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PROLOGUE
Quiconque désire vivre dans l'état le plus parfait qui existe en la sainte Église doit être un homme rempli de bon zèle, d'esprit intérieur, contemplatif élevé et communément dévoué à tous (7). Ces quatre qualités réunies donnent à celui qui les possède un état parfait de vie, capable néanmoins de croître toujours et de s'enrichir de grâces plus nombreuses, en toutes vertus et en connaissance de la vérité, devant Dieu et devant tous les hommes raisonnables.
CHAPITRE PREMIER.
DES TROIS QUALITÉS QUI RENDENT UN HOMME JUSTE.
Il faut noter tout d'abord les trois qualités qui rendent un homme juste. La première c'est une conscience pure, sans remords de péchés mortels. Celui donc qui veut être bon doit examiner et scruter avec soin sa vie depuis le moment où il a pu pécher. Pour tout ce laps de temps il fera pénitence selon que l'ordonne et le règle la sainte Église (8). La seconde qualité qu'il doit avoir, c'est d'obéir en toutes choses à Dieu, à la sainte Église et à sa propre raison. S'il se soumet ainsi sans distinction à cette triple autorité, il peut vivre sans inquiétude ni souci et demeurer toujours irrépréhensible intérieurement en tous ses actes (9). La troisième qualité qui appartient à tout homme juste, c'est de poursuivre principalement l'honneur de Dieu en toutes actions (10). Si la préoccupation ou la multitude des œuvres l'empêche d'avoir Dieu toujours présent devant les yeux, tout au moins doit-il maintenir en lui l'intention et le désir de vivre en conformité avec la très chère volonté de Dieu. Voyez, ces trois qualités ainsi réalisées rendent un homme juste. Et quiconque manque de l'une d'entre elles ne l'est point et ne se trouve pas en grâce avec Dieu; mais dès que quelqu'un a résolu en son cœur de les posséder, si mauvais qu'il ait été auparavant, il devient bon aussitôt, agréable à Dieu et rempli de sa grâce.
CHAPITRE II.
DES TROIS QUALITÉS QUI FONT UN HOMME
INTÉRIEUR. Ensuite, si cet homme juste veut devenir intérieur et spirituel, il doit posséder de nouveau trois qualités. La première consiste à avoir le cœur dépouillé d'images; la seconde est une liberté spirituelle dans les désirs; la troisième est le sentiment d'une union intime avec Dieu. Que celui donc qui pense être spirituel s'examine lui-même. Quiconque veut avoir le cœur dépouillé d'images ne peut rien posséder avec amour, ni s'attacher ni se lier à personne par penchant naturel; car toute attache et toute affection qui ne tendent pas purement à l'honneur de Dieu encombrent le cœur de l'homme; ce n'est point né de Dieu, mais de la chair. Aussi pour que l'homme devienne spirituel, doit-il renoncer à toute satisfaction et affection charnelles, et ne s'attacher de passion et d'amour qu'à Dieu seul, afin de pouvoir ainsi le posséder. De cette façon sont écartées toute préoccupation et affection désordonnée des créatures. Lors donc que l'on possède Dieu par l'amour, l'on devient intérieurement affranchi d'images; car Dieu est un esprit que nul ne peut proprement imaginer. Sans doute, en manière d'exercice, l'on peut user des choses bonnes qui frappent l'imagination, comme les souffrances de Notre-Seigneur et tout ce qui est capable d'exciter une dévotion plus grande. Mais pour posséder Dieu, l'on doit aller jusqu'à un pur dépouillement d'images, c'est-à-dire jusqu'à Dieu même, et c'est là le premier élément et la base de la vie spirituelle (11). La seconde qualité, qui est liberté intérieure, consiste à pouvoir s'élever vers Dieu, sans images ni entraves, par tout exercice intérieur, c'est-à-dire par action de grâces, louange, adoration, prières dévotes et affections intimes, en un mot par tout ce qui peut, avec la grâce divine, faire naître en nous affection et amour, ainsi que zèle intérieur pour toute pratique spirituelle. Par ces exercices intérieurs l'on atteint la troisième qualité qui consiste à se sentir uni spirituellement à Dieu. Quiconque, en effet, en s'exerçant intérieurement trouve auprès de son Dieu un accès libre et affranchi d'images, et ne poursuit que l'honneur divin, doit nécessairement goûter la bonté de Dieu et ressentir intérieurement une véritable union avec lui. Or, en cette union est réalisée pleinement la vie intérieure et spirituelle; car le désir y est toujours excité à nouveau et il se porte vers un renouvellement d'actes intérieurs. Et tout en agissant l'esprit s'élève à une nouvelle union. Ainsi se renouvellent sans cesse action et union, et c'est ce qui constitue la vie spirituelle. Vous pouvez donc constater comment l'homme devient juste, grâce aux vertus morales et à l'intention droite; et comment il peut devenir spirituel, par le moyen des vertus intérieures et de l'union à Dieu. Et sans ces qualités il ne peut être ni juste, ni spirituel.
CHAPITRE III.
DES TROIS QUALITÉS QUI FONT UN CONTEMPLATIF.
II vous faut encore savoir que pour devenir un contemplateur de Dieu, cet homme spirituel doit réunir trois autres qualités. Premièrement il doit sentir que le fondement de son essence est sans fond, et il doit ainsi le posséder (12); deuxièmement son exercice doit dépasser tout mode; troisièmement sa demeure doit être fixée en une jouissance divine. Comprenez bien, vous qui désirez vivre de la vie de l'esprit, car je ne m'adresse à nul autre. Lorsque l'union avec Dieu que l'homme spirituel ressent en lui-même apparaît à son esprit comme insondable, c'est-à-dire d'une profondeur, d'une hauteur, d'une longueur et d'une largeur qui dépassent toute mesure; cet homme s'aperçoit en même temps que par l'amour il est lui-même plongé en cette profondeur, élevé jusqu'à cette hauteur, perdu en cette longueur, errant en cette largeur, habitant enfin lui-même en celui qu'il connaît et qui cependant dépasse toute connaissance. De plus, il se voit comme englouti lui-même dans l'unité, par le sentiment intime de son union, et comme plongé dans l'être vivant de Dieu, par la mort à toutes choses. Et là il se sent une même vie avec Dieu, et c'est le fondement et la première qualité d'une vie contemplative. La seconde en découle et elle consiste en un exercice qui se fait au-dessus de la raison et sans mode. L'unité de Dieu, en effet, que tout esprit contemplatif possède par l'amour, exerce éternellement sur les personnes divines et sur tous les esprits aimants un attrait et un appel à rentrer en elle-même. Or cet attrait est resssenti plus ou moins par quiconque aime, selon la mesure de son amour et selon le mode de l'exercice pratiqué. Tant que l'on en prend conscience et que l'on y demeure fixé, l'on ne peut tomber en péché mortel. Mais le contemplatif qui a renoncé à lui-même comme à toutes choses, et qui n'est plus distrait par rien, parce que, dégagé de tout, il n'a d'attache propre pour quoi que ce soit, le contemplatif peut toujours, pur de toute image, pénétrer au plus intime de son esprit. Là lui est révélée une lumière éternelle, en laquelle il perçoit l'éternelle exigence de l'unité divine, se sentant lui-même comme un brasier toujours ardent d'amour, avide par-dessus tout de l'unité avec Dieu. Plus il prend conscience de cet attrait et de cette exigence, plus il les ressent. Et plus son sentiment est fort, plus il brûle d'être un avec Dieu; car il désire grandement payer la dette que Dieu lui réclame. L'exigence continuelle de l'unité divine allume dans l'esprit un éternel foyer d'amour; mais dès que cet esprit paie sans relâche sa dette, cela attise en lui un embrasement perpétuel. Car sous l'action supérieure de l'unité tous les esprits défaillent en leur activité, et ils ne ressentent rien d'autre que l'embrasement dans l'unité simple de Dieu. Or, nul ne peut expérimenter ni posséder cette unité simple de Dieu, s'il ne se fixe devant la clarté sans mesure et dans l'amour qui dépasse la raison et tout mode. En face de la clarté, l'esprit ressent en lui-même un feu éternel d'amour et il ne trouve en cet embrasement ni fin ni commencement. Il se voit un avec cet embrasement d'amour; toujours l'esprit demeure brûlant, car son amour est éternel. Sans cesse il éprouve en lui-même la brûlure amoureuse, parce qu'il est entraîné dans l'action supérieure de l'unité divine, là où l'esprit brûle d'amour. S'il se considère, il voit bien qu'il y a entre lui et Dieu distinction et dualité; mais là où il est consumé, il est simple et ne trouve plus de distinction, ne voyant rien autre chose que l'unité; car les flammes immenses de l'amour divin consument et dévorent tout ce qu'elles peuvent engloutir. De là peut-on constater en troisième lieu que cette unité divine exerçant son attrait puissant n'est autre que l'amour sans fond, qui convie amoureusement à la jouissance éternelle le Père et le Fils et tout ce qui vit en eux. C'est en cet amour que nous voulons brûler et nous consumer sans fin, pour l'éternité; car là se trouve la béatitude de tous les esprits. C'est pourquoi nous devons établir toute notre vie sur un abîme sans fond, afin de pouvoir éternellement nous plonger dans l'amour et nous immerger dans la profondeur insondable. Et avec le même amour nous nous éléverons et suréléverons nous-mêmes jusqu'à la hauteur incompréhensible. Nous nous égarerons dans l'amour sans mode et nous nous perdrons dans la largeur sans mesure de la divine charité. Là ce sera l'écoulement et l'immersion dans les délices inconnues de la bonté et de la richesse de Dieu. Nous serons fondus et liquéfiés, engloutis et immergés éternellement dans sa gloire. Par toutes ces comparaisons je veux montrer au contemplatif ce qu'il est et ce qu'il pratique; mais nul autre ne saurait comprendre, car personne ne peut enseigner à ceux qui l'ignorent la vie contemplative. Dès que se révèle au contraire à l'esprit l'éternelle vérité, l'on apprend à connaître tout ce qui est utile.
CHAPITRE IV.
Ce que nous venons de dire nous fait comprendre pourquoi au livre des Mystères de Dieu, écrit par saint Jean, l'Esprit du Seigneur s'exprime ainsi : « Au vainqueur, c'est-à-dire à celui qui sait se vaincre et se dépasser lui-même avec toutes choses, je donnerai la manne cachée, c'est-à-dire un goût intérieur mystérieux et une joie céleste; et je lui donnerai une petite pierre brillante, sur laquelle est écrit un nom nouveau, que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit (14). » La petite pierre est désignée sous le nom de calculus, à cause de sa petitesse et parce qu'on peut la fouler aux pieds sans en ressentir aucun mal. Elle est d'un éclat brillant, rouge comme une flamme ardente, petite et ronde, toute plane et très légère. Par cette petite pierre brillante nous pouvons entendre Notre-Seigneur Jésus-Christ; car en sa divinité il est la clarté de la lumière éternelle, la splendeur de la gloire divine et un miroir sans tache où toutes choses vivent. Celui donc qui sait tout vaincre et dépasser reçoit cette pierre brillante, et avec elle la clarté, la vérité et la vie. Semblable à une flamme ardente, la petite pierre représente l'amour brûlant du Verbe éternel qui a rempli de ses feux toute la terre et veut en embraser tous les esprits aimants jusqu'à les consumer. Elle est si petite qu'on la sent à peine, lorsqu'on la foule aux pieds. D'où son nom de calculus ou petit caillou (15) . Et saint Paul nous donne le sens de cette particularité, lorsqu'il dit du Fils de Dieu qu'il s'est réduit à néant et humilié en prenant la forme d'esclave et se rendant obéissant jusqu'à la mort de la croix (16). Par la bouche du Prophète le Seigneur a d'ailleurs dit lui-même : « Je suis un vermisseau et non un homme, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple (17).» Il s'est fait si petit dans le temps, que les Juifs l'ont foulé aux pieds. Et ils n'y ont point pris garde, car s'ils avaient reconnu le Fils de Dieu, ils n'eussent pas osé le crucifier. Maintenant encore il demeure petit et méprisé dans tous les cours qui n'ont point d'amour. La pierre précieuse dont je parle est entièrement ronde et également plane de toutes parts. Or, cette rondeur nous apprend que la vérité divine n'a ni commencement, ni fin, tandis que l'égalité toute plane indique que le Seigneur usera d'un poids égal pour tous, rendant à chacun selon ses mérites, mais se donnant à tous pour l'éternité. Enfin la dernière propriété de cette pierre est d'être très légère. Le Verbe éternel du Père est, en effet, sans lourdeur, et néanmoins par sa puissance il soutient le ciel et la terre. Également proche de toutes choses, il ne peut cependant être atteint de personne, tellement il dépasse et devance toutes les créatures, se révélant à qui il veut et où il veut. Tout léger qu'il demeure, il a fait monter au-dessus de tous les cieux notre humanité pesante, pour la faire asseoir couronnée à la droite de son Père. Voyez, c'est là cette pierre brillante donnée au contemplatif; elle porte un nom nouveau que nul ne connaît sinon celui qui le reçoit. Vous savez, en effet, que tous les esprits, lorsqu'ils se retournent vers Dieu, reçoivent un nom et chacun le sien, selon la perfection de son service et la hauteur de son amour. Seul le premier nom que nous recevons au baptême, et qui est innocence, tire toute sa beauté des mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ. S'il nous arrive par le péché de perdre ce nom d'innocence, pourvu que nous soyons disposés à obéir de nouveau à Dieu, spécialement à trois œuvres qu'il veut accomplir en nous, le Saint-Esprit nous confère un autre baptême, et là nous recevons un nom nouveau qui nous demeure éternellement.
CHAPITRE V.
DES ŒUVRES QUE DIEU ACCOMPLIT COMMUNÉMENT EN TOUS LES JUSTES, ET DE CINQ CATÉGORIES DE PÉCHEURS. Notez maintenant les œuvres libérales accomplies par Dieu en tous ceux qui veulent s'y prêter. C'est d'abord un appel, une invitation qu'il adresse à tous communément de s'unir à lui. Or, tant que le pécheur reste sourd à cet appel, il est nécessairement privé des autres dons divins qui devraient suivre. À ce propos, je remarque que tous les pécheurs se divisent en cinq catégories. Il y a premièrement tous ceux qui négligent les bonnes œuvres, vivent selon les appétits de la chair et le plaisir des sens, dans l'encombrement des choses du monde et le coeur chargé de mille soucis. Ils sont incapables de recevoir la grâce divine ou de la conserver s'ils l'ont reçue. Viennent ensuite ceux qui volontairement et sciemment sont tombés en péché mortel, et malgré cela font encore des bonnes œuvres, ont toujours pour Dieu crainte et révérence, entourent les bons d'affection et se recommandent avec confiance à leurs prières. Cependant ils ont beau faire: si par attachement au péché ils demeurent loin de Dieu au lieu de retourner vers lui par amour, ils sont toujours indignes des grâces divines. En troisième lieu, il y a tous les incroyants ou ceux qui errent dans la foi. Quelques bonnes œuvres qu'ils accomplissent ou quelques pratiques qu'ils suivent, ils ne peuvent plaire à Dieu, sans cette vraie foi qui est le fondement de toute sainteté et de toute vertu. La quatrième catégorie comprend ceux qui sans crainte ni honte vivent en péché mortel, ne se souciant ni de Dieu, ni de ses dons, et n'estimant nulle vertu. Toute vie spirituelle leur semble hypocrisie ou mensonge, et tout ce que l'on peut dire de Dieu ou des vertus leur est à charge, car ils se persuadent qu'il n'y a ni Dieu, ni ciel, ni enfer. Aussi ne veulent-ils penser à rien d'autre qu'à ce qu'ils sentent présentement et ce qu'ils ont devant eux. Dieu rejette et méprise de telles gens, car ils pèchent contre le Saint-Esprit. Ils peuvent encore se convertir, mais c'est là chose rare et difficile. La cinquième catégorie de pécheurs, ce sont ceux qui accomplissent extérieurement des bonnes œuvres, non pour l'honneur de Dieu, ni en vue de leur propre salut, mais pour avoir un renom de sainteté ou quelque vain profit. Ils peuvent paraître bons et saints à l'extérieur, mais en réalité ils sont faux et détournés de Dieu, privés de grâces et de vertus. Tous ceux que j'ai nommés sont invités à l'union divine, mais tant qu'ils demeurent esclaves du péché ils sont sourds et aveugles, incapables de goûter ou de sentir tout le bien que Dieu veut opérer en eux. Lorsque toutefois le pécheur revenant à lui-même et prenant conscience de son état, conçoit de la haine pour le péché, il se rapproche de Dieu. Mais pour obéir à son appel et à sa parole, il doit se décider de bon gré à quitter le péché et à faire pénitence. Ainsi d'accord avec Dieu et soumis à sa volonté, il reçoit de nouveau ses grâces. Ceci nous permet de comprendre tout d'abord comment Dieu, par un effet de sa bonté, appelle et invite à s'unir à lui tous les hommes sans distinction, bons et mauvais, sans en excepter un seul. Puis nous pouvons constater que cette même bonté divine répand ses grâces sur tous ceux qui obéissent à son appel. Enfin il nous est donné d'expérimenter et de comprendre clairement que nous pouvons devenir une même vie et un même esprit avec Dieu, si nous nous renonçons en toutes choses, pour suivre la grâce divine aussi haut qu'elle veut nous mener. Car Dieu ordonne sa grâce selon la mesure et le mode de capacité de chacun. Ainsi donc, tout pécheur reçoit s'il le veut, de par l'action commune de la grâce divine, sagesse et force pour abandonner le péché et se tourner vers la vertu. C'est aussi par la coopération cachée des grâces de Dieu que tout homme juste peut vaincre le péché, résister à toutes les tentations, pratiquer la vertu et atteindre la plus haute perfection, pourvu qu'en toutes choses il se montre fidèle à la grâce. Car tout ce que nous sommes et tout ce que nous avons reçu à l'extérieur et à l'intérieur, vient de la libéralité divine et nous est donné pour nous permettre d'offrir à Dieu louanges et actions de grâces, et de le servir afin de lui être agréables. Mais il y a beaucoup de dons divins, qui pour les bons sont un secours et un encouragement à la vertu, et qui, au contraire, pour les méchants, servent et donnent occasion au mal. Telles sont la santé, la beauté, la sagesse, la richesse et la gloire mondaine, qui constituent d'ailleurs ce qu'il y a de plus humble et de moins noble parmi les dons divins, et que Dieu répand pour l'utilité commune de tous, amis et ennemis, bons et méchants. Or, tandis que les uns consacrent ces biens au service de Dieu et de ceux qu'il aime, les autres s'en servent pour leur propre chair, pour le démon et pour le monde.
CHAPITRE VI.
DE LA DISTINCTION ENTRE LES MERCENAIRES ET LES
FIDÈLES SERVITEURS DE DIEU. L'on peut remarquer encore que certains hommes reçoivent les dons de Dieu comme des mercenaires et d'autres comme de fidèles serviteurs; et il y a entre eux opposition singulière pour ce qui est de leurs œuvres intimes, amour, intention, sentiments et tous exercices de vie intérieure. Tous ceux, en effet, qui ont pour eux-mêmes une attache si peu ordonnée qu'ils ne veulent servir Dieu que pour leur gain propre, ou pour une récompense, se séparent de Dieu et s'enchaînent eux-mêmes dans leur esprit propre, n'ayant en toutes leurs œuvres que recherche et préoccupation personnelles. En toutes leurs prières et bonnes actions ils pensent à des intérêts temporels, ou s'ils ont le souci des choses de l'éternité, c'est seulement pour leur satisfaction ou leur bien propre. De tels hommes sont liés à eux-mêmes d'une façon désordonnée; aussi demeurent-ils toujours dans cette solitude égoïste, parce qu'ils manquent de la vraie dilection qui les unirait à Dieu et à tous ses amis. Ils paraissent garder la loi et les préceptes tant de Dieu que de la sainte Église, mais ils négligent la loi de l'amour; car tout ce qu'ils font leur est inspiré par la nécessité, non par la charité, et n'a pour but que de leur faire éviter la damnation. Sans fidélité intime pour Dieu, ils n'osent se confier en lui, et toute leur vie intérieure n'est que crainte et perplexité, labeur et misère. D'un côté ils voient la vie éternelle qu'ils craignent de perdre, de l'autre les peines de l'enfer qu'ils tremblent de mériter. Toutes les prières, tout le travail, toutes les bonnes œuvres qu'ils tentent pour écarter cette double crainte ne leur servent de rien; car la peur qu'ils ont de l'enfer est en proportion de leur attache désordonnée pour eux-mêmes. Ce qui prouve bien que chez eux la crainte du châtiment naît de leur amour-propre. Il est vrai que, selon le Prophète et le Sage, le commencement de la sagesse est la crainte du Seigneur (18); mais il s'agit ici de cette crainte régulière de perdre la béatitude éternelle, qui naît en tout homme d'un penchant naturel pour le bonheur, c'est-à-dire pour la vision divine. Aussi, même dénué de fidélité envers Dieu, l'homme, s'il s'examine intérieurement, se sent-il attiré hors de lui-même vers la béatitude qui est Dieu. Et s'il craint de la perdre, c'est qu'il s'aime plus que Dieu et qu'il convoite pour son profit personnel un bonheur qui l'attire. Aussi n'ose-t-il pas se confier en Dieu. Néanmoins cela s'appelle la crainte du Seigneur, commencement de la sagesse, et les serviteurs qui n'ont point de fidélité envers Dieu la prennent pour loi. Elle force au moins l'homme à quitter le péché, à désirer la vertu et à accomplir des bonnes œuvres, ce qui le dispose par l'extérieur à recevoir la grâce de Dieu et à devenir un serviteur fidèle. Mais à l'heure même où, avec l'aide de Dieu, il arrive à vaincre en soi tout esprit propre et à s'affranchir si complètement, qu'il ose se confier à Dieu pour toutes choses, la complaisance divine lui est acquise et avec elle la grâce du vrai amour. Dès lors sont bannies perplexité et crainte; l'homme se confie et espère, et il devient ainsi un serviteur fidèle, aimant Dieu et le recherchant en toutes choses. Nous voyons donc ce qui distingue les serviteurs fidèles de ceux qui ne le sont point.
CHAPITRE VII.
DE LA DISTINCTION ENTRE LES FIDÈLES
SERVITEURS DE DIEU ET SES AMIS SECRETS. Il existe encore un profonde distinction entre les fidèles serviteurs de Dieu et ses amis secrets; car les premiers, aidés de la grâce et du secours divin, observent volontiers les commandements et pratiquent l'obéissance envers Dieu et la sainte Église, en s'adonnant à toutes vertus et bonnes coutumes; c'est ce qui s'appelle une vie extérieure ou active. Mais les amis secrets de Dieu ajoutent encore à l'observance de ses préceptes la docilité à ses conseils plus intimes. Ils adhèrent à lui profondément par amour, pour son honneur éternel, et ils renoncent volontiers à tout ce qu'ils pourraient posséder en dehors de Dieu avec plaisir ou délectation. De tels amis, Dieu les appelle et les invite au-dedans, et il leur enseigne la diversité des exercices intérieurs et les nombreux modes cachés de la vie spirituelle. Quant à ses serviteurs, il les envoie au-dehors, pour accomplir fidèlement leur ministère envers lui et les siens, en toutes sortes de bons offices. Voyez, Dieu donne ainsi son secours et sa grâce à chacun, selon sa capacité et son degré d'union avec lui par les bonnes oeuvres extérieures ou les exercices intimes d'amour. Mais nul ne peut pratiquer ces exercices intimes, ni en faire l'expérience, s'il n'est tout entier et pleinement recueilli en Dieu. Car tant que son cœur est partagé, l'homme regarde au dehors, il est d'esprit instable et il est facilement touché par ce qu'il y a d'agréable ou de pénible dans les choses du temps, parce qu'elles sont encore vivantes en lui. Bien que fidèle aux préceptes divins, il demeure toujours intérieurement privé de lumière et ignorant des exercices intimes et de leur pratique. Pourvu qu'il ait conscience de rechercher Dieu et de vouloir conformer sa conduite à la très chère volonté divine, il est satisfait, sentant que son intention est droite et fidèle son service. Ces deux qualités lui semblent suffire, et il se persuade que les bonnes oeuvres extérieures accomplies avec droiture d'intention sont plus saintes et plus utiles que tout exercice intérieur. Le secours de Dieu l'a guidé dans son choix de vie et il s'applique plus à accomplir avec précision ses œuvres au dehors qu'à aimer intimement celui pour qui il agit. De là une préoccupation plus grande des pratiques, que de Dieu qui en est la fin, et cette préoccupation qui maintient l'homme au dehors l'empêche de satisfaire au conseil divin, parce que son exercice est plus extérieur qu'intérieur, plus sensible que spirituel. Il peut bien être par ses œuvres un fidèle serviteur de Dieu, mais il ignore totalement ce que connaissent les amis secrets. De là vient que souvent des gens inexpérimentés et tout extérieurs jugent et condamnent ceux qui mènent une vie intérieure, leur reprochant de demeurer oisifs. Marthe, elle aussi, se plaignait auprès de Notre-Seigneur de ce que sa sœur Marie ne l'aidait pas à servir; car elle pensait faire oeuvre importante et de haute utilité, alors que sa sœur demeurait assise en une vaine oisiveté. Mais Notre-Seigneur jugea entre elles deux, et reprenant Marthe, non pas de ses offices qui étaient bons et utiles, mais du souci qu'elle y mettait, en se laissant distraire et troubler par ses multiples occupations extérieures, il loua Marie du zèle intérieur qu'elle montrait. Car une seule chose est vraiment nécessaire, et Marie a choisi la meilleure part qui ne lui sera pas enlevée (19). Cette unique chose nécessaire à tous, c'est l'amour divin, et la meilleure part, c'est la vie intérieure qui fait adhérer amoureusement à Dieu. Marie-Madeleine l'avait choisie, et c'est encore ce que font les amis secrets de Dieu. Marthe au contraire s'adonnait à une vie extérieure, sincère, active, et avait pris ainsi l'autre part du service de Dieu, qui est moins parfaite et moins bonne; et c'est la part que choisissent encore les serviteurs fidèles, par amour du Seigneur. Mais on rencontre des gens qui, sous prétexte de vie intérieure et dépouillée, refusent toute action et tout service pour l'utilité du prochain. Ce ne sont évidemment ni des amis secrets, ni des serviteurs fidèles de Dieu, mais plutôt des hommes faux et dans l'erreur. Car nul ne peut suivre les conseils divins, s'il ne veut observer les commandements. En résumé tous les amis secrets de Dieu sont toujours de fidèles serviteurs, quand cela est utile ; mais les fidèles serviteurs ne sont pas tous des amis secrets, parce que le mode de vie de ces derniers leur est inconnu. Telle est donc la distinction entre amis secrets et fidèles serviteurs de Notre-Seigneur. (6) L'édition de David porte comme titre: Dit is dat hantvingherlijn oft van den blickenden steene. Surius n'a point traduit le mot hantvingherlijn qui ne se trouve d'ailleurs nulle part dans le traité. Par contre il ajoute à la première partie du titre : De calculo, cette explication : sive de perfectione filiorum Dei. (7) Ce sont les quatre qualités qui ont été développées dans les trois livres de L'Ornement des Noces spirituelles. (8) Cf. Noces spirituelles, 1. I, ch. I. (9) Noces spirituelles,I, ch. XII-XXIV. (10) Ibid., 1. I, ch. XXV. (11) Cf. Noces spirituelles, 1. II, ch. 1-IV. (12) Au 1. II, ch. II, de L'Ornement des Noces spirituelles, Ruysbroeck a parlé de la première et sublime unité que nous possédons en Dieu et qui est le fondement de notre essence : « Nous possédons cette unité en nous-mêmes et néanmoins au-dessus de nous-mêmes, comme le principe et le soutien de notre être et de notre vie. » (13) L'auteur désigne ainsi l'Apocalypse. (14) APOC., II, 17. La pierre précieuse, enchâssée dans l'anneau, portait souvent autrefois un nom ou un signe quelconque, et l'anneau pouvait ainsi servir de sceau. (15) Calculus est dérivé de calcare, fouler aux pieds. Le mot flamand terdelinc, du verbe terden, aujourd'hui treden, est une traduction littérale de calculus. (16) PHIL., II, 7-8. (17) Ps. XXI, 7. (18) Cf. Ps. CX, 10; ECCLI., I, 16. (19) Cf. Luc, X, 38-42. |