en élevant bien haut votre esprit; car ici l'homme dépasse toutes ses puissances et leur activité, et parvient à un état de vide dans la nature simple et la pureté de l'esprit.

     Or, cet état de vide, c'est en nous l'évanouissement de toutes images. La nature simple, c'est le regard tourné vers la vérité éternelle. La pureté de l'esprit, c'est l'union avec l'Esprit de Dieu, là où nous nous sentons unis avec Dieu, unité en Dieu, un même esprit avec Dieu et nous dépassant en Dieu.

     Cette union vivante que nous expérimentons avec Dieu est active et se renouvelle toujours entre nous et lui. En effet, le baiser et l'embrassement nous montrent une dualité qui ne nous permet pas de demeurer en nous-mêmes. Vivant au-dessus de la raison, nous ne sommes pourtant pas sans raison, et nous avons conscience de toucher et d'être touchés, d'aimer et d'être aimés, de recommencer toujours et de rentrer en nous-mêmes, d'aller et de venir comme l'éclair dans le ciel. Car de lutter ainsi et de combattre en l'amour, c'est remonter un courant: nous ne pouvons ni franchir ni dépasser notre nature créée.

     Le toucher de Dieu, cet effort intime et profond de la créature, c'est le dernier intermédiaire entre nous et Dieu, où nous nous unissons à lui dans une rencontre mutuelle d'amour. De cette source vive, en effet, de l'Esprit-Saint, agent de notre union à Dieu, jaillit avec abondance un flot si puissant, si divinement impétueux, que nous ne pouvons pénétrer dans l'abîme de son amour sans fond: c'est le toucher de Dieu. Et c'est pourquoi nous nous tenons toujours en nous-mêmes, au-dessus de la raison et sans images, les yeux fixés sur la beauté incompréhensible et tendant vers elle de toutes nos forces   (87) .

     Ce sont là les trois propriétés de la nature de l'âme, sa vie et son action, et c'est ainsi qu'elle est semblable à Dieu dans sa partie la plus haute et la plus noble, là même où elle répond à la sainte Trinité de Dieu (88) . Là, en effet, elle est vide, sans images, habitation du Père, son temple et son royaume. Et le même Père engendre son Fils, sa clarté infinie, devant les yeux de l'âme grands ouverts et attentifs; il fait écouler son Esprit, il donne son amour comme prix de cet intime effort de l'esprit humain tendu vers l'éternité.

     Lorsque nous agissons, nous gardons toujours la ressemblance dans la pureté de notre esprit; car nous reconnaissons en nous-mêmes que notre regard et notre effort tendent vers un autre que nous-mêmes; en cela nous avons ressemblance. Mais lorsque c'est Dieu qui agit, son Esprit exerce sur nous son influence et nous soumet à la transformation de sa clarté et de son amour; dès lors il y a plus que ressemblance, nous devenons fils de Dieu par grâce.

     Et lorsque nous sentons en nous que notre activité et notre effort vont vers lui, et que, d'autre part, nous soutenons son action et son travail, c'est par l'effet de sa lumière, tandis que dans son esprit nous goûtons son amour. L'union nous rend un même esprit, un même amour, une même vie avec lui, mais nous demeurons toujours créatures car, bien que transformés dans sa lumière et ravis par son amour, nous reconnaissons bien et sentons que nous sommes autres que lui.

     Aussi faut-il sans cesse tendre vers lui nos regards et nos efforts : c'est notre œuvre pour l'éternité. Car notre être créé, nous ne pouvons ni le perdre, ni tellement le dépasser que nous ne demeurions à jamais autres que Dieu. Le Fils de Dieu, en effet, a bien pu prendre notre nature et se faire homme lui-même, il ne nous a pas faits Dieu; beaucoup d'hommes vivent encore dans le péché et sont impies, et ils portent leur condamnation.

     Mais le même Fils de Dieu a une âme, créée du néant, et aussi un corps formé du sang très pur de la Vierge Marie, âme et corps qui sont tellement siens et si bien unis, qu'il est tout à la fois le Fils de Dieu et le fils de Marie, Dieu et homme dans une seule personne. Et de même que l'âme et le corps ne font qu'un seul homme, de même le Fils de Dieu et Jésus le Fils de Marie ne sont qu'un même Christ vivant, Dieu et Seigneur du ciel et de la terre; car son âme sainte est informée par la Sagesse de Dieu. Elle n'est pas Dieu cependant, ni de la nature divine, car Dieu ne devient pas créature. Mais les deux natures demeurant distinctes sont unies en une seule personne divine: c'est Jésus-Christ notre cher Seigneur.

     Il est seul avec Dieu au-dessus de toutes créatures, prince vivant et tout-puissant au ciel et sur la terre, et personne autre ne lui ressemble. Car son humanité est comblée de tous les dons de Dieu et possède la plénitude de toute sainteté; et tandis que tout ce que les autres saints ont reçu depuis le commencement du monde et peuvent encore recevoir à jamais est divisé entre eux, selon la volonté de Dieu, l'humanité de Notre-Seigneur a reçu à elle seule la plénitude indivisée de toutes les grâces, qui, de là, s'épanchent ensuite sur toutes les créatures qu'elles vont renouveler. Et il est seul la source de tout le bien que nous possédons ou pouvons obtenir de Dieu.



CHAPITRE XX.

DE LA DIGNITÉ ET GRANDE PUISSANCE
DE NOTRE SEIGNEUR-JÉSUS-CHRIST.


     C'est la grâce de Notre-Seigneur Jésus-Christ qui doit nous illuminer en toute vérité, selon nos besoins. Dès le principe, en effet, alors que son âme fut créée et unie à la Sagesse de Dieu, elle était d'entendement si clair et d'intelligence si lumineuse qu'elle connut distinctement toutes les créatures présentes et à venir. Son humanité sainte reçut d'en-haut, des mains du Père céleste, puissance et plein pouvoir sur toutes choses au ciel et sur la terre, afin qu'il pût à son gré donner et prendre, commander à la mort et à la vie, accomplir des prodiges et des miracles, pardonner les péchés, conférer la grâce et la vie éternelle. Car tout ce que Dieu a créé a été soumis à son humanité selon tous ses pouvoirs; le Saint-Esprit s'est reposé dans son âme et dans sa nature humaine avec tous ses dons; il l'a fait riche, généreux, prodigue de lui-même envers tous selon les nécessités et les désirs de chacun.

     Le Seigneur était humble, patient, doux et miséricordieux, plein de grâce et de fidélité, obéissant, abandonné dans sa volonté, sans reproche; et il s'est laissé mépriser et rebuter lui-même au-dessous de tous les hommes. Prosterné à genoux, il a adoré son Père, puis il s'est livré à la mort pour nous rendre bienheureux et nous faire vivre avec lui éternellement. Il est notre règle et le miroir selon lequel nous devons vivre. Son humanité est un flambeau de clarté divine, qui a illuminé le ciel et la terre et qui brillera éternellement. Son nom béni de Jésus était de toute éternité prévu, prononcé et choisi, et l'ange annonça à la Vierge Marie, sa mère, qu'il serait Fils de Dieu et son Fils, Dieu et homme dans une seule personne. C'est ainsi qu'il nous a été donné afin de nous consacrer sa vie, nous servir et nous enseigner, nous racheter et nous délivrer par sa mort, nous purifier enfin de nos péchés dans son sang précieux. Puis il est monté au-dessus de tous les cieux, au-dessus de tous les chœurs des anges et il porte la couronne, assis à la droite de son Père, tout semblable en gloire et en puissance. Devant lui tous les genoux fléchissent, car il est Seigneur de tous les seigneurs et Roi de tous les rois, et son règne n'a ni fin ni commencement.

     Cependant, on trouve des gens impies et insensés qui prétendent être le Christ ou même Dieu. Ils n'ont pourtant ni sagesse, ni grâce divine, ni pouvoir, ni vertu; aussi sont-ils bien plutôt destinés au feu de l'enfer. Car il n'y a qu'un Dieu et qu'un Christ; et ce même Christ est Dieu et homme, ce qui n'appartient qu'à lui seul. Au dernier jour, lorsqu'il jugera les bons et les méchants, ceux-ci verront bien qu'ils ne sont que des hommes condamnés et non pas Dieu. Qu'ils ne soient pas non plus le Christ, c'est ce que je veux vous montrer clairement.

     L'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ n'a pas, en effet, de subsistance par elle-même, car elle n'est pas sa propre personnalité, comme chez tous les autres hommes; mais le Fils de Dieu est son hypostase et sa forme. Ainsi donc elle est informée par Dieu, et l'union hypostatique lui confère sagesse et puissance au-dessus de tout ce qui est inférieur à Dieu. Assumée ainsi par Dieu, elle possède dignité et sagesse, sainteté et béatitude, au-dessus de toute créature. Et le Seigneur est seul héritier du royaume de Dieu par nature et par grâce, car il est le premier-né de son Père et de sa mère, prince et chef de tous ses frères. Mais, s'il le veut et si, par sa grâce, nous nous en rendons dignes, il nous fera participer à son héritage et au royaume de son Père. Car il nous a promis, pourvu que nous le servions, d'être là où il est, c'est-à-dire en âme et en corps dans le palais de la gloire de Dieu.

     Ainsi donc nous serons là pour l'éternité avec lui, ayant chacun notre gloire propre, revêtus de nos œuvres, ornés et achevés en vertus et en amour. Et Jésus nous montrera sa face glorieuse plus claire que le soleil, et nous entendrons son aimable voix plus douce qu'aucune mélodie. Nous serons assis à sa table et il nous servira comme fait un noble prince pour sa famille bien-aimée et ses amis de choix. Tout l'honneur et toute la gloire qu'il a reçus de son Père céleste nous seront transmis par lui, tandis que nous lui en souhaiterons bien plus qu'à nous-mêmes. Et c'est bien ce qu'il entendait lorsqu'il disait : « Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient avec moi là où je suis, afin qu'ils puissent voir la clarté que vous m'avez donnée (89) .

      Nous la verrons, en effet, nous en serons tout revêtus, elle surpassera toutes nos œuvres et nos mérites; et ainsi nous nous réjouirons et glorifierons dans le Seigneur et en nous-mêmes; l'allégresse remplira le cour et les sens, l'âme et le corps, elle sera débordante, éternellement et sans fin. Ce sera la plus grande béatitude dont nous puissions jouir avec notre cher Seigneur Jésus-Christ dans son royaume éternel.



CHAPITRE XXI.

DE LA VRAIE CONTEMPLATION, AVEC UNE EXPLICATION
DE LA VIE SUPÉRIEURE QUI EST EN NOUS.


     Maintenant élevez toute votre âme et votre vue nue au-dessus de tous les cieux et de tout ce qui est créé; car je veux vous montrer la vie supérieure qui est cachée en nous et qui renferme notre béatitude la plus haute. J'en ai parlé déjà, mais sans l'expliquer suffisamment. Si d'ailleurs je n'ai pas procédé en cette matière avec assez d'ordre, je le savais et l'ai fait avec intention, me réservant d'achever maintenant ce que j'ai omis. Regardez donc et comprenez, vous tous qui êtes élevés dans la lumière divine : je ne m'adresse à aucun autre, car ils ne sauraient m'entendre.

     La vie supérieure que Dieu a établie en nous peut se considérer de quatre manières: quant à sa nature, son exercice, son essence et sa superessence.




CHAPITRE XXII.

EXPLICATION DE LA NATURE DE LA VIE.


     La nature de la vie éternelle que nous possédons consiste pour nous à être nés de Dieu, et cette vie ne fait qu'un avec Dieu, elle vient de Dieu en nous et elle retourne de nous en lui.

     C'est volontairement, en effet, que notre Père céleste nous a engendrés et élus en son Fils. Ainsi sommes-nous fils de Dieu par grâce et non par nature; car c'est en la grâce de Dieu que nous avons une surnature et une vie éternelle; et nul ne peut l'apercevoir ni la découvrir sans la grâce. Mais si nous voulons apercevoir et découvrir en nous cette vie éternelle, nous devons par le moyen de l'amour et de la foi nous élever au-dessus de la raison jusqu'à la simplicité du regard. Là nous découvrons engendrée en nous la clarté de Dieu, c'est-à-dire l'image même de Dieu qui a transformé notre œil simple: aucune autre image n'y peut pénétrer. Cependant nous pouvons connaître dans une lumière pure tout ce qui est au-dessous de Dieu, s'il veut nous le montrer.

     L'image de Dieu est reçue par le regard de chacun, tout entière et sans partage, elle se donne toute à chacun et elle demeure en elle-même un tout indivisé. Lorsque nous la recevons, c'est par elle que nous la connaissons; mais lorsque nous sommes ravis et transformés par sa clarté, nous nous oublions nous-mêmes et ne faisons plus qu'un avec elle: ainsi vivons-nous en elle et elle en nous, bien que nous demeurions toujours distincts en substance et en nature.

     La clarté de Dieu que nous voyons en nous n'a ni commencement ni fin, ni temps ni lieu, ni chemin ni sentier, ni forme ni figure ni couleur. Elle nous embrasse, nous saisit et nous pénètre tout entiers et elle tient grand ouvert l'œil qu'elle a rendu simple; il demeure ainsi à jamais et nous ne pouvons plus le fermer.

     Telle est la première considération, qui regarde la nature de la vie éternelle engendrée par Dieu.



CHAPITRE XXIII.

DE L'EXERCICE DE LA VIE SUPÉRIEURE.


     Vient ensuite la seconde considération, relative à l'exercice de la vie supérieure entre nous et Dieu.

     Comprenez bien et élevez votre regard intérieur jusqu'au sommet le plus haut de vous-même, là où vous ne faites qu'un avec Dieu: car l'union avec Dieu, c'est pour nous un état vivant et éternel, où Dieu habite en nous et nous en lui. Cette union est vivante et féconde, elle ne peut demeurer inactive; mais elle se renouvelle sans cesse en amour par de nouvelles rencontres, à cause de l'inhabitation mutuelle que nul ne peut faire cesser: on n'y voit qu'attirer et suivre, donner et recevoir, toucher et être touché. Notre Père céleste, en effet, habite en nous et il vient nous visiter lui-même, nous élevant au-dessus de la raison et de toute considération. Il nous dépouille de toute image et nous entraîne jusqu'à notre principe : là nous ne rencontrons qu'une nudité déserte et sans images, qui répond toujours à l'éternité.

     C'est là que le Père nous donne son Fils et que ce même Fils visite notre vue nue, avec la clarté infinie qu'il est en personne, nous appelant et nous apprenant à fixer et à contempler cette clarté par elle-même. Dès lors nous apercevons la clarté de Dieu en nous-mêmes, nous nous voyons en elle et lui sommes unis. Et quoiqu'elle nous enveloppe, nous ne pouvons la saisir, car notre faculté de comprendre est créée et la clarté est Dieu. Nous laissons alors notre regard courir avec elle et la suivre dans cette course à travers longueur et largeur sans fin, hauteur et profondeur sans modes ni mesure. Et bien que nous lui soyons unis d'une façon simple, nous ne pouvons pourtant atteindre ni saisir ce qui nous dépasse.

     C'est ici que le Père est vu dans le Fils et le Fils dans le Père, puisqu'ils sont un en nature; et ils vivent ainsi en nous et nous donnent le Saint-Esprit, leur mutuel amour, qui avec eux est une seule nature et un seul Dieu habitant en nous, car Dieu n'est point divisé en lui-même. Et le Saint-Esprit se donne à son tour et vient nous visiter, il touche l'étincelle ardente de notre âme, étant ainsi le principe et la source d'un amour éternel entre nous et Dieu.

     L'amour s'exerce librement et sans timidité : il est de sa nature avide et libéral, il réclame sans cesse et en même temps il s'offre, il donne et il reprend. L'amour de Dieu, en effet, est avide et il exige de l'âme tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle peut donner. L'âme, de son côté, est riche et généreuse et elle ne veut que donner tout ce que l'amour dévorant désire et réclame; mais elle ne peut en venir à bout, car elle n'a qu'un être créé, qui toujours demeure et ne se laisse pas expulser. Aussi malgré tout ce que l'amour absorbe, dévore, consume et exige de l'âme, au delà de ses forces, et bien qu'elle veuille à son tour se fondre et s'anéantir dans l'amour, il lui faut pourtant demeurer sans cesse et ne point périr.

     L'amour de Dieu, par contre, est d'une libéralité sans limite; il présente et montre à l'âme tout ce qu'il est, voulant le lui donner librement. De son côté, l'âme aimante devient singulièrement dévorante et avide, et s'ouvrant toute grande, elle souhaite avoir tout ce qui lui est montré. Mais elle est créature et elle ne peut ni comprendre ni embrasser le tout de Dieu. Et c'est pourquoi elle doit tendre, aspirer de toutes ses forces et demeurer toujours altérée et affamée. Plus elle tend et s'élance avec ardeur, plus elle voit que la richesse de Dieu lui échappe; et cela s'appelle courir vers ce qui fuit toujours.

     Voyez comme il est au pouvoir de l'amour de donner et de prendre, et c'est là exercer l'amour dans notre vie supérieure. Ceux qui en ont l'expérience savent bien que je dis la vérité.



CHAPITRE XXIV.

DE L'ESSENCE DE LA VIE SUPÉRIEURE.


     La troisième considération qui vient ensuite a trait à l'essence de la vie supérieure, où nous sommes un avec Dieu au-dessus de tout exercice d'amour, dans une fruition éternelle. Il n'y est point question d'agir ou de pâtir, c'est une inaction bienheureuse, quelque chose qui dépasse l'union, l'unité avec Dieu, où personne n'agit plus que Dieu seul. Car son action, c'est lui-même et sa propre nature; et lorsqu'il agit, nous demeurons, nous, inactifs, tout transformés et unifiés dans son amour, mais non pas un dans la nature, car ce serait être Dieu et n'avoir plus d'être à nous, ce qui est impossible.

      Mais au-dessus de la raison et en dehors de la raison, nous recevons un clair savoir, où il n'y a plus de distance entre nous et Dieu; nous nous sommes dépassés nous-mêmes, et, au-dessus de tout ordre perçu, nous sommes transportés hors d'esprit dans son amour. Alors il n'y a plus de demande ni de désir, il n'y a plus à donner ni à recevoir; mais c'est seulement une essence bienheureuse et inactive, couronnement et récompense essentielle de toute sainteté et de toutes vertus.

     C'est bien là ce que souhaitait notre cher Seigneur Jésus-Christ lorsqu'il disait: « Père, je veux que tous ceux que vous m'avez donnés soient un comme nous sommes un (90) . » Non pas sans doute en toutes manières, car il est un avec son Père dans la nature, puisqu'il est Dieu; il est un aussi avec nous dans notre nature, puisqu'il est homme; il vit en nous et nous en lui par le moyen de sa grâce et de nos bonnes œuvres, et ainsi il nous est uni et nous à lui.

     Par sa grâce et avec lui nous aimons et recherchons notre Père céleste; cet amour et cette recherche nous unissent à lui, mais sans nous rendre un avec lui. Car le Père nous aime, et nous l'aimons de retour, et dans ce fait d'aimer et d'être aimés nous sentons toujours une distinction et une dualité, et c'est là le caractère de l'amour éternel.

     Mais, lorsqu'au-dessus de tout exercice d'amour nous sommes embrassés et saisis avec le Père et le Fils dans l'unité du Saint-Esprit, alors nous sommes tous un, comme le Christ, Dieu et homme, est un avec son Père dans leur mutuel amour sans limite. Et ce même amour nous consomme tous ensemble dans une fruition éternelle, c'est-à-dire en une essence bienheureuse et sans action, en dehors de compréhension pour toute créature.



CHAPITRE XXV.

DE LA SUPERESSENCE DE LA VIE SUPÉRIEURE.


     Dans l'état d'inaction dont je viens de parler, alors que nous sommes un avec Dieu dans son amour, naît un état superessentiel de contemplation et de connaissance, le plus haut qu'on puisse exprimer par des paroles: cela s'appelle vivre en mourant et mourir en vivant, c'est-à-dire passer de notre essence dans notre béatitude superessentielle. C'est ce qui arrive lorsque, par le moyen de la grâce et du secours de Dieu, nous avons assez d'empire sur nous-mêmes pour nous dépouiller d'images toutes les fois que nous le voulons et parvenir à cette inaction où nous sommes un avec Dieu dans l'abîme sans fond de son amour. Là il y a pleine satisfaction, car nous avons Dieu en nous et nous sommes bienheureux dans notre essence, sous l'action de Dieu avec qui nous sommes un en amour, non point en essence ni en nature. Mais nous sommes bienheureux et béatitude même dans l'essence de Dieu, là où il jouit de lui-même et de nous tous dans sa très haute nature. C'est là le cœur de l'amour qui se cache dans une obscurité et un non-savoir insondables.

     Ce non-savoir est une lumière inaccessible, c'est l'essence même de Dieu; pour nous il est toujours superessentiel, pour Dieu seul il est essentiel; car Dieu est lui-même sa propre béatitude et il jouit de lui-même dans sa propre nature. Et nous, lorsque nous jouissons de lui, nous sommes morts, submergés et perdus selon notre jouissance, mais non selon notre essence. Car notre amour et son amour sont toujours semblables et un quant à la jouissance, lorsque l'Esprit a absorbé notre amour et l'a englouti en lui-même dans une même jouissance et béatitude.

      Mais quand je dis que nous sommes un avec Dieu, il faut l'entendre de l'amour et non pas de l'essence ni de la nature. Car l'essence de Dieu est incréée, tandis que la nôtre est créée; entre Dieu et la créature la distinction est immense. C'est pourquoi, bien qu'ils soient unis, ils ne peuvent devenir absolument un. Si notre essence se réduisait à néant, nous n'aurions plus ni connaissance, ni amour, ni béatitude. Mais notre essence créée ressemble à un désert sauvage et désolé, où Dieu vit et nous gouverne, et dans ce désert il nous faut errer sans modes ni mesure, car nous ne pouvons venir de notre essence à notre superessence que par l'amour.

      Ainsi donc nous sommes bienheureux dans notre essence quand nous vivons en amour; mais nous devenons béatitude dans l'essence de Dieu quand, morts à nous-mêmes dans l'amour, nous passons jusqu'à la fruition de Dieu. Toujours nous vivons dans notre propre essence par le moyen de l'amour, et toujours nous nous dépassons dans l'essence de Dieu par le moyen de la fruition. C'est pourquoi on appelle ceci une vie qui meurt et une mort qui donne la vie, car nous vivons avec Dieu et nous mourons en Dieu. Bienheureux les morts qui vivent et meurent de cette sorte, car ils sont entrés en l'héritage de Dieu et de son royaume (91) !

Maintenant priez tous avec ferveur
auprès de notre cher Seigneur,
avec un véritable amour,
en faveur de chacun de ceux
qui ont fait ou écrit ceci,
pour nous donner le savoir;
et pour ceux qui lisent et entendent,
afin qu'ils soient tous élus,
dans le royaume de là-haut,
où tous d'un commun accord,
éternellement et sans fin,
chanteront les louanges de Dieu.
Pour que nous puissions l'obtenir,
et que nous parvenions si haut,
nous aide Jésus le Fils de Dieu!
De sorte qu'avec lui tous ensemble,
sous les yeux de notre Père céleste,
nous puissions ceindre la couronne.
Là c'est la vie éternelle,
c'est pratiquer joie continuelle,
et avoir pour récompense Dieu même.
Là brille la face du bien-aimé,
et de nobles voix font entendre
des mélodies sans pareilles;
là nous nous réjouirons ensemble
et en amour trépasserons
la face de notre bien-aimé est si belle!
En elle nous nous glorifierons
et toujours jubilerons,
car là nous sommes libres et confiants.
Avec Dieu nous aurons règne,
et il nous ordonnera,
chacun en son trône de gloire.
Alors nous pratiquerons son amour,
et lui-même à nous se donnera,
et en lui nous habiterons.
Si nous nous aimons mutuellement,
nous trouverons certainement sa grâce,
et deviendrons ses familiers.
Maintenant observons ses commandements,
car il est un Dieu véritable
dans la Trinité des personnes.
Bien justement nous l'aimerons,
celui que nous savons si noble
et tout-puissant en ce qu'il fait.
Il mérite une louange éternelle.
Bienheureux qui soupire vers lui!
Ah! puisse-t-il nous advenir
que nous l'aimions de telle sorte,
que rassasiée soit notre faim
et qu'à jamais jouissance ayons!
Qu'on dise Amen. Fiat, fiat. Amen, amen.



( 1) Cf. DE VREESE, De Handschri ften van Jan van Ruusbroec's Werken , t. I, pp. 55-162.
(2) JOAN., XVII, II, 22.
(3) Dans tout ce passage, il faut entendre l'amour du Saint-Esprit lui-même, avec qui l'homme juste est mis en relation, et par lui avec les deux autres personnes de la Sainte-Trinité. Cf. Royaume des amants, ch. XIII.
(4) Cf. S. THOMAS, la, IIae, q. 114, a. 3 ad m.
(5) L'unité dont il est ici question est celle des puissances supérieures qui, par l'amour, font retour vers leur essence. C'est là où réside la grâce et où l'âme réfléchie en elle-même rencontrera le Saint-Esprit. Cf. Noces spirituelles, L II, Ch. LVIII.
(6) Nous maintenons les titres des chapitres II et III tels qu'ils se trouvent dans les manuscrits, mais il faut noter soigneusement que la matière de ces chapitres s'étend beaucoup plus loin que ce que les titres indiquent. Ruysbroeck en fait lui-même la remarque au chapitre XXI.
(7) Ce que Ruysbroeck veut dire ici et par des expressions analogues, c'est que l'on doit aimer Dieu pour lui-même et non pour l'avantage personnel qui peut nous en revenir. Le désir même de l'éternité doit être premièrement la possession de Dieu. L'espérance du repos et du bonheur personnel ne vient qu'ensuite.
(8) MATTH., VI, 21.
(9) Ps. IX, 14.
(10) Ps. LXXXIII, 11.
(11) PHIL., II, 7.
(12) Ps. XXI, 7.
(13) Luc, XXIII, 34.       
(14) HEB., V, 7.
(15) MATTH., XXVI, 39.
(16) Ibid.
(17) MATTH., V, 6.
(18) Cf. La petite pierre brillante, ch. VI-IX.
(19) JOAN., XIX, 30.           
(20) LUC, XXIII, 46.   
(21) Ps, XXX, 6.
(22) Ps. LXXXI, 6.
(23) Ibid., 7.
(24) MATTH., V. 10.
(25) MATTH.,V. 11-12.
(26) II TIM., 11, 5.
(27) Ps. XC., 14-15.
(28) Ps. XXVII, 5.
(29) JOAN., VI, 54.
(30) Ibid., 55, 57.
(31) Cf. ch. XII, où ces quatre qualités sont expliquées des communiants eux-mêmes.
(32) Luc, T, 28.
(33) MATTH., IX, 22; MARC, V, 3; Ibid., X, 52; LUC, VII, 50; Ibid., VIII, 48; Ibid., XVII, 42, et XVIII, 42.
(34) Luc, I,30-33.
(35) Ibid., 34.
(36) Luc, I, 35-37.
(37) Ibid., 38.   
(38) Ibid., 38.
(39) MATTH., XXVI, 26.
(40) Ibid., 27-28.
(41) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., III, q. LXXV, a. 2-4.
(42) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., IIIa, q. LXXIII, a. 2.
(43) Cf. Livre de la plus haute vérité, ch. VIII.
(44) Luc, XXII, 15.
(45) Luc, XXII, I, COR., XI, 24.
(46) Ruysbroeck emploie ici l'expression toute théologique: en la personne de Notre-Seigneur: in persona Christi ».
(47) MATTH., XXVI, 28.
(48) Cf. Ste THÉRÈSE, Vie par elle-même, ch. XL.
(49) JOAN., I,
(50) Cf. Collationes Bru genses, 1912, p. 300 et suiv.
(51) « Imaginem Del nihil minus Deo implore potest.» Cf. S. BONAVENTURE, II Sent., dist. 8, p. II.
(52) Cette même expression se rencontre dans l'Ornement des noces spirituelles, I. II, ch. LVII. Les deux termes sont synonymes de l'expression unique existence essentielle, c'est-à-dire l'acte par lequel l'essence est suppôt et pour l'être raisonnable personne.
(53) Cf. S. THOMAS, Summ. theol., la, q. XLI, a. 5.
(54) C'est ce qu'on peut appeler une puissance obédientielle, que possède la simple nature, par voie de création, et qui la dispose à recevoir l'élévation à l'ordre surnaturel.
(55) Par image de la Sainte Trinité, Ruysbroeck entend ici l'essence même de Dieu, qui est l'être souverainement intelligent. Cf. la première phrase du ch. XVII.
(56) Imago Trinitatis in anima attenditur secundum potentias. S. THOMAS, III , q. LXIII, a. 4.
(57) On peut comparer ce que dit ici Ruysbroeck avec le commentaire de saint Jean de la Croix sur la première strophe du Cantique spirituel.
(58) JOAN., VI, 57-59.
(59) GEN., I, 31.
(60) Is., IX, 2.
(61) JOAN., I, 5.
(62) Con., XIII, 12.
(63) JOAN., IV, 46-49.
(64) Ibid., 53.
(64') II COR., XII, 9.
(65) MATTH., VIII, 7-8.
(66) Luc, XIX.
(67) Certains manuscrits portent : « Sa vie et son nom sont écrits au livre de vie. »
(68) Ruysbroeck va définir ce qu'il entend par ce double regard intérieur et extérieur. C'est l'alternative d'un regard que l'âme porte tantôt vers Dieu, tantôt vers elle-même. D'une part, elle se tourne vers Dieu en faisant abstraction d'elle-même et s'élève de cette façon aux différents degrés de connaissance de Dieu, avec ou sans images. D'autre part, elle revient vers elle-même avec d'humbles sentiments et comprend le devoir où elle est de pratiquer la vertu et les bonnes œuvres.
(69) JOAN., XV, 5.
(70) Ibid., VI, 54.
(71) Ibid., VI, 57. -
(72) MATTH., IX, 13.
(73) Ibid., XI, 28.
(74) JOAN., VI, 51-52.
(75) Tant que nous sommes sur la terre, la recherche de Dieu doit se faire selon les procédés divinement institués, comme les sacrements; mais Dieu récompense parfois cette bonne volonté en se laissant découvrir en dehors de tout procédé. Ruysbroeck semble distinguer de même une double forme de béatitude éternelle, l'une en conformité avec les mérites de chacun, l'autre par laquelle Dieu se donne à tous, sans distinction de mérites.
(76) Luc, I, 38.
(77) JOAN. XIII, 15.
(78) C'est le panthéisme mystique professé par la secte des libres esprits, qui, au milieu du XIVe siècle, infestait le Brabant. Héritière des associations de béguards et de béguines hérétiques, répandues dans les Pays-Bas dès le siècle précédent, cette secte croyait à l'identité de la créature et de Dieu. L'homme arrivé à la conscience de son unité avec Dieu est libre, dégagé de toute loi, impeccable quoi qu'il fasse. On devine à quelles conséquences immorales pouvait mener pareille doctrine. Les Frères du libre esprit refusaient d'ailleurs de reconnaître aucune autorité dans l'Église et affectaient le dédain de toute pratique extérieure. Le quiétisme devait plus tard reprendre, en les atténuant, la plupart de leurs enseignements.
(79) MATTH., XVIII, 10.
(80) Levende leven, mot à mot une vie vivante. Cette expression se rencontre déjà sous la plume de Guigue le Chartreux († 1137). Cf. MIGNE, Patrol, lat., CLXXXIV, 353, et dans le sermon 17e de saint Bernard « Ibi vere vivitur, ubi vivida vita est et vitalis. » P. L., CLXXXIII, 250. Cf. le sermon De brevitate vitæ qui fait partie du traité De modo bene vivendi, dans les œuvres de saint Bernard, P. L., CLXXXIV, 1301 « Æterna vita est vitalis, ista est mortalis.»
(81) Ceci revient à dire que nous portons en nous l'image des trois personnes de la sainte Trinité : l'image du Père dans notre être, l'image du Fils dans notre intelligence qui contemple, l'image du Saint-Esprit dans notre volonté qui fait retour vers Dieu.
(82) Cf. Collationes Brugenses, 5952, p. 432 et suiv.
(83) JOAN., 1, 3-4
(84) GEN., I, 26.
(85) Cf. Royaume des Amants, ch. XXV, Œuvres de Ruysbroeck, t. II, p. 141.
(86) Le début du chapitre XVIII doit être relié intimement à la fin du précédent, si l'on veut comprendre la doctrine de Ruysbroeck. Cet exemple, qui n'est point isolé, montre que la division en chapitres n'a rien de rigoureux.
(87) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. LI.
(88) Les propriétés de l'âme dont parle Ruysbroeck sont celles qu'il a énumérées au commencement du chapitre : l'état de vide la nature simple et la pureté de l'esprit. Il ne fait ici que les expliquer selon la définition qu'il en a donnée plus haut.
(89) JOAN., XVII, 24.
(90) JOAN, XVII, 11, 22. Au ch. XIII du Livre de la plus haute vérité, t. II, p. 223, ce même texte est appliqué à ce que Ruysbroeck appelle l'union sans différence.
(91)   Cf. La Petite pierre brillante, ch. IX
.


suite