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DESCRIPTION DE LA POSITION ET DU SITE DU MONASTÈRE DE CLAIRVAUX.
Si vous voulez connaître le site de Clairvaux, je vais vous le peindre comme dans un miroir. L'abbaye s'élève au pied de deux montagnes, qui, séparées l'une de l'autre par une étroite vallée, laissent entre elles une distance qui va toujours s'agrandissant, à mesure qu'elles descendent du côté de l'abbaye. Une de ces montagnes a ses flancs couverts par la moitié de l'abbaye, et l'autre, l'est par l'autre. L'une est fertile en vignes, l'autre en moissons, et toutes deux offrent à la vue un spectacle agréable, et à la vie un secours précieux. En effet, tandis que sur un des coteaux s'élève le blé qui nourrit, sur l'autre se récolte le vin qui désaltère. Le haut de la montagne est le théâtre des nombreux travaux des moines, travaux aussi charmants que paisibles, car ils consistent à ramasser des branches de bois mort, et à les lier ensemble pour les brûler; à arracher les broussailles qui déparent le champ, et à les préparer pour le feu auquel seul elles peuvent être bonnes; à déraciner les ronces, à en retourner le sol, à en détruire et à en disperser, pourparler le langage de Salomon, les funestes rejetons, qui tantôt s'enlacent autour des rameaux naissants des arbres, ou en étouffent les racines, afin qu'ils n'empêchent point le dur chêne d'aller dans les airs saluer de son front les astres du ciel, le flexible tilleul d'étendre au loin ses branches, le frêne dont le bois se coupe et se plie de s'élever librement vers les cieux, le hêtre touffu de couvrir au loin la terre. Derrière l'abbaye, le sol s'étend en plaines; un mur en clôt une grande partie, et enferme l'abbaye dans son vaste circuit. Dans son enceinte, des arbres nombreux et variés, fertiles en fruits de toutes sortes, forment un verger pareil à une forêt. Près de là s'élève la salle des malades; ce voisinage n'est pas un médiocre soulagement pour les religieux infirmes, à qui il offre un vaste espace pour la promenade, et donne un doux ombrage contre les ardeurs du soleil. Les malades vont s'asseoir sur le gazon verdoyant, et, lorsque les ardeurs de la canicule brûlent la terre au voisinage d'un astre inclément, et dessèchent les fleurs, on les voit en sûreté se cacher sous ces arbres, et se défendre de la chaleur du jour sous leurs ombrages. Leurs branches chargées de feuilles tempèrent les feux du soleil. Leurs souffrances se calment quand ils respirent à pleins poumons l'air chargé des senteurs du foin. Le vert agréable des arbres et du gazon repose leurs yeux et les fruits qui pendent à leurs regards, leur promettent, en grossissant, de grandes délices. Ils pourraient dire avec raison : « Je me suis assis à l'ombre de celui que j'avais désiré, et j'ai goûté de son fruit qui a semblé doux à ma bouche (Cant. II, 3). » leurs oreilles sont agréablement frappées par les doux et harmonieux concerts des oiseaux au plumage varié. Voilà comment, pour guérir une maladie, la bonté de Dieu multiplie les remèdes, fait sourire l'air dans sa pure sérénité, fait respirer la terre dans sa fécondité et permet au malade de s'enivrer par les yeux, les oreilles et les narines de ce que les couleurs, les chants et les odeurs ont de plus délicieux. Où finit le verger commence le jardin, dont de petites rigoles, ou plutôt de petits ruisseaux séparent et divisent les carrés qu'ils parcourent. En effet, si l'eau en paraît dormante, elle n'en coule pas moins dans sa marche insensible. Là encore s'offre un charmant spectacle aux yeux des religieux malades, quand ils vont s'asseoir sur les bords verdoyants d'un bassin rempli d'une onde pure et suivent, de l'ail, les jeux des petits poissons sous l'eau pure comme le cristal, ces jeux qui leur représentent l'image des armées en marche. Veau de ces bassins sert en même temps à nourrir le poisson, et à arroser les légumes du jardin; elle est entretenue par un courant continuel dérivé de l'Aube, rivière bien connue. Cet emprunt fait au fleuve passe et repasse dans les nombreux ateliers de l'abbaye, et y laisse la bénédiction après lui par un fidèle service qu'il y rend. L'Aube est dérivée en grande partie pour cela par de nombreux travaux, et n'est point oisive là où elle passe. En effet, coupant la moitié de la vallée, par un lit sinueux que le travail des frères, non la nature, lui a creusé, elle va jeter la moitié de ses eaux dans l'abbaye, comme pour saluer les frères, et semble s'excuser de ne point venir tout entière, le canal qui la reçoit étant trop petit pour elle. Si, parfois, le fleuve gonflé par l'inondation, précipite son cours impétueux, arrêté par une digue sous laquelle il doit passer, il retourne en arrière, se replie sur lui-même ses flots qui refluent se trouvent embrassés par les flots qui descendent. Il entre pourtant autant que la digue, comme un fidèle portier, le lui permet, et s'élance d'abord sur les aubes d'un moulin. Là, tourmenté en tous sens, il fait effort de tout côté, il broie le froment sous le poids des meules et sépare le son de la farine dans un blutoir au léger tissu. Un peu plus loin, dans l'habitation voisine, il emplit la chaudière, se joint au feu pour faire cuire les aliments, se prodigue en breuvage aux frères, s'il arrive que la vendange n'a pas bien répondu aux soins du vigneron; et que, à défaut du jus de la vigne, il faille puiser à la fontaine ; mais il n'est pas quitte encore; en effet, les foulons l'appellent à leur aide, ils travaillent près du moulin, la raison le veut ainsi, et, après avoir été mis en oeuvre dans le moulin pour nourrir les frères, il se soumet à leur volonté pour travailler à les vêtir. D'ailleurs, il ne va point à l'encontre et il ne refuse à aucune de leurs exigences; mais on le voit faire monter et descendre tour à tour ces lourds pilons, ces marteaux, si vous aimez mieux, ces pieds de bois (car ce nom semble mieux convenir au travail saccadé des foulons) et s'acquitte de l'oeuvre pénible des foulons. Et, s'il est permis de mêler le plaisant au sérieux, il acquitte la peine de leurs péchés. Dieu, que de consolations tu donnes à tes pauvres, pour qu'ils ne soient point absorbés par une tristesse excessive! Quels soulagements tu ménages aux pénitents pour qu'ils ne soient jamais accablés par la violence de leur travail! En effet, que de chevaux fatiguerait, que de bras d'hommes lasserait un travail dont ce fleuve nous dispense lui-même gracieusement, sans travail, puisque sans lui nos vêtements ne se trouveraient pas préparés, non plus que nos vivres! Il partage avec nous nos fatigues, et de toute la peine qu'il se donne sous le soleil, il n'attend d'autre récompense que de pouvoir continuer librement son cours, après s'être acquitté avec soin de toute sa besogne. Aussi, après avoir fait tourner dans, son mouvement rapide des roues rapides comme lui, il s'éloigne écumeux; on dirait que c'est lui qui vient d'être moulu et qui est devenu plus mou. De là il passe dans l'atelier des corroyeurs, où il prête son laborieux concours à la préparation des objets qui doivent servir à chausser les frères. En sortant de là, il se divise en nombreux filets d'eau et, ainsi partagé en mille membres, il parcourt tous les ateliers, pour s'y atteler à la besogne, partout en quête des services qu'il peut rendre en servant à faire cuire les aliments, à cribler les grains, à faire mouvoir les roues et les pilons, à arroser, moudre et laver, et à amollir les objets; nulle part il ne refuse son concours. Enfin, pour que rien ne manque à ses services et pour ne rien laisser d'imparfait dans ses oeuvres, il emporte les immondices et ne laisse que la propreté derrière lui. Puis, après avoir accompli avec son oeuvre qu'il était venu faire, il retourne d'un cours rapide au fleuve et va, au nom de Clairvaux, lui rendre grâce de tous les services qu'il a rendus, et salut poux salut. Aussitôt, il reçoit dans son sein tes eaux qu'il nous avait prêtées et les deux fleuves n'en font plus qu'un, ils se confondent si bien qu'ils ne laissent pas trace de leur union; seulement, en rentrant dans son lit, il précipite le cours de l'eau qui s'était ralenti dans sa marche, depuis qu'elle avait été diminuée et rendue moins active par l'emprunt qui lui avait été fait. Puisque nous l'avons rendu à son cours, revenons de notre côté au petit ruisseau que nous avons laissé derrière nous. Dérivé du fleuve, il erre nonchalamment dans la prairie pour enivrer la terre, pénétrer dans son sein et y faire germer les plantes, de peur que, au retour du printemps, quand la terre fécondée s'ouvre pour enfanter, les plantes renaissantes ne se dessèchent faute d'humidité, et qu'elles ne mendient quelques gouttes d'eau aux nues, étant suffisamment abreuvées par la générosité du fleuve voisin. Ces petits ruisseaux ou plutôt ces saignées, après avoir accompli leur oeuvre, retournent au fleuve qui les avait vomis, et l'Aube ayant retrouvé toutes ses eaux reprend son cours rapide dans la vallée. Mais, comme nous l'avons accompagné bien loin. et due maintenant, suivant le mot de Salomon, il retourne à sa place, retournons nous aussi au point d'où nous sommes partis, et traversons d'un discours rapide la vaste étendue des prairies. Cet endroit est plein de charme, il réunit tout ce qui peut reposer les esprits fatigués, dissiper les chagrins et les inquiétudes, exciter à la dévotion les âmes qui cherchent le Seigneur, et leur rappeler les douceurs éternelles après lesquelles elles soupirent. En effet, la face brillante de la terre repose les yeux par la vue de ces milles couleurs et de ces peintures printanières, en même temps qu'elle flatte l'odorat par les plus suaves senteurs. Mais, pendant que je vois les fleurs, et que je respire leurs délicieuses odeurs, les prairies me rappellent les histoires des temps anciens. En effet, quand j'aspire délicieusement l'odeur des champs, il me revient à l'esprit le souvenir de la bonne odeur qu'exhalaient les vêtements du patriarche Jacob et que l'Écriture compare à la douce odeur qui monte d'un champ fertile. Lorsque je repais mes yeux de la vue des herbes de la campagne, je me rappelle que leur beauté a été mise au dessus de la pourpre de Salomon qui, dans toute sa gloire, n'a jamais pli égaler la beauté du lis des champs, quoique chez lui l'art n'eùt point fait défaut au savoir, ni la richesse de la matière à la puissance. Voilà comment lorsque, au dehors, je goûte les douceurs du travail qui m'appelle à la campagne, je ne suis pas moins charmé au dedans par les mystères qui y sont cachés. La prairie est donc arrosée par le ruisseau qui serpente dans son sein, et, à la fraîcheur qu'il répand sur ses bords, les herbes poussent de profondes racines; aussi ne craignent-elles point les ardeurs de l'été. Elle est si étendue que, à l'époque où la chevelure de gazon tombe sous la faux, la fenaison réclame et fatigue les bras du couvent tout entier pendant trois longues semaines; c'est peu des bras des religieux, elle emploie encore ceux des frères convers, des frères donnés, et d'une foule de mercenaires occupés à mettre le foin en tas quand il est fané et à peigner le gazon, le râteau aux larges dents en main. Le pré est partagé en deux granges que baigne l'Aube, en leur faisant une part égale, et coupant court ainsi, comme un arbitre plein d'équité, à la jalousie de l'une contre l'autre; car il assigne à chacune son domaine dont il fait de part et d'autre la limite que l'une se garderait bien de franchir pour empiéter sur le terrain de l'autre. On ne pourrait pas croire que ces granges ne servent de séjour qu'aux frères convers, on les prendrait pour dés cloîtres de moines, si les jougs de bufs, les charrues et les autres instruments destinés aux. travaux des champs ne trahissaient l'espèce d'habitants que ces granges abritent, et si on ne remarquait que parmi eux nul n'a de livre ouvert sous les yeux. Car pour ce qui est des constructions, on la croirait faites pour un grand couvent de moines, tant elles sont bien situées, tant elles semblent convenir à cet usage par leur beauté, et suffire à cet emploi par leur étendue. Dans la partie de la prairie contiguë au mur, on a changé un terrain solide en une plaine liquide et formé un lac. Là où auparavant le travailleur, ruisselant de sueur, coupait l'épi de sa faux tranchante, là, le frère pêcheur glissant sur une légère nef de bois, à la surface de la plaine liquide, presse sa monture de l'aviron en guise d'éperon qui hâte sa course et de frein qui la dirige. Il lance le filet sous les ondes, où il se remplit de petits poissons, et il retire de l'eau la provision qu'il aime à voir placée sur sa table; dans ces filets se cache l'hameçon où se prend le poisson imprudent, exemple qui nous invite à fuir les plaisirs, car le plaisir que paye la douleur est un plaisir malsain dont on n'ignore la triste issue que lorsqu'on ignore le péché, ou lorsqu'on ne s'en est pas encore bien repenti. Que Dieu éloigne de nous le plaisir dont l'entrée est gardée par la mort qui, selon la description d'un sage (Boèce), « semblable aux abeilles dans leur vol, a à peine déposé une goutte de miel, qu'elle s'enfuit et perce en même temps le coeur d'un dard qui y demeure attaché. » Les bords du lac sont retenus par une haute palissade de racines flexibles qui empêche la terre de s'effondrer aux coups répétés des flots. Un courant d'eau vive entretient le lac, il en est séparé par une distance de six toises à peine, qui laisse couler, par d'étroits passages, les eaux dans le lac qui s'en alimente et qui les lui rend ensuite par des ruisseaux semblables. Ainsi il se maintient constamment dans le même état, et son niveau n'est ni augmenté par l'eau qui y arrive, ni abaissé par celle qui s'en échappe, puis qu'il n'en sort qu'une quantité écale à celle qui y entre. Mais pendant que je me laisse ainsi emporter d'une course rapide à travers les plaines, que je m'essouffle à monter les pentes rapides, que je décris le tapis empourpré de la prairie peinte des mains mêmes de la Sagesse, et la croupe des monts que couronne la tête des arbres, je m'entends accuser d'ingratitude par cette douce fontaine dont j'ai si souvent bu les eaux, qui a si bien mérité de moi et que je récompense si mal de ses services. Elle nie rappelle su: le tort du reproche qu'elle a souvent étanché ma soif, qu'elle s'est bien des fois abaissée jusqu'à me hiver les mains et même les pieds, enfin, qu'elle m'a rendit une foule de services pleins d'humanité et de bienveillance. Elle me dit enfin qu'à tous ses mérites je n'ai répondu que par l'ingratitude. Elle se plaint d'être au dernier rang des choses dont je parle et que, un peu plus, elle n'obtenait même pas cette place quand elle aurait du au contraire se trouver à la première. Au fait, je ne puis le nier, je n'ai pensé que bien tard à elle, dès que je n'ai point pensé à elle avant tout. En effet, ne, roule-t-elle pas ses eaux par des conduits souterrains, dans un si profond silence que pas même le plus léger murmure ne trahit son passage, comme les eaux de Siloé, qui s'écoulent en silence, et se cachent à tous les regards ? Pourquoi n'aurai-je pas pensé qu'elle tenait à ce qu'il ne fût point parlé d'elle, quand je la vois ne se montrer que sous un toit 2 Eh bien donc, cette fontaine, ce qui est un très-bon signe, a sa source au levant, et de la sorte, au solstice d'été, elle salue en face le lever de la rose aurore. Un toit, ou plutôt, pour exprimer plus convenablement les choses, un beau petit pavillon l'abrite et l'enferme, et empêche que les immondices ne tombent dedans. Mais la place où le mont la laisse sortir de ses flancs est aussi la place où la vallée la boit; le lieu de sa naissance est en même temps le lien où elle meurt et disparaît. Mais ne vous attendez point au miracle du prophète Jonas, et n'espérez point qu'elle va demeurer trois jours et trois nuits dans le sol: tout aussitôt elle semble ressusciter du centre de la terre et reparaît à mille pas de là dans les murs du monastère. On dirait qu'elle revient à la vie, là où elle se montre pour ne servir qu'à l'usage des frères et charmer leur vite, elle ne veut plus alors avoir commerce avec d'autres qu'avec les saints.
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