Le livre du Tabernacle spirituel CHAPITRE CIX Il faut savoir pourtant que le labeur et la souffrance, comme tout ce que nous pouvons faire, ne peuvent nous sanctifier ni sauver, que si nous sommes unis à la sainte Église et offrons tous ensemble à Dieu un agneau à frais communs.
Ceci est attesté par la figure suivante : tous les jours, matin et soir, les juifs devaient offrir un agneau en holocauste à la gloire de Dieu. Ce sacrifice était à frais communs et on l'appelait sacrificium juge, parce qu'on devait l'offrir continuellement tous les jours et sans l'oublier jamais. Chaque jour donc, à l'heure de prime, les prêtres prenaient à frais communs un agneau d'un an, qu'ils immolaient, et dont ils répandaient le sang sur l'autel des sacrifices. Puis l'agneau y était déposé avec les offrandes de tout le peuple d'Israël, présentées en ce jour, soit par la communauté, soit par les particuliers, et quelqu'en fut le mode, ainsi que je l'ai expliqué plus haut. Or, cet agneau donnait la dernière perfection et l'efficacité à tous les sacrifices offerts à la gloire de Dieu et pour l'utilité et le salut du peuple. Les prêtres y ajoutaient du pain et du vin, de l'huile, de l'encens et du sel, pour brûler le tout sur l'autel. Ils y remplissaient un encensoir de charbons ardents et le portaient au-dedans du tabernacle sur l'autel d'or, pour y brûler des aromates, c'est-à-dire trois sortes de résine, suc écoulé de trois arbres aromatiques différents et que la chaleur du soleil y avait séché et durci. On y joignit de petits poissons appelés huîtres, et qui vivent dans la mer. Le Seigneur ordonna de brûler sur l'autel d'or devant sa face et sans y rien ajouter, ces quatre choses, pilées ensemble en quantité égale et broyées en poussière. Plus tard je vous dirai le nom des trois arbres et quelle est leur vertu. Et de bonne heure le matin, quand on allait brûler les aromates, les prêtres éteignaient quatre lampes du chandelier d'or.
Tel était le sacrifice commun qu'on devait de toute nécessité offrir tous les jours à l'heure de prime, quoi-qu'on eût à faire par ailleurs.
De nouveau, à l'heure de vêpres, les prêtres immolaient, à frais communs, un agneau d'un an : puis ils purifiaient l'autel des cendres et des charbons, et y posaient l'agneau avec le pain et le vin, l'huile, l'encens et le sel, mais rien d'autre, pour brûler toute la nuit. De la même manière ils apportaient des charbons ardents sur l'autel d'or, où les mêmes aromates dont j'ai parlé plus haut devaient brûler toute la nuit ; puis ils allumaient devant le lieu de la présence divine toutes les lampes du chandelier d'or, pour y brûler la nuit, jusqu'à l'heure de prime.
Or, ces sacrifices des juifs n'étaient autre chose que les figures prophétiques de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ et du service divin que l'on accomplit aujourd'hui dans la sainte Église. Car Moïse avait ordonné ces figures, de la part de Dieu, tandis que le Christ les réalisait avec tous les sacrements qui y étaient cachés. Aussi lorsque l'heure fut venue où il voulait unir notre première fête pascale et la dernière des juifs, l'agneau pascal de l'ancienne loi et celui de la nouvelle durent être immolés, offerts et mangés en même temps. Quand Moïse fut sur le point de mener d'Égypte en la terre promise le peuple de Dieu, il ordonna d'immoler en chaque maison et pour chaque famille un agneau, que l'on devait ensuite rôtir et manger, afin d'être préservé de la mort subite et de toute maladie.
Ensuite, chaque année, l'on devait manger l'agneau pascal, pour rappeler que Dieu avait sauvé son peuple de la captivité d'Égypte, l'avait arraché à ses ennemis et à la servitude des gentils. De même, lorsque le Christ voulut ramener son peuple de l'Égypte, c'est-à-dire des ténèbres de l'enfer et de tous les maux des péchés, vers la vie éternelle, il monta à Jérusalem, où il mangea avec ses disciples l'agneau pascal de l'ancienne loi. Et comme il était prêtre pour l'éternité, comme dit le prophète
(2), il inaugura à ce moment la première messe qui fut jamais célébrée : prenant le pain et le vin, il les bénit, les consacra en sa chair et en son sang, et se donna lui-même à ses disciples comme un agneau vivant. C'est là notre agneau pascal que nous mangeons tous les jours, qui a été rôti sur la croix dans le feu de l'amour et des souffrances ; il fait la nourriture de tous ceux qui professent la foi chrétienne, et qui constituent tous ensemble une seule maison et une seule famille. Ceux qui en font la nourriture de leur âme, goûtent la vie éternelle : car ils vivent en Dieu et Dieu en eux, et ils sont à l'abri de la misère du péché ; mais ceux qui le mangent seulement de bouche et n'en font pas la nourriture de l'âme, demeurent dans la mort et mangent leur propre condamnation.
CHAPITRE CX
DU TRÈS SAINT SACREMENT.
Dès lors, si avec tous les hommes de bien, nous voulons manger cet agneau divin pour notre salut, il nous faut méditer sa passion, son amour et sa mort, les offrant chaque jour à notre Père céleste, avec tous les sacrifices de la sainte Église. C'est ce que faisaient déjà les juifs en figure. Tous les jours ils devaient offrir à Dieu en holocauste un agneau, au nom de tous, sur l'autel des sacrifices avec toutes les autres offrandes ; et ils y ajoutaient du pain et du vin, de l'huile, de l'encens et du sel, pour faire brûler le tout à la fois.
À son tour le Christ, notre pontife, agit d'une façon semblable. Voulant se donner à tous en nourriture, comme notre véritable agneau, puis se livrer à la mort, il sentit son cœur devenir brûlant, et il dit à ses disciples : « J'ai désiré d'un grand désir de manger cette pâque avec vous
(3). » Alors prenant le pain et le vin, il les consacra en notre Sacrement ; et ce même pain vivant et ce calice de sa Passion furent brûlés sur notre autel, c'est-à-dire dans l'unité de son cœur. Il y ajouta l'huile de sa miséricorde et l'encens de sa dévotion, comme l'atteste la sainte Église, lorsqu'elle dit qu'il leva les yeux et rendit grâces à son Père céleste. Il y ajouta encore le sel de la sagesse, car l'invention la plus subtile et la plus ingé-nieuse de l'amour qu'on puisse imaginer, c'est bien que nous puissions manger la chair du Christ et boire son sang, et que, par la vertu de cet aliment, notre vie devienne spirituellement une seule vie avec la sienne, ce qui est le fondement de toute sainteté. Or, ces choses se font par le ministère de la sainte Église, et elles brûlent dans le cœur de tout homme de bien.
Il faut considérer ensuite comment le Christ, notre pontife, se tint devant la justice divine, lorsqu'il alla se livrer et se laisser immoler comme notre agneau à tous. Dans sa nature sensible, il fut saisi de crainte et d'épouvante, et il dit à ses disciples : « Mon âme est triste jusqu'à la mort
(4). » Puis s'éloignant de ses apôtres, il gravit le mont des Oliviers, et il entra dans notre tabernacle, c'est-à-dire en lui-même, tandis que, selon la partie sensible, il priait son Père céleste de lui épargner, si c'était possible, le calice de la passion : sa nature, en effet, se raidissait devant la mort amère qu'il devait subir, et qu'il savait être décrétée depuis le commencement du monde. Fléchissant les genoux devant la justice divine, il offrit sur l'autel d'or de la révérence qu'il avait envers Dieu, la myrrhe, les petits poissons, le galbanum et l'encens ; non pas tels que les juifs les offraient, mais selon leur réalité figurée. Lui-même alors était un arbre de myrrhe, c'est-à-dire un arbre d'amertume, car de sa nature corporelle, toute frémissante d'angoisse, et de son esprit brûlant du feu ardent de l'amour coulait, comme la myrrhe à travers l'écorce de l'arbre, la sueur sanglante de son corps sacré.
Bien que la myrrhe soit de couleur verte et agréable aux yeux, celle-ci était à la fois rouge et verte, et beaucoup plus agréable aux regards de Dieu ; l'odeur pourtant et le goût en étaient si amers et si âcres sous le feu de l'amour, qu'un ange vint consoler et réconforter le Christ dans le combat. Le Christ y ajouta la douce résignation, que l'on peut comparer à ces petits poissons qui vivent dans des coquilles pas plus grands que l'ongle d'un homme : la chair en est fraîche et tendre, car ils se nourrissent de la rosée, et elle est excellente pour la poitrine. Ainsi le Christ se faisait-il petit selon l'esprit et de volonté résignée, doux et tendre selon la nature, et sa vie était toute de grâce et de rosée céleste. Ces choses aussi sont bienfaisantes pour le cour, parce qu'elles lui donnent la paix en toute souffrance.
CHAPITRE CXI
DE LA SIGNIFICATION SPIRITUELLE DU GALBANUM ET DE L'ENCENS.
Le Christ y ajouta encore son innocence toute pure et son humble obéissance, signifiées par le galbanum qu'offraient les juifs. Le galbanum, en effet, est une résine, tirée d'une plante appelée ferula : ce suc est blanc comme le lait, et par là nous entendons l'innocence très pure du Seigneur ; il est aussi si excellent et d'une odeur si pénétrante qu'il triomphe de tous les serpents et les met en fuite. Ainsi, par l'humble obéissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, tous les serpents de l'enfer furent-ils vaincus et chassés ; et de même que le serpent avait remporté sur nous la victoire par la désobéissance d'Adam, ainsi pouvons-nous triompher de lui, à notre tour, en vertu de l'obéissance du Christ ; car l'obéissance est la moelle de toutes les vertus, comme le galbanum est la moelle de cet arbre, ou de cette plante qu'on appelle ferula. Et de même qu'on frappe les écoliers d'une férule, ainsi l'obéissance a-t-elle frappé d'impuissance nos ennemis et mis à mort notre mort même.
Enfin à cette obéissance le Christ, notre pontife, ajouta une dévotion brûlante et une prière ardente, signifiées par l'encens que les juifs ajoutaient aux aromates pour les brûler sur l'autel d'or. Et quand le Christ offrit ces quatre choses sur l'autel d'or de sa révérence envers Dieu, la lutte entre l'esprit et la nature corporelle s'apaisa, car la nature se soumit et devint ardente dans un même feu d'amour avec l'esprit. De la sorte il accomplit par son abnégation la prière que trois fois il avait adressée à son Père : « Que votre volonté se fasse, et non la mienne
(5) » Ainsi, d'une volonté forte et décidée et d'un cœur généreux, il s'offrit volontairement à la mort, car nul n'était assez puissant pour immoler cet agneau innocent contre son gré. Or, aussitôt que notre agneau fut vaincu par l'amour et se rendit lui-même à la justice et à la main souveraine de son Père, ainsi qu'aux mains de ses ennemis, ce libre abandon toucha le Père d'un même amour et provoqua sa miséricorde à s'épancher sur nos besoins, jusqu'à souffrir que judas et les Juifs cruels accomplissent sur son Fils leurs desseins.
Judas vint donc à la tête des soldats et des serviteurs envoyés par le prince des prêtres pour se saisir du Christ et, dans son avarice détestable, il trahit son Maître, par un salut perfide et par un baiser, livrant ainsi par le signe de l'amour, notre agneau innocent entre les mains armées des juifs envieux. Pleins de fureur tous se jetèrent sur lui comme des chiens enragés, et l'ayant lié, ils le traînèrent comme un criminel de maison en maison, jusque chez Caïphe, alors grand-prêtre des juifs. Ils l'assaillirent de coups et de sévices, d'âpres injures et de toutes les ignominies qu'ils pouvaient trouver. Mais lui supportait tout comme un agneau innocent qui ne sait rien et qui ne peut se défendre ni en parole ni en fait et ainsi fut-il toute la nuit en proie à cette confusion qu'on lui infligeait du dehors. Mais la mort, que par amour il avait assumée à cause de nous, brûlait sur l'autel des holocaustes, c'est-à-dire que dans l'intime de son cœur, il voulait la consommer avec toutes les souffrances qui l'accompagnaient. Et dans son esprit élevé, comme sur l'autel d'or devant la présence divine, il brûlait les précieux aromates, dont j'ai parlé. Toutes les lampes du chandelier d'or furent aussi allumées par lui, sous la forme des dons multiples, qu'il avait reçus de son Père céleste, et qu'il voulut nous distribuer, afin de nous rendre lumineux et clairs dans le tabernacle qui est la sainte Église. Or, ces lampes doivent être alimentées de l'huile de la charité et des bonnes œuvres, car, bien que les lampes de la grâce divine brûlent toujours dans la communion de la sainte Église, elles ne brûlent pas pour celui qui néglige d'apporter de l'huile, puisqu'il est en dehors de la communion et que Dieu donne grâce pour grâce, c'est-à-dire que, moyennant sa grâce et nos bonnes œuvres, nous méritons des grâces plus abondantes. C'est ainsi que nous alimentons nos lampes d'huile et demeurons unis à la sainte Église.
CHAPITRE CXII
DES SEPT LAMPES DU CHANDELIER D'OR.
Il faut savoir que, dans le tabernacle des juifs, brûlaient sept lampes pendant la nuit et trois pendant le jour. Pour nous, dans la sainte Église, il y a aussi sept lampes qui brûlent, dans l'état de grâce, et trois, là-haut, dans l'état de gloire. L'état de grâce, en effet, est comme la nuit ou l'aube encore obscure du jour ; nous vivons à la lumière de la foi chrétienne, et il nous est nécessaire que toutes les lampes brûlent et éclairent, afin que, vainqueurs dans le combat, nous entrions ainsi dans la claire vision de Dieu, que nous comparons à la clarté du jour. Là brûleront éternellement dans l'humanité du Christ et en tous ceux qui lui appartiennent, les trois lampes inférieures. La première lampe est la sainte crainte, c'est-à-dire l'humble révérence envers Dieu ; la deuxième est la fidélité mutuelle et la piété que chacun aura envers les autres ; la troisième est la connaissance distincte de toutes choses.
Les quatre autres lampes qui ici-bas nous dirigent et nous élèvent vers Dieu, y feront place au jour éternel à la lumière incompréhensible de la gloire divine, de même qu'en plein jour les étoiles pâlissent et cèdent devant la lumière du soleil, de sorte que nous n'apercevons plus leur lumière, devenue inutile. Néanmoins elles demeurent toujours à leur place, et de même les lampes, qui sont les dons de Dieu, demeureront éternellement dans nos âmes, bien qu'avec plus de beauté et de clarté que dans l'état actuel, comme nous allons le voir maintenant.
La quatrième lampe est le don de force, qui nous fait combattre et vaincre toutes choses. Or, lorsque nous aurons terminé le combat et remporté la victoire, les armes ne nous serviront plus pour le combat, mais nous demeureront pour notre gloire éternelle, avec tout ce que nous aurons obtenu par leur moyen. Car, lorsque vient ce qui est parfait, nous laissons de côté ce qui est inachevé, comme dit l'Apôtre
(6), Et ailleurs : Tous les dons sont divisés, mais Dieu demeure toujours sans division et tout entier
(7). Le don de force nous fait lutter pour nous permettre d'obtenir un pouvoir achevé en Dieu ; et nous l'aurons pleinement lorsque nous serons unis au Christ dans la gloire divine. Le don de conseil nous apprend à écarter et mépriser toutes choses, afin d'être élevés par dessus tout jusqu'à l'union avec Dieu : c'est ce qui arrivera lorsque, dans la gloire parfaite, le Christ nous montrera la face de son Père, et que pour notre gloire éternelle nous deviendrons son trône et sa demeure : alors nous serons rassasiés. Par le don d'intelligence nous obtenons la con-naissance, comme en un miroir et en figure
(8) ; mais ensuite nous verrons le Fils de Dieu face à face et le connaîtrons comme nous sommes connus
(9). Sans voile nous contemplerons la gloire de Dieu et, de clarté en clarté, nous serons transformés en cette même gloire. Car la gloire mesurée, que comprend la raison, doit céder devant la gloire divine, qui est au-dessus de la raison et sans mesure. La septième lampe est le don de sagesse, qui nous donne dès maintenant la connaissance et la saveur d'une petite goutte de la bonté divine, goutte qui est si douce, qu'elle l'emporte sur toute consolation du monde et sur tout ce qui ne ressemble pas à Dieu. Mais au jour éternel de la gloire, le Saint-Esprit s'emparera de nous, dans un amour superessentiel, et nous serons inondés de clartés, de vérités et d'un goût incompréhensible de toute béatitude.
Pourtant les sept lampes dont le Christ a orné la sainte Église, brilleront et brûleront éternellement en la société des saints, c'est-à-dire dans tous les rangs et dans tous les degrés de gloire et de louange, là où raison et charité doivent connaître et aimer par opérations distinctes. Mais là où les saints sont élevés dans la vision intuitive, au-dessus de la raison, la clarté est si immense, que toutes les lampes devront pâlir et le céder devant la transcendance du Soleil de justice.
Recueillons donc de l'huile pour nos lampes, car bien que tous les saints en possèdent, la lampe de chacun doit brûler et briller selon la mesure d'huile que lui auront procurée ses bonnes œuvres : celui, au contraire, qui ne porte pis d'huile, sera jeté dans les ténèbres extérieures, où nul secours ne peut lui parvenir. Maintenant c'est assez dit.
CHAPITRE CXIII
DU PRÉCIEUX SACRIFICE DE NOTRE-SEIGNEUR. Je veux vous entretenir ensuite du précieux sacrifice que le Christ a offert pour notre salut.
Lorsqu'il eut passé la nuit au milieu d'humiliations sans nombre, comme nous l'avons dit plus haut, au matin, les juifs et les gentils, pleins de rage, le conduisirent enchaîné devant Caïphe, Pilate et Hérode, sous prétexte de le faire juger avec équité, mais amenant avec eux de faux témoins : là il fut méprisé et raillé comme un insensé, condamné, souffleté et couvert de crachats, couronné d'épines, entouré d'hommages par dérision, flagellé et frappé d'un roseau, puis on lui fit subir maint autre tourment, comme nous l'apprend l'Évangile. De plus il souffrit de multiples peines intérieures et extérieures que nous ignorons, et qui n'ont pas été décrites. C'est ainsi que le Christ s'offrit lui-même à la mort pour notre salut à tous, tandis que le fruit de son sacrifice croît et se renouvelle tous les jours, par le ministère de la sainte Église, où tout culte et toute pratique, qui s'unissent à la mort du Christ, sont nécessairement très agréables à Dieu.
C'est pourquoi tous ceux dont la vie et la mort n'ont pas pu être offertes à Dieu par le Christ, en son sacrifice, demeurent exclus et maudits pour l'éternité. Mais les pires sont ceux qui s'estiment si saints qu'ils croient pouvoir se passer de la mort du Christ et des pratiques de la sainte Église. Car de même que, dans la figure, les juifs devaient tous les jours offrir à Dieu un agneau à frais communs, pour que leur culte fût efficace et agréable à Dieu, de même la sainte Église doit-elle chaque jour offrir à Dieu en son sacrifice notre agneau à tous, le Christ Jésus, avec sa Passion et sa sainte mort, sous peine de n'être plus agréée de Dieu. De là vous pouvez conclure que toute sainteté a pour racine et fondement la Passion et la mort du Seigneur, depuis l'origine du monde.
CHAPITRE CXIV
DU BOUC ÉMISSAIRE ET DES AUTRES SACRIFICES.
La vérité de ce qui vient d'être dit se prouve par la figure que Moïse décrit au chapitre seizième du Lévitique. Le Seigneur avait, en effet, prescrit à Moïse de défendre à son frère Aaron, sous peine de mort, d'entrer dans le Saint des Saints à l'intérieur du voile, toutes les fois qu'il le voulait « Car c'est là, avait dit le Seigneur, que je me manifesterai, dans la nuée. » Aaron devait donc tout d'abord accomplir les prescriptions qui suivent, et encore n'entrer qu'une fois par an, au dixième jour de septembre, le mois de la récolte du froment, comme nous disons. Un jeune taureau était offert pour le péché, ou une génisse rousse de trois ans, dit le maître dans l'Histoire scholastique.
De plus Aaron avait à se procurer, aux frais communs de tout le peuple, deux boucs pour les péchés, ainsi qu'un chevreau pour les offrir en holocauste à la gloire divine. Et après s'être lavé, il devait revêtir les ornements à la façon des simples prêtres. Puis ayant offert les animaux à Dieu, il prononçait une prière pour lui et pour sa maison ; et plaçant les deux boucs à la porte du tabernacle, il devait tirer au sort, pour savoir lequel des deux serait offert à Dieu pour les péchés du peuple, et lequel serait réservé en faveur du peuple et envoyé vivant dans le désert. Le sort une fois jeté, il immolait l'un des boucs pour les péchés du peuple, et le jeune taureau pour ses péchés et ceux de sa maison, ou bien la génisse dont j'ai parlé. Ensuite prenant le sang du bouc et de la génisse, ainsi qu'un encensoir garni de feu et nombre de ces aromates que l'on brûle sur l'autel d'or, il entrait à l'intérieur du voile dans le Saint des Saints. Là il devait brûler les aromates pour remplir le sanctuaire comme d'une nuée de fumée de bonne odeur, afin de pouvoir contempler sans mourir la souveraineté divine. Trempant le doigt dans le sang apporté, il en aspergeait sept fois le propitiatoire du côté de l'orient, et autant de fois le sol ; puis il purifiait sept fois le tabernacle à l'extérieur du voile et le sol, en les aspergeant du même sang. Sept fois il en répandait sur les cornes de l'autel d'or, en les aspergeant, avec ses doigts, ainsi que le tabernacle et l'autel placés au milieu du peuple d'Israël. De la sorte était purifié le tabernacle des souillures et des impuretés que les péchés de tous avaient causées. Personne ne devait se trouver avec lui dans le tabernacle, pendant qu'il procédait à cette purification et accomplissait cette œuvre de propitiation. Ensuite il sortait, posait les mains sur la tête du bouc vivant, en confessant, au nom de tous, les péchés du peuple d'Israël, et après des imprécations prolongées sur la tête du bouc, il le chassait dans le désert, accompagné d'un homme agile, préparé pour cela. Après avoir ainsi fait sortir du camp l'homme et le bouc, Aaron devait revenir au tabernacle et quitter tous les ornements qu'il portait pour la purification et la sanctification du tabernacle. S'étant lavé le corps dans un lieu séparé, et s'étant revêtu ensuite des précieux ornements du pontife, il offrait le chevreau, dont j'ai parlé, en holocauste à la gloire de Dieu, avec la graisse de la génisse et du bouc immolés pour les péchés, ainsi que les reins, de la façon que Dieu l'avait prescrit. Trois prêtres alors prenaient la chair du bouc et de la génisse immolés pour les péchés, et dont le sang avait purifié et sanctifié le tabernacle, et portant cette chair hors du camp, ils devaient la brûler en même temps que la peau et les excréments. Le premier prêtre jetait la chair dans les flammes ; le deuxième la réduisait par le feu en cendres et en poussière ; le troisième mêlait de l'eau aux cendres, et cette eau servait à les laver et purifier de leurs péchés pendant toute l'année. Quittant ensuite leurs ornements et s'étant lavé le corps dans l'eau pure, ils reprenaient leurs propres habits et rejoignaient de nouveau le peuple, mais demeuraient impurs jusqu'au soir.
CHAPITRE CXV
DE LA SIGNIFICATION DE CETTE FIGURE.
Voyez, c'est au moyen de cette figure que les juifs célébraient d'avance l'anniversaire de la mort future du Seigneur, dont nous célébrons maintenant la mémoire. Mais cette solennité devait avoir lieu en septembre, c'est-à-dire un peu avant la moisson, en cette saison où l'abondance de froment, de vin et de toutes espèces de fruits, signifiait que la mort du Christ devait remplir le monde de grâces et de tous les fruits spirituels. De même donc qu'au commencement, lorsque Dieu avait créé le monde, il lui avait donné l'ornement de fruits matériels, de même lorsqu'il le créa à nouveau par sa mort, il l'orna de fruits spirituels. C'est pourquoi nous qui suivons l'esprit, nous célébrons l'anniversaire de cette mort au moment précis où le Christ la subit à cause de nous.
La solennité, célébrée par les juifs, était appelée fête de l'expiation, car ce jour-là Moïse était descendu de la montagne et avait annoncé au peuple que Dieu était apaisé et qu'il avait pardonné le péché commis par eux lorsqu'ils s'étaient fait un veau d'or pour l'adorer. Le Christ à son tour est descendu du ciel et nous a annoncé que Dieu est prêt à pardonner tous nos péchés, pourvu que nous mettions en sa mort notre espoir et notre confiance.
La fête des juifs était aussi un jour de mortification et de pénitence les animaux comme les hommes, même les enfants de sept ans, devaient observer l'abstinence et le jeûne, d'un coucher du soleil à l'autre. De même devons-nous à notre tour faire particulièrement pénitence au jour où le Christ a voulu souffrir pour nous ; et si les juifs jeûnaient et priaient en ce jour pour les morts, il nous faut aujourd'hui prier et jeûner pour ceux qui sont en état de péché mortel, pour nous-mêmes et pour tous ceux qui languissent en purgatoire.
Au jour de l'expiation, le grand-prêtre juif purifiait le tabernacle et ses accessoires dans le sang offert pour tous les péchés du peuple d'Israël. Le Christ, notre pontife, a fait de même, purifiant la sainte Église, c'est-à-dire tous ceux qui lui appartiennent, dans son précieux sang, que pour tous les péchés du monde il a offert à son Père céleste. La figure l'indique clairement, quand elle dit que le grand-prêtre juif, au jour de l'expiation, devait prendre sur ses propres biens une génisse rousse âgée de trois ans, afin de l'immoler et de l'offrir pour lui-même et pour tous les péchés de sa maison. Or, de la même manière le Christ offrit à la mort son propre corps si précieux, et dont la délicatesse devait lui faire ressentir infiniment un tel martyre, ce corps tout rouge du sang de la flagellation, que les juifs avaient pu contempler durant trois années.
Il offrit ce sacrifice pour lui-même et pour sa maison, portant volontairement les péchés de nous tous, et celui qui ne connaissait point le péché, s'est fait péché à cause de nous, comme dit l'Apôtre
(10), car il voulait souffrir, et devenir un objet de mépris et d'opprobre, comme un pécheur digne de mort et de toute espèce d'ignominie. De cette façon il offrit l'agneau en holocauste à la gloire divine, c'est-à-dire sa vie innocente qui brûlait d'amour éternel. Il offrit encore les deux boucs pour les péchés du monde, c'est-à-dire la vie de l'esprit et la vie sensible ces deux vies, en effet, se consumaient du désir de souffrir pour nous. Mais à l'égal des boucs elles étaient, aux yeux des juifs, sans dignité et répugnantes : et le Christ, notre pontife, jeta le sort pour savoir laquelle des deux vies serait immolée pour nos péchés, et laquelle serait conservée et envoyée dans le désert. Le sort tomba sur la vie sensible, qu'il livra volontairement à la mort. Il mit alors sa vie spirituelle en la présence de Dieu ; et sur la tête de cette vie spirituelle, c'est-à-dire de sa propre personnalité, il pria pour tous les péchés du monde, et il députa cette vie spirituelle chargée de notre nature humaine et de nos péchés, vers le désert céleste, où, Dieu et homme, il vit éternellement pour nous. Il livra, en effet, son esprit entre les mains de son Père, pour ne plus jamais revenir dans une nature mortelle, ce qui, d'après la figure, nous est un signe que par sa mort nos péchés ont été pardonnés.
La figure dit encore que le grand-prêtre juif se lavait le corps d'eau pure, au moment d'offrir le sacrifice, et de même, dans son oblation, le Christ lava son corps, qui est la sainte Église, dans l'eau et le sang. Fidèle à la figure il se revêtit des ornements du simple prêtre, par son innocence, sa pureté et son humilité jusqu'à la mort de la croix. Il prit aussi le sang chaud de son immolation et un encensoir rempli de charbons ardents, c'est-à-dire son cœur brûlant d'amour, et dans le feu de cet amour brûlaient sa prière et sa sainte vie : c'étaient les aromates avec lesquels il entra à l'intérieur du voile dans le Saint des Saints, remplissant le sanctuaire, c'est-à-dire l'unité de son esprit, de la fumée et de la bonne odeur de sa sainteté et de sa Passion. Se tenant ainsi en la présence divine, il trempa le doigt dans son précieux sang, et sept fois il en aspergea, du côté de l'orient, le lieu de la propitiation divine. Pendant sept heures, en effet, le Christ a répandu son sang volontairement pour nos péchés et à la gloire divine, apaisant ainsi la justice de son Père à notre égard, et nous méritant la miséricorde et la rémis-sion de tous les péchés, si du moins nous consentons à croire en lui et à le servir fidèlement.
Au moment où ce sacrifice fut offert, le voile du temple, par lequel le Saint était séparé du Saint des Saints, se déchira, en signe que le Seigneur nous avait ouvert l'entrée de la vie éternelle et lavé dans son sang tout ce qui nous en tenait éloignés. Il en aspergea également le pave, afin que selon notre vouloir, nous puissions toujours entrer dans l'unité de l'esprit. De la même manière encore il aspergea de son sang la partie du tabernacle devant le voile, le pavé et les quatre cornes de l'autel d'or, pour que nous puissions être purifiés et sanctifiés dans la sainte Église et que toute notre vie devienne agréable à Dieu ; car ceci n'est possible que par la vertu de la mort du Christ et de l'effusion de son sang précieux. En accomplissant cette œuvre de propitiation, le Christ était seul dans la sainte Église, car, outre que son œuvre intérieure était cachée aux yeux de tous, il l'accomplissait seul, opérant notre rédemption plus par cette action intérieure que par sa Passion extérieure, qui n'en était que l'expression.
Lorsque la figure dit que de son doigt il répandit le sang, elle signifie que c'est par le Saint-Esprit et par sa propre volonté libre qu'il versa son sang et qu'il souffrit. La Passion extérieure acheva pour la gloire éternelle de Dieu l'œuvre intérieure du Christ, comme la figure nous l'apprend également. Car lorsque le grand-prêtre juif purifiait et sanctifiait le tabernacle, il était seul, et portait les habits d'un simple prêtre ; mais lorsqu'il offrit l'holocauste, il était en présence de tout le peuple et revêtu de ses ornements de pontife. Ainsi le Christ, notre pontife, entra, avant de mourir, dans l'unité de son esprit et en la puissance de sa prière et de son amour : humble et obéissant il se tint loin de son peuple, revêtu de vertus comme un diacre ou comme un simple prêtre, offrant au Père céleste son propre sang, grâce auquel nous sommes purifiés et sanctifiés dans son Esprit. Or, cette œuvre était cachée pour tous. De même que le grand-prêtre sortit du tabernacle, le Christ se tint ensuite en présence de tout le peuple, le dos tourné vers l'orient et la face vers l'occident, pour nous signifier comment il avait jeté derrière lui et pardonné le péché qu'Adam avait commis en orient, ainsi que tous nos péchés à nous-mêmes. Et, lorsque nous cherchons la miséricorde et que, tournés vers l'orient, nous adorons sa face glorieuse, il veut nous signer le front et nous confirmer de son sang précieux. Et c'est là le saint chrême, que seul l'évêque nous peut conférer. Ce chrême est composé d'huile et de baume ; d'huile pour signifier le Saint-Esprit que nous donne le Christ, et de baume, pour figurer ses mérites : par là nous sommes sanctifiés et préservés de la corruption du péché.
Lorsqu'il offrit sa vie innocente sur l'autel de la croix en holocauste à la gloire divine, le Christ immola en même temps, à l'instar du grand-prêtre, qui offrait les reins et la graisse de la victime, tout ce qui pouvait lui donner goût et consolation au ciel et sur la terre. Quant à son corps sanglant, préfiguré par la génisse rousse, deux prêtres le portèrent en dehors de la ville afin de le réduire en cendres par le feu, tandis qu'un troisième mêla de l'eau aux cendres ; de cette eau nous sommes lavés de nos péchés l'année durant, comme les juifs au temps de la figure. Ces deux prêtres étaient le Christ et Caïphe : ils livrèrent la chair aux gentils afin d'être dévorée par le feu du martyre ; le troisième, qui mêla de l'eau aux cendres, était le soldat qui de sa lance transperça le côté du corps inanimé : il en sortit notre saint baptême et les autres sacrements, qui nous purifient des péchés, et qui se renouvellent chaque année dans la sainte Église comme jadis dans la synagogue (11).
Les prêtres qui, dans la synagogue, offraient le sacrifice, demeuraient impurs jusqu'au soir, heure où le Fils de Dieu s'est fait homme et où son côté fut ouvert et répandit de l'eau : celui qui y est lavé, devient pur et sain, et rejoint le peuple, c'est-à-dire ceux qui vivent dans la foi chrétienne.
Ce sacrifice, dit le Seigneur, sera légal et éternel, non pas le sacrifice des juifs qui est périmé, mais le sacrifice de la sainte Église, qui est légal et dont le fruit est éternel. Or, si les Juifs étaient purifiés par l'eau mêlée aux cendres de la génisse rousse, combien plus serons-nous purifiés par l'eau qui coule pour nous du corps meurtri du Christ. Aussi tous ceux qu'atteint cette eau, seront purifiés sur l'heure, car nos sacrements sont parfaits ; ceux au con-traire que touchaient les cendres des juifs, demeuraient impurs jusqu'au soir, l'heure où, expirant sur la croix, le Christ, soleil brillant, descendit dans la mort et fit jaillir de son côté les sacrements, qui réalisent ce que signifiaient les figures.
Les juifs qui, dans l'ancienne loi, étaient impurs, devaient se laver le troisième et le septième jour ; le huitième ils présentaient une offrande à Dieu et aux prêtres conformément aux prescriptions de la loi divine et selon le caractère de la souillure causée par leurs péchés. Purifiés de cette façon ils rejoignaient le peuple. Tel était pour eux le sacrement de pénitence. Or, il en va de même pour nous.
Au commencement de notre vie, lorsque nous donnons notre foi au Père, au Fils, et au Saint-Esprit, c'est alors que nous avons trois jours, et que nous sommes lavés, par le baptême, dans l'eau sainte que le Christ nous a acquise par sa mort : à ce moment nous promettons de vivre selon la loi du Christ, telle que les quatre Évangé-listes nous l'enseignent et nous la décrivent et ainsi le nombre sept est complet. Et moyennant nos bonnes œuvres nous sommes de nouveau lavés dans le Saint--Esprit : et c'est le huitième jour, auquel nous présentons l'offrande et rejoignons le peuple, c'est-à-dire les élus de Dieu. Si toutefois l'âme est de nouveau souillée par le péché mortel, il lui faut derechef trois jours, c'est-à-dire une contrition vraie, la confession et la satisfaction et ainsi est-elle purifiée dans l'eau de la pénitence. Nous devons ensuite observer le septième jour, c'est-à-dire que nous devons avoir l'intention et le désir de servir Dieu jusqu'à la fin de notre vie. Ayant de la sorte retrouvé la pureté et, la santé, l'âme devient elle-même une oblation pour Dieu, et rejoint son peuple dans la vie éternelle. Si par contre le pécheur néglige ou méprise le troisième jour, en refusant de se soumettre au sacrement de la pénitence qui doit le laver de ses péchés, il ne peut pas, quelque saint qu'il paraisse ou quelles que soient les vertus qu'il accomplisse, être purifié dans le Saint-Esprit, au septième jour. Bien au contraire, il sera séparé de la communion de la sainte Église, perdu pour toujours et rejeté du peuple d'Israël, qui contemplera la face de Dieu. Telle était aussi la loi des juifs ; mais pour nous, quand nous sommes en grâce avec Dieu, alors même que nous tombons en ces petites fautes qu'on appelle vénielles, nous sommes souillés jusqu'au soir seulement, c'est-à-dire jusqu'à ce que nous nous examinions. Alors le soleil de la grâce descend et nous sommes lavés dans la grâce divine, et rentrons en union avec ceux qui possèdent Dieu. Et nous trouvons cela aussi dans la figure.
CHAPITRE CXVI
OU L'ON PARLE ENCORE DES SACRIFICES D'AARON ET DE SES SUCCESSEURS.
Je pourrais vous dire encore mainte merveille sur la façon dont les juifs, légalement souillés, pouvaient être purifiés, mais nous les passerons, car il nous paraît inutile d'en parler : il nous est profitable, au contraire, d'avoir en estime les choses qui nous apprennent comment il faut vivre, qui nous excitent à servir le Seigneur et qui nous réjouissent dans son service. Nous voulons donc insister encore sur les sacrifices offerts par Aaron et ses successeurs avec le peuple juif et montrer combien Dieu s'y complaisait au temps de la figure.
Pourtant Dieu se complaît bien davantage dans le sacrifice que le Christ offrit lui-même, et que ses successeurs offrent encore avec le peuple chrétien ; car il l'emporte en noblesse sur les anciens sacrifices autant que la réalité l'emporte sur la figure, l'homme sur son ombre, et Dieu sur toutes les créatures.
Maintenant prêtez-moi toute votre attention. Le jour où Moïse le prophète consacra prêtres Aaron et ses fils au moyen de l'onguent sacré qu'il avait composé selon le précepte divin, tout le peuple d'Israël présenta ses offrandes, conformément aux ordres que Moïse et Aaron leur firent de la part de Dieu. Ces offrandes consistaient en brebis, taureaux, chèvres, colombes et autres animaux, dont nous avons parlé plus haut. De ces victimes, Aaron prit l'épaule droite et la poitrine, qui lui revenaient de droit et il déposa le reste sur l'autel des holocaustes, d'où avait été enlevé tout feu allumé par les hommes. Puis, ayant béni de sa main étendue, le peuple d'Israël, il entra avec Moïse dans le tabernacle pour y prier, et aussitôt ils revinrent pour bénir tous deux le peuple. À ce moment la gloire divine se manifesta devant tous, car Dieu envoya le feu du ciel, qui dévora toutes les offrandes déposées sur l'autel à cette vue tous les assistants tombèrent la face contre terre, et louèrent Dieu, reconnaissant dans ce signe que leur sacrifice lui avait été agréable. Ce feu, que Dieu avait envoyé, fut sans cesse entretenu par les prêtres, jour et nuit, car il ne leur était pas permis d'avoir un feu étranger sur l'autel de Dieu. Plus tard, lorsque les juifs furent exilés de leur pays et emmenés captifs à Babylone, ils cachèrent le feu sous terre.
Mais, au jour même où le feu sacré avait été envoyé par Dieu, Nadab et Abiu, les fils d'Aaron, mirent dans leur encensoir de l'encens et du feu étranger : et aussitôt Dieu envoya son feu de vengeance, qui les saisit tous deux et les fit périr à l'instant même devant le lieu de la présence divine, Dieu ne voulant pas les laisser vivre en pareil péché de désobéissance.
Comprenez maintenant ce que j'entends par là. Lorsque le Christ, le Fils de Dieu, dont je vois en Moïse la figure, voulut consacrer et ordonner ses évêques et ses prêtres, il prépara à cet effet le chrême et l'huile sainte au jour de la propitiation, lorsqu'il souffrit et mourut à cause de nous. C'est alors qu'il confectionna cette noble matière, avec laquelle sont ordonnés et consacrés nos évêques et nos prêtres. Les apôtres, à ce moment, n'étaient pas encore bien préparés à recevoir cette sanctification dans toute son ampleur : aussi le Seigneur, après sa résurrection, voulut-il les instruire par ses paroles, ses œuvres, et de nombreux signes, afin de les confirmer dans la foi et de les rendre aptes à remplir le ministère sacerdotal. Mais aussitôt après l'Ascension leur préparation s'acheva, par l'abnégation d'eux-mêmes et le mépris de toute consolation du monde, pour suivre le Christ au-dessus de tous les cieux par l'intention droite, la dévotion ardente et l'amour de leur cœur. Par le jeûne, la veille et la prière ils retirèrent le feu terrestre de l'autel des holocaustes, c'est-à-dire de leur cœur, et devenant eux-mêmes un sacrifice digne de Dieu, ils se préparèrent ainsi à recevoir le feu céleste, c'est-à-dire le Saint-Esprit. Or, le cinquantième jour de notre première Pâque, où le Christ ressuscita, la gloire de Dieu se manifesta sur la montagne de Sion, où ils étaient réunis tous ensemble dans la paix, et tous furent remplis du Saint-Esprit et reçurent la loi nouvelle, en même temps que le Seigneur de la loi, dans leur cœur de chair, qui par là devint docile, empressé et prompt à toute vertu ils éprouvaient envers Dieu et envers tous les hommes cette charité sincère qui résume la loi et les prophètes. Tandis que les juifs, qui étaient toujours opiniâtres, durs et facilement enclins à l'incrédulité, ne reçurent la loi ancienne que sur des tables de pierre.
C'est sur la montagne du Sinaï que Moïse reçut cette loi des préceptes. Or, Sinaï veut dire examen ou épreuve, et c'est selon les préceptes divins que chacun est examiné ou éprouvé, pour savoir s'il appartient à Dieu ou non. Sinaï veut dire encore précepte ou mesure, c'est-à-dire qu'il faut observer également tous les préceptes, aussi bien les uns que les autres, car celui qui en transgresse un seul, pèche contre la loi entière, puisque c'est l'ensemble des commandements qui constituent la norme et la mesure de notre vie : celui qui, lors du jugement de Dieu, ne l'aura pas réalisée, sera damné pour toujours. Mais l'amour que reçurent les apôtres était sans mesure : il les remplit avec surabondance, les faisant s'épancher en toutes les vertus. Comme autrefois Aaron, le grand-prêtre juif, au jour de sa consécration, étendit la main pour bénir le peuple, ainsi fit saint Pierre, notre pontife, le jour où sa consécration étant parachevée, il bénit le peuple de sa main étendue. Il leur rappela aussi la prophétie énoncée longtemps auparavant par le prophète Joël, que Dieu enverrait son Esprit sur toute chair, c'est-à-dire sur les hommes comme sur les femmes, qu'ils prophétiseraient et recevraient des visions et des songes, et que des signes apparaîtraient au ciel et sur la terre avant le dernier jour. Ensuite il leur redit les nombreux signes et miracles que Jésus-Christ avait opérés au milieu d'eux, les choses futures qu'il avait prédites, et comment, conformément au plan de Dieu et selon qu'il avait été prévu, les juifs l'avaient livré à la mort par la main d'hommes méchants. Mais Dieu l'avait ressuscité, et ayant brisé les chaînes des enfers, le Christ ne pouvait y être retenu. L'apôtre prouva à ses auditeurs, au moyen de nombreux passages empruntés aux psaumes de David, que l'âme du Christ ne pouvait demeurer dans les enfers ni son corps voir la corruption. Il montra clairement que David n'avait eu en vue que le Christ, puisque celui-ci était ressuscité et, selon l'attestation du même psalmiste, monté aux cieux, où il est assis à la droite de son Père. Nous aussi sommes témoins, dit saint Pierre, qu'il nous a envoyé son Esprit-Saint, qui opère en nous comme vous l'entendez et le voyez.
Comme ils entendaient ces paroles, l'Esprit-Saint émut et échauffa leurs cœurs, et tous se mirent à crier avec componction et regret de leurs péchés, disant aux apôtres : « Chers frères, que faut-il faire
(12) ? » Et saint Pierre de répondre : « Faites pénitence, et que chacun se fasse baptiser au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, pour la rémission de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit, et vous parlerez en toutes les langues comme nous le faisons. »
Il leur dit encore d'autres paroles de consolation, et dans une prière ardente il invoqua la puissance de Dieu et de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Et tous ceux qui accueillirent ses paroles, crurent et furent baptisés. Or, ce jour-là, ils étaient au nombre d'environ trois mille, et dans une autre circonstance ils atteignirent le nombre de cinq mille.
Tous persévérèrent dans la doctrine des apôtres et ils devenaient ainsi un sacrifice agréable à Dieu. Tous les jours les apôtres rompaient pour eux le pain vivant du Sacrement, et pourvoyaient à leurs besoins corporels, car tout étant mis en commun, personne n'avait rien en propre. Lorsque quelqu'un vendait son champ ou sa maison, il en déposait le prix aux pieds des apôtres, qui le partageaient et le distribuaient à chacun selon ses besoins. Et tous étaient un de cour et d'âme, et leurs volontés s'unissaient dans la charité. C'est là le feu que le Christ a envoyé sur la terre et qui doit brûler éternellement. Mais nous devons l'entretenir et l'alimenter de vertus, comme les juifs alimentaient de bois sec le feu que Dieu leur avait envoyé. Le feu des juifs n'existe plus, mais le nôtre demeure éternellement S'il arrive que l'homme soit exilé par l'ennemi à Babylone, c'est-à-dire dans les ténèbres des péchés, le feu de la charité demeure enseveli et caché dans la sainte Église : au retour dans son pays, l'homme doit fouiller son cœur, et lorsqu'il y aura trouvé les larmes intérieures de la dévotion et du repentir, comme jadis on trouva de l'eau grasse à la place du feu, il les exposera au soleil de la miséricorde divine, qui l'embrasera de nouveau d'un feu plus intense qu'auparavant, à l'instar du feu des juifs dans l'histoire figurative.
Par-dessus tout il faut se garder d'apporter du feu étranger, comme l'avaient fait les premiers prêtres, dans le tabernacle de Dieu, ce pour quoi, au même moment, ils furent frappés de mort.
Parmi les premiers fidèles il y en avait également qui voulaient introduire du feu étranger dans la sainte Église, mais eux aussi furent frappés d'une mort subite : c'étaient Ananie et Saphire. Ayant vendu leur champ, ils pensaient acheter ce qui leur était nécessaire contre la volonté du Saint-Esprit, et au détriment du bien commun de la sainte Église ; mais ils cachèrent leur dessein et mentirent au Saint-Esprit, en gardant une partie de l'argent, tandis qu'ils en remettaient le reste aux pieds des apôtres. Préférant avoir leur bien propre au lieu de vivre du bien commun, ils ne voulaient pas se fier entièrement au Saint-Esprit ni à la sainte Église. Ce fut donc cet amour qu'ils portaient à leur personne et à leurs biens, qui les empêcha de se remettre avec tout leur avoir entre les mains de Dieu et de la sainte Église. Ce fut là le feu étranger qu'ils voulaient apporter, mais saint Pierre le reconnut en esprit, et leur reprocha d'avoir menti, non aux hommes, mais à Dieu qui pénètre les cœurs. La crainte aussitôt s'empara d'eux, ils tombèrent, et à l'instant même ils moururent aux pieds des apôtres.
Il nous faut donc bien prendre garde, car à bon droit nous devons appartenir tout entiers à Dieu, et nullement à nous-mêmes. C'est le devoir en particulier de ceux qui vivent en religion et qui se sont donnés à Dieu par des vœux spéciaux ; ils lui ont voué la chasteté, ont promis l'obéissance à leurs supérieurs et se sont engagés à ne rien avoir ou posséder en propre. Ceux qui violent ces engagements, bien qu'ils continuent à vivre dans le corps, meurent dans l'âme, parce qu'ils sont séparés de toute sainteté. Et tous ceux qui aiment Dieu plus pour leur propre profit que pour sa gloire éternelle, et qui le servent plutôt pour leur propre gain que par vraie et généreuse charité, font brûler leurs offrandes avec un feu étranger, qui ne provient point de Dieu, mais de leur cour terrestre. Et de même les sacrifices de la sainte Église, qu'on offre plutôt pour le profit extérieur que pour la gloire de Dieu et par vraie charité envers le prochain, brûlent tous d'un feu étranger. Pareillement les prélats et les prêtres de la sainte Église, qui poursuivent davantage le bien et l'honneur du monde que la gloire de Dieu et le salut du peuple, et qui préfèrent la recherche dans la nourriture et la boisson à l'aliment éternel de leur âme, font brûler leur vie et leurs sacrifices d'un feu terrestre, puisqu'ils ne prétendent qu'à plaire au monde et que le bien, qu'ils ont reçu gratuitement et qu'ils devaient distribuer gratuitement et par charité, ne leur sert souvent qu'à poursuivre le profit temporel. Quant à leur doctrine, elle ressemble à leur vie, car par la fausseté de leurs explications ils altèrent l'enseignement de Dieu et de la sainte Écriture, afin que leur prédication plaise à ceux qui leur sont semblables et désirent suivre leurs conseils. Aussi les hommes sans culture, qui vivent pour Dieu, ont-ils bien plus de sagesse que les savants qui vivent pour le monde et la chair. La sagesse de Dieu triomphe du monde, de la chair et de tout ennemi, alors que sans elle on demeure vaincu et ignorant, malgré toute la science et toute la sagesse que peut procurer le monde, car devant Dieu la sagesse du monde est folie. C'est donc à juste titre qu'il faut s'appliquer aux veilles, à la prière et à la tempérance, et tourner le regard intérieur vers la vérité éternelle, afin de recevoir la sagesse divine, qui nous instruira et enseignera la manière de vivre selon la très chère volonté de Dieu. Mais, plus que tous les autres, les prélats, les prêtres et les docteurs doivent se conduire de telle manière qu'ils soient prêts à recevoir la sagesse de Dieu, car c'est à eux qu'incombe le devoir de porter le fardeau de la sainte Église aussi bien par leur vie que par leur doctrine. Le Christ leur a confié son héritage, tant spirituel que temporel, pour qu'ils le distribuent à chacun selon ses besoins. Ils sont appelés, en effet, à être les intermédiaires entre Dieu et son peuple, non seulement par les sacrements et la vertu qui vient de la mort de Notre-Seigneur Jésus-Christ, mais aussi par leurs propres sacrifices et prières, et par tous les biens qu'ils ont reçus de Dieu. Car ces biens appartiennent encore à Dieu, et ils ont le devoir de s'en servir pour sa gloire et pour l'utilité de son peuple.
Tout ceci requiert une grande vertu, une raison éclairée et une discrétion perspicace.
Aussi, dans l'Ancien Testament, Dieu défendit-il aux prêtres, sous peine de mort, le vin et toute boisson fermentée, à l'heure où ils exerçaient leur ministère pour le peuple. C'est là, dit-il, un précepte éternel dans vos générations sacerdotales, afin que vous possédiez l'art de distinguer ce qui est saint de ce qui ne l'est pas, ce qui est souillé de ce qui est pur, et que vous puissiez enseigner aux enfants d'Israël les préceptes de ma loi, telle que je les leur ai fait connaître par Moïse.
Instruits de cet enseignement, vous pouvez reconnaître que beaucoup de prêtres aujourd'hui se laissent aller à l'intempérance et livrent leur âme à la mort. Car la vérité que le Christ a enseignée comme Moïse, ils ne veulent ni la connaître, ni la vivre, ni l'enseigner ; leur orgueil, leur avarice, leur gourmandise et leur impureté les rend comme ivres et hébétés, au point de ne plus goûter aucune vertu. C'est dans ce sens que le prophète a dit : « L'homme est devenu semblable
(13) », notamment par son ignorance et sa vie charnelle.
Remarquez cependant quelles choses étonnantes se voient aujourd'hui. Lorsque les prêtres juifs étaient venus en contact avec le cadavre d'un animal qui avait succombé à la mort naturelle, ils encouraient une impureté légale, qui les empêchait d'offrir ce jour-là un sacrifice pour eux-mêmes ou pour le peuple : et en raison de cette souillure ils ne pouvaient même pas toucher aux offrandes qu'on leur apportait : jeunes taureaux, brebis et autres semblables. Or, voilà qu'aujourd'hui on trouve nombre de prêtres qui, bien qu'impurs de corps et d'âme, et malgré leur indignité, ont devant Dieu la présomption et l'audace de consacrer le corps très pur du Seigneur, de toucher de leurs mains souillées le saint Sacrement et d'offrir ce sang précieux qui fut répandu pour les péchés du monde. Puis ils l'absorbent en leur gosier impur et souillé, comme si cela leur appartenait et qu'ils en fussent dignes. Hélas ! quelle honte devant Dieu et devant le monde entier. La sainteté que le Christ et les premiers prêtres avaient acquise par leur vie et leur sang, les mauvais prêtres d'aujourd'hui la détruisent par leurs péchés honteux, car ils sont cause de confusion et de scandale pour le monde. Si, au début de la sainte Église, l'ombre de saint Pierre guérissait tous les malades qu'elle atteignait, aujourd'hui c'est l'odeur fétide des péchés et le mauvais renom des prêtres impurs qui rendent beaucoup d'hommes malades en leur âme, au point même d'en faire mourir quelques-uns dans le péché. Mais dès lors ils doivent s'attendre à être livrés à la confusion éternelle, avec tous les démons, dans l'abîme de l'enfer. Car il est juste qu'ils demeurent à jamais dans les tour-ments avec ceux dont ils ont été les esclaves au temps où ils avaient la grâce et où ils auraient dû se mettre au service de Dieu.
Mais parlons maintenant des bons prêtres d'aujour-d'hui, sans plus nous occuper des mauvais.
CHAPITRE CXVII
COMMENT ÉTAIT FAITE LA TABLE DE PROPOSITION
Nous savons comment le Seigneur avait ordonné à Moïse de faire une table de bois de sétim, d'une longueur de deux coudées, d'une largeur d'une coudée et demie
(14) et de hauteur égale. Cette table devait être entièrement couverte d'un or très fin et placée dans le tabernacle du côté nord devant la présence divine, et toujours garnie de pains.
Que chacun maintenant prête son attention, en considérant sa propre vie intérieure et ses sentiments intimes.
Le Christ, le Fils de Dieu, est préfiguré par Moïse, car c'est en descendant de la montagne céleste, qu'il nous a apporté la loi chrétienne. Il a aussi construit pour nous une table, qu'il a placée au côté nord de la sainte Église. Cette table est la liberté de la foi chrétienne, c'est-à-dire la liberté de la sainte Église, ainsi que de chaque homme de bien ; elle est faite de bois de sétim, qui ne peut être détruit ni par le feu ni par la corruption. Et c'est ainsi que la liberté de la sainte Église, comme de chaque homme intérieur, est mise à l'abri de toute atteinte ; car elle est toute recouverte d'or très fin, c'est-à-dire de la charité sincère, qui est invincible, et, à l'égal de ce métal précieux, permanente et impérissable.
La table, que le Christ nous a construite, est longue de deux coudées, et par là nous entendons deux œuvres libres, car c'est par libre bonté que Dieu veut nous aimer sans fin et c'est librement que nous lui rendons cet amour ce sont là deux œuvres parfaites qui donnent à notre table une longueur infinie. Mais sa largeur est d'une coudée et demie. Or, l'œuvre de Dieu en nous, unie aux vertus qu'il nous donne, fait une mesure parfaite, tandis que l'insuffisance dans la vertu, qui apparaît dans nos œuvres, et à laquelle nous ne pouvons jamais suppléer, est signifiée par la demi-mesure qui s'ajoute à la première. Plus nous aimons, plus il nous reste à aimer, et plus nous acquérons de vertus, plus il nous en reste à acquérir, car l'amour dans son opération demeure toujours inassouvi et insatiable, parce qu'il se sent impuissant à payer tout ce qu'il doit. Ici chaque nouveau paiement augmente la dette, dès là que l'amour, tant qu'il n'excède pas la raison, exige plus d'amour et plus d'œuvres d'amour que personne n'en peut réaliser. Voilà la raison pour laquelle l'amour doit continuellement croître et augmenter. C'est dans ce sens que nous disons avec le prophète : « Voici que nous allons commencer
(15) » C'est maintenant que nous voudrions faire quelque bien. Il faut entendre ceci de l'amour tant qu'il reste dans les limites de la raison et ne devient pas simple, uni à l'Esprit de Dieu, au-dessus de la raison et sans distinction.
La table de proposition était placée dans la partie antérieure du tabernacle, et non dans le Saint des Saints, ce qui veut dire que cet amour doit être commun à tous les hommes. Mais si quelqu'un, dans la pensée que sa mesure d'amour et de vertu est parfaite, alors qu'elle ne peut être qu'incomplète, se complaît en lui-même, il se trompe, car sa mesure est fausse et dès lors sa table est trop large.
La hauteur de la table comporte également une coudée et demie. La mesure entière nous apprend que Dieu opère sa propre louange et sa propre gloire dans toutes les créatures, au ciel et sur la terre ; la demi-mesure, que Dieu dépasse tellement en grandeur toute compréhension, et mérite tant de louange et de gloire, que toutes les créatures défaillent et sont impuissantes, lorsqu'il s'agit de louer et d'honorer Dieu autant qu'il en est digne. Mais si, en faisant tout ce qui est en notre pouvoir, nous venons à défaillir, c'est là pour nous un renouvellement et une croissance dans la louange et la gloire de Dieu, qui nous permettent de louer Dieu toujours davantage, Cependant jamais nous ne parviendrons à une louange digne de lui et qui nous satisfasse pleinement. Aussi la mesure doit-elle rester incomplète, parce que nous sentons que Dieu mérite plus de louange que toutes les créatures ne sont capables de lui en donner. Nous devons donc nous renouveler constamment dans la louange de Dieu, jusqu'à ce qu'enfin l'amour simple s'empare pleinement de nous et nous élève avec lui en sa propre essence au-dessus de toute distinction. Dès lors nous devenons libres et affranchis dans l'Esprit de Dieu, et Dieu opère par nous sa propre louange et sa plus chère volonté.
Quant à l'épaisseur de la table, elle n'a pas été décrite, ce qui signifie que notre amour doit être sans bornes et remplir toutes choses.
La table avait quatre pieds sur lesquels elle reposait et qui correspondent à ce que la Bible appelle hauteur de la table. Par ces quatre soutiens, nous entendons les quatre Évangiles, écrits par les quatre évangélistes, où toutes les lois reçoivent leur achèvement et sur lesquels sont établies toutes nos œuvres d'amour. À ces quatre soutiens on avait fixé quatre anneaux d'or, un à chaque angle ; deux barres en bois de sétim doré passaient chacune par deux de ces anneaux, et par ce moyen on pouvait transporter la table où l'on voulait. De la même façon nos œuvres d'amour doivent être unies et rattachées à la loi des Évangiles, qui a quatre faces ou quatre aspects, ainsi que saint jean nous l'en-seigne, et pareillement le prophète Ézéchiel. De ces quatre aspects le premier est que par l'amour nous triomphons en nous de tout ce qui est contraire à Dieu, foulant aux pieds notre vie animale, pour recevoir la vraie vie de l'âme ; c'est la face du lion, vainqueur et roi de tous les animaux sauvages. Le deuxième aspect des Évangiles et de la loi divine nous montre comment, dans notre vie intérieure, l'amour nous pousse à nous offrir à Dieu avec nos œuvres pour sa gloire éternelle ; c'est la face du taureau, victime offerte à Dieu en sacrifice dans l'histoire figurative des juifs. Dans le troisième aspect des saintes Écritures et des préceptes divins, l'amour nous enseigne la justice et nous donne une vie raisonnable ornée de vertus ; c'est la face humaine accordée à notre vie intérieure, qui la fait dominer sur le monde entier. Le quatrième aspect des Évangiles nous atteste que l'amour élève parfois des hommes au-dessus de la compréhension des sens, jusqu'au regard dépouillé d'images, et ouvre leur pensée vers une immensité qu'aucune représentation ne vient borner ; on s'aperçoit alors que l'œil de l'intelligence demeure toujours ouvert pour contempler et fixer sans labeur la révélation de la vérité éternelle. Dès lors croissent l'amour et le désir, de même que l'effort constant vers l'inaccessible ; et c'est la face de l'aigle, qui signifie que l'homme, dans cet état, reçoit une connaissance mystérieuse de Dieu et une vue claire et distincte des vertus, des pratiques et de toutes les vérités dont il a besoin. Mais, si quelqu'un ne fait pas cette expérience, il suivra avec droiture et simplicité la lumière de la foi et l'amour qu'il porte à Dieu ; conduit par eux devant la face de Dieu, il recevra la vie spirituelle parfaite, qu'indique le quatrième aspect.
Il faut savoir que ces quatre aspects sont dominés par les pratiques de l'amour qui existe entre nous et Dieu, de même que la table d'or couvrait les quatre bases qui la soutenaient. Mais il y avait aussi quatre anneaux d'or, par lesquels passaient deux barres dorées, qui permet-taient de porter la table où l'on voulait. Ces anneaux d'or signifient que la grâce de Dieu est attachée et jointe aux quatre aspects, car chacun de ces aspects est agréable à Dieu. Et c'est à bon droit que la grâce qui n'a ni commencement ni fin, est figurée par ces anneaux.
Car, bien que la grâce de Dieu nous soit donnée dans le temps, elle provient de l'amour dont Dieu nous aime de toute éternité et qui produit ces quatre aspects. Et, moyennant cette grâce et ces quatre aspects, nous retournons sans fléchir vers l'amour éternel. De la sorte se réalise en nous la figure des quatre anneaux d'or. Et, lorsque la grâce nous touche et nous trouve libres d'esprit et de cœur, les barres sont dorées, et nous portons, où nous voulons, nos exercices de charité envers Dieu et d'amour pour les vertus.
De plus, la table que construisit Moïse était entourée d'un bord fait d'or précieux et surmonté tout autour d'une couronne de même métal. Cette couronne, haute de quatre doigts, devait empêcher qu'aucune chose ne tombât de la table. Au-dessus de cette couronne se voyait une autre plus petite, faite également d'or très fin, et ainsi la table était parfaite. Et nous, pareillement, avons reçu du Christ, le Fils de Dieu, la liberté et la charité selon l'homme intérieur, et de cette façon la table est couverte d'or. Le bord en or précieux signifie la montée de notre charité, qui tend toujours vers la hauteur à l'instar d'un feu ardent. La couronne d'or qui orne le bord, figure l'amour et le respect envers Dieu, avec toutes les bonnes œuvres qu'on lui offre, car l'amour est sa propre récompense, et il est couronné et orné de ses œuvres.
Or, cette couronne, large de quatre doigts, s'élevait au-dessus du bord : ce qui signifie que la charité, puisqu'elle est une avec ses œuvres et opère toujours pour la gloire de Dieu, retient toutes choses, et que rien ne lui échappe. Au contraire, si en quelque chose nous nous recherchons nous-mêmes de façon désordonnée, elle nous échappe tout entière, et nous la perdons, parce qu'elle n'est pas offerte à Dieu au-dessus de la couronne d'or.
Il faut savoir encore que cette couronne était alternativement lisse et ciselée, représentant tous les rois à venir de Jérusalem, depuis David jusqu'à Sédécias. Mais ce devait être de par une révélation divine, puisque la couronne avait été faite dans le désert, bien des années avant que le roi David ne naquît. Par là nous apprenons que l'amour, que nous avons pour Dieu et qui est notre couronne, doit porter l'image de notre premier roi Jésus-Christ, ainsi que de tous les rois que sa Passion et sa mort lui ont fait naître. Ces rois, lui-même les portait tous dans la couronne de son amour, avec leurs noms et leurs œuvres, comme un sacrifice agréable à son Père céleste. C'est donc à son imitation que notre couronne doit être ornée de l'image de tous les rois qui appartiennent à son royaume.
Pourtant il faut savoir que la couronne était par endroits lisse et sans ciselure, ce qui signifie que notre amour, dans ses opérations les plus hautes, ne souffre aucune image, là où il se tient en union avec l'amour éternel qui est Dieu. Voilà donc pourquoi la couronne dans l'histoire figurative des juifs, était alternativement lisse et ciselée ; ce fut là aussi la raison pour laquelle la petite couronne aureola était posée la première. En effet, c'est lorsque notre amour, au-dessus de toute opération propre, se consume et se fond dans le feu de l'amour éternel de Dieu, que les délices sont plus intenses et plus suaves. Alors, dans cet anéantissement de lui-même, notre amour reçoit sa petite couronne, du fait que Dieu opère et que nous sentons et subissons cette action. Mais l'Écriture ne dit pas de quelle façon la petite couronne était placée sur la grande, et ainsi ne peut-on exprimer ni décrire comment notre amour sans images est consumé et renouvelé dans l'amour de Dieu ; ceux-là seuls qui portent à Dieu cet amour sublime, le peuvent éprouver.
D'autres disent encore que, lorsque ces deux couronnes furent fabriquées, on signifiait que le royaume d'Israël serait divisé plus tard en deux royaumes. Israël, qui comprenait dix tribus, était figuré par la grande couronne, tandis que la petite signifiait Juda, formé seulement de la tribu de Benjamin avec les prêtres et les lévites. Celle-ci pourtant était placée le plus haut, car à Juda appartenaient la cité sainte de Jérusalem et le temple, avec ses prêtres et les sacrifices. C'est également de Juda que nous est né Jésus-Christ, le Fils de Dieu.
Cette figure peut encore signifier que l'amour a divisé son royaume en deux parties. D'abord il donne à l'homme une vie vertueuse et une intention droite, le place sous le regard de Dieu et lui donne, avec la sagesse, la connaissance de Dieu et de lui-même. Dès lors cet homme devient roi en Israël et règne sur sa famille et sur les dix tribus, c'est-à-dire sur les puissances de son âme comme sur les cinq sens extérieurs et intérieurs. Agissant de la sorte, il reçoit le véritable amour de la loi divine et des préceptes, et sa charité est couronnée de toutes les bonnes œuvres qu'il accomplit à la gloire de Dieu : c'est là la grande couronne en Israël. Et plus la charité grandit en vertus et augmente le nombre de ses bonnes œuvres, plus la couronne devient grande. Aussi portons-nous tous une couronne en Notre-Seigneur Jésus-Christ, en qui la charité et les vertus de nous tous se réunissent. La grandeur et la noble ornementation de cette couronne est pour chacun proportionnée à la mesure de son amour et de ses vertus.
Ensuite, l'amour place sur cette couronne une autre plus petite, mais bien plus précieuse, qui est réservée pour la seule tribu de Juda, c'est-à-dire pour ceux qui confessent et glorifient la grandeur de l'amour divin. Ils s'anéantissent eux-mêmes avec toutes leurs œuvres, devant la face de l'amour éternel qui est Dieu, devant qui ils s'estiment trop petits et trouvent leurs œuvres trop chétives, ou même, et à bon droit, comme rien. Ici l'amour humain se consume et s'anéantit dans l'amour de Dieu, et cet anéantissement constitue la petite couronne de Juda, placée sur la première. Car c'est de Juda qu'est né le Christ, qui, comme maître et roi, régit par lui-même ces hommes qui trépassent dans l'immensité de l'amour divin, en sorte que c'est lui qui vit en eux plus qu'ils ne le font eux-mêmes. Dès lors ils découvrent en eux la ville de Jérusalem, c'est-à-dire une vision de paix, et ils vivent en Sion, c'est-à-dire dans la contemplation de la vérité éternelle ; eux-mêmes sont le temple de Dieu où, comme prêtres et victimes, ils offrent au-dessus de la raison la pure pensée, dépouillée de toute image.
Là, devant la majesté divine, ils sont consumés par l'amour, et dépassent tout le créé, jusqu'à devenir un avec l'amour éternel.
Cette couronne, qui signifie Juda, comprend aussi la tribu de Benjamin, dont le nom veut dire fils du jour, ou de la vertu, ou de la douleur. Tout bien, en effet, que nous produisons et accomplissons au moyen de la grâce divine, est fils du jour ; et tout le prix que produisent les bonnes œuvres, est enfant et fruit de la vertu ; et tout exercice de pénitence est fils et fruit de la douleur. Mais tout cela doit le céder à la couronne de Juda et lui être inférieur, car lorsque l'esprit est élevé jusqu'à être consumé et fondu dans l'unité de l'amour, tous les péchés et toute pénitence sont oubliés ainsi que toute vertu et toute récompense. Pourtant la domination de Juda doit, de toute nécessité, s'étendre également à la tribu de Benjamin, car c'est sous la petite couronne que doit être placée la grande. Il nous faut donc toujours persévérer dans la vertu, la pénitence et les bonnes œuvres, afin que notre sainteté, notre couronne et notre récompense grandissent sans cesse. Ainsi nous vivons pour Dieu et sommes rois en Israël, dont le nom signifie celui qui voit Dieu, ou encore un prince avec Dieu. Si, au contraire, cette persévérance fait défaut, nous ne pouvons être sauvés.
Enfin, là où l'amour divin consume le nôtre et se l'unit, c'est-à-dire dans ce regard sans images, dont nous avons parlé, cette union se fait d'autant plus facilement que nous sommes plus simples et plus dépouillés. Alors nous sommes passifs, et Dieu opère : c'est la petite cou-ronne, par laquelle nous confessons et ressentons la grandeur de l'amour divin, qui nous enseigne toute vérité.
Voilà donc comment la table de notre charité est ornée de deux couronnes, et placée au septentrion de la sainte Église, afin de pouvoir ainsi terrasser tous nos ennemis. C'est dans ce sens que le prophète nous dit dans le psaume :
Seigneur, vous avez préparé une table devant ma face, contre tous ceux qui cherchent à nous troubler et à nous faire souffrir
(16). »
(1) Ex., XXIX, 38-XXX, 9. (2) Ps. CIX, 10. (3) Luc., XXII, 15. (4) MATTH., XXVI, 38. (5) Luc., XXII, 42. (6) I COR., XIII, 10. (7) Ibid., XII, 5. (8) Ibid., XIII, 12. (9) II COR., III, 18. (10) 11 COR., V, 21. (11) Ruysbroeck entend ici par sacrement l'eau baptismale et les saintes huiles, qui chaque année sont renouvelées les jours avant la fête de Pâques. (12) ACT., II, 37-39. (13) Ps. XLVIII, 21. (14) Selon la Bible la largeur était d'une coudée seulement, la hauteur d'une coudée et demie. E. XXV, 23. (15) Ps. LXXVI, II. (16) Ps. XXII, 5. |