LIVRE II
DE LA VISITE QUE FONT DIEU ET NOTRE ESPRIT
DANS L'UNITÉ ET LA RESSEMBLANCE. Voici maintenant que Dieu regarde l'habitation et le lieu de repos qu'il s'est établis en nous et avec nous, c'est-à-dire l'unité de l'esprit et sa ressemblance avec lui-même. À cette unité, il veut sans cesse rendre visite, en y renouvelant l'avènement de sa sublime génération et le riche écoulement de son amour infini ; car il veut faire sa demeure pleine de délices en l'esprit aimant. De même vient-il avec ses riches dons contempler cette ressemblance que notre esprit possède avec lui, afin de la faire croître et de nous rendre plus éminents en vertus. Mais le Christ veut aussi que nous fassions notre habitation et notre demeure dans l'unité essentielle de notre esprit, riches de lui, au-dessus de toute œuvre de créature et au-dessus de toutes les vertus ; puis, qu'en cette même unité nous ayons une demeure active, possédant la richesse et l'abondance des vertus et des dons célestes. Enfin il veut que sans cesse, en chacun des actes que nous posons, nous retournions visiter l'unité de notre esprit et notre ressemblance avec Dieu. Car à chaque instant nouveau (1), Dieu naît en nous, et de cette sublime naissance s'écoule le Saint-Esprit avec tous ses dons. C'est par la ressemblance avec Dieu que nous allons au-devant des dons divins, mais c'est dans l'unité que nous faisons la rencontre de la sublime naissance.
CHAPITRE LXII.
COMMENT NOUS DEVONS RENCONTRER DIEU DANS TOUTES
NOS ŒUVRES. Comprenons maintenant comment, en chacune de nos œuvres, nous devons rencontrer Dieu et croître en plus grande ressemblance avec lui, en même temps que posséder d'une façon plus noble l'unité de jouissance. Chaque œuvre bonne, si petite soit-elle, qui est rapportée à Dieu avec amour et avec une intention élevée et simple, mérite plus de ressemblance et de vie éternelle en Dieu (2). L'intention simple, en effet, rassemble dans l'unité de l'esprit les puissances dispersées et attache l'esprit lui-même à Dieu. Elle est principe, ornement et fin de toutes les vertus ; elle offre à Dieu louange et honneur, et dirige vers lui toute vertu. Puis, se dépassant elle-même, elle va au-delà de tous les cieux et de toutes choses, et elle trouve Dieu dans le fond simple d'elle-même. Or l'intention est simple, lorsqu'elle ne poursuit que Dieu et qu'elle ordonne toutes choses à Dieu. Elle écarte mensonge et duplicité, et l'homme doit la garder et la pratiquer par dessus tout, en toutes ses œuvres ; car c'est elle qui le maintient devant Dieu, clair en son intelligence, rempli de zèle pour la vertu et affranchi de crainte servile, tant ici-bas qu'au jour du jugement. L'intention simple, c'est cet œil simple dont parle le Christ, qui donne au corps, c'est-à-dire, à toutes les œuvres et à la vie de l'homme, clarté et innocence vis-à-vis de tous péchés. C'est pour l'esprit une tendance éclairée de l'intérieur et pleine d'amour, et le fondement de toute spiritualité. L'intention simple renferme en elle-même la foi, l'espérance et la charité ; car elle a foi en Dieu et lui est fidèle. Elle foule aux pieds la nature, rend l'esprit paisible et le met à l'abri du murmure, et elle conserve vivantes toutes les vertus. Elle donne enfin à l'égard de Dieu paix, confiance et assurance, aussi bien sur la terre qu'au moment du jugement. Ainsi habiterons-nous en l'unité de l'esprit, par grâce et ressemblance, et nous rencontrerons toujours Dieu au moyen des vertus, tandis que toute notre vie et toutes nos œuvres lui seront offertes par intention simple : de cette façon, à toute heure et en toutes nos œuvres, nous acquérons ressemblance plus grande. Puis, par le fond même de l'intention simple, nous nous dépassons nous-mêmes et nous rencontrons Dieu sans intermédiaire, pour nous reposer avec lui dans l'abîme même de la simplicité et posséder là l'héritage qui nous est préparé de toute éternité. Ainsi la vie et les œuvres vertueuses de tous les esprits consistent-elles en la ressemblance avec Dieu par intention simple ; tandis que tout leur repos le plus élevé se trouve dans la simplicité au-dessus de toute ressemblance. Cependant les esprits se surpassent mutuellement en vertus et en ressemblance, et chacun possède son essence propre en lui-même selon sa dignité. Dieu pourvoit chacun d'une façon particulière ; et chacun le cherche dans le fond de son esprit, selon l'étendue de son amour, et cela aussi bien ici-bas que dans l'éternité.
CHAPITRE LXIII.
COMMENT, TANT DANS LA VIE ACTIVE QUE DANS LA VIE
SPIRITUELLE, LES VERTUS SONT ORDONNÉES AU MOYEN DES SEPT DONS DU SAINT-ESPRIT, ET PREMIÈREMENT DE CEUX DE CRAINTE, DE PIÉTÉ ET DE SCIENCE (3). Il nous faut maintenant considérer l'ordre et la gradation de toute vertu et de toute sainteté, et la façon dont nous rencontrons Dieu par la ressemblance, pour prendre ensuite avec lui notre repos dans l'unité. Lorsque, sous l'action de la crainte de Dieu, l'homme pratique les vertus morales, s'en tenant aux exercices extérieurs, en toute obéissance et soumission à la sainte Église et aux commandements de Dieu, ayant par intention simple bonne volonté et promptitude pour toutes choses bonnes, il possède avec Dieu la ressemblance, par le fait de la fidélité et de la concorde de sa volonté à agir en toutes choses selon le vouloir divin. Puis dépassant la ressemblance, il prend en Dieu son repos ; car si, par fidélité et intention simple, il accomplit la volonté de Dieu en proportion de sa ressemblance avec lui, par amour il se repose en son bien-aimé, ce qui est plus que lui ressembler. S'il s'exerce bien selon ce don reçu de Dieu, il reçoit en outre de lui l'esprit de piété et de générosité, et il devient ainsi large de cœur, doux et miséricordieux. Dès lors croissent en lui la vie et la ressemblance divines, et il fait mieux l'expérience du repos en Dieu, en même temps que se manifestent plus grandes largeur et profondeur de vertu qu'auparavant. La ressemblance et le repos sont d'ailleurs d'autant mieux goûtés qu'on est plus ressemblant avec Dieu. Si l'homme pratique tout ceci avec grand zèle et avec intention simple, en luttant contre ce qui s'oppose aux vertus, il obtiendra alors le troisième don, qui est celui de science et de discrétion. Ainsi devient-il raisonnable, sachant ce qu'il faut faire ou omettre, en toutes circonstances. Puis, par intention simple et amour divin, il se repose en Dieu au-dessus de soi-même dans l'unité ; il se possède en plus grande ressemblance, et toutes ses œuvres deviennent plus savoureuses, car il est obéissant et soumis au Père, raisonnable et discret comme le Fils, généreux et miséricordieux comme le Saint-Esprit : et ainsi il porte une ressemblance avec la Sainte Trinité, et il se repose en Dieu par l'amour et la simplicité de son intention. C'est toute la vie active. L'homme doit s'y exercer avec grand zèle, en toute simplicité d'intention et avec discrétion, se gardant contre tout ce qui s'oppose à la vertu et se tenant toujours humblement prosterné aux pieds du Christ. De cette façon il croit à toute heure en vertu et en ressemblance, et en agissant ainsi il ne peut errer. Cependant il demeure toujours de cette manière dans une vie active. Si donc l'homme se tient et s'applique aux choses qui occupent le cœur et aux œuvres multiples plus qu'à la cause et au pourquoi des actes ; s'il est plus attentif dans les sacrements aux pratiques, aux signes, ou aux coutumes extérieures qu'à leur cause et à la vérité qu'ils signifient, il demeure toujours un homme extérieur, et dans ses bonnes œuvres faites avec intention simple il trouve le salut.
CHAPITRE LXIV.
DU DON DE FORCE.
Si donc l'homme veut approcher plus près de Dieu et faire monter ses exercices et sa vie, il doit des œuvres aller jusqu'à leur cause et des signes jusqu'à la vérité signifiée : ainsi devient-il maître de ses œuvres et connaisseur de la vérité, et il entre dans une vie intérieure. Dieu lui donne alors le quatrième don qui est l'esprit de force ; ce qui lui permet de dominer joies et peines, gains et pertes, espérance et souci de choses terrestres, toute sorte d'intermédiaire en un mot et de multiplicité. De cette façon l'homme devient libre et affranchi de toute créature (4). Lorsqu'il est ainsi dépouillé d'images, il est maître de lui-même, et facilement, sans labeur, il devient un et intérieur, se tournant librement et sans obstacle vers Dieu, avec dévotion intime, affection élevée, action de grâces, louange et intention simple (5). Alors il goûte la saveur de toutes ses œuvres et de toute sa vie tant intérieure qu'extérieure ; car il se tient devant le trône de la Sainte Trinité, et souvent il reçoit de Dieu consolation et douceur intérieures. Celui qui sert, en effet, à cette table avec action de grâces, louange et révérence intérieure boit souvent du vin et goûte aux reliefs et aux miettes qui tombent de la table du Seigneur ; il possède aussi sans cesse la paix intérieure que lui donne son intention simple (6). Persiste-t-il à demeurer ferme devant Dieu, rendant grâces, louant et élevant son intention, il reçoit alors un double esprit de force. Aussi ne se laisse-t-il pas engloutir dans l'affection sensible, ni dans l'avidité de consolation, de douceur ou d'aucun don divin, non plus que dans le repos et la paix de son cœur. Mais il veut dépasser tous dons et consolations, pour trouver celui qu'il aime (7). Ainsi celui qui méprise et domine les sollicitudes du cœur et les choses de la terre possède la force ; mais il est doublement fort, celui qui dépasse et surmonte toute consolation et tous dons célestes. De cette façon, l'homme s'élève au-dessus de toutes les créatures, et il se possède en toute maîtrise et liberté au moyen du don de force spirituelle.
CHAPITRE LXV.
DU DON DE CONSEIL.
Lors donc que rien de créé ne peut dominer l'homme ni l'empêcher de demeurer en son intention simple qui s'élève ; lorsqu'il se tient ferme, adonné à la louange de Dieu, et le poursuivant au-dessus de tous ses dons, au moyen de la force spirituelle, Dieu lui donne le cinquième don, c'est-à-dire le don de conseil. Par là le Père attire l'homme intérieurement et l'appelle à sa droite avec les élus, au sein de sa propre unité. Et le Fils lui dit en esprit : « Suis-moi vers mon Père ; une seule chose est nécessaire. » Enfin le Saint-Esprit fait ouvrir le cœur et l'embrase d'un brûlant amour (8). De là naît à l'intérieur une ardeur enflammée et impatiente ; car celui qui prête l'oreille à ce conseil est pris dans la tempête d'amour, et rien ne peut lui suffire que Dieu seul. Aussi s'abandonne-tu lui-même avec toutes choses, afin de trouver celui en qui il vit et en qui toutes choses sont ramenées à l'unité. Il devra dès lors poursuivre Dieu avec intention simple, se dominer lui-même par la raison, faire abandon de tout vouloir propre, et attendre sans préoccupation cette unité si désirée, jusqu'au jour où il plaira à Dieu de la lui donner (9). L'esprit de conseil exerce ainsi en cet homme une double action ; car il est grand et il suit l'ordre et le conseil divins, celui qui, s'abandonnant lui-même avec toutes choses, dit avec un amour insatiable, enflammé et brûlant : « Que votre règne arrive. » Mais il est plus grand encore et il observe mieux le conseil de Dieu, celui qui, vainqueur de sa propre volonté et plein d'abnégation, dit à Dieu en toute soumission et révérence : « Que votre volonté se fasse en toutes choses, et non la mienne. » Lorsque le Christ, notre cher Seigneur, était tout proche de sa Passion, il adressa à son Père cette même parole, dans une humble abnégation de soi. Or jamais il ne dit rien qui lui fût plus doux ni plus glorieux, qui fût plus utile pour nous, plus agréable à son Père, ni plus ignominieux pour le démon ; car c'est en renonçant ainsi à sa propre volonté humaine qu'il nous a tous sauvés. La volonté de Dieu devient donc pour l'homme humble et aimant la joie suprême, et ce qui lui agrée le plus spirituellement, alors même que par impossible il descendrait en enfer (10). Ainsi la nature s'humilie-t-elle le plus profondément qu'elle peut, tandis que Dieu monte au plus haut sommet de l'âme ; et l'homme est alors apte à recevoir tous les dons de Dieu, parce qu'il s'est renoncé lui-même, a fait abandon de sa propre volonté et a donné le tout pour le tout. C'est pourquoi il ne souhaite et ne veut que ce qu'il plaît à Dieu de lui donner, la volonté de Dieu faisant toute sa joie, et celui qui s'abandonne ainsi par amour étant le plus libre qui puisse être. Il vit exempt de souci, car Dieu ne peut perdre ce qui lui appartient. Remarquez maintenant que Dieu, encore qu'il connaisse les cœurs, visite cependant et éprouve un tel homme, afin de voir s'il peut se renoncer librement et mériter ainsi d'être éclairé de lui et de vivre d'une façon honorable pour Dieu et utile pour soi-même (11). C'est pourquoi Dieu le mène parfois de la droite à la gauche, du ciel à l'enfer, de l'abondance des délices aux plus grandes misères, de sorte qu'il semble être délaissé et méprisé de Dieu et de toutes les créatures. Mais si cet homme a déjà renoncé à lui-même et à sa propre volonté, alors qu'il jouissait de l'amour et de la joie, de manière à ne rien rechercher pour soi, sinon toujours la très chère volonté de Dieu ; au milieu même des peines et des délaissements, il pratiquera facilement le même abandon, jusqu'à ne rien poursuivre de personnel, mais toujours l'honneur de Dieu. Qui se porte volontiers aux grandes œuvres se soumet non moins volontiers aux grandes souffrances ; mais souffrir et supporter avec résignation est quelque chose de plus noble, de plus digne de Dieu et de plus doux à notre âme, que d'accomplir de grandes choses avec le même esprit d'abandon ; car c'est plus contraire à notre nature. Aussi l'esprit est-il mené plus haut et la nature plus abaissée dans les lourdes souffrances que dans les œuvres d'éclat, à amour égal. Lorsque l'on demeure en cet abandon, sans aucune recherche, comme quelqu'un qui ne veut ni ne sait autre chose, l'esprit de conseil opère doublement ; car l'on satisfait à la volonté et au conseil de Dieu en agissant et en supportant, par abandon de soi-même et humble soumission, et ainsi la nature reçoit son ornement le plus élevé. L'on est alors apte à recevoir dans l'esprit l'illumination divine.
CHAPITRE LXVI.
DU PREMIER EFFET DU DON D'INTELLIGENCE.
Voici donc que Dieu confère le sixième don, qui est l'esprit d'intelligence. Naguère nous avons comparé ce don à une source qui s'épanche en trois ruisseaux : car il établit notre esprit en unité, il révèle la vérité et il fait naître un amour large qui se donne à tous. Ce don ressemble encore au rayonnement du soleil, qui, par son éclat, remplit l'air d'une clarté simple ; il éclaire les formes des choses et fait voir la distinction des diverses couleurs, et ainsi révèle sa propre force ; et enfin sa chaleur est commune au monde entier, où il répand ses effets bienfaisants et la fécondité. C'est de même façon que le premier rayonnement du don d'intelligence crée dans l'esprit la simplicité (12). Et cette simplicité est toute baignée d'une clarté remarquable, tout comme l'atmosphère par la lumière du soleil ; car la grâce de Dieu, qui est le fondement de tous les dons, habite essentiellement notre intellect possible comme une lumière simple, et sous l'action de cette lumière simple notre esprit est fixé, éclairé d'une manière simple et tout rempli de grâces et de dons divins, et ainsi acquiert-il avec Dieu la ressemblance par grâce et amour divin. Cependant par cela même qu'il ressemble à Dieu, qu'il le poursuit d'intention simple et qu'il l'aime par-dessus tous les dons, la ressemblance ni la clarté créée ne peuvent lui suffire. Il éprouve, en effet, une tendance foncière, naturelle et surnaturelle, vers une essence immense, d'où il vient lui-même. D'autre part l'unité de l'essence divine a pour propriété d'attirer éternellement en elle-même tout ce qui lui ressemble. C'est pourquoi l'esprit s'enflamme du désir de jouir et il s'immerge en Dieu comme en son repos éternel ; car la grâce divine est à Dieu ce que le rayon est au soleil : elle est l'intermédiaire et le chemin qui nous mènent à Dieu. Aussi brille-t-elle en nous d'une manière simple, nous donnant la couleur divine, c'est-à-dire la ressemblance avec Dieu. Or celui qui possède ainsi la ressemblance s'écoule de lui-même à toute heure pour trépasser en Dieu, devenir un avec lui et demeurer tel ; car la charité nous donne cette unité et nous fait prendre demeure et habitation en l'un. Néanmoins nous conservons éternellement la ressemblance dans la lumière de la grâce ou de la gloire, en tant que nous gardons notre activité de charité et de vertus. Et nous tenons l'unité avec Dieu au-dessus de nos œuvres, dans la nudité de notre esprit, en pleine lumière divine, en tant que nous possédons Dieu dans le repos, au-dessus de toutes vertus. Pour qu'il y ait ressemblance, en effet, il faut que la charité opère éternellement ; mais dans l'unité avec Dieu par l'amour de jouissance, il y a repos à jamais. Cela s'appelle le commerce d'amour ; car en un même instant, en un même temps, l'amour opère et se repose en son bien-aimé. Les deux choses se fortifient mutuellement ; car plus haut monte l'amour, plus il y a repos, et plus le repos est profond, plus l'amour est intime : l'un vit dans l'autre ; qui n'aime point n'a pas de repos, et qui ne goûte pas de repos n'a pas d'amour. Cependant il semble parfois à l'homme juste qu'il n'aime point Dieu vraiment et qu'il ne trouve pas en lui son repos. Mais ce sentiment même vient de l'amour : car c'est parce qu'il veut aimer au-delà de son pouvoir, que cet homme croit demeurer en deçà. Dans la même opération il goûte à la fois amour et repos, car nul ne peut comprendre ce que c'est qu'aimer en action et prendre repos en jouissance, s'il n'est abandonné et vide de soi, et éclairé de Dieu. Néanmoins chacun de ceux qui aiment Dieu est un avec lui et en repos, et il lui ressemble dans l'activité d'amour. Dieu, en effet, dans sa sublime nature dont nous portons la ressemblance, possède tout à la fois jouissance dans l'éternel repos, selon l'unité essentielle, et activité dans l'opération éternelle, selon la Trinité ; l'un est le complément de l'autre, et le repos est attaché à l'unité comme l'activité à la Trinité ; et il en est ainsi éternellement. C'est pourquoi si l'homme veut goûter Dieu, il doit aimer ; et s'il aime, il en goûtera la saveur. Mais s'il trouve satisfaction dans les choses étrangères, il ne peut goûter ce qu'est Dieu. Aussi devons-nous nous posséder nous-mêmes, simples en vertus et en ressemblance, et posséder Dieu au-dessus de nous-mêmes par l'amour, dans le repos et l'unité. C'est de cette façon que, tout d'abord, l'homme qui se donne universellement à tous devient stable.
CHAPITRE LXVII. Lorsque la clarté du soleil baigne l'atmosphère, la beauté et l'opulence de l'univers entier deviennent visibles, les yeux de l'homme s'éclairent et lui donnent la jouissance des mille couleurs diverses. De même quand la simplicité règne en nous-mêmes et que l'esprit d'intelligence illumine et baigne notre intellect possible, nous devenons capables de connaître les sublimes attributs de Dieu, source de toutes les œuvres qui émanent de lui. Si, en effet, tous peuvent comprendre ces œuvres et, par leur moyen, connaître Dieu lui-même, nul cependant ne peut avoir l'intelligence savoureuse de l'attribut d'où vient l'œuvre divine, ni le saisir proprement selon sa nature foncière, si ce n'est au moyen du don d'intelligence. Ce don, en effet, nous apprend à contempler et à connaître notre propre noblesse, en même temps qu'il nous donne le discernement des vertus et des exercices divers, afin de nous faire vivre sans crainte d'erreur, en conformité avec la vérité éternelle. Ainsi éclairé, l'homme peut mener une vie spirituelle et user de sa raison illuminée, afin d'envisager et de comprendre toutes choses comme il convient, au ciel et sur la terre. C'est pourquoi il vit au ciel, contemplant et scrutant avec tous les saints la haute noblesse de son amant divin, sa sublimité insaisissable, sa profondeur, sa longueur et sa largeur inaccessibles, son immensité et sa vérité infinies, sa bonté et sa miséricorde inexprimables, et chacun des aimables attributs qui sont en Dieu notre bien-aimé et qui dépassent tout nombre et toute mesure en sa sublime nature car il est tout cela lui-même. De là l'homme éclairé reporte ses regards sur soi, sur tous les hommes et sur tous les êtres, et il voit comment Dieu, dans sa bonté toute gratuite, les a tous créés et enrichis de dons dans la nature, de mille manières, voulant encore, au-dessus de la nature, se donner lui-même à eux comme richesse, pourvu qu'ils le veuillent chercher et désirer. Chaque regard raisonnable ainsi porté sur l'infinie variété de la richesse divine remplit notre esprit de joie, si tant est que par l'amour divin nous ayons trépassé de nous-mêmes en Dieu, que nous vivions et marchions selon l'esprit, et que nous goûtions les choses de l'éternité. C'est le don d'intelligence qui nous fait voir l'unité que nous avons et possédons en Dieu, par le moyen de l'amour fruitif qui nous transporte, et la ressemblance que nous avons avec lui, par le moyen de la charité et des vertus. Le même don répand en flous lumière et clarté, ce qui nous permet de mener une vie spirituelle avec discernement, de contempler et de connaître Dieu sous forme de représentations spirituelles, de nous connaître enfin nous-mêmes ainsi que toutes choses, selon le mode et la mesure de la lumière, selon la volonté de Dieu et la noblesse de notre intelligence. Voilà comment, en second lieu, l'homme universellement dévoué devient éclairé.
CHAPITRE LXVIII. Dans la mesure où la clarté du soleil brille dans l'atmosphère, la chaleur grandit et répand partout la fertilité. De même, lorsque notre raison et notre intelligence deviennent si éclairées qu'elles acquièrent une connaissance distincte de la vérité divine, de son côté la volonté, qui est la puissance aimante, s'échauffe jusqu'à s'écouler abondamment et à répandre universellement sa fidélité et son amour. Le don d'intelligence, en effet, établit en nous un amour large et universel, comme fruit de la connaissance de la vérité que nous donne sa clarté. Car ceux qui possèdent la simplicité au plus haut point sont en même temps les plus apaisés en eux-mêmes et les plus profondément immergés en Dieu. Éclairés en intelligence et riches en bonnes œuvres plus que tous autres, ils se donnent aussi plus largement en un amour qui se répand sur tous. Ayant plus de ressemblance avec Dieu, ils sont par là même plus affranchis d'obstacles ; car Dieu est simple en son essence, clarté en son intelligence et amour qui se donne largement à tous en ses œuvres. Or dans la mesure où nous ressemblons à Dieu sous ce triple point de vue, nous lui sommes aussi plus unis. C'est pourquoi nous devons demeurer foncièrement simples, regarder toutes choses à la clarté de l'intelligence et y répandre communément les flots de notre amour. De même le soleil qui brille au firmament demeure-t-il si bien en lui-même qu'il est simple et immuable, et néanmoins sa clarté et sa chaleur sont communes à tout l'univers. Comprenons donc comment il nous faut marcher à la lumière de la raison éclairée avec un amour commun pour tous. Le Père est principe de toute la divinité, selon l'essence et selon les personnes. C'est pourquoi nous devons nous prosterner en esprit, avec une humilité pleine de respect devant la sublimité du Père, acquérant ainsi cette humilité qui est le fondement de toutes les vertus. Puis adorant intimement sa puissance et lui rendant un souverain hommage, nous serons élevés en esprit ; car c'est par cette puissance que Dieu a fait sortir toutes choses du néant et les maintient dans l'être. La fidélité et l'amour de notre Dieu exciteront de notre part louange, reconnaissance et soumission sans fin, car il nous a délivrés des liens du démon et de la mort éternelle et nous a rendus libres. De plus, animés d'une grande pitié, nous représenterons à la sagesse divine l'aveuglement et l'ignorance où gisent les hommes, souhaitant que tous reçoivent la lumière et la connaissance de la vérité, de façon à ce que Dieu soit connu et honoré de tous. Nous implorerons encore la miséricorde divine pour les pécheurs, afin qu'ils se convertissent et progressent en vertu, et donnent ainsi à Dieu un vrai amour. Nous irons puiser aux riches dons divins, afin de les répandre largement sur tous ceux qui en ont besoin et qu'ainsi comblés ils fassent retour vers Dieu et le possèdent tous. Passant ensuite aux œuvres accomplies par le Christ en son humanité pour le service de tous, nous les offrirons au Père céleste comme un tribut d'honneur et de révérence, sûrs ainsi d'être exaucés en toutes nos prières. Le zèle intime des anges, des saints et de tous les justes y sera joint comme hommage à Dieu, dans le Christ Jésus, afin d'unir nos louanges aux leurs. Tout ce qui se fait enfin dans la sainte Église, le sacrifice auguste offert par tous les prêtres, tout ce que nous pouvons nous-mêmes pratiquer, au nom du Christ, sera par nous présenté au Père céleste, afin de pouvoir le rencontrer, lui devenir semblables en amour universel, et, au-dessus de toute ressemblance, atteindre la simplicité et être unis à lui dans l'unité essentielle. Toujours, en effet, nous devons demeurer avec Dieu dans l'unité et toujours nous répandre avec lui et avec tous les saints en amour universellement dévoué. Puis il nous faut toujours revenir vers Dieu avec des sentiments de reconnaissance et de louange, afin de nous immerger nous-mêmes par amour de fruition dans le repos essentiel. C'est la vie la plus riche que je connaisse : et ainsi possédons-nous le don d'intelligence. CHAPITRE LXIX. Lorsque s'opère le retour dont il vient d'être question, l'unité dont on jouit avec Dieu ressemble à une ténèbre qui défie toute détermination ou connaissance (16). Or notre esprit, par amour et intention simple, fait ce retour en offrant à Dieu d'une façon active toutes vertus, et en s'abandonnant soi-même à la jouissance de Dieu, au-dessus de toutes les vertus. C'est dans ce retour amoureux que prend naissance le septième don, l'esprit de sagesse savoureuse, qui pénètre de traits lumineux et de goût spirituel la simplicité de notre esprit, l'âme et le corps même. Il consiste en une motion spirituelle ou touche divine qui se fait sentir dans l'unité de notre esprit ; et c'est le point de départ et le fondement de toutes les grâces, de tous les dons et de toutes les vertus. Et tandis que Dieu exerce ce toucher, chacun peut goûter la saveur de ses pratiques et de sa vie, selon la puissance de la touche divine et la mesure de son amour. Cette motion divine est l'intermédiaire le plus intime entre Dieu et nous, entre le repos et le labeur, entre le mode et le non-mode, entre le temps et l'éternité. Or Dieu opère en nous cette motion spirituelle en tout premier lieu, avant de répandre aucun don ; et cependant ce n'est qu'en tout dernier lieu qu'elle est connue et savourée de nous. Car lorsque nous avons cherché Dieu amoureusement par tous nos exercices, jusqu'au fond le plus intime de nous-mêmes, nous percevons l'irruption de toutes les grâces et de tous les dons divins. Quant à la touche divine elle-même, nous l'éprouvons en l'unité de nos puissances supérieures, au-dessus de la raison mais non sans que la raison intervienne (17) ; car nous nous apercevons que nous sommes touchés. Mais dès que nous voulons savoir ce que c'est et d'où cela vient, la raison ne peut que défaillir, ainsi que toute considération créée. Alors même, en effet, que l'air serait tout illuminé de la clarté du soleil, et les yeux clairs et sains, si l'on voulait suivre les rayons qui apportent la lumière jusqu'à fixer le disque même du soleil, les yeux refuseraient leur concours, obligés qu'ils sont de recevoir passivement l'éclat des rayons. Ainsi l'irradiation de la lumière incompréhensible qui brille en l'unité de nos puissances supérieures est si grande, que toute opération de créature qui se fait distinctement doit s'évanouir. Il faut ici que notre faculté d'action s'efface devant l'opération intime de Dieu, et c'est la source de tous les dons. Car si nous étions capables de saisir Dieu tout entier, il se donnerait lui-même à nous sans intermédiaire, ce qui ne se peut faire ; car nous sommes trop étroits et trop petits pour l'embrasser. C'est pourquoi il répand en nous ses dons à la mesure de notre capacité et selon la perfection de nos pratiques. Car l'unité féconde de Dieu plane au-dessus de l'union de nos puissances et réclame de flous sans cesse ressemblance par l'amour et les vertus.
CHAPITRE LXX. L'illumination divine sans mesure qui est d'un éclat incompréhensible, qui est cause de tous les dons et de toutes les vertus, et qui est elle-même insaisissable lumière, investit et pénètre la tendance fruitive de notre esprit d'une clarté qui défie toute détermination et compréhension (19). À cette lumière l'esprit s'immerge dans le repos de jouissance, et ce repos ne saurait être ni mesuré, ni sondé ; on ne le peut connaître que par lui-même. Car si nous pouvions le connaître et le saisir, nous reviendrions au mode et à la mesure. Dès lors il ne pourrait plus nous satisfaire, mais de repos il deviendrait perpétuelle inquiétude. Voilà pourquoi la tendance simple et amoureuse de notre esprit qui se plonge dans le repos fait naître en nous un amour de fruition, lequel est insondable. Et l'abîme de Dieu appelle l'abîme, c'est-à-dire tous ceux qui sont unis à l'Esprit de Dieu par amour de fruition. Cet appel est comme l'inondation d'une clarté essentielle (20) ; et cette clarté essentielle, qui nous enveloppe d'un amour immense, nous fait nous perdre nous-mêmes et nous écouler dans la ténèbre inexplorée de la divinité. Et ainsi unis sans intermédiaire à l'Esprit divin, ne faisant qu'un avec lui, nous pouvons rencontrer Dieu avec l'aide de Dieu même, et posséder avec lui et en lui notre béatitude éternelle. Aussi recevons-nous à toute heure de nouvelles touches divines, afin qu'à toute heure s'accomplissent un renouvellement plus grand et une ressemblance plus parfaite en vertus. Touché ainsi à nouveau, l'esprit est saisi de faim et de soif ; il veut, dans la tempête d'amour, épuiser le goût spirituel et traverser tout cet abîme, afin d'être rassasié. De là naît une avidité de désirs insatiable, jointe à une perpétuelle impuissance car si tous les esprits aimants désirent Dieu et tendent vers lui, chacun selon son mode de perfection et la puissance de la touche divine, néanmoins Dieu demeure éternellement insaisissable à l'activité de nos désirs ; et c'est la cause pour nous d'une éternelle faim et d'un éternel retour affectif, en union avec tous les saints. Mais lorsque se fait la rencontre avec Dieu, la clarté et l'ardeur sont si grandes et si démesurées que tous les esprits doivent cesser d'agir, se fondant et se perdant, sous le sentiment de l'amour, en leur propre unité. Il leur faut dès lors subir l'action intime de Dieu, comme de pures créatures. Et ici notre esprit, la grâce divine et toutes nos vertus se confondent en un seul amour affectif, sans opération ; car l'esprit ayant épuisé toute action est devenu lui-même amour. Alors l'esprit est simple, disposé à recevoir tous les dons et habile à toutes les vertus. Et en cette source même de l'amour bouillonne la veine jaillissante, l'irradiation ou l'opération intime de Dieu, qui nous meut à toute heure, nous incite, nous appelle à l'intérieur et nous répand en nouvelles œuvres vertueuses. Ainsi vous ai-je fait voir le fondement et le mode de toutes les vertus.
CHAPITRE LXXI.
DU PREMIER MODE DE LA VIE LA PLUS INTIME.
La vie la plus intime est exercée selon trois modes. Parfois, en effet, l'homme intérieur, par inclination fruitive, rentre en soi-même d'une manière simple, au-dessus de toute activité et de toutes vertus, pour s'appliquer à un regard simple dans l'amour de jouissance (21). Et là il rencontre Dieu sans intermédiaire. Et de l'unité de Dieu brille en lui une lumière simple, et cette lumière se montre ténèbre, nudité et rien. Dans cette ténèbre, l'homme est enveloppé et il s'enfonce dans un état sans modes, où il est perdu. Dans la nudité, toute considération et distinction des choses lui échappe, et il est informé et pénétré d'une clarté simple. Dans le rien, il voit défaillir toutes ses œuvres ; car il est vaincu par l'activité de l'amour immense de Dieu, et par l'inclination fruitive de son esprit, il triomphe lui-même de Dieu et il devient un esprit avec lui (22). Dans cet état d'union en l'Esprit de Dieu, cet homme sent naître en lui un goût de fruition, et il est mis en possession de l'essence divine. Et en tant qu'il fait retour et se plonge lui-même en son existence essentielle, il est comblé de délices infinies et des trésors de la richesse divine. Cette richesse, à son tour, répand en l'unité des puissances supérieures l'enveloppement et la plénitude d'un amour ressenti ; tandis que de cet amour s'écoule dans le cœur et dans les puissances inférieures un goût pénétrant et délicieux (23). Sous l'action de ce flot puissant, l'homme est rendu immobile à l'intérieur, impuissant en lui-même et en toutes ses œuvres. Il ne sait et il n'éprouve au fond le plus intime de lui-même, en son âme et en son corps, rien autre chose qu'une clarté singulière, jointe à un sentiment de bien-être et à un goût pénétrant. Tel est le premier mode qui est tout d'oisiveté ; car il rend l'homme oisif vis-à-vis de toutes choses et l'élève au-dessus des œuvres et au-dessus de toutes vertus. Il l'unit à Dieu et donne aux exercices les plus intimes qu'on puisse pratiquer un caractère ferme et stable. D'ailleurs dès que quelque occupation ou exercice de vertu est capable d'introduire chez l'homme intérieur un intermédiaire ou une image, là où le retour doit être tout pur, comme il le désire, cela devient aussitôt un obstacle au mode dont nous venons de parler ; car ce mode est un passage de toutes choses à une pure oisiveté. Voilà donc comment se réalise le premier mode des exercices les plus intimes.
CHAPITRE LXXII.
DU SECOND MODE DES EXERCICES LES PLUS INTIMES.
L'homme intérieur peut opérer encore son retour vers Dieu d'une façon affective et active, avec le dessein de lui rendre honneur et vénération, et de s'offrir et consumer lui-même, avec tout ce dont il est capable, par amour de Dieu. Et ici la rencontre avec Dieu se fait par intermédiaire. Or, cet intermédiaire, c'est le don de sagesse savoureuse, qui est la base et l'origine de toutes les vertus, et qui attise et met en mouvement l'homme intérieur, selon la mesure de son amour, pour l'entraîner vers le bien. Parfois, enfin, ce don le touche et l'embrase d'amour d'une façon si intense, que tous les autres dons de Dieu et toutes ses libéralités lui paraissent peu de chose et ne peuvent le satisfaire, mais font croître plutôt son ardeur impatiente, si Dieu ne se donne lui-même. Il a, en effet, une perception ou un sentiment intime au fond de lui-même, là où toutes les vertus viennent aboutir et où elles débutent, là où il offre à Dieu toutes vertus d'une façon affective, et là où règne l'amour. Il s'ensuit une faim et une soif amoureuses si grandes, que cet homme s'abandonne à toute heure et laisse là toute action, se consumant et s'anéantissant en amour ; car il a faim et soif de goûter Dieu, et à chaque éclair du regard divin, il se sent saisi par Dieu et touché d'amour tout à nouveau. Il vit et cependant il meurt, et en mourant il revit. C'est ainsi que la faim et la soif affectives d'amour se renouvellent en lui à toute heure. Tel est le second mode des exercices les plus intimes il est affectif, et l'amour s'y maintient en ressemblance, et il désire et veut s'unir à Dieu. Ce mode nous est d'ailleurs plus utile et plus précieux que le premier, dont il est lui-même la cause ; car nul ne peut parvenir au repos qui dépasse l'action, s'il n'a aimé auparavant d'un amour avide et actif. C'est pourquoi la grâce de Dieu et notre amour agissant doivent tout à la fois précéder et suivre c'est-à-dire que l'exercice doit en être pratiqué avant et après ; car sans les actes de l'amour nous ne pouvons ni mériter, ni obtenir Dieu, ni ensuite conserver ce que l'amour actif nous a fait acquérir. Nul donc ne doit demeurer oisif, lorsqu'il a la maîtrise de lui-même et peut pratiquer l'amour. Aussi lorsque l'homme intérieur s'arrête, si peu que ce soit, à quelque don de Dieu ou à quelque créature, il y trouve un obstacle à cet exercice de la vie la plus intime, qui consiste en une faim que rien ne peut satisfaire, sinon Dieu seul.
CHAPITRE LXXIII.
DU TROISIÈME MODE DES EXERCICES LES PLUS INTIMES.
Des deux modes précédents naît le troisième, qu'on peut appeler une vie intérieure conforme à la justice. Comprenons bien, en effet, que Dieu vient sans cesse en nous, par intermédiaire et sans intermédiaire, et qu'il exige que nous jouissions et opérions, sans que l'un empêche l'autre, mais plutôt afin que sans cesse l'un fortifie l'autre. C'est pourquoi l'homme intérieur mène sa vie de cette double manière, c'est-à-dire dans le repos et l'action. Il est d'ailleurs tout entier et sans partage à l'un et à l'autre ; car il est tout en Dieu, où il trouve le repos de jouissance, et il est tout en lui-même, adonné à l'action amoureuse, et à toute heure Dieu l'invite et l'exhorte à reprendre l'un et l'autre, le repos et l'action. À toute heure aussi la justice qui règne en son esprit veut payer ce que Dieu réclame de lui ; et c'est pourquoi, à chaque regard de Dieu, l'esprit se replie intérieurement d'une manière active et d'une manière fruitive, se renouvelant ainsi en toutes vertus et pénétrant plus à fond dans le repos de jouissance. Car Dieu, en une même largesse, se communique lui-même avec tous ses dons ; et l'esprit, de son côté, à chaque retour vers Dieu, se donne lui-même avec toutes ses œuvres. Par la simple illumination divine, en effet, et sous l'action de sa tendance fruitive et de son immersion d'amour, l'esprit est uni à Dieu et est transporté sans cesse dans le repos. D'autre part, sous l'influence du don d'intelligence et du don de sagesse savoureuse l'homme est touché et incité à l'action, il est éclairé à tout instant et enflammé d'amour. Et il lui est montré dans l'esprit et présenté tout ce que l'on peut désirer. Aussi voyant la nourriture des anges et le breuvage céleste, est-il saisi de faim et de soif. Il supporte grand labeur d'amour, parce qu'il entrevoit son repos. Pèlerin, il aperçoit sa patrie, et luttant d'amour Pour la victoire, il voit briller la couronne. Consolation, paix, joie, beauté, richesses, tout ce qui fait naître l'allégresse, tout cela apparaît en Dieu sans mesure à l'intelligence éclairée, sous des images spirituelles. Et sous l'influence de ce spectacle et de ce toucher divins, l'amour reste actif. Car cet homme doué de justice a établi en son esprit une vie véritable, adonnée au repos et à l'action, et cette vie durera éternellement ; mais elle sera transformée, après la vie présente, en un état plus élevé. C'est ainsi que l'homme est juste, allant à Dieu avec un amour intime, par une perpétuelle activité, et entrant chez Dieu, avec son inclination de fruition, en un éternel repos (24). Là il demeure en Dieu, et néanmoins il sort, se donne d'un commun amour à toutes les créatures et s'applique aux œuvres de vertu et de justice. C'est là le degré le plus haut de la vie intérieure. Et tous ceux qui n'exercent pas en même temps le repos et l'action n'ont pas encore acquis la justice dont nous parlons. Lorsque l'homme est vraiment juste, il ne peut être entravé dans la pratique de son retour intérieur vers Dieu ; car il l'accomplit tout à la fois en jouissant et en agissant. Mais semblable à un miroir à deux faces qui reflète de part et d'autre des images, en sa partie supérieure il reçoit Dieu avec tous ses dons, tandis qu'en sa partie inférieure ses sens sont affectés d'images corporelles. Désormais il peut se tourner intérieurement quand il veut, et pratiquer sans obstacle la justice (25) ; mais durant cette vie l'homme est mobile ; et c'est pourquoi il se détourne souvent et exerce sa sensibilité hors de ce qui est nécessaire et voulu par la raison éclairée, tombant ainsi en des fautes vénielles. Mais ces fautes, grâce au retour amoureux de l'homme juste vers Dieu, sont comme une goutte d'eau dans une fournaise ardente (26). Sur ce je termine ce qui a trait à la vie intérieure.
CHAPITRE LXXIV. Il y a des hommes qui paraissent bons, et qui cependant mènent une vie toute contraire aux trois modes dont nous venons de parler, ainsi qu'à toutes les vertus. Que chacun donc s'examine et s'éprouve lui-même. Car quiconque n'est pas attiré ni éclairé de Dieu ne peut ressentir la touche d'amour, et il n'a ni application active et affective, ni simple inclination amoureuse vers le repos de jouissance. Aussi ne peut-il s'unir à Dieu ; car tous ceux qui vivent sans amour surnaturel se replient sur eux-mêmes et cherchent le repos en des choses étrangères. Toute créature, en effet, se porte naturellement au repos, et c'est pourquoi les bons et les mauvais le poursuivent, mais selon des manières très différentes. Sachez donc que dès que l'homme se dépouille et s'abstrait d'images dans la partie sensible, devient oisif et sans action selon les puissances supérieures, il entre tout naturellement en repos. Or, tous sont capables de découvrir et de posséder ce repos en eux-mêmes, par simple nature et en dehors de la grâce de Dieu, du moment qu'ils peuvent s'abstraire d'images et de toute action (28). Mais ce n'est pas là que l'homme aimant peut se reposer ; car la charité et la motion intime de la grâce de Dieu ne demeurent pas oisives ; et c'est pourquoi l'homme intérieur ne peut durer longtemps en lui-même dans le repos naturel. Mais voyez de quelle manière on entend le pratiquer. L'on s'assoit tranquillement, libre de tout exercice soit intérieur soit extérieur, en pleine oisiveté, afin de trouver le repos et de pouvoir le conserver sans entrave. Croyez que le repos pris de cette manière n'est point permis ; car il cause en l'homme un aveuglement complet et une ignorance de tout savoir, en même temps qu'un affaissement sur soi-même qui exclut toute action. Ce n'est autre chose qu'une oisiveté stérile où tombe l'homme, et dans laquelle il s'oublie soi-même, oublie Dieu et toutes choses, dès qu'il faudrait faire œuvre d'activité quelconque. Cela est très contraire au repos surnaturel que l'on possède en Dieu, et qui consiste à se fondre d'amour et à fixer d'une façon simple l'incompréhensible clarté. Ce repos en Dieu doit toujours être cherché d'une manière active, avec une intime affection, et c'est l'inclination fruitive qui le fait découvrir et posséder éternellement dans l'immersion amoureuse. Même possédé, il est néanmoins toujours poursuivi, et il dépasse le repos naturel, autant que Dieu l'emporte sur toutes les créatures. Aussi sont-ils dans l'erreur, tous ces hommes qui, se recherchant eux-mêmes, s'ensevelissent dans le repos naturel et ne poursuivent point Dieu par l'affection, ni ne le rencontrent par l'amour de fruition, car ce qu'ils acquièrent ainsi n'est que le fruit dune oisiveté complète d'eux-mêmes, vers laquelle ils sont inclinés par nature et habitude prise. Ce n'est pas ainsi que l'on peut rencontrer Dieu ; mais l'on n'obtient qu'une vaine oisiveté, que les païens, les juifs et même les gens les plus pervers peuvent se procurer, s'ils arrivent à supprimer de leur vie tout remords de leurs péchés et à s'abstraire d'images et de toute activité. Dans un tel désœuvrement le repos est agréable et complet. En soi il ne constitue pas un péché, car il est par nature en tout homme qui parvient à s'établir en oisiveté. Mais lorsqu'on veut s'y adonner et le posséder en dehors de toute œuvre vertueuse, l'on tombe dans un orgueil spirituel et dans une complaisance de soi-même, qui peuvent à peine se guérir. L'on croit alors parfois avoir ce dont en réalité l'on n'approche jamais. Lorsque l'homme se repose ainsi en une fausse oisiveté et pense que toute application amoureuse lui est un obstacle, il prend son repos en lui-même et il se met en contradiction avec le premier mode d'union à Dieu et c'est là une source de toutes les erreurs spirituelles. Voici d'ailleurs un exemple à noter : Les anges qui se sont tournés vers Dieu, avec tout ce qu'ils avaient reçu de lui, par recherche d'amour et de fruition, ont trouvé la béatitude et le repos éternel ; mais ceux qui se sont retournés vers eux-mêmes et ont cherché en eux le repos, en se complaisant en leur propre lumière naturelle, n'ont eu qu'une satisfaction illicite et de courte durée : tout aussitôt aveuglés et écartés de la lumière éternelle, ils sont tombés dans les ténèbres et dans un tourment sans fin (29). Vous voyez donc ce qui est premièrement opposé aux modes surnaturels, un repos acquis dans une vaine oisiveté.
CHAPITRE LXXV.
COMMENT LES FAUX MYSTIQUES MÈNENT LEURS ŒUVRES
EN OPPOSITION AVEC LE DEUXIÈME MODE. Lorsque l'homme veut trouver quelque repos dans l'oisiveté, sans application intime ni affective à Dieu, il est capable de toutes les erreurs ; car il se détourne de Dieu pour se porter vers lui-même par amour naturel, et il ne recherche et ne désire que consolation, douceur et satisfaction. Semblable à un marchand, il fait toutes ses actions par intérêt personnel, recherchant et poursuivant son repos et son profit plus que l'honneur de Dieu. Ayant ainsi dans sa vie un amour purement naturel, il se maintient sans cesse dans son esprit propre, sans oubli de soi. Il en est qui mènent une vie rude et pratiquent de nombreuses pénitences, pour avoir la réputation et le renom de grande sainteté, et mériter aussi bonne récompense ; car tout amour naturel poursuit son propre bien et prendrait volontiers l'honneur sur la terre et grande récompense pour l'éternité. D'autres ont de grands désirs, demandant et souhaitant beaucoup de choses extraordinaires de la part de Dieu. Et c'est souvent pour eux une cause d'erreur ; car il arrive parfois qu'ils obtiennent par l'intermédiaire du démon les choses qu'ils désirent, et ils pensent que c'est le fruit de leur sainteté et qu'ils ont mérité tout cela, tant ils sont orgueilleux et étrangers à la touche et à l'illumination divines. Aussi demeurent-ils repliés sur eux-mêmes, grandement réjouis par la moindre consolation ; car ils ignorent ce qui leur manque. Un appétit désordonné les attire tout entier vers une délectation intérieure et une satisfaction spirituelle purement naturelles. C'est là ce qu'on appelle luxure spirituelle ; car c'est une propension désordonnée d'amour naturel, qui fait qu'on se replie sur soi-même et que l'on poursuit son bien-être en toutes choses. Remplis aussi d'orgueil spirituel et de volonté propre, ces hommes se portent parfois avec une telle passion et une telle ardeur vers ce qu'ils désirent et ce qu'ils réclament avec âpreté de la part de Dieu, qu'ils se fourvoient fréquemment et que quelques-uns tombent même en la possession du démon. Tous ces gens mènent une vie entièrement opposée à la charité et à ce retour amoureux, par lequel l'on s'offre soi-même avec tout ce que l'on peut donner, pour l'honneur et l'amour de Dieu, retour qui ne peut s'arrêter et se satisfaire qu'en un bien incompréhensible qui est Dieu seul. Car la charité est un lien d'amour qui nous entraîne vers Dieu et par lequel, nous abandonnant nous-mêmes, nous sommes unis à Dieu et Dieu à nous. L'amour naturel au contraire se replie sur soi et sur son bien propre, et il demeure toujours seul. Néanmoins il ressemble, pour les actes extérieurs, à la charité, comme deux cheveux sur une même tête, mais les intentions sont différentes. L'homme juste, en effet, recherche, poursuit et désire sans cesse, avec un cœur zélé, l'honneur de Dieu ; tandis que celui qui agit par amour naturel ne voit que lui-même et son propre avantage. Lors donc que l'amour naturel l'emporte sur la charité, il donne naissance à quatre péchés, qui sont l'orgueil, la cupidité, la gourmandise et la luxure de l'esprit. C'est ainsi que tomba Adam au Paradis, et avec lui la nature humaine tout entière ; car il s'aima lui-même d'amour naturel, d'une façon désordonnée, et il se détourna dès lors de Dieu, dont il méprisa, par orgueil, les commandements. Il désira avec cupidité la science et la sagesse, rechercha par gourmandise la satisfaction du goût et du plaisir, après quoi il ressentit les mouvements de la luxure. Marie, au contraire, fut un Paradis vivant. Elle trouva la grâce perdue par Adam et beaucoup plus encore, car elle est la mère de l'amour. En toute charité elle se tourna vers Dieu d'une façon active, et en toute humilité elle accueillit le Christ. Puis généreusement elle l'offrit au Père avec toutes ses souffrances, ne s'arrêtant jamais par gourmandise à goûter ni consolation ni don quelconque ; et toute sa vie s'écoula en pureté. Qui veut la suivre triomphe de tout ce qui s'oppose à la vertu et entre dans le royaume, où elle règne avec son Fils pour l'éternité. CHAPITRE LXXVI.
COMMENT LES FAUX MYSTIQUES SONT EN OPPOSITION
AVEC LE TROISIÈME MODE ET AVEC TOUTE VERTU. Quand donc l'homme possède le repos naturel dans une vaine oisiveté, se poursuivant lui-même en toutes ses œuvres et demeurant obstinément attaché à son esprit propre, il ne peut s'unir à Dieu : car il vit en dehors de la charité et de la ressemblance divine. De là vient une troisième opposition, qui est extrêmement nuisible et qui consiste en une vie contraire à toute justice, pleine d'erreurs spirituelles et de toutes perversités. Remarquez ceci avec grand soin pour le bien saisir. Ceux dont je parle se figurent contempler Dieu et rêvent être les plus saints du monde. Néanmoins leur vie est toute en opposition et en dissemblance avec Dieu, tous les saints et les hommes de bien. Notez bien ce signe auquel vous pourrez les reconnaître tant en leurs paroles qu'en leurs œuvres. Par le fait de ce repos naturel dont ils jouissent en eux-mêmes dans l'oisiveté, ils se tiennent pour libres et unis à Dieu sans intermédiaire, élevés au-dessus de toute pratique de la sainte Église, des commandements de Dieu, de la loi et de toutes les œuvres vertueuses, quelles qu'elles puissent être. Car leur oisiveté leur semble de si grande importance, qu'on ne doit y mettre obstacle par aucune œuvre, si bonne soit-elle, puisqu'elle est en elle-même au-dessus de toute vertu. Aussi se livrent-ils à une pure passivité, sans aucune opération en haut ni en bas, tout comme le métier à tisser qui de lui-même est oisif et attend que son maître veuille y travailler, de peur qu'en faisant quelque chose ils n'entravent Dieu en son opération. Leur oisiveté s'étend donc à toute vertu, à tel point qu'ils ne veulent ni remercier ni louer Dieu. Ils ne s'adonnent ni à connaître, ni à aimer, ni à vouloir, ni à prier, ni à désirer, persuadés qu'ils sont de posséder déjà tout ce qu'ils pourraient demander ou souhaiter. Ainsi se croient-ils pauvres d'esprit, parce qu'ils sont sans volonté d'aucune sorte, ayant tout abandonné et ne mettant dans leur vie aucun choix qui leur soit propre. Dégagés de tout, ayant dépassé toutes choses, ils possèdent, à ce qu'il leur semble, ce pour quoi tout exercice de la sainte Église est institué et établi. De cette façon, comme ils le disent, personne, pas même Dieu, n'est capable de leur rien donner, ni enlever ; car à leur avis ils sont au-delà de tous les exercices et de toutes les vertus, et ils sont parvenus à une pure oisiveté, où ils sont affranchis vis-à-vis de toutes vertus. Ils prétendent d'ailleurs qu'il est plus difficile de s'affranchir des vertus par esprit d'oisiveté, que d'acquérir ces mêmes vertus. Aussi, avides de liberté, ne veulent-ils obéir à personne, ni au pape, ni à l'évêque, ni au curé ; et alors même qu'ils en auraient extérieurement l'apparence, ils n'ont aucune soumission intérieure pour qui que ce soit, ni en leur volonté, ni en leurs œuvres, car ils sont pleinement dégagés de tout ce qui est du domaine de la sainte Église. De là ils en viennent à dire qu'aussi longtemps que l'homme tend à la vertu et désire accomplir la très chère volonté de Dieu, il est encore imparfait, préoccupé qu'il est d'acquérir des vertus et ignorant tout de cette pauvreté d'esprit et de cette oisiveté qu'ils préconisent. Pour eux, ils se croient élevés au-dessus de tous les chœurs des saints et des anges, et au-dessus de toute récompense, qui puisse être méritée de quelque manière que ce soit. Ils pensent donc ne pouvoir jamais ni croître en vertus, ni mériter davantage, ni commettre de péchés ; car ils n'ont plus de volonté, ils ont fait abandon à Dieu de leur esprit adonné au repos et à l'oisiveté, ils sont un avec Dieu et réduits à néant quant à eux-mêmes. La conséquence c'est qu'ils peuvent consentir à tout désir de la nature inférieure, car ils sont revenus à l'innocence et les lois ne sont plus pour eux. Dès lors si la nature est inclinée vers ce qui lui donne satisfaction, et si pour lui résister, l'oisiveté de l'esprit doit en être tant soit peu distraite ou entravée, ils obéissent aux instincts de la nature, afin que leur oisiveté d'esprit demeure sans obstacle. Aussi n'ont-ils nulle estime pour les jeûnes, ni pour les fêtes, ni pour quelque précepte que ce soit, et ils ne les observent que pour l'estime des hommes : car en toutes choses ils mènent leur vie sans conscience. J'espère que de telles gens ne se rencontreront pas en grand nombre ; mais lorsqu'il s'en trouve, ce sont les pires des hommes et les plus dangereux ; parfois même ils sont possédés du démon, et ils ont alors tant de ruse qu'il est difficile de l'emporter sur eux par le raisonnement. Mais l'Écriture Sainte, les enseignements du Christ et notre foi nous montrent bien qu'ils sont dans l'erreur.
CHAPITRE LXXVII.
D'UNE AUTRE CATÉGORIE D'HOMMES PERVERS.
Il y a encore d'autres hommes pervers qui diffèrent des précédents sur certains points. Comme eux ils prétendent à l'oisiveté vis-à-vis de toute œuvre, pour n'être que l'instrument avec lequel Dieu fait ce qu'il veut. Par là ils se disent en pure passivité, sans opération, et ils croient que les œuvres que Dieu accomplit ainsi par eux sont plus nobles et plus méritoires que toutes celles que peut faire un autre homme par lui-même avec la grâce de Dieu. Ils portent l'action divine, ne font rien par eux-mêmes, tandis que c'est Dieu qui opère quand ils agissent. Incapables eux aussi de pécher, puisque Dieu agit, alors qu'ils sont en oisiveté totale, ils accomplissent ce que Dieu veut et rien autre chose. Sans activité aucune, ils sont dans le plein abandon intérieur d'eux-mêmes, et ils veulent vivre en dehors de tout choix. Ils affectent des manières humbles et résignées, et ils peuvent fort bien supporter et souffrir avec égalité d'âme tout ce qui leur arrive, car ils croient être entre les mains de Dieu comme des instruments avec lesquels il accomplit sa volonté. Leurs façons et leurs actes ressemblent souvent à ceux des bons, et ils ne leur sont opposés qu'en certaines circonstances. Ces hommes tiennent, en effet, comme venant du Saint-Esprit tout ce vers quoi ils se sentent attirés, que ce soit conforme ou opposé à la loi. Et en cela comme en autres choses semblables ils se trompent ; car l'Esprit de Dieu ne peut vouloir, ni conseiller, ni opérer en aucun homme des choses qui soient en contradiction avec l'enseignement du Christ ou de la Sainte Église. Il est difficile de reconnaître de telles gens, si l'on n'est soi-même divinement éclairé et si l'on ne possède le discernement des esprits et la vérité divine. Extrêmement subtils, ils sont capables de déguiser sous une apparence ou une excuse ce qui chez eux est en contradiction avec Dieu. Mais ils sont en même temps si entêtés et si remplis d'esprit propre, qu'ils mourraient plutôt que de rien abandonner de ce qu'ils ont rêvé ; car ils se tiennent eux-mêmes pour les plus saints et les plus hautement éclairés qu'il y ait au monde. Ce qui les distingue de la précédente catégorie, c'est qu'ils pensent pouvoir encore grandir et mériter, tandis que les autres prétendent être incapables de nouveaux mérites, parce qu'ils sont parvenus à cette possession d'unité et d'oisiveté qui exclut toute croissance et supprime tous exercices. Ils se valent tous en perversité et sont les pires des hommes ; aussi faut-il les fuir comme des démons d'enfer. Si vous avez bien saisi la doctrine que je vous ai exposée déjà longuement, il vous sera facile de voir qu'ils se trompent. Car ils vivent en opposition avec Dieu, avec la justice et avec tous les saints ; ce sont tous des avant-coureurs de l'Antéchrist, préparant la voie à toute incrédulité. Ils prétendent, en effet, être libres, en dehors des commandements divins et des vertus, et se tenir dans une union oisive avec Dieu, sans amour ni charité. Ils veulent contempler Dieu, en excluant le regard amoureux, et être les plus saints des hommes, sans les œuvres de la sainteté. Ils disent trouver leur repos en celui qu'ils n'aiment pas, être élevés jusqu'à celui qu'ils ne veulent ni ne désirent, et de crainte de gêner Dieu en son opération, ils suppriment toute vertu et toute application. Tout en confessant que Dieu est créateur et maître de toutes ses œuvres, ils s'abstiennent de le louer ou de le remercier. S'ils le croient infiniment puissant et riche, ils pensent néanmoins qu'il ne peut rien leur donner ni leur prendre, tandis qu'eux-mêmes sont incapables de croître ni de mériter. D'autres soutiennent au contraire avoir droit à une récompense plus grande que quiconque, parce que Dieu opère leurs œuvres, tandis qu'ils supportent son action d'une façon passive, étant eux-mêmes agis : et c'est là, selon leur dire, que se trouve le plus haut mérite. Erreur manifeste et impossibilité, car ce que Dieu opère en lui-même est éternel et immuable ; il est le propre terme de son opération à l'exclusion de tout autre. Et en cette opération il n'y a pour aucune créature croissance ni mérite ; Dieu y est seul, lui qui ne peut ni croître ni diminuer. Mais, par la vertu de Dieu, les créatures ont elles-mêmes leurs œuvres propres dans la nature, dans la grâce et aussi dans la gloire ; et lorsque ces œuvres prennent fin ici-bas dans la grâce, elles durent éternellement dans la gloire (30). D'ailleurs si par impossible la créature spirituelle était, quant à son action, réduite à néant, devenant aussi vide d'activité que lorsqu'elle n'était pas, c'est-à-dire aussi une avec Dieu que lorsqu'elle n'existait que dans sa pensée, elle ne mériterait pas plus qu'elle ne le pouvait alors. Elle ne serait ni plus sainte, ni plus heureuse qu'une pierre ou un morceau de bois ; car sans opération propre, sans amour ni connaissance de Dieu, nous ne pouvons avoir de béatitude. Dieu serait bienheureux comme il l'est de toute éternité, et cela ne nous donnerait rien de plus. C'est donc une complète erreur que cette oisiveté, et ceux qui en parlent cherchent à donner un semblant de bien à ce qui n'est que malice et perversité, prétendant que cela est plus noble et plus élevé que toute vertu. Ils habillent le pire d'apparences subtiles, qui le font passer pour ce qu'il y a de mieux. En opposition avec Dieu et tous ses saints, ils ressemblent plutôt aux esprits damnés de l'enfer, qui sont sans amour ni connaissance, qui sont vides de tous sentiments d'action de grâces et de louange, ainsi que de toute application amoureuse ; ce qui est la cause de leur éternelle damnation. Aux hommes dont nous parlons il ne manque plus que de voir leur vie du temps s'engloutir dans l'éternité et le juste jugement se manifester sur leurs œuvres. Le Christ Fils de Dieu, au contraire, qui dans son humanité est pour tous les bons un chef et une norme de vie, a toujours été, est et sera éternellement rempli d'amour, de désir, de reconnaissance et de louange pour son Père céleste, en union avec tous ses membres, c'est-à-dire avec tous les saints. Son âme était pourtant bien et demeure à jamais unie à l'essence divine et souverainement heureuse, sans que le vide dont il est question lui puisse en quelque façon être attribué ; car cette âme glorieuse et tous ceux qui jouissent de la béatitude ont une éternelle application d'amour, tout comme ceux qui, affamés et assoiffés de Dieu, l'ont déjà goûté, sans pouvoir jamais être rassasiés. Cependant l'âme du Christ et tous les saints jouissent de Dieu, au-delà de tout désir, là où il n'y a plus que l'un. C'est la béatitude éternelle de Dieu et de tous ses élus (31). Ainsi donc jouir et agir, telle est la béatitude du Christ et de tous les saints ; et c'est aussi la vie de tous les justes, chacun selon la mesure de son amour. Une telle rectitude ne disparaîtra jamais. Aussi devons-nous, à l'exemple des saints, orner notre vie à l'extérieur et à l'intérieur de vertus et de bonnes mœurs ; puis nous devons nous offrir nous-mêmes avec toutes nos œuvres, devant les yeux de Dieu, avec amour et humilité, afin de le rencontrer par le moyen de tous ses dons. C'est alors que nous recevons la touche d'un amour ressenti, qui nous remplit d'un dévouement commun pour tous. De cette façon se produisent en nous le flux et le reflux d'une juste charité, tandis que nous acquérons et gardons fermement à l'intérieur une paix simple et la ressemblance divine. Au moyen de cette ressemblance, jointe à l'amour de fruition et à la clarté divine, nous pouvons nous immerger nous-mêmes dans l'unité et rencontrer Dieu grâce à Dieu même, sans intermédiaire, dans le repos de jouissance. Et nous voici dès lors demeurant à jamais à l'intérieur et nous écoulant toujours vers l'extérieur, pour rentrer sans cesse à nouveau. C'est là posséder une vraie vie intérieure dans toute sa perfection. Que Dieu nous aide à y parvenir ! Amen. (1) Ruysbroeck emploie ici l'expression : in elken nuwen nu, littéralement : à chaque maintenant nouveau, afin de marquer l'éternel présent dans lequel Dieu vit et agit. (2) Au chap. XXV du livre Ier, il est question sans cesse de gerechte meyninghe, intention droite, tandis qu'ici c'est toujours : eenvoldighe meyninghe, intention simple. La première appartient à la vie active, la seconde à la vie intérieure. (3) Dans les chap. LXIII à LXX l'auteur résume tout ce qu'il a dit jusqu'ici, en montrant quelle est l'influence des différents dons du Saint-Esprit dans les deux premiers stades de la vie spirituelle. (4) Cf. supr., 1. II, ch. 1-IV. (5) Ibid., ch. VIII-XVI. (6) Cf. supr. ch. XVII-XIX. (7) Ibid., 1. II, ch. XX et XXI. (8) Cf. supr.., ch. XXII et XXIII. (9) Ibid., ch. XXV-XXVII. (10) Cf. SAINTE THÉRÈSE, Vie per elle-même, ch. XVII « C'est le moment de s'abandonner totalement entre les bras de Dieu. Veut-il emporter l'âme au ciel ? Fort bien. En enfer ? Elle ira sans répugnance, en compagnie de son souverain Bien. » (11) Cf. supr., 1. II, ch. XXVIII-XXXII. (12) Cf. supr. 1. II, ch. XXXVI. (13) Cf. supr., 1. II, ch. XXXVII et XXXVIII. (14) Cf. supr., 1. II, ch. XXXIX-XLIV. (15) Cf. supr., 1. II, ch. XLIX-LV. (16) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV. (17) Cf. RICHARD DE SAINT-VICTOR, De gratia contemplationis, 1. I, c. VI (Migne P. L., t. 196, col. 70). (18) Les chap. LXX-LXXIII achèvent la description de la vie intérieure, en montrant quel est le point culminant de ce second stade de la vie spirituelle. (19) La lumière divine n'est autre ici que celle dont il a été parlé aux chapitres LI et LXIX, à propos de la touche divine. (20) Jordaens traduit « cujusdam habitualis claritudinis. » (21) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV, au deuxième mode d'introduction en la jouissance de Dieu. (22) Dans la rencontre de Dieu sans intermédiaire, l'homme est éclairé de la lumière divine, que Ruysbroeck appelle ici une lumière simple ; mais cette lumière, ne se reposant sur rien de créé, n'apparaît que comme une ténèbre, une nudité, un rien, car Dieu est au-dessus de toute compréhension. À ce degré l'homme comprend donc que Dieu n'est rien de ce qu'il peut connaître, mais dépasse infiniment toute connaissance. Cf. Royaume des Amants de Dieu, ch. XXIX et XXXI ; Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIII. (23) Nous retrouvons ici la triple unité des chapitres V, VI et VII de ce livre II (24) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV. (25) Sur la justice, cf. 1. I, ch. XI et XXIV. (26) C'est le fervor charitatis de S. Thomas : S. Th. IIIa, q. 79, a. 4, ad 1 ; q. 87, a. 3, ad 3. (27) Dans ces quatre derniers chapitres l'auteur réfute les faux mystiques de son temps et montre comment ils sont en opposition avec les trois modes de vie intérieure dont il vient de parler. (28) Cf. Miroir du salut éternel, ch. XVII et XVIII ; Les Sept clôtures, ch. XIV. (29) Cf. Royaume des Amants de Dieu, ch. I. (30) Cf. S. THOMAS, IIa IIae, q. 23, a. 2. (31) Cf. Les sept degrés d'amour spirituel, ch. XIV. |