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SECONDE VIE DE SAINT BERNARD ABBÉ, COMPOSÉE OU COMPILÉE PAR ALAIN, EX-ÉVÊQUE D'AUTUN.
CHAPITRE I. Parents, enfance et moeurs de saint Bernard.
CHAPITRE II. Pureté de saint Bernard, sa compassion, son amour de la chasteté.
CHAPITRE V. Talents naturels de saint Bernard, son extérieur.
CHAPITRE VI. Commencement de Clairvaux. Bernard en est ordonné abbé.
CHAPITRE VII. Prédication de saint Bernard; conversion de son père et de sa sur.
CHAPITRE XII. Guérison de Gaudry, sa mort. Un frère impatient est délivré du purgatoire.
CHAPITRE XIII. Maladie de Bernard; il est ravi en esprit au tribunal de Dieu; il est guéri.
CHAPITRE XIV. Sa vie journalière, ses vertus éclatantes; sa manière de prêcher.
CHAPITRE XVII. Autorité admirable de saint Bernard sur tous et partout; sa réputation.
CHAPITRE XVIII. Saint Bernard, par son autorité, fait reconnaître Innocent pour pape.
CHAPITRE XIX. De la réconciliation des habitants de Milan et des miracles opérés par saint Bernard.
CHAPITRE XX. Saint Bernard fuit toutes les dignités de l'Église; ses disciples y sont promus.
CHAPITRE XXI. Voyage de saint Bernard en Aquitaine; conversion du comte Guillaume.
CHAPITRE XXV. Sa modération dans les réprimandes, sa douceur et sa charité. Ses écrits.
CHAPITRE XXVI. Saint Bernard attaque Abélard et l'hérétique, Henri.
CHAPITRE XXVIII. Réfutation des erreurs de Gilbert de la Porrée. La mort de saint Bernard approche.
CHAPITRE XXIX. Bernard rétablit la paix entre les habitants de Metz.
CHAPITRE XXXI. Apparition de saint Bernard après sa mort. Sa sépulture.
PROLOGUE DE L'AUTEUR.
Au vénérable père Ponce, par la providence de Dieu, abbé de Clairvaux, le frère Alain, autrefois humble prêtre de l'Eglise d'Autun, salut éternel en Jésus-Christ. La vie de Bernard, abbé de Clairvaux, de sainte mémoire, dont les vertus et les miracles sont pour nous un objet d'admiration plutôt que d'imitation, a trouvé plusieurs écrivains qui n'eurent à mettre en oeuvre que la matière qui s'offrait en abondance à leurs recherches. Si nous nous sommes permis de retrancher certaines choses et d'en ajouter certaines autres à leur récit, dans un rapide résumé, ce n'est point présomption, mais raison de notre part. Le premier motif qui nous a portés à écrire cette vie, c'est que la prolixité de l'historien, même quand il ne s'écarte en rien de la vérité, finit ordinairement par fatiguer le lecteur. En second lieu le vénérable Geoffroy, évêque de Langres, et proche parent de saint Bernard selon la chair, le compagnon de sa conversion et de. ses travaux selon l'esprit, a noté dans les pages que nous entreprenons d'abréger, plusieurs choses qui s'écartent un peu de la vérité, ce qu'il savait d'autant mieux que, ayant été élevé avec Bernard, il raconte ce qu'il a vu, tandis que les autres se contentent de rapporter ce qu'ils ont entendu dire. Mais, surpris par la mort, ce vénérable prêtre laissa inachevée l'oeuvre qu'il avait entreprise et qu'il aurait voulu mener à bonne fin. Dans le cours de sa narration, il y a beaucoup de redites, ce qui s'explique d'autant plus facilement qu'il est souvent arrivé aux différents écrivains de la vie de saint Bernard de rapporter les mêmes choses, bien qu'ils l'aient fait en termes différents. De plus, si on y regarde d'un peu,près, on trouve dans leurs récits, certaines expressions un peu dures à l'endroit, par exemple, de certaines personnes élevées dans les dignités ecclésiastiques ou séculières. Or, il s'en faut bien que cet olivier ait porté dans la maison du Seigneur des fruits de la moindre amertume ou de la moindre âpreté, et qu'il n'en ait pas plutôt produit d'une grande douceur envers tout le monde; car il ne s'est étudié, pendant toute sa vie, tant qu'il vécut dans le monde, qu'à charmer tous les hommes par l'huile de sa douceur. l,a certitude de notre récit est pour nous entière et complète, puisque nous nous sommes bornés aux choses que nous tenons de la bouche même de Bernard ou de celle de religieux tout-à-fait dignes de foi, nous contentant pour abréger, de retrancher une grande partie de ses nombreux miracles. Si notre abrégé plaît à votre pureté, quand vous l'aurez examiné, il pourra, si je ne me trompe, être donné à recopier sans inconvénient, avec le bon plaisir de Dieu et votre permission, lorsque j'aurai retranché, ajouté ou corrigé tout ce qu'il aura paru bon à votre Sainteté. Si, au contraire, cet opuscule ne vous plait point, c'est le devoir de notre humilité de le tenir caché plutôt que de le publier, à moins que nous ne voulions montrer que nous tenons à mettre au jour quelque chose qui ne doit être d'aucune utilité.
VIE DE SAINT BERNARD
CHAPITRE I. Parents, enfance et moeurs de saint Bernard.
1. Bernard naquit en Bourgogne, à Fontaines, dont son père était seigneur (a). Il eut des parents illustres selon le monde, mais bien plus illustres et bien plus nobles encore selon la piété chrétienne. Son père, nommé Técelin, était un homme d'antique et légitime chevalerie, fidèle serviteur de Dieu et strict observateur de la justice. En effet, il exerçait l'état militaire, selon les règles évangéliques tracées par le précurseur de Notre-Seigneur ; il n'exerçait de violence et n'usait de fraude contre personne, il se contentait de sa paye, qu'il employait en une foule de bonnes oeuvres (Luc, III, 14). et il servait,dans le conseil et par les armes, ses maîtres temporels, de telle façon qu'il ne négligeait point de rendre aussi à Dieu ce qu'il lui devait. Aleth, sa mère, était du bourg de Montbar. Elle aussi, selon sa position, observait la règle de conduite tracée par l'apôtre saint Paul; soumise à son mari (Eph. V, 22), elle gouvernait sous lui sa maison, dans la crainte de Dieu, se livrait aux oeuvres de miséricorde, et élevait ses enfants dans une entière discipline. Elle en donna sept à son mari ou plutôt à Dieu même, six garçons et une fille; tous les garçons devaient un jour embrasser l'état monastique, et sa fille se faire religieuse. Car mettant ses enfants au jour, bien plus pour Dieu, comme je l'ai dit, que pour le monde, elle se plaisait à les offrir do ses propres mains, dès leur naissance, à Dieu. Voilà pourquoi cette illustre femme ne voulut jamais les confier à des nourrices étrangères; elle voulait leur faire sucer la vertu avec le lait de leur mère, si je puis ainsi parler. En grandissant, on les vit, tant qu'ils étaient sous sa direction, bien plus au désert qu'à la cour;
a Dans la troisième Vie de saint Bernard, Tescelin est appelé « Seigneur du petit château, qui a nom Fontaines, lequel domine le fameux château-fort de Dijon, attendu qu'il est bâti sur le haut d'un roc appelé Fontaines. » On croit que l'habitation paternelle de saint Bernard a été convertie en un couvent de moines qui fut occupé par des religieux Feuillants.
et pour ne les point habituer à une nourriture trop délicate, elle leur donnait des aliments communs et grossiers; c'est en les élevant ainsi qu'elle les préparait, par l'inspiration de Dieu même, à se consacrer pour toujours au service de Dieu. 2. Dans sa troisième grossesse, alors qu'elle portait Bernard dans son sein, elle eut un songe qui présageait les futures destinées de cet enfant, car elle rêva qu'elle portait dans ses flancs un petit chien a qui aboyait; il avait le corps tout blanc, à l'exception du dos qui était roux. Saisie d'une vive frayeur à ce songe, elle alla consulter un religieux qui, recevant en ce moment le don de prophétie dont était animé David quand il disait à Dieu : « Les langues de vos chiens seront teintes du sang de vos ennemis (Psal. LXVII, 25), » répondit à cette femme que la crainte et l'anxiété agitaient: « N'ayez pas peur, vous serez mère d'un excellent petit chien, qui sera le gardien de la maison de Dieu et qui fera entendre à sa porte de grands aboiements contre les ennemis de la foi. Ce sera, en effet, un prédicateur remarquable, et, comme un bon chien, de sa langue salutaire, il guérira en bien des gens de nombreuses plaies de l'âme. » A cette réponse, que cette femme remplie de foi et de piété reçut comme venant de Dieu, elle ressent une grande joie et déjà se prend à aimer l'enfant qu'elle a conçu, forme le projet de le faire instruire dans les saintes Lettres, selon le sens du songe qu'elle a eu et de l'interprétation qui lui en a été donnée et qui lui faisait concevoir de si sublimes espérances de l'enfant qu'elle portait. 3. Elle mit plus tard son projet à exécution. En effet, à peine eut-elle mis heureusement son fils au monde, que, non-seulement elle l'offrit à Dieu, comme elle avait offert ses autres fils, mais encore, à l'exemple d'Anne, mère de Samuel, qui consacra pour toujours au service des autels du Seigneur le fils qu'elle lui avait demandé et qu'elle en avait reçu, elle l'offrit aussi comme un don agréable dans l'Église de Dieu. Dans la suite, et dès qu'elle le put, dans l'église de Châtillon qui, plus tard, par les soins de saint Bernard, cessa, comme on sait, d'être une église séculière pour passer entre les mains de l'ordre des chanoines réguliers, cette sainte femme confia son fils à des maîtres de belles-lettres et ne négligea rien de ce qui dépendit d'elle pour qu'il y fit des progrès. Aussi l'enfant, qui était plein de grâce et doué naturellement de beaucoup d'esprit, ne tarda point à répondre au désir de sa mère. En effet, il fit dans les lettres ries progrès au-dessus de son âge et plus rapides que ses compagnons d'étude, en même temps que, dans les choses du siècle, il commençait déjà comme naturellement les mortifications qui devaient un jour le signaler dans un genre de vie plus parfait. En effet, tant qu'il vécut dans le siècle, on le vit mener une vie extrêmement simple. Il aimait la retraite, fuyait le monde; il était affable et bienveillant pour tous; d'une vie simple et
a C'est le lieu de rappeler ce que saint Bernard dit dans sa lettre soixante-dix-huitième, n. 7. « Si j'élève hardiment la voix contre ce qui me paraît mal, etc.; » et dans sa lettre deux cent trentième, « pour moi, je ne puis que crier au loup, et exciter les chiens contre lui. » Voir plus loin le sermon de Geoffroy sur saint Bernard, n. 17.
calme dans son intérieur, rarement dehors, et d'une modestie qui allait au delà de tout ce qu'on peut croire. Il n'aimait point à parler, et, dans sa dévotion pour Dieu, il le priait de conserver pure son enfance. Il était appliqué à l'étude des belles-lettres, afin de pouvoir, par elles, apprendre à connaître Dieu dans les Saintes Écritures.
CHAPITRE II. Pureté de saint Bernard, sa compassion, son amour de la chasteté.
4. Il était encore enfant lorsqu'il fut pris d'un violent mal de tête qui le força de se mettre au lit. On amena près de lui une espèce de femme, qui faisait profession de guérir les maladies en récitant des paroles magiques. En la voyant s'approcher de lui avec ses instruments d'incantation, il la repoussa loin de lui avec un cri d'indignation et la chassa de son lit. 5. On était au grand jour de Noël, et selon la coutume tout ce monde se préparait aux vigiles solennelles de la fête, et comme l'office de la nuit se prolongeait un peu, il arriva que Bernard, qui était assis et en attendait la fin avec le reste des fidèles, la tête inclinée, s'endormit un peu. Alors ce saint enfant vit apparaître à lui le saint Enfant Jésus naissant, qui augmenta sa foi tendre encore, et jeta dans son âme les premiers germes de la divine contemplation. Il lui apparut comme un époux glorieux qui sort de sa couche nuptiale, et se montra à ses regards comme s'il était né de nouveau sous ses yeux, lui le Verbe enfant, du sein de la Vierge-Mère, beau entre tous les enfants des hommes, et il ravit les sentiments du jeune Bernard, qui déjà n'avaient plus rien d'enfantin. Il demeura persuadé depuis ce jour-là que l'heure où l'Enfant Jésus lui était apparu, était l'heure même à laquelle il vint au monde. Il est facile, pour ceux qui l'ont suivi dans ses prédications, de remarquer de quelles bénédictions le Seigneur le prévint cette heure-là, car il semble qu'il n'est jamais plus profond et plus abondant que lorsqu'il parle sur le mystère de la naissance du Sauveur. C'est aussi ce qui, dans la suite, lui fit composer un opuscule à la gloire de la Mère et du Fils, et de la sainte naissance de celui-ci; ce fut une de ses premières oeuvres, un de ses premiers traités, dont le sujet est tiré de ces paroles de l'Évangile : « L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Galilée, appelée Nazareth (Luc. I, 26), » et le reste. Je ne dois pas non plus omettre quelque chose qu'il se plaisait à faire dès ses plus tendres années; sitôt qu'il avait quelque argent, il en faisait des largesses aux pauvres. Il pratiquait des couvres de piété en rapport avec son âge. 6. Mais tandis que le temps s'écoulait ainsi, et qu'il grandissait en âge et en grâce devant Dieu et devant les hommes, le jeune Bernard sortait de l'enfance et entrait dans l'adolescence; alors sa mère, après avoir élevé ses enfants dans la foi, les laissa à l'entrée des voies du siècle, car, comme si elle avait fini sa tâche, elle eut le bonheur de retourner vers le Seigneur. Elle s'endormit du sommeil de la mort au milieu des psaumes que des clercs réunis auprès de son lit chantaient entre eux et qu'elle chantait elle-même avec eux. Dans les derniers moments, quand on ne pouvait plus entendre sa voix, on la voyait remuer les lèvres et, d'une langue qui palpitait encore , continuer à chanter les louanges du Seigneur. Enfin, pendant qu'on récitait les litanies, à ces mots : Per passionem et crucem tuam libera eam domine, on la vit se signer de la main et rendre (a) lâme dans cette position, si bien qu'elle ne put abaisser la main qu'elle avait levée. A partir de ce moment-là. Bernard commença à vivre selon son goût et à sa façon. Il avait une taille avantageuse, une figure agréable, des moeurs douces, un esprit pénétrant, une élocution facile, c'était un jeune homme plein d'espérance. A l'âge où il allait faire son entrée dans le monde, plusieurs carrières s'ouvraient devant lui, et, dans chacune, s'offrait à lui la prospérité de la vie, partout les plus grandes espérances lui souriaient. De leur côté, les moeurs de ses compagnons, qui étaient loin de ressembler aux siennes, devenaient un danger pour le coeur bon et aimable de Bernard, et leur amitié turbulente s'efforçait de le rendre semblable à eue. S'il avait continué à trouver des charmes de ce côté, il n'aurait point tardé à trouver de l'amertume dans ce qui avait eu jusqu'alors pour son coeur la plus grande douceur, je veux parler de son amour de la chasteté. Aussi est-ce en ce sens que le serpent insidieux lui tendait les piéges de la tentation et s'efforçait en maintes rencontres de le mordre au talon. 7. A peu près dans le même temps, une jeune fille, poussée par les instigations du diable, vint se placer tonte nue dans son lit; à peine Bernard la sentit-il à ses côtés, que, lui cédant paisiblement et sans mot dire la place qu'il occupait dans son petit lit, il se tourna de l'autre côté et se mit à dormir. La malheureuse créature, de son côté, demeura couchée pendant quelque temps et attendit, puis elle se mit à le toucher et à lexciter; enfin, comme il demeurait immobile, elle finit malgré son effronterie par rougir d'elle-même, et, dans un double sentiment de confusion et d'admiration, elle se lève, le laisse seul et s'enfuit. Il arriva aussi à Bernard de descendre un jour, avec quelques uns de ses amis, chez une femme que sa beauté charma; elle se laissa prendre par ses propres regards comme dans un filet, et conçut une violente passion pour lui. Elle lui fait préparer une chambre à part comme étant le plus honorable de troupe; et. la nuit, elle se lève et a l'impudence de s'approcher de lui. En la sentant à ses côtés, Bernard, plein de présence d'esprit, se met à crier : Au voleur, au voleur! A ces mots, la femme s'enfuit; tous les gens de sa maison se lèvent, on allume un flambeau, on cherche le voleur; mais sans le trouver. Chacun regagne son lit, le silence se rétablit, toute la maison retombe dans les ténèbres comme auparavant, tout le monde repose, mais la malheureuse créature ne fait point comme tout le monde.
a Herbert, livre II, chapitre XXIII, rapporte que saint Bernard, pendant son noviciat, avait la coutume de réciter les sept psaumes de la Pénitence pour sa mère, et que, les ayant omis une fois, il eu fut repris par l'abbé Mienne. La mère de saint Bernard mourut le 1er septembre, son corps fut inhumé dans l'église de Saint-Bénigne, et plus tard transféré à Clairvaux.
Elle se lève une seconde fois, et gagne le lit de Bernard, et lui de recommencer à crier : Au voleur, au voleur! On se remet derechef en quête du voleur, mais on ne le trouve pas davantage, et celui qui le connaissait ne le dénonce à personne. Cette malheureuse femme se vit repoussée ainsi jusqu'à trois fois, et ne céda enfin que sous l'empire de la crainte ou vaincue par le désespoir. Le lendemain, la petite troupe s'étant remise en route, les compagnons de Bernard lui demandèrent ce qu'il avait eu à rêver tant de fois de voleur la nuit précédente; il leur répondit : Il n'est que trop vrai qu'il y avait un voleur; notre hôtesse en voulait au trésor incomparable de ma chasteté.
CHAPITRE III. Son mépris pour le monde. Il conçoit la pensée de le fuir et la fait partager à plusieurs autres.
8. Au milieu de toutes ces épreuves, le dicton populaire, il n'est pas sûr de coucher longtemps avec un serpent, lui revint souvent à l'esprit et lui donna à penser; il commença dès lors à méditer des projets de retraite. Il voyait le monde et le prince du monde lui offrir dans le siècle bien des avantages, de grandes choses, et des espérances plus grandes encore, mais toutes trompeuses, toutes vraies vanités de vanités, rien que vanités. Il entendait en même temps au fond de son cur la Vérité qui lui criait : « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai; prenez mon joug sur vous... et vous trouverez ainsi le repos de vos âmes (Math. XI, 28 et 29). » Nourrissant donc le dessein de quitter le monde pour tendre à une plus grande perfection, il se mit à examiner et à chercher où il trouverait un repos plus assuré et plus pur pour son âme sous le joug de Jésus Christ. Dans ces, recherches, la nouvelle plantation de la vie monastique renouvelée à Cîteaux se présenta à sa pensée, la moisson s'offrait abondante., il manquait d'ouvriers pour la recueillir, car c'est à peine si les conversions nouvelles poussaient de ce côté à cause de l'excessive austérité de cette vie et de la rigueur de la pauvreté qui s'y pratiquait. Cependant, comme ces obstacles n'effrayaient point une âme comme la sienne en quête de Dieu, mettant de côté toute espèce de crainte et d'hésitation, il tourna toutes ses pensées de ce côté, convaincu que là il pourrait vivre dans une complète obscurité. Lorsque ses frères et ses amis selon la chair s'aperçurent qu'il roulait ces pensées de conversion dans son âme, ils mirent tout en oeuvre pour détourner son esprit vers l'étude des belles-lettres, et l'attacher plus étroitement à l'amour du savoir mondain. Ils réussirent, en effet, par ces tentatives, comme il en convient souvent, à retarder et presque à arrêter sa marche. Enfin, un jour qu'il allait retrouver ses frères au siège du château de Crancey, où ils se trouvaient avec Hugues, duc de Bourgogne, il se sentit plus que jamais obsédé de ces pensées; ayant rencontré une église sur son passage, il y entra, et là il se mit à prier en fondant en larmes, puis, élevant les mains vers le ciel, il répandit comme l'eau son âme devant le Seigneur son Dieu. A partir de ce jour son projet fut arrêté dans son coeur. 9. Son oreille ne fut peint sourde non plus à la voix de celui qui lui disait: «Que celui qui m'entend, dise aux autres, venez (Apoc. XXII, 17).» Ln effet, depuis ce moment-là, comme un feu qui brûle la forêt et tel qu'une flamme qui consume la montagne (Psal. LXXXII, 13), en s'attaquant de proche en proche à tout ce qui l'environne, et finit par consumer même ce qui se trouve au-delà, ainsi le feu que le Seigneur avait envoyé dans le coeur de son serviteur, pour qu'il y allumât un incendie, s'attaque d'abord à ses frères, n'épargnant que le plus jeune d'entre eux, parce qu'il était dans un âge trop peu avancé encore pour prendre part au changement de vie de ses frères, et le plus âgé, qui resta pour être la consolation de leur père, dévore ensuite ses proches, puis ses compagnons et ses amis, tous ceux qui pouvaient faire concevoir l'espérance d'une conversion. Le premier de tous qui le suivit fut Gaudry, son oncle; on peut dire qu'il s'élança sans retard et sans hésitation à la suite de son neveu, partageant sa manière de voir et sa conversion. C'était un homme honorable et puissant dans le monde, qui s'était fait un nom dans la milice séculière, et qui était Seigneur du château de Touillon, dans le pays Eduen. Après lui, ce fut Bartholomé, le plus jeune de ses autres frères; il n'était pas encore entré dans l'état militaire ; il se rendit sans résistance et à l'heure même aux avis salutaires de Bernard.Quant à André, qui était plus jeune que lui et nouvellement engagé dans le métier des armes, il fit plus de difficulté pour céder à ses discours; mais enfin il s'écria tout-à-coup: Je vois ma mère! Elle lui apparut en effet visible, lui souriant d'un visage serein et applaudissant au dessein formé par ses enfants; à l'instant même il donna son consentement et, de jeune recrue du siècle, il devint soldat du Christ. Guy, l'aîné de tous, était déjà engagé dans les liens du mariage; c'était un homme grand et depuis longtemps déjà enraciné dans le monde. Il commença par hésiter un peu. Puis, en pensant à ce projet et en le pesant dans son esprit, il consentit lui aussi à embrasser le nouveau genre de vie, si toutefois son épouse y voulait consentir. Mais il semblait impossible d'obtenir ce consentement d'une femme jeune et noble et qui nourrissait encore plusieurs petites filles en bas âge. Bernard lui répondit avec l'accent d'une entière certitude, qui lui venait de la miséricorde de Dieu, que sa femme donnerait son consentement ou ne tarderait point à mourir. Enfin, comme elle le refusait de la manière la plus absolue, son mari, dont l'âme était pleine de grandeur,et qui déjà était prévenu de cette vertu de foi insigne qui le distingua tout particulièrement plus tard, conçut, en homme de coeur, avec la grâce de Dieu,le projet de renoncer à tout ce qu'il semblait posséder dans le monde, pour mener un genre de vie tout à fait rustique et travailler de ses propres mains, pour soutenir sa vie et celle de sa femme dont il ne pouvait se séparer malgré elle. Sur ces entrefaites, survint Bernard qui allait de côté et d'autre, recrutant de nouveaux compagnons. Aussitôt la femme de Guy se trouvait teinte d'une maladie grave. Reconnaissant qu'il était dur pour elle de regimber contre l'aiguillon, elle fait appeler Bernard le prie de lui pardonner, et, d'elle-même, donne son consentement au changement de vie de son mari. Sa séparation d'avec son mari se fit selon la coutume de l'Église; c'est-à-dire qu'elle fit voeu de chasteté perpétuelle, et entra dans une maison religieuse (a) de femmes, où elle continue encore maintenant à servir Dieu avec piété. 10. Après Guy, venait Gérard, qui s'était distingué dans le métier des armes par son courage ; c'était un homme d'une grande prudence, d'une bonté extraordinaire, et qui avait su se concilier l'affection de tout le monde. Tous ses autres frères s'étaient, aux premiers mots du projet de Bernard et dès les premiers jours, rangés à son avis; pour lui, il traitait selon l'habitude des sages du monde leur résolution de légèreté. Alors Bernard, déjà tout de feu dans sa foi, et animé d'une manière extraordinaire du zèle de la charité fraternelle, lui dit: « Je vois bien qu'il n'y a que le malheur qui vous ouvrira l'intelligence. » Puis, approchant son doigt de son côté: « Un jour viendra, lui dit-il, et il n'est pas éloigné, où une lance perçant ce côté ouvrira vers votre coeur un passage facile aux pensées de salut que vous méprisez aujourd'hui. Vous éprouverez une grande crainte, mais pourtant vous ne mourrez point. » Il en advint, en effet, comme il l'avait dit; car, peu de temps après, se voyant entouré d'ennemis, il fut pris et blessé comme son frère le lui avait prédit. Une lance lui était entrée dans le côté, juste à l'endroit que Bernard avait touché du doigt; pendant qu'on l'emportait, il criait comme s'il avait vu la mort présente à ses yeux: je suis moine, je suis cistercien. Il n'en fut pas moins fait prisonnier et jeté dans un cachot. Bernard, mandé sur le champ par un messager, ne vint pas; il se contenta de répondre: « Je savais bien qu'il en serait ainsi, et je lui avais prédit qu'il aurait fort à faire de regimber contre l'aiguillon; mais sa blessure, loin de le conduire à la mort, le mènera à la vie. » C'est ce qui arriva, il guérit, en effet, beaucoup plus tôt qu'on ne l'aurait espéré, mais il ne changea rien au projet et au voeu qu'il avait formés. Il était déjà libre de toute attache nu monde, mais il se trouvait retenu dans le siècle encore par les chaînes dont l'ennemi l'avait chargé; c'était la seule chose qui retardait l'exécution de ses projets de conversion. Dieu lui vint encore. en aide de ce côté. dans sa miséricorde. Son frère vint pour le tirer de sa prison, mais il ne put y réussir; et comme il ne put pas même obtenir la permission de lui parler, il s'approcha de son cachot et s'écria: « Sache, mon frère Gérard, que nous sommes sur le point de partir pour entrer dans un monastère. Pour toi, puisque tu ne peux sortir de l'endroit où tu es, sois-y moine, et sois certain que ce que tu veux, mais ne peux faire, est réputé pour fait.» Cependant, Gérard était de plus en plus inquiet, mais, peu de jours après, il entendit en songe une voix qui lui disait: Aujourd'hui même tu recouvreras la liberté. Or on était au saint temps du carême, et, le soir, comme il songeait à ce qu'il avait entendu, il touche les entraves de ses pieds,
a A Lairé, dans les faubourgs de Dijon, comme on le toit dans la troisième Vie de saint Bernard. Cette maison devint plus tard un prieuré de l'abbaye de Saint-Bénigne, à laquelle le courent de Lairé était soumis, de même que les religieuses de Juilliers étaient autrefois soumises aux religieux de Molesmes. Le roi Gontran donna ce lieu à saint Bénigne.
et voilà que tout à coup ses fers se brisent en partie sous sa main, en sorte qu'il n'était plus retenu par rien et pouvait aller et venir en liberté. Mais que faire? La porte était fermée, et sur le seuil se trouvait une foule de pauvres. Il se lève pourtant, et, moins dans l'espérance de pouvoir s'échapper que fatigué d'être assis, et peut-être aussi dans le désir de voir ce qui allait arriver, il s'approche de la porte du souterrain où il était enfermé et tenu prisonnier : à peine en a-t-il touché le loquet, que la serrure lui resta dans la main et que la porte s'ouvrit. Il sort à pied comme un homme chargé d'entraves et se dirige vers l'église où on chantait les vêpres. Quant aux mendiants qui étaient à la porte de la maison, en voyant ce qui se passait, ils furent saisis de crainte, par un effet de la permission de Dieu, et prirent la fuite sans pousser même un cri. Comme il approchait de l'église, un des domestiques de la maison où il était gardé en prison, c'était le frère germain de celui qui était chargé de le garder, venant à sortir et le voyant hâter le pas pour se rendre à l'église, lui dit: « Vous arrivez bien tard, Gérard.» Il tremble à ses mots, mais l'autre continue : « Allez vite, vous pourrez encore entendre quelque chose. » Ses yeux étaient voilés et il ne comprenait pas ce qui se passait. Enfin, après avoir aidé de la main Gérard qu'il voyait toujours chargé de chaînes, à monter les derniers degrés de l'église, et en le voyant entrer dans le lieu saint, il s'aperçut, pour la première fois de ce qu'il en était, il voulut le retenir, mais il ne put y réussir. Voilà comment Gérard se vit délivré tout à la fois des liens de l'amour de ce monde et des chaînes de la captivité des enfants du siècle, et put accomplir fidèlement le voeu qu'il avait fait. C'est en cela surtout que le Seigneur a montré avec quelle perfection cet homme de Dieu a commencé la grâce de son saint genre de vie, puisqu'il lui fit voir, dans son esprit, lui qui a fait l'avenir, ce qui devait arriver. Il avait vu, en effet, comme s'il l'avait eue sous les yeux, la lance qui devait percer le côté de son frère, quand il marquait du doigt la place où elle devait bientôt le blesser, ainsi que plus tard il l'a avoué à ceux à qui il ne pouvait rien cacher et qui le questionnaient sur ce fait. 11. Le premier jour où, comme je l'ai dit, tous les autres se trouvaient réunis dans un même esprit avec Bernard, le matin, comme ils entraient dans l'église, ils entendirent lire ce verset de l'Apôtre: « Dieu est fidèle et je suis sûr que celui qui a commencé en vous cette bonne entreprise, l'achèvera et la perfectionnera jusqu'au jour de l'avènement de Jésus-Christ (Philipp. I, 6). » Notre saint jeune homme reçut cette parole comme si elle lui fut venue du ciel. Aussi ce père spirituel d'une race de frères régénérés en Jésus-Christ, se laissant aller à des sentiments d'allégresse et comprenant que la main du Seigneur travaillait avec lui, se mit à se livrer dès lors plus que jamais à la prédication et à rassembler autour de lui le plus de compagnons qu'il put. On le vit alors se revêtir de l'homme nouveau, et traiter de choses sérieuses et de changements de vie avec ceux avec qui il avait autrefois l'habitude de s'entretenir des lettres mondaines et du monde lui-même. Il montrait que les joies du monde sont fugitives, que la vie n'est que misères, que la mort est prompte dans sa marche et que la vie qui doit succéder à la mort sera à jamais heureuse ou malheureuse. Bref, tous ceux qui avaient été prédestinés. par un effet do la grâce qui opérait en eux, de la force de la parole de Bernard et des instantes prières de ce serviteur de Dieu, après avoir hésité quelque temps, finissaient par se sentir pénétrés de componction et par croire et consentir les uns après les autres. Parmi ceux-là se trouvait un certain Hugues de Mâcon, qui fut plus tard tiré du monastère de Pontigny, qu'il avait construit de ses deniers, et placé sur le siège épiscopal d'Autun avec le mérite et la dignité de pontife. En apprenant la conversion d'un de ses amis et compagnons les plus chers, il le pleurait comme perdu pour lui, puisqu'il apprenait qu'il était mort au monde. Mais à peine lui eut-il été permis de s'entretenir avec lui, qu'ils versèrent l'un et l'autre des larmes bien différentes et mêlèrent ensemble des gémissements poussés par une douleur qui n'avait rien de commun ; puis ils se mirent à échanger quelques mots et à comparer les choses entre elles. Mais, pendant cet échange de paroles qu'une mutuelle amitié inspirait, l'esprit de vérité pénétrait dans le coeur de Hugues, et la conversation prit soudain un tout autre tour que celui qu'elle avait d'abord; ils promirent d'embrasser en commun le nouveau genre de vie, et ils devinrent dès lors un seul coeur et une seule âme, bien plus dignement et plus véritablement qu'ils ne l'avaient été auparavant dans le monde. Mais, peu de jours après, on vint apprendre à Bernard que changé par d'autres compagnons, Hugues renonçait à son dessein. Profitant d'une occasion favorable, d'une grande réunion d'évêques qui avait lieu dans ces parages, il vole au secours de cette âme qui se perdait, afin de l'enfanter une seconde fois à la grâce. De leur côté, les amis de Hugues, ceux qui lui avaient fait renoncer à son dessein, en apercevant Bernard, ne perdent point leur proie de vue, ne lui laissent point la faculté de s'entretenir avec lui et lui interdisent même tout accès auprès de sa personne. Quant à Bernard, en voyant qu'il ne pouvait lui parler, il poussait des cris vers le Seigneur ; à sa prière mêlée de larmes, un vrai déluge d'eau fond soudain du ciel. Or, on se trouvait au milieu d'un champ, attendu que l'air était pur et que rien ne pouvait faire présager une pareille pluie. A cette averse subite, chacun se disperse, et gagne le village voisin; mais Bernard retenant Hugues par la main lui dit: « Vous voudrez bien supporter cette pluie avec moi. » Demeurés seuls, ils furent loin de se trouver dans la solitude, car le Seigneur se trouva avec eux et leur rendit à l'instant même un ciel et un coeur purs et sereins. Hugues renouvela alors ses engagements et confirma ses promesses, qu'il ne lui fut plus possible de violer ensuite. 12. Le pécheur voyait tout cela et était irrité, grinçait les dents et séchait de dépit (Psal. CXI, 9); et le juste, de son côté, plein de confiance dans le Seigneur, triomphait glorieusement du monde. Comme il prêchait tant en publie qu'en particulier, les mères cachaient leurs fils, les femmes retenaient leurs maris et les amis empêchaient leurs amis d'aller l'entendre, car le Saint-Esprit donnait à sa parole une telle puissance, que c'est à peine si quelque sentiment que ce soit pouvait détourner ceux qui l'entendaient de se mettre à sa suite. Le nombre de ceux qui embrassaient ce nouveau genre de vie était tous les jours plus grand, et, de même qu'il est dit des chrétiens de la primitive Église : « Leur multitude n'avait qu'un coeur et qu'une âme dans le Seigneur (Act. IV, 32),» ainsi vivaient-ils unis ensemble, et personne qui ne partageât point leurs sentiments, n'osait se joindre à eux. Ils avaient à Châtillon une maison qu'ils possédaient en commun, oit ils se réunissaient, habitaient et s'entretenaient ensemble, et dans laquelle c'est à peine si ceux qui n'étaient point de leur société osaient pénétrer: mais, quand il leur arrivait de le faire, en voyant et en entendant ce qui s'y faisait et s'y disait, ils embrassaient leurs sentiments, ou bien s'ils se retiraient, ce n'était qu'en pleurant sur eux-mêmes et en déclarant les autres bien heureux. A cette époque et dans les contrées où les choses que nous rapportons se passaient, il était à peu prés inouï qu'on eût connu d'avance le changement de vie d'un homme qui demeurât encore dans le monde, mais pour eux ils demeurèrent dans le monde avec leurs vêtements laïcs, près de six mois après le premier instant où ils avaient conçu leur dessein, afin de se présenter en plus grand nombre en donnant à chacun le temps de terminer ses affaires dans le monde. 13. Mais quand toute cette troupe put craindre que le tentateur ne finit par en arracher quelques-uns de son sein, il plut à Dieu de faire connaître par une révélation ce qui devait arriver. L'élu de la troupe eut une vision pendant la nuit; il lui semblait voir tous ses compagnons assis dans nue maison et chacun d'eux communier avec un pain d'une blancheur et d'un goût admirables. Tous en recevaient parfaitement bien leur part et la mangeaient avec une grande joie, mais il remarqua qu'il y en avait deux qui restaient sans participer à cette nourriture salutaire. L'un n'y prenait point part du tout, l'autre semblait y prendre part, mais il le faisait avec si peu de soin qu'il laissait tomber tout ce qu'il prenait lévénement montra bien dans la suite que cette vision était véritable; car il s'en trouva un qui retourna au monde avant même que les desseins projetés fussent mis à exécution, l'autre commença l'oeuvre commune avec le reste de la troupe, mais il n'alla point jusqu'au bout.
CHAPITRE IV. Bernard entre à Cîteaux avec ses compagnons. Sa mortification pendant le temps de son noviciat.
14. Quand le jour fut venu de donner suite às on voeu et d'accomplir son désir, Bernard quitta le toit paternel, suivi de ses frères dont il était devenu le père et qui se regardaient comme ses enfants spirituels, puisqu'il les avait engendrés au Christ par la parole de vie. Guy, l'aîné de tons, apercevant Nivard, le plus jeune des frères de Bernard, qui était encore enfant et se tenait dans la cour de la maison avec d'autres enfants, lui dit: « Allons, Nivard, tous nos biens sont à loi maintenant. » A ces mots, Nivard répondit d'une manière qui ne sentait point l'enfant « Ainsi, vous prenez le ciel et vous me laissez la terre; le partage n'est. pas juste. » Après avoir échangé ces paroles, ils .s'éloignèrent; quand à Nivard il resta à la maison avec son père, mais peu de temps après il alla rejoindre ses frères, il n'y eut ni père, ni proches, ni amis qui purent le retenir. Il ne restait donc plus de toute cette famille consacrée à Dieu, que le père déjà vieux, avec la fille dont nous parlerons aussi en son lieu. A cette époque, le petit et tendre troupeau de Cîteaux vivait sous la conduite de son vénérable abbé Étienne. Ce dernier commentait même à souffrir beaucoup dans son âme de voir le petit nombre des siens et à perdre toute espérance d'une postérité qui pût hériter de sa sainte pauvreté. Tout le monde regardait avec nu sentiment d'admiration respectueuse la sainteté de leur vie, mais aussi enfuyait l'austérité. Tout à coup le Seigneur le visite et comble son âme d'une joie aussi inattendue que subite, et il lui sembla que, ce jour-là même, sa maison avait reçu du Saint-Esprit cette réponse: « Réjouissez-vous stérile, qui n'enfantiez point; poussez des cris de joie, vous quine deveniez point mère; parce que celle qui était délaissée a plus d'enfants que celle qui a un mari ( Galat. IV, 27), » et elle verra les générations sorties d'elles se succéder en nombre infini. 15. L'an de Notre-Seigneur 1113, quinzième année de la fondation de Cîteaux, le serviteur de Dieu, Bernard, âgé de vingt-deux ans environ, vint à Cîteaux, suivi de plus de trente de ses compagnons, se mettre sous la conduite de l'abbé Étienne et se placer sous le joug doux du Christ. A partir de ce jour, le Seigneur remplit cette maison de bénédictions, et cette vigne du Dieu de Sabaoth commença à donner ses fruits, à étendre ses sarments jusqu'aux rivages de la mer et à envoyer ses provins au-delà même des mers. Tels furent donc les saints commencements du nouveau genre de vie de l'homme de Dieu. Quand au détail même de sa vie, je ne crois pas que personne puisse en raconter les merveilles, ni retracer la vie d'ange qu'il mena sur la terre, à moins de vivre de l'esprit même dont il vécut. Il n'y a que celui qui a prodigué ses grâces et celui qui les a reçues qui sachent de quelle douceur et de quelles bénédictions le Seigneur l'a prévenu dès le début de sa conversion, les grâces d'élection dont il l'a comblé et l'abondance des biens de sa maison dont il l'a enivré. Il entra dans cette maison vraiment pauvre d'esprit et jusqu'alors parfaitement inconnu, existant à peine, dans la pensée d'y mourir au coeur et au souvenir des hommes et avec l'espérance d'y vivre dans l'obscurité et l'oubli comme un vase de nulle valeur. Mais Dieu en disposa autrement, et se fit de lui un vase d'élection, non-seulement pour étendre et fortifier l'ordre monastique, mais encore pour aller porter son nom devant les rois et les peuples et jusqu'au bout du monde. Pour lui, il s'en fallait bien qu'il eût de lui-même ces pensées et ces espérances ; mais, plutôt tout entier à la garde de son coeur, à la persévérance dans son projet, il avait sans cesse à l'esprit et sur les lèvres ces paroles : Bernard, pourquoi es-tu venu ici ? Et de même qu'on lit de Notre-Seigneur, « qu'il commença par faire et enseigna ensuite (Act. I, 1), » il ne fut pas plutôt entré dans la salle des novices, qu'il se mit à pratiquer sur lui-même ce qu'il devait uni jour enseigner aux autres. 16. Pour lui, quand il était novice, il ne se ménageait en rien, et s'appliquait en toute occasion à mortifier en lui, non-seulement les concupiscences de la chair qui s'exercent par les sens du corps, mais ces sens eux-mêmes qui leur servent d'instrument. En effet, comme il commençait à sentir souffler d'en haut dans son âme avec plus de douceur et de fréquence, les ardeurs de, l'amour illuminé, il se prenait à craindre pour ses sens intérieurs l'influence de ses sens corporels, et ne leur permettait, encore n'était-ce qu'à regret, que juste ce que réclamaient d'eux les rapports de société extérieure avec ses semblables. Et comme la pratique constante de cette réserve se changea en habitude, elle devint en quelque sorte pour lui une seconde nature. Tout entier absorbé par l'esprit, toutes ses espérances, foutes ses intentions, toutes ses pensées, toute sa mémoire étaient en Dieu; il voyait sans voir, il entendait sans entendre, il ne sentait point le goût de ce qu'il mangeait, c'est à peine s'il percevait quoi que ce fût par l'un ou l'autre de ses sens. En effet, après avoir passé une année entière dans la salle des novices, il en sortit sans pouvoir dire si la maison elle-même avait cette espèce de moulure qu'on appelle vulgairement tortue. Il était bien souvent allé et venu. dans l'église, sans s'apercevoir qu'il y eût trois fenêtres placées au-dessus de sa tête : il pensait qu'il n'y en avait qu'une. Il avait tellement mortifié en lui le sens de la curiosité, qu'il ne s'apercevait absolument pas de toutes ces choses-là, ou si par hasard elles venaient à frapper ses regards, comme sa pensée était occupée ailleurs, ainsi que je l'ai dit, il ne les remarquait point. C'est que, en effet, les sensations sont nulles, dès que l'esprit en est distrait.
CHAPITRE V. Talents naturels de saint Bernard, son extérieur.
17. En lui, la nature n'était point en lutte contre la grâce, eu sorte qu'il semble qu'il aurait pu s'appliquer ces paroles: « J'étais un enfant bien né. et j'avais reçu de Dieu une âme bonne, et, comme je devenais bon de plus en plus, je vins dans un corps exempt de souillure (Sap. VIII, 19 et 20). » En effet, pour s'élever à la contemplation des choses spirituelles et divines, indépendamment de la grâce spirituelle, il avait une sorts de force naturelle et avais reçu en partage une âme bonne pour cet exercice, des sens peu portés à céder à la curiosité, et qui, bien loin de se révolter orgueilleusement contre la pensée, se réjouissaient des choses spirituelles, et se soumettaient avec empressement à l'esprit, dans tout ce qui se rapportait à Dieu. Quant à son corps, il ne fut jamais souillé par le contact d'aucun péché grave; il ne recevait de soins que ce qui était nécessaire pour en faire un instrument toujours parfaitement dispos dans les mains de l'esprit pour le service de Dieu. Son extérieur était gracieux, mais il brillait encore plus par son air spirituel que par les agréments de sa personne. Sur son visage régnait un éclat qui n'avait rien de terrestre, mais qui semblait venir du ciel. Son regard respirait une pureté angélique et la simplicité de la colombe. Telle était la beauté dans son âme intérieure, qu'elle éclatait même au-dehors par des signes évidents, en sorte que tout son extérieur semblait inondé des flots de sa pureté intérieure et d'une grâce abondante. Son corps était extrêmement mince et semblait n'avoir pas de chair, il avait la peau très-fine, qui se teignait, d'un léger incarnat sur les joues, où une méditation continuelle et le goût de la sainte componction, attirait tout ce qu'il avait de chaleur naturelle. Sa chevelure était d'un blond tirant sur le blanc, et sa barbe un peu rousse se trouvait parsemée de quelques poils blancs sur la fin de sa vie. Sa taille était moyenne, cependant elle paraissait plutôt grande que petite. Comme la chair en lui, par un effet de la grâce prévenante, par l'aide de la nature subséquente et par le bon usage de la discipline spirituelle, ne se laissait que bien difficilement aller à désirer quoi que ce fût contre l'esprit, je veux dire de nature à causer une blessure à l'esprit; quant à l'esprit, lui-même, il s'élevait, dans ses désirs, si haut au-dessus des forces et de l'énergie de la chair et du sang contre la chair, que ce faible corps, animal succombant sous le faix, n'a jamais pu se relever , jusqu'à présent.
CHAPITRE VI. Commencement de Clairvaux. Bernard en est ordonné abbé.
18. Mais lorsqu'il plut à celui qui a tiré Bernard du siècle et l'a appelé, à lui, de faire éclater davantage sa gloire en lui, et de réunir en un seul troupeau une multitude d'enfants de Dieu qui étaient encore dispersés, il suggéra à l'abbé Étienne la pensée de l'envoyer avec ses frères pour fonder la maison de Clairvaux. Il mit à leur tête en les envoyant dom Bernard, en qualité d'abbé, à leur grand étonnement sans doute, attendu qu'ils étaient tous des hommes mûrs, et qu'ils craignaient pour Bernard, soit son extrême jeunesse, soit sa faible constitution, et sou peu d'habitude des travaux corporels. Clairvaux était un endroit situé dans le diocèse de Langres, non loin de l'Aube; c'était un ancien repaire de brigands appelé autrefois la vallée de l'Absinthe. C'est donc là, dans ce lieu d'horreur, dans cette profonde solitude, que s'arrêtèrent ces hommes pleins de courage, dans la pensée d'y faire d'une caverne de voleurs un temple à Dieu, une maison de prière. Ils y servirent Dieu pendant quelque temps avec simplicité, dans la pauvreté d'esprit, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité, et dans des veilles nombreuses. Leur nourriture la plus ordinaire se composait de feuilles de hêtre. Au lieu du pain dont parle le prophète, ils avaient un pain d'orge, de mil et de vesce, un pain tel qu'un jour un religieux s'en voyant servir un morceau dans une auberge, se mit à fondre en larmes et l'emporta avec lui pour le montrer à ses frères, parce que c'était une chose extraordinaire que des hommes, et quels hommes, vécussent d'un pareil pain. Mais tout cela touchait fort peu l'homme de Dieu. Son plus grand souci était de sauver beaucoup d'âmes; il n'y en eut pas d'autre plus pressant dans ce coeur sacré, tout le monde le sait, depuis le premier jour de sa conversion jusg1i'à présent, en sorte qu'il semble avoir des entrailles de mère pour toutes les âmes. Aussi ses saints désirs et son humilité ne cessaient-ils de se livrer de violents combats dans son coeur. En effet, tantôt dans les humbles sentiments qu'il avait de lui-même, il se trouvait indigne de concourir à quelque bien que ce fût, et tantôt, s'oubliant lui-même, il brûlait de la plus vive ardeur, et semblait ne devoir goûter de consolation que s'il sauvait une foule d'âmes. Sans doute la charité lui inspirait de la confiance , trais l'humilité la réprimait. 19. Au milieu de tout cela, il lui arrivait. souvent, après les vigiles, de sortir dans la campagne, en parcourant les environs, et en priant Dieu d'avoir son dévouement et celui de ses frères pour agréables. Or, se trouvant un jour pressé de ce désir de produire des fruits spirituels dont je viens de parler, tout à coup, pendant qu'il était debout eu prières, les yeux à demi-fermés, il vit de tous côtés des montagnes voisines descendre vers le fond de la vallée une telle multitude d'hommes de toute condition et vêtus de toutes les manières, que la vallée se trouva trop petite pour les contenir. Tout le monde comprend aujourd'hui le sens de cette vision. L'homme de Dieu, admirablement consolé par ce qu'il venait de voir, exhorta ses frères et leur recommanda de ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu. 20. Un jour, comme Gérard, frère de Bernard et cellérier de la maison, se plaignait à lui du dénuement absolu de toutes les choses nécessaires où se trouvaient la maison et les frères, l'homme de Dieu lui dit: « Eh bien, pour parer à la détresse présente, combien vous faudrait-il? Douze livres, lui répondit Gérard. » A ces mots, Bernard s'éloigne et recourt à la prière; peu de temps après, Gérard revint le trouver en lui disant qu'une femme de Châtillon était à la porte et demandait à lui parler. A peine cette femme vit-elle Bernard arriver à elle, que, tombant à terre et se prosternant à ses pieds, elle lui fit don de douze livres en lui demandant le secours de ses prières pour son mari qui était dangereusement malade. Après lui avoir dit quelques mots, il la congédia en lui disant : « Allez, vous retrouverez votre mari guéri. » Elle s'en retourne dans sa maison et trouva qu'il en était ainsi que Bernard le lui avait dit. De son côté l'abbé, relevant le courage abattu de son cellérier, le rendit ainsi plus fort pour supporter désormais les épreuves du Seigneur. Cela ne lui arriva pas une fois seulement; il est certain même que bien souvent, dans un pareil besoin, on vit tout à coup un secours de Dieu arriver d'oit on ne l'attendait point. Aussi les hommes prudents , comprenant que. la main du Seigneur était avec lui, se donnaient bien garde d'arracher sa tendre âme aux délices du ciel pour l'affliger par les soucis des choses extérieures, s'en tiraient entre eux du mieux qu'ils pouvaient, ne l'occupaient que des choses intérieures et spirituelles de leur conscience.
CHAPITRE VII. Prédication de saint Bernard; conversion de son père et de sa sur.
21. S'il avait à les entretenir de choses spirituelles et à leur prêcher pour la sanctification de leurs âmes, il parlait à ces hommes la langue des Anges, et pouvait à peine se faire comprendre d'eux. C'était surtout quand il traitait un sujetde morale que sa bouche, dans un langage abondant qui sortait du coeur, leur proposait des choses sublimes, exigeait d'eux tant de perfection, que sa parole semblait dure à entendre; c'était au point que ses auditeurs ne comprenaient pas ce qu'il leur disait. Cependant, selon la pensée du saint homme Job, ils auraient cru mal faire de contredire sa parole; aussi n'excusaient-ils point. mais accusaient-ils, au contraire, leur faiblesse, devant l'homme de Dieu ; mais pendant qu'ils s'humiliaient ainsi, au gré de celui qui les reprenait, de leurs fautes, leur maître. dans les voies spirituelles se prit à douter de la boulé de son zèle contre des religieux si humbles et si soumis. Voilà comment la pieuse humilité des disciples devenait une leçon pour le maître. Il pensait que ces religieux méditaient. en silence des choses bien meilleures et bien plus près du salut que celles qu'il leur disait, opéraient leur salut avec plus de dévotion et de succès que ne pouvait le faire ses propres exemples, et qua ses prédications était plutôt faites pour les scandaliser que pour les édifier. Toutes ces réflexions le troublaient et l'attristaient. beaucoup, et diverses pensées lui venaient à l'esprit. Après bien des réflexions et bien des combats intérieurs, il s'arrêta à la pensée de se retirer de toutes les choses extérieures dans le secret de son âme, de s'y tenir dans la solitude du cur, dans la retraite et le silence, et d'attendre que le Seigneur daignât, dans sa miséricorde, lui révéler sa volonté sur ce. sujet. En effet. quelques Jours à peine s'étaient écoulés, quand il vit dans nue vision qu'il eut pendant une nuit. une personne qui se tenait debout auprès de lui, avec une charité toute divine, lui enjoindre avec une grande autorité de prêcher avec confiance tout ce qui lui viendrait à la bouche, attendu que ce ne serait pas lui qui parlerait. mais l'Esprit-Saint qui parlerait en lui. A partir de ce jour, il fut plus manifeste que jamais que le Saint-Esprit parlait en lui et par sa bouche, lui suggérant un langage plein de force, lui mettant sur les lèvres avec abondance le sens des Écritures. Il donna à sa parole une grande autorité, un grand charme sur l'esprit de ses auditeurs; aussi, quand il prenait la parole, soit pour instruire, soit pour reprendre, soit pour corriger, il le faisait avec autant de confiance que de succès, et, pendant qu'il prêchait la parole de Dieu, tout ce qu'il disait était si clair et si agréable, et avait une telle force de persuasion, pour ce qu'il se proposait de faire, que tous ses auditeurs étaient dans l'admiration des paroles de grâce qui sortaient de ses lèvres. 22. Son père, qui était demeuré seul à la maison, vint rejoindre ses enfants et partager leur genre de vie. Après avoir passé ainsi quelque temps avec eux, il mourut (a) dans une heureuse vieillesse. Leur soeur, qui était restée dans le monde où elle s'était mariée, y menait une vie toute mondaine, au milieu de tous les dangers qui accompagnent les richesses de la terre. Un jour pourtant, Dieu lui inspira la pensée de visiter ses frères; mais lorsqu'elle fut arrivée pour voir son vénérable frère, et qu'elle attendait avec une suite nombreuse et magnifique qu'il vint recevoir sa visite, Bernard ne lui témoigna que de l'horreur et une sorte d'aversion comme pour une personne qui aidait elle-même le démon à dresser des piéges aux âmes pour les prendre, et il ne voulut point se montrer à elle pour recevoir sa visite. En apprenant son refus, cette femme se sentit toute couverte de confusion, et, profondément affligée que aucun de ses frères ne daignait se déranger pour la voir, elle ne put s'empêcher de fondre en larmes et de s'écrier : Je ne suis qu'une pécheresse, sans doute, mais c'est pour les pécheurs que le Christ est mort; si je ne suis qu'une pécheresse, c'est précisément pour cela que je recherche l'entretien des saints, et si mon frère méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ait pitié de mon âme. Qu'il vienne et qu'il parle et ordonne, tout ce qu'il me prescrira, je suis prête à le faire. Fort de cette promesse, Bernard vint la voir avec ses autres frères. Comme il ne pouvait la séparer de son mari, il commença par lui défendre toute recherche mondaine et tout luxe dans les vêtements, toutes les pompes et les vanités du monde, lui ordonna ensuite d'imiter la vie dont leur mère leur avait donné l'exemple pendant les longues années qu'elle passes avec son mari, puis il la congédia. Elle se soumit très-religieusement à ses recommandations et revint chez elle changée du tout au tout, par un effet de la toute-puissance de la main du Très-Haut. Tout le monde vit avec un profond étonnement cette femme jeune, noble, délicate, changer tout-àcoup de manière de vivre, renoncer à la parure et au luxe pour mener la vie d'une ermite dans le monde, s'adonner aux veilles, aux jeûnes et à la prière, et vivre tout à fait étrangère au monde. Elle vécut ainsi pendant deux ans avec son mari, qui se laissa vaincre enfin par la force de sa persévérance, et, la laissant libre de le quitter, lui permit de se donner selon le rite de l'Eglise, au service de Dieu, à qui elle s'était consacrée, profitant donc de la liberté qu'elle avait si longtemps désirée, elle se rendit au monastère de Juilly, et y consacra à Dieu le reste de sa vie, parmi les saintes femmes qui s'y trouvaient déjà réunies. Là, le Seigneur lui lit la grâce de s'élever à un tel degré de sainteté, qu'elle fit bien voir non moins par l'âme que parle corps, qu'elle était soeur de tous ces hommes de Dieu.
a On lit dans le Nécrologe de Saint-Bénigne, au sujet du père du saint Bernard : « 11 avril, mort du moine Técelin, père de dora Bernard, abbé de Clairvaux. »
CHAPITRE VIII. Saint Bernard est ordonné abbé par Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, qui se charge du soin de sa santé.
23. Lorsque Bernard fut envoyé à Clairvaux, il dut être ordonné. Le siège de Langres, auquel il appartenait de l'ordonner, était vacant, et, comme les religieux se demandaient à quel évêque ils le présenteraient pour cette ordination, la pensée vint aussitôt à l'esprit de recourir à l'évêque voisin, qui était celui de Châlons-sur-Marne, Guillaume de Champeaux, homme que sa réputation rendait extrêmement respectable, en même temps que son savoir en faisait un maître très-renommé. On résolut donc de s'adresser à lui. C'est ce qui eut lieu. Bernard se rendit à Châlons accompagné d'un religieux de Cîteaux, nommé Elbold. On vit donc entrer dans la maison de l'évêque un jeune religieux, au corps exténué et presque mourant, à l'extérieur méprisable, suivi d'un autre religieux plus âgé, d'une taille élevée, d'un extérieur élégant et robuste, ce qui prêtait à rire aux uns, à plaisanter aux autres, pendant qu'il s'en trouvait plusieurs qui prenaient la chose comme elle était effectivement. Comme on se demandait lequel des deux était l'abbé, l'évêque, au premier coup d'oeil qu'il jeta sur eux, reconnut la serviteur de Dieu et le reçut comme pouvait le faire un autre serviteur de Dieu, tel qu'il l'était lui-même. En effet, dès l'abord et aux premiers mots, la réserve de Bernard dans sa manière de s'exprimer, beaucoup mieux encore que toute espèce de discours, fit éclater aux yeux de Guillaume de plus en plus la prudence de ce jeune religieux, et cet homme sage comprit que Dieu même le visitait dans son hôte. Les pieuses instances de l'hospitalité ne firent point défaut; bientôt l'entretien de ces deux hommes, finissant par établir entre eux une confiance. et une liberté toutes familières, l'âme de Bernard plus encore que ses paroles, le fit apprécier de son hôte. Bref, à partir de ce jour et de ce moment, ils ne firent plus l'un et l'autre qu'un coeur et qu'une âme dans le Seigneur, au point que non-seulement la maison de l'évêque, mais la , ville entière de Châlons-sur-Marne devint, par lui, la maison des religieux de Clairvaux. Bien plus, tout le pays Rémois et la Gaule entière fut excitée par cet évêque au respect de l'homme de Dieu. Car c'est de ce grand évêque que les autres apprirent à faire accueil à Bernard, à le vénérer comme l'ange de Dieu; au point qu'il semble que cet homme, d'une autorité aussi considérable, a pressenti, dans Bernard, la grâce faite à son siècle, tant il se trouva favorablement disposé en faveur de ce religieux inconnu, de ce moine si parfaitement humble. 24. Mais peu de temps après, comme la faiblesse de l'abbé augmentait au point de ne plus laisser que sa mort ou une vie pire que la mort en perspective, il reçut la visite de l'évêque de Châlons. Après l'avoir vu, Guillaume de Champeaux dit que non-seulement il ne désespérait point de sa vie, mais qu'il espérait même le voir recouvrer la santé, s'il suivait ses conseils et voulait consentir à donner à son faible corps les soins que son état réclamait. Mais comme Bernard ne pouvait se décider à se relâcher en rien de la rigueur et de la pratique des usages de son ordre, l'évêque alla s'adresser au chapitre de Cîteaux, et, en présence de quelques abbés qui s'y trouvaient réunis, il se prosterna la face contre terre, avec une humilité digne d'un évêque, et une charité vraiment sacerdotale, demanda et obtint qu'on le soumit seulement un an à sa direction, avec obligation de lui obéir. Or, qu'était-il possible de refuser à une pareille humilité dans un rang si élevé? De retour à Clairvaux, il lui fit faire une petite habitation en dehors de la clôture et des propriétés du monastère, puis manda et ordonna qu'on ne tînt aucun compte, à son égard, des prescriptions de la règle, en tout ce qui concerne le boire, le manger et les autres choses semblables; qu'on le déchargeât absolument de tous les soucis de l'administration de sa maison, et qu'on le laissât vivre de la manière qu'il prescrirait. Se trouvant donc ainsi, par obéissance, d'après l'ordre de l'évêque de Châlons, selon ce que j'ai rapporté plus haut, et des abbés, déchargé de tout souci concernant l'administration, tant intérieure qu'extérieure de la maison, il ne vaqua plus qu'à Dieu et aux soins de son âme et fut heureux comme au sein des délices mêmes du paradis. Ceux qui entraient dans cette royale cabane se sentaient, en considérant cette demeure et celui qui y habitait, pénétrés d'un respect aussi grand à l'aspect de cette demeure, que s'ils montaient à l'autel de Dieu. L'évêque de Châlons, les abbés et les autres religieux l'avaient confié à une espèce de paysan, à qui ils lui avaient fait un devoir d'obéir et qui avait promis de le guérir. Bien qu'il fût d'une faiblesse extrême, on lui servait,à la grande surprise et à l'indignation de ceux qui le voyaient, des mets auxquels un homme en pleine santé aurait à peine voulu toucher dans une faim extrême. Quant à lui qui se trouvait l'objet d'un pareil traitement, il supportait tout avec indifférence et trouvait tout également bien; on aurait dit un homme dont la sensibilité éteinte et le goût perdu ne font. presque plus de différence en rien. Il disait qu'il ne trouvait de goût qu'à l'eau, et ce goût, c'est la sensation de fraîcheur qu'elle lui faisait éprouver à la bouche et dans la gorge quand il la buvait.
CPAPITRE IX. Saint Bernard a une vision qui lui apprend que Clairvaux devra être transporté ailleurs. Admirable discipline de celle abbaye sous le gouvernement de Bernard.
25. En effet, une certaine nuit, comme dans une prière plus attentive encore qu'à l'ordinaire, il avait répandu son âme sur lui, et s'était légèrement assoupi, il entendit comme le bruit des voix d'une fouie considérable de passants. S'éveillant aussitôt, et distinguant mieux encore ces voix, il quitte la cellule où il se trouvait et se met à les suivre. Non loin de là était un bois rempli de broussailles et de ronces, mais qu'il trouva alors bien différent de ce qu'il l'avait vu. Au-dessus de ce bois, se tinrent pendant quelques instants des choeurs qui se répondaient alternativement, et qui se trouvaient placés l'un d'un côté, l'autre de l'autre; le saint homme les entendait et son âme était ravie. Cependant il ne connut le sens caché de cette vision que plusieurs années après, quand les édifices du monastère furent transportés ailleurs , non pas sans une invitation d'en haut, et qu'il vit s'élever la chapelle à l'endroit même où il avait entendu ces voix. 26. C'était l'âge d'or de Clairvaux; il fallait voir alors des hommes pleins de vertu qui avaient naguère été comblés d'honneurs et de richesses dans le monde, se glorifier dans la pauvreté de Jésus-Christ, et planter lÉglise de Dieu dans leur sang, dans les travaux et les fatigues, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité, dans les persécutions, et préparer à Clairvaux la paix et l'abondance dont il jouit maintenant. On croyait voir de nouveaux cieux sur la terre , et reconnaître les antiques sentiers parcourus autrefois par les moines de l'Égypte, nos pères, et qu'une nouvelle génération de saints foulait à son tour. A première vue, ceux qui arrivaient à Clairvaux, par le revers de la montagne, reconnaissaient Dieu dans ces demeures, car cette vallée, dans son muet langage, annonçait hautement par la simplicité et l'humilité des édifices qu'on y voyait, la simplicité et l'humilité des pauvres de Jésus-Christ, qui y avaient fixé leur séjour. En effet, dans cette vallée toute remplie de monde, il n'était permis à personne de mener une vie oisive, tous travaillaient, et chacun était occupé à l'oeuvre qui lui était prescrite. En plein jour c'était le silence au milieu de la nuit, et, quand on arrivait dans cette vallée, on n'entendait que le bruit du travail ou des louanges de Dieu, si les frères étaient occupés à les chanter. Cette pratique et cette réputation de silence produisaient un tel effet sur les gens du monde qui venaient visiter ces lieux, qu'ils n'osaient par respect s'y permettre, je ne dis point des entretiens oiseux ou inconvenants, mais même des actions tant soit peu déplacées. Par son site cette vallée solitaire, placée au milieu d'épaisses forêts; et entourée de tous côtés de montagnes très-rapprochées, représentait en quelque sorte à tous les serviteurs de Dieu qui venaient s'y cacher, la grotte où notre père saint Benoît fut découvert un jour par des bergers; elle rappelait l'habitation, et, si je puis parler ainsi, la forme même de la solitude de celui dont ils imitaient la vie. En effet, la multitude de ceux qui se trouvaient en ce lieu, n'empêchait point qu'ils y fussent dans la solitude, car, à raison de l'ordre que la charité y faisait régner, chacun trouvait dans cette vallée remplie de monde, une vraie solitude pour soi; en effet, de même qu'un homme sans ordre, même quand il est seul, fait foule pour lui, ainsi, dans cette multitude de gens soumis à une règle, l'union de l'esprit, la loi d'un silence régulier, l'ordre, en un mot, assurait à chacun la solitude du coeur. Dans ces simples demeures, la nourriture des habitants répondait à la simplicité de leur habitation. Telle était donc alors, sous la conduite et les levons de l'abbé Bernard, cette école de goûts spirituels dans la très-illustre et très-chère vallée de Clairvaux; telle était la ferveur de la vie régulière, à cette époque où il faisait et réglait tout, et édifiait, sur la terre, à Dieu, un tabernacle selon le modèle qui lui avait été montré sur la montagne.
CHAPITRE X. Mortification étonnante de saint Bernard dans le sommeil, dans le boire et dans le manger; son amour pour l'étude des Saintes Ecritures.
27. Plût au ciel que, après les premiers rudiments de sa conversion, il se fût montré pour lui-même tel qu'il s'est montré pour les autres, aussi indulgent, aussi discret, aussi rempli de soin et de prévoyance. Mais, à peine les liens de son année d'obéissance furent-ils rompus et se vit-il rendu à lui-même, que, semblable à un arc qu'on détend et qui reprend sa première vigueur, et à un torrent longtemps contenu et qu'on rend à son premier cours, il revint à ses anciennes habitudes, comme s'il eût voulu se punir de ce long repos et réparer les pertes d'un travail trop longtemps interrompu. Il fallait voir cet homme délicat et valétudinaire, rassembler ses forces et entreprendre ce qu'il voulait, sans tenir compte de ce qu'il pouvait; se montrer plein de sollicitude pour tous, n'en manquer que pour lui-même, se soumettre absolument en tout à tous, mais ne céder qu'à grande peine, en ce qu'il le touchait, à la charité ou à l'autorité de ses supérieurs. Sans cesse porté à considérer tout ce qu'il avait fait déjà comme rien, il aspirait à faire quelque chose de plus grand encore, non point dans le sens de ménagements à donner à son corps, mais dans le but d'ajouter encore de nouvelles forces à ses goûts spirituels, en brisant sans trêve ni merci, par des jeûnes et des veilles de surérogation, un corps déjà naturellement brisé par de nombreuses infirmités. 28. Que dirons-nous du sommeil qui, pour les autres hommes, est ordinairement le repos de leur fatigue et le rafraîchissement de leurs sens épuisés et de leur esprit? Dès les premiers jours de sa conversion, il prolongeait ses veilles, ce qu'il fit, tout le reste de sa vie au delà des forces humaines. Il disait que pour lui il n'y avait pas de temps plus perdu que celui qu'il consacrait au sommeil, et il trouvait une assez grande ressemblance entre le sommeil et la mort, puisque ceux qui dorment, nous semblent morts, de même que pour Dieu ceux qui sont morts paraissent dormir. Chez lui un sommeil léger était la conséquence d'une nourriture légère. Dans l'un ni dans l'autre cas il ne permettait à son corps d'aller jusqu'à la satiété, ou plutôt quelque peu qu'il lui donnât de sommeil ou de nourriture, à ses yeux c'était toujours lui en donner assez. En effet, pour lui, en ce qui concerne les veilles, c'était y apporter quelque mesure que de ne point veiller la nuit tout entière. Quant à la nourriture, ce n'était point le plaisir de manger qui le portait à la prendre, c'était la crainte de tomber en défaillance; car lorsqu'il devait manger, avant même de se mettre à table, la seule pensée de s'y asseoir le rassasiait. Aller à table c'était donc pour lui marcher au supplice. Son corps était sujet à de nombreuses infirmités qui perfectionnaient la force de son âme. La plus grave, consistait clans l'étroitesse de son gosier qui ne lui permettait d'avaler aucun aliment solide, et qui ne livrait à peine passage qu'à des choses liquides, et la plus gênante était la faiblesse de son estomac; et le mauvais état de ses entrailles. De toutes ses souffrances, celles-ci étaient les plus ordinaires; car sa nature, d'une complexion toujours extrêmement tendre et délicate, était brisée d'ailleurs par des jeûnes nombreux, par des veilles, par le froid et la fatigue, par des exercices pénibles et continuels, et son estomac malade rejetait presque immédiatement tout ce qu'il prenait par la bouche. S'il arrivait qu'une partie de ce qu'il avalait se trouvait digérée par la chaleur naturelle de l'estomac, et passait dans les intestins, comme ces parties du corps étaient également travaillées par des maux aussi grands, ces aliments n'étaient rendus qu'avec la plus grande douleur. S'il en restait quelque peu, c'est ce qui servait d'aliment à son corps, beaucoup moins pour soutenir son existence que pour différer sa mort. Il avait coutume après chaque repas de peser en quelque sorte la nourriture qu'il avait prise, et s'il se trouvait par hasard qu'il avait dépassé tant soit peu la nourriture habituelle, il ne se le pardonnait pas. Cette habitude de sobriété était devenue pour lui comme une seconde nature, tellement que, s'il avait voulu se permettre quelque chose de plus que sa réfection ordinaire, il n'aurait pas pu le supporter. 29. Il priait debout jour et nuit, jusqu'à ce que ses genoux affaiblis par le jeûne et ses pieds enflés par le travail refusassent de porter son corps. Pendant longtemps et tant qu'il put le cacher, il porta un cilice sur la peau, mais, quand il s'aperçut qu'on le remarquait, il y renonça et revint aux habitudes de sa communauté. Car il s'appliquait par dessus tout à fuir l'admiration des hommes, et à se confondre avec le reste de ses religieux. Mais la gloire le poursuivait, à mesure qu'il la fuyait, de même qu'elle se plait à fuir ceux qui la poursuivent. Il avait souvent ce proverbe et la bouche, comme dans le coeur: Celui qui fait ce que personne ne fait, s'attire l'admiration de tout le monde. C'était dans cette pensée qu'il avait pour la vie et la règle communes un zèle extraordinaire, et que, dans sa conduite particulière, il ne faisait jamais rien qui put le singulariser. Toutefois, même dans les choses communes, il avait une pureté hors du commun et une dévotion peu commune. 30. Sa nourriture consistait en pain avec du lait, ou de l'eau dans laquelle on avait fait cuire des légumes, bu une espèce de bouillie telle que celle qu'on fait aux enfants; quelquefois c'était une bouchée de pain trempée dans de l'eau avec des boissons légères. Sa faiblesse ne supportait point d'autres aliments, quand même son goût pour la pauvreté ne lui en aurait point interdit l'usage. S'il lui arrivait de boire du vin, ce n'était que bien rarement et en bien petite quantité, car il disait que l'eau convenait beaucoup mieux à sa faiblesse et à son goût. Les médecins le voyaient et voyaient sa vie, et ils en étaient surpris, et ils lui reprochaient de faire à sa nature la même violence qu'on ferait à un agneau si on voulait l'atteler à la charrue et l'obliger à labourer. En effet, ses fréquents vomissements, pendant lesquels il rendait les aliments qu'il avait pris tels qu'il les avait absorbés, à cause du mauvais état de son estomac, finissant par incommoder les autres religieux, surtout ceux qui chantaient au chur, il ne se résolut pourtant point encore de suite à quitter les offices, mais, ayant fait près de sa place un trou dans la terre pour y enfouir ce qu'il vomissait, il supporta ainsi du mieux qu'il put, pendant quelque temps, les conséquences de ce mal. Mais lorsque les choses en vinrent au point qu'il n'y avait plus moyen de les supporter davantage, alors il finit par quitter les réunions et se vit contraint de demeurer seul, tant qu'il n'avait pas besoin de se trouver avec ses frères, soit pour les consoler, soit par respect pour la discipline claustrale. 31. Dès le premier âge, il fut clone aussi fort d'esprit que faible de corps; toutefois il ne permit jamais qu'on usât d'indulgence à son égard en ce qui concerne le repos ou la réfection de son corps, ni qu'on l'exemptât en quoi que ce fût des travaux et des fatigues de la communauté. A ses yeux, tous les autres étaient sains et parfaits; quant à lui, se regardant comme un novice et comme un débutant, il se croyait indigne de l'indulgence et des concessions de religieux. émérites et parfaits, son lot à lui était la ferveur du novice, la sévérité de l'ordre, et la rigueur de la discipline. Aussi était-il le plus fervent zélateur de la vie commune ; lorsque les frères s'occupaient à quelques travaux manuels, qui lui étaient leu familiers, et que son inhabileté l'empêchait de s'y livrer avec succès, il compensait ce qu'il ne pouvait faire, soit en bêchant la terre, soit en coupant du bois et en le portant sur ses épaules, soit enfin en s'occupant à tous autres travaux aussi pénibles. Quand les forces lui manquaient, alors il se rabattait sur les occupations les plus viles, et compensait le travail par l'humilité. Il est étonnant à quel point cet homme qui avait reçu tant de grâce dans la contemplation des choses célestes et divines, non-seulement souffrait d'are employé à ces occupations, mais encore en concevait une grande joie. Après avoir mortifié ses sens, comme nous l'avons déjà dit par un privilège de la grâce, il travaillait tout entier au dehors si je puis parler ainsi, dans la vertu de l'esprit, et en même temps, il était intérieurement tout à Dieu. D'un côté, il nourrissait sa conscience, et de l'autre sa dévotion. 32. Pendant le travail manuel il vaquait clone intérieurement à la prière ou à la méditation, sans que son travail extérieur en fût interrompu, mais le travail des mains ne nuisait non plus en rien à la douceur de ses occupations intérieures. En effet, les sens spirituels qu'il découvrit dans les saintes Écritures, c'est particulièrement dans les forêts et dans les champs qu'il proclamait les avoir trouvés par la prière et la méditation : il disait même à ce sujet dans l'intimité, avec une plaisanterie pleine de grâce,qu'il n'avait jamais eu d'autres maîtres que les hêtres et les chênes. Quand il cessait toute occupation ou tout travail manuel, il se livrait alors à la prière, à la lecture ou à la méditation. Quant à la prière, s'il trouvait quelque solitude pour s'y livrer, il en profitait, s'il n'en trouvait pas, et qu'il fût soit chez lui, soit au milieu du monde, il se faisait une solitude au fond de son coeur et partout il était seul. Il lisait souvent et très volontiers les écritures canoniques, ce qu'il faisait avec simplicité et à la suite. Il disait que nulles paroles ne les lui faisaient mieux comprendre que les paroles de l'Écriture, et que toute la force et toutes les vérités divines qu'il voyait briller en elles, il les trouvait bien plutôt dans le texte sacré lui-même que dans les ruisseaux détournés des commentaires. Cependant il lisait avec humilité les écrivains saints et orthodoxes qui ont expliqué les Écritures, sans jamais préférer son sens au leur, mais au contraire en soumettant sa manière de voir à la leur pour la régler. C'est en suivant fidèlement leurs pas qu'il allait bien souvent lui-même se désaltérer à la source où ils avaient puisé.
CHAPITRE XI. Miracles que Dieu opère par les faibles mains de Bernard; ils lui attirent les observations des siens.
33. La sagesse de Dieu se plut à confondre tout ce qu'il y a de fort et de grand en ce monde, par la faiblesse de cet homme. En effet, quand vit-on jamais sa faiblesse laisser inachevé quelque chose qu'il dût faire selon la grâce qu'il avait reçue pour cela? Quel homme de nos jours, si fort et si bien portant qu'il fût, à jamais fait autant de choses qu'en a faites, pour la gloire de Dieu et le bien de la sainte Église, cet homme toujours languissant et à deux doigts de la mort? Quelle masse de gens n'a-t-il pas, par son exemple et par sa parole, tirés du siècle, non-seulement pour les convertir,mais encore pour les conduire à la perfection? Que de maisons, ou plutôt que de villes de refuges il a élevées dans tout l'univers chrétien par le moyen de ces hommes? En effet, quiconque était tombé dans quelques péchés mortels et devait se regarder comme étant digne de la damnation éternelle, rentrait en soi-même, se convertissait au, Seigneur, s'enfuyait vers ces maisons, et y faisait son salut. Qui pourrait compter le bien qu'il a fait en particulier à une multitude d'hommes, et qui varie suivant les causes, les personnes, les lieux et les temps? Quant à sa vie, qui était proposée en exemple à tout le monde, elle n'a pu manquer d'être un modèle de frugalité et de continence. Peut-être en cela, le serviteur de Dieu a-t-il un peu dépassé les bornes; mais pour les âmes pieuses, s'il n'est point un modèle à suivre dans ces excès, il l'est du moins dans sa ferveur. D'ailleurs il ne craignait pas de se reprocher à lui-même cet excès, d'autant plus qu'il se défiait de tout ce qu'il faisait, et il se reprochait d'avoir soustrait son corps au service de Dieu et de ses frères, en l'affaiblissant et en le mettant hors de service par une ferveur indiscrète. 34. Quoiqu'il fut faible par sa nature, il devint fort dans l'oeuvre de Dieu. En effet, la vertu de Dieu brilla dans sa faiblesse de l'éclat le plus grand, lui attira de grands respects de la, part des hommes, et lui concilia en même temps, avec le respect l'autorité, et avec l'autorité l'obéissance. En effet, dès ce moment-là, Dieu le prépara pour l'oeuvre de la prédication à laquelle, comme on l'a dit plus haut, il avait été prédestiné autrefois dès le sein de sa mère avec le témoignage d'une révélation divine. Avant tout, il commença par consacrer les prémices de sa jeunesse à ressusciter la ferveur antique de la vie religieuse dans l'ordre monastique, et à vaquer avec tout le zèle possible, par l'exemple et par la parole, dans les murs même du cloître, au salut de ses frères. Plus tard, comme la faiblesse de sa santé le forçait à se tenir éloigné plus que d'habitude de la vie commune du couvent, ce fut pour lui la première occasion de faire jouir plus facilement et plus libéralement de sa présence les hommes du siècle, dont une multitude commençait déjà à se porter vers lui; ce lui fut aussi une occasion de leur prêcher les paroles de vie. Comme l'obéissance le forçait souvent à s'éloigner de son monastère, pour les intérêts communs de lÉglise, et comme partout où il allait, il ne pouvait s'empêcher de parler de Dieu, ni cesser de faire des couvres de Dieu, il fut bientôt tellement connu de tous les hommes, que l'Église de Dieu n'hésita pas à se servir d'un membre si utile pour toutes ses nécessités. A partir de ce moment-là, on vit s'accroître en lui, tous les jours davantage, la manifestation de l'esprit, qui, en lui, ne tendait qu'au bien; c'était une parole plus abondante de sagesse et de sens, unie au don de prophétie, à celui des miracles, et au pouvoir de rendre la santé aux malades les plus divers. 35. Les frères et les fils spirituels de cet heureux abbé étaient clans l'admiration de tout ce qu'ils voyaient ou apprenaient de lui; mais au lieu de s'abandonner à des sentiments de gloire humaine, comme l'auraient pu faire des hommes charnels, par une sollicitude toute spirituelle, ils n'étaient pas sans éprouver quelque crainte pour lui à cause de son jeune âge et de sa conversion, qui ne datait point encore de loin. Les plus préoccupés de tous par ces pensées étaient Gaudry, son oncle, et Guy, l'aîné de ses frères, qui semblaient lui avoir été donnés de Dieu comme deux aiguillons de sa chair. pour que la grandeur des grâces qu'il recevait ne le portassent point à s'élever. Ils ne le ménageaient guère et ne craignaient point de faire entendre de dures paroles à sa tendre modestie, lui reprochant même ce qui était bien, réduisant à rien tous ses miracles, et souvent même l'affligeant jusqu'aux larmes par leurs attaques et leurs paroles mordantes, lui, l'homme le plus doux qui fût et qui ne savait les contredire en rien. Le vénérable évêque. de Langres , Geoffroy, proche parent du saint homme par le sang, compagnon de sa conversion, et, depuis lors, de toute sa vie, a coutume de rapporter que ledit Guy, frère de Bernard, fut témoin oculaire du premier miracle opéré par ses mains. Ils passaient par Château-Landon, dans le Sénonais, quand un jeune homme, qui avait une fistule à la jambe, vint demander avec instance audit abbé de vouloir bien le toucher de sa main et le bénir. A peine Bernard eut-il fait le signe de la croix sur lui, qu'il recouvra la santé, et, en revenant peu de jours après par la même ville, ils le trouvèrent complètement guéri et bien portant. Cependant ledit frère du saint homme ne pouvait s'empêcher, même en présence du miracle opéré devant lui, de reprendre Bernard et de l'accuser de présomption, parce qu'il avait consenti à toucher ce malade, tant étaient grandes sa charité et sa sollicitude pour lui. 36. Il avait déjà passé plusieurs années à Clairvaux, quand un noble seigneur, de ses parents selon la chair, nommé Josbert, de la Ferté-surAube, petite ville située non loin du monastère de Clairvaux, tomba sérieusement malade; frappé tout à coup par le mal, il perdit en même temps la parole et toute connaissance. Aussi, Josbert, son fils, et tous ses amis étaient-ils dans la plus grande douleur en voyant mourir, sans confession et sans viatique, cet homme qui avait vécu dans la magnificence et qui jouissait de grands honneurs. Ils dépêchèrent un messager vers l'abbé, qui ne se trouvait point alors au monastère. Touché de compassion pour le sort de cet homme, et en même temps ému des larmes de son fils et de tous ceux qui le pleuraient avec lui, Bernard, plein de confiance dans la miséricorde de Dieu, leur fit un magnifique discours, et leur dit: « Vous savez tous que cet homme a rançonné plusieurs églises, opprimé les pauvres et offensé Dieu. Si vous m'en croyez, il faut rendre aux églises ce qu'il leur a enlevé, renoncer aux servitudes qu'il a établies contre les pauvres ; alors il recouvrera la parole, pourra faire la confession de ses fautes et recevoir les divins sacrements avec dévotion. » Tout le monde est frappé d'étonnement à ces mots, son fils est dans la joie, toute sa maison tressaille de bonheur : on promet avec joie à l'homme de Dieu de faire tout ce qu'il demande et on tient parole. Alois, de leur côté, Gérard et Gaudry son oncle, vivement inquiets et troublés de ce qu'ils entendent, le reprennent avec dureté et lui font de vives remontrances; mais lui, leur répondant avec humilité et simplicité, leur dit : « Dieu peut faire, sans peine ce qui vous parait difficile. » Puis, après avoir prié en silence, il se prépara à offrir le sacrifice immortel. Pendant qu'il était à l'autel, un messager arrive annonçant que ledit Josbert a recouvré complètement la parole et prie instamment l'homme de Dieu de se rendre en toute hâte auprès de lui. Bernard va le trouver après le saint sacrifice, et Josbert l'accueille en versant des larmes, confesse ses péchés avec de profonds gémissements et reçoit les divins sacrements. Il vécut encore deux ou trois jours en conservant l'usage de la parole, et prit des précautions pour rendre stable tout ce que le saint abbé lui avait prescrit de faire. Il mit ordre aussi à ses affaires, et fit des aumônes aux pauvres, puis rendit son âme,comme un bon chrétien, dans la bonne espérance de la miséricorde de Dieu. Ce miracle que Jésus-Christ fit par les mains de son serviteur,rendit le nom de Bernard célèbre dans tout le monde.
CHAPITRE XII. Guérison de Gaudry, sa mort. Un frère impatient est délivré du purgatoire.
37. Vers le même temps, il arriva que Gandry, son oncle, que nous avons déjà vu si ardent à éprouver sa douceur par de dures paroles, tomba aussi gravement malade de la fièvre. Comme le mal faisait des progrès, vaincu par la grandeur de ses souffrances, il supplie dans une humble prière le saint abbé, d'avoir pitié de lui et de lui procurer le soulagement qu'il procurait aux autres. Bernard, dont l'âme était plus douce que le miel, commença pourtant par lui rappeler avec douceur et en peu de mots les fréquents reproches qu'il lui avait faits à propos de choses analogues à celle qu'il lui demandait, et, tout en lui disant qu'il craignait qu'il ne le priât pour le tenter, il ne lui impose pas moins les mains, en cédant à ses instances, et ordonne à la fièvre de le quitter. A l'instant mène et sur son ordre, la fièvre le quitta et le laissa convaincu par sa propre expérience de ce qu'il avait blâmé dans les autres. Le même Gaudry, après avoir passé déjà un certain nombre d'années à Clairvaux, dans la ferveur de l'esprit, le zèle ardent de toute espèce de bien, sortit enfin de ce monde. Mais, une heure environ avant de mourir, se sentant troublé un moment, il trembla de tout son corps d'une manière terrible; mais, revenu à son premier calme, il expira avec un visage plein de sérénité. Le Seigneur ne voulut point laisser ignorer le motif de ce tremblement à l'abbé, dont l'esprit était inquiet, et, quelque temps après, Gaudry lui apparaissait dans une vision pendant la nuit. Comme Bernard lui demandait comment il se trouvait, il lui répondit qu'il se trouvait très-bien, et se félicita d'être arrivé dans un lieu de grande béatitude. Bernard lui ayant demandé ensuite d'où lui était venue à l'heure de sa mort cette agitation si soudaine et si cruelle, Gaudry lui répondit qu'à ce moment-là, deux esprits mauvais avaient fait mine de vouloir le précipiter au fond d'un puits d'une horrible profondeur; c'est là ce qui lui avait causé ce mouvement de terreur et cette agitation; mais que saint Pierre étant bientôt accouru le délivrer de leurs mains, il ne fut plus inquiété depuis. 38. Il serait long de rapporter tous les faits semblables de personnes mortes qui sont venues, par une grâce toute divine faite à l'homme de Dieu, lui révéler leur état de félicité ou de souffrance. J'en rapporterai pourtant un qu'il se plut à raconter lui-même quelquefois , pour servir d'avertissement à ses religieux. Un frère, d'une intention très-bonne, mais d'une conduite un peu trop dure envers les autres, et qui ne savait point compatir à leurs imperfections , vint à mourir dans le monastère. Peu de jours après, il apparut à l'homme de Dieu avec un visage sombre et un extérieur malheureux, en signe que tout n'allait pas pour lui au gré de ses souhaits. Interrogé par Bernard sur ce qu'il souffrait, il lui répondit en gémissant qu'il était livré à quatre bras vigoureux; et à ces mots il fut poussé et comme précipité violemment loin de la présence de l'homme de Dieu, qui, poussant alors un profond gémissement, lui cria derrière le dos : « Je vous ordonne, au nom de Dieu, de me dire la première fois que vous m'apparaîtrez ce qui vous est arrivé.» Puis, se mettant aussitôt en prière pour lui, il offre l'hostie du salut et engage plusieurs religieux, dont il connaissait la très-grande sainteté, à l'aider aussi de leurs prières, et il ne cessa d'agir ainsi que lorsque, peu de jours après, selon l'ordre qu'il lui avait donné, il eut la consolation d'apprendre par une seconde révélation qu'il était délivré.
CHAPITRE XIII. Maladie de Bernard; il est ravi en esprit au tribunal de Dieu; il est guéri.
39. Il arriva aussi à l'homme de Dieu de tomber malade; on aurait dit un ruisseau de glaires qui coulait de sa bouche. Son corps, épuisé par ces vomissements, s'affaiblissait de jour en jour, et il arriva presque à toute extrémité. Ses enfants et ses amis se réunirent donc comme pour assister à l'enterrement d'un si grand père. Au moment où il semblait qu'il allait rendre le dernier soupir, il eut une vision pendant laquelle il lui sembla qu'il était présent au tribunal du Seigneur. Satan se tenait là aussi de son côté, le poursuivant de ses méchantes accusations. Quand il eut fini et que le saint eut la liberté de se défendre, il dit sans trouble et sans effroi: « Je l'avoue, je ne suis pas digne par moi-même, et je ne saurais réclamer le royaume du ciel, en vertu de mes propres mérites. Mais mon Seigneur l'a obtenu à deux titres, comme héritage paternel et comme prix de sa passion. Or, se contentant de le posséder au premier de ces titres, il me donne le droit qu'il a de le posséder au second titre; et c'est sur ce don que je m'appuie pour réclamer le ciel, et je ne serai point confondu. » L'ennemi du salut, confus à ce langage, se retira, et l'homme de Dieu revint à lui. Comme il espérait que cette vision était le signe de sa fin prochaine, il en eut une seconde bien différente. En effet, il lui sembla qu'il se trouvait sur le bord de la mer à attendre un navire qui devait l'emporter sur le rivage opposé. A peine le vaisseau se fut-il approché de terre, qu'il s'élance pour y entrer; mais le vaisseau enfonce et plonge dans la mer ; trois fois il recommence et trois fois la même chose se produit, après quoi le navire s'éloigne et le laisse sur le bord. Bernard comprit sur le champ que le temps de son départ de ce monde n'était pas encore arrivé. Cependant le mal augmentait et lui semblait d'autant plus intolérable, qu'il n'avait plus l'espérance d'une mort prochaine pour se consoler. Or, il arriva un soir que, tous les autres religieux s'étant retirés selon la coutume pour la lecture des collations, l'abbé demeura seul avec deux frères dans l'endroit où il était couché. Comme il souffrait beaucoup et que la douleur allait au delà de ses forces, il appelle un des deux frères et lui dit d'aller bien vite faire une prière pour lui. Ce religieux commence par s'excuser, en disant qu'il ne savait pas assez bien prier pour cela; il le contraignit en vertu de l'obéissance. Il alla donc et pria devant les trois autels qu'il y avait dans l'église. Le premier était dédié à la bienheureuse vierge Marie, le second à saint Laurent, martyr, et le troisième à saint Benoît, abbé. Au même instant, la bienheureuse vierge Marie se montra à l'homme de Dieu, entourée des deux autres saints, je veux dire de saint Laurent et du bienheureux Benoit. Ils avaient tous trois cette sérénité et celte douceur qui leur conviennent. Bernard les vit si distinctement, qu'il reconnût les trois personnages dès leur entrée dans sa cellule. Ils lui imposèrent les mains, touchèrent doucement et avec une extrême bonté les endroits douloureux, et à l'instant même tout le mal disparut, Le flux de glaires s'arrêta et tout sentiment de douleur cessa.
CHAPITRE XIV. Sa vie journalière, ses vertus éclatantes; sa manière de prêcher.
40. Il ne se tenait que difficilement debout, et demeurait presque constamment assis. il remuait très-rarement. Toutes les fois qu'il pouvait se soustraire aux affaires, il se livrait à la prière ou à la lecture, à la composition écrite où la prédication et passait tout son temps à édifier ses frères ou à faire de saintes méditations. Il avait reçu dans cet exercice spirituel une grâce singulière ; en effet, il n'y éprouvait ni ennui, ni difficulté aucune. Son esprit était libre de ses mouvements intérieurs et il marchait à son aise dans l'étendue de son coeur où il dressait au Christ, comme il engageait souvent les autres à le faire, un grand cénacle tendu de tapisseries. Cependant, il lui arrivait souvent, bien qu'il fût dans ces sentiments, de renoncer à son goût pour la méditation, pour un plus grand bien, cédant en cela, soit à la crainte de Dieu qui le pressait, soit à l'esprit de charité qui le poussait; il avait appris à chercher. non pas ce qui était utile à lui, mais ce qui l'était aux autres. Dès le principe, il avait avide , ment désiré se soustraire aux affaires, et ne jamais sortir, mais au contraire de résider constamment dans son monastère. Croyant avoir trouvé, dans la faiblesse de sa constitution, une occasion favorable de mettre ses résolutions en pratique, il y tenait la main pendant quelque temps, mais la nécessité pressante de l'Église et du souverain pontife, ainsi que le commandement exprès de tons les abbés de son ordre, à qui il montrait, en toute chose, la même déférence qu'aux pères, le forcèrent enfin de sortir. Ce fut aussi sur l'ordre formel de ces mêmes abbés, que, dans les dernières années de sa vie, il porta outre la cuculle et la tunique, une pièce de drap (a) en forme de manteau et un bonnet de même étoffe, mais il ne voulut jamais faire usage de fourrures malgré les douleurs dont il souffrait, et toutes les fatigues qu'il avait à soutenir. 41. Mais si la pauvreté lui plut toujours danss es vêtements, jamais il ne put y souffrir la moindre souillure; il disait que la malpropreté était l'indice d'un esprit négligent, ou qui se glorifiait sottement en soi-même, ou qui recherchait au dehors l'attention des hommes par un sentiment de vaine gloire. Sa démarche et toutes ses manières étaient modestes et parfaitement réglées, portaient l'empreinte de l'humilité, répandaient une odeur de piété, attestaient la présence de la grâce, commandaient le respect, remplissaient d'une sainte joie et édifiaient dès le premier aspect tous ceux qui le voyaient. Pour ce qui est du rire, nous ne rapporterons que ce que nous lui avons souvent entendu dire à lui-même, quand il voyait
a Quelle austérité! ainsi c'était un adoucissement à la règle que la permission accordée à saint Bernard de porter une chemise et un bonnet de laine. On a vu plus haut, livre II, n. 50, que le pape Eugène en portait également. Il parle plus loin, livre IV, n. 36, de ces bonnets de laine et des bonnets de fourrures. Il me semble que le premier n'est autre que notre barette ou notre calotte. Quant au capuchon de saint Bernard, il eu est reparlé plus loin, livre VII, chapitre XVII.
avec étonnement des religieux se permettre de rire aux éclats; il disait donc qu'il ne se rappelait point de s'être jamais laissé aller à rire, depuis les premières années de sa conversion, et qu'il avait sur ce point plus d'efforts à faire pour s'exciter à rire que pour se retenir. Quant aux paroles oiseuses et aux plaisanteries, il savait admirablement mettre en pratique ce qu'il recommandait au pape Eugène quand il lui disait dans l'abondance de son coeur . « Si quelquefois il se tient des propos frivoles en notre présence, il peut être bien de les supporter, il ne le sera jamais d'y répondre; mieux vaudrait qu'on eût l'habileté de changer prudemment le cours de la plaisanterie et de faire tomber tout à coup l'entretien sur des choses sérieuses que non-seulement on puisse entendre avec intérêt et plaisir, mais encore qu'on préfère aux bagatelles (de Consid. lib. II, c. 13). » On peut voir par là qu'il n'eut pas moins de répugnance pour les plaisanteries que de haine pour la détraction. 42. C'était toujours malgré lui, et jamais l'amertume dans le coeur, qu'il lui arrivait de proférer quelques paroles amères, comme on le voit surtout parla facilité avec laquelle il réprimait tonte espèce de mouvements semblables. Il ne pouvait jamais s'étonner assez de la méchanceté et de la dureté de certains hommes qui, une fois émus, ne peuvent accepter une excuse raisonnable, ni même aucune espèce de satisfaction de la part des personnes les plus honorables, parce que la passion de leurs ressentiments se complait tellement en elle-même qu'ils détestent toute espèce de remèdes, et travaillent par tous les moyens possibles à empêcher que leur émotion soit calmée et guérie. Il avait rarement recours aux reproches, il préférait n'employer que les avis et les prières. D'un autre côté, il se distinguait particulièrement par une grande liberté d'esprit, qu'il savait ne point séparer de l'humilité et de la douceur, en sorte qu'on peut dire qu'il semblait ne craindre personne et révérer tout le monde. Quelle éloquence d'apaisement et de persuasion, quel langage plein d'érudition Dieu lui avait donnés ; comme il savait toujours quand et comment il devait parler, à qui par exemple, il devait faire entendre des paroles de consolation ou de prières, d'exhortations ou de réprimandes ! Ceux qui le liront pourront peut-être en faire la remarque, mais nul ne le sait mieux que ceux qui l'ont souvent entendu parler. Celui qui avait prédestiné Bernard dés le ventre de sa mère à l'oeuvre de la prédication, lui avait donné dans un corps débile une voix forte et facile à entendre. Ses discours, dans toutes les occasions favorables qui se présentaient à lui de parler, et à quelque personne qu'il s'adressât, avaient pour but l'édification des âmes, et étaient toujours à la portée de ses auditeurs, selon qu'il connaissait leur capacité intellectuelle, leurs moeurs et leurs goûts. Ainsi, aux habitants de la campagne, il parlait comme s'il n'eût jamais habité que les champs, et, quand il s'adressait aux autres classes d'hommes quelles qu'elles fussent, on aurait pu croire qu'il ne s'était jamais livré à d'autres occupations quelles leurs. Lettré avec les érudits, simple avec les simples, d'un langage plein de sagesse et de perfection avec les âmes spirituelles, il se faisait tout à tous, dans son désir de gagner tout le monde à Jésus-Christ. Voilà comment il se fit que lors même qu'il prêchait aux peuples de la Germanie, il s'en faisait écouter avec une attention surprenante; ces populations, qui parlaient une autre langue que lui, semblaient pourtant beaucoup plus édifiées de ses discours qu'elles ne pouvaient comprendre, qu'elles ne l'auraient été en les entendant traduits dans leur idiôme par le plus habile interprète que ce fût. On aurait dit qu'elles sentaient la force des expressions dont il faisait usage, comme le prouvaient les coups dont les Germains se frappaient la poitrine, et les larmes qui coulaient avec abondance de leurs yeux. La vertu d'en haut lui avait départi une telle grâce, que, bien qu'il eût préféré demeurer le dernier dans la maison de Dieu, il y fit beaucoup plus de bien que certains personnages revêtus des plus grandes dignités et que, de dessous le boisseau de son humilité, s'il m'est permis de m'exprimer ainsi, il répandit sur l'Église une plus vive lumière due d'autres placés sur le chandelier. Toutefois, si quelque nécessité le contraignait à s'éloigner de Clairvaux, il répandait la semence de la parole sur toutes les eaux, tant en public qu'en particulier. Quant à cela il le faisait souvent, mais ce fut toujours d'après l'ordre exprès du souverain pontife, ou pour répondra au désir des autres évêques, partout où il arrivait qu'il s'en trouvât un ; il marquait d'autant plus de déférence aux prélats, qu'il sentait mieux que personne quel respect on doit aux ministres de Jésus-Christ. Il était naturellement dès son enfance d'une grande timidité qui ne le quitta point jusqu'à son dernier jour. Aussi, bien qu'il fût grand et élevé dans l'art de la parole. cependant, comme il nous l'a dit souvent, il ne lui est jamais arrivé d'élever la voix dans une assemblée si humble qu'elle fût, sans un sentiment de crainte et de timidité. Il aurait préféré garder le silence si l'obéissance ou les aiguillons de sa propre conscience ne se fussent unis à la crainte de Dieu et à l'amour de ses frères pour le forcer de prendre la parole.
CHAPITRE IV. Réputation de sainteté de saint Bernard, accroissement de Clairvaux. Son amour et ses soins pour ses frères.
43. Tandis que Bernard, cet homme chéri de Dieu et des hommes, florissait par toutes ces vertus et tous ces miracles dans la vallée qu'il habitait, ainsi que dans les villes et les contrées voisines, et devenait de jour en jour plus admirable et plus vénérable aux yeux de tout le monde, ce pêcheur de Dieu finit, grâce à ses heureux progrès et à son habitude de la parole, aussi bien qu'à l'exemple de toute sa conduite, par faire entrer dans les filets de la parole de Dieu une telle multitude de poissons raisonnables, qu'il semblait qu'il allait pouvoir en remplir chaque fois la barque de sa maison. Aussi, bientôt, par un miracle plus grand que tous ceux qu'il fit dans toute sa vie, seul, languissant, à demi-mourant et ne pouvant que parler, il rendit la vallée de Clairvaux, jusqu'alors fort obscure, une claire-vallée de nom et d'effet. A la clarté de cette brillante vallée, on vit accourir en foule une multitude de gens de tous pays et de tous rangs. Aussi de l'endroit trop étroit de la vallée où s'élevaient les bâtiments du cloître, avait-on dû, par une inspiration divine, les transporter dans un endroit plus uni et plus spacieux. Des maisons de cet ordre, des filles de cette maison, ont peuplé une foule de déserts, en deçà et au delà des Alpes et de la mer, et tous les jours, il y a une affluence nouvelle à Clairvaux, et tous les jours encore, il faut chercher de nouveaux emplacements. De tous côtés, on demande des religieux à Clairvaux , qui en envoie partout; car les rois des nations et les princes de l'Église s'estiment heureux, ainsi que les villes et des pays entiers, quand ils ont le bonheur d'obtenir un établissement fondé par la maison et sous la règle de l'homme de Dieu. Que dis-je, c'est au-delà même des terres habitées par les hommes et jusque dans les contrées barbares, là où la brutalité de la nature semble avoir dépouillé tout ce qu'il y a d'humain dans l'homme, que cette forme de religion est allée se fixer. Par elle, dans ces contrées, de véritables bêtes sauvages se changent en hommes, et en s'habituant à vivre avec des hommes, apprennent d'eux à chanter au Seigneur un cantique nouveau. La grâce du Saint-Esprit, coopérant avec lui partout où il va, il ne revient jamais de nulle part qu'il n'en ramène son abondante capture. Voilà comment les nouveaux venus remplaçant ceux qui s'en allaient, cette sainte communauté ne diminuait jamais. 44. Mais, s'il envoyait les siens, il ne rompait pas avec eux pour cela, car il était avec eux par sa sollicitude paternelle, partout où ils se trouvaient, et, de même que les fleuves reviennent à leur point de départ, ainsi reviennent à lui tous les jours, de toutes parts, les tristesses et les joies de ses enfants. Souvent même, sans que la chair et le sang aient besoin de le lui apprendre, sa sollicitude paternelle tonnait, par une inspiration divine, ce qui se passe chez quelques-uns de ses religieux qui se trouvent loin de lui, il voit ce qui doit attirer leur attention, ce qu'ils doivent corriger dans leur conduite, leurs tentations et leurs chutes, leurs maladies et leur mort, ainsi què les assauts des tribulations du siècle. En effet, il lui arrive souvent de faire prier ceux qui sont auprès de lui pour les besoins de ceux qui sont absents. Quelquefois aussi, on sait que ceux qui étaient sur le point de mourir en différents lieux où il n'était pas, venaient à lui en vision, pour lui demander sa bénédiction et la permission de quitter leur poste, tant était grande l'obéissance de ceux qu'il envoyait en mission, et grande aussi la charité de celui qui les y envoyait. Quelquefois je vins le trouver, et, pendant que je lui parlais, je vis et j'entendis des choses que je ne dois point passer sous silence. Il y avait là un moine de Foigny sur le point de s'en retourner. Après avoir reçu la réponse qu'il était venu chercher, il prenait congé de Bernard, lorsque celui-ci, animé de l'esprit et de la vertu prophétique d'Élie, le rappelle, et, en parlant d'un religieux de cette maison, lui ordonne, je l'entendis de mes propres oreilles, de recommander à ce religieux de se corriger de certaines fautes secrètes, et de lui dire que, s'il ne le faisait point, le jugement de Dieu ne tarderait point à le frapper. Stupéfait, le messager lui demande qui lui a dit ces choses, « Qui que ce soit qui me les ait dites, répond-il, allez toujours et rapportez-lui bien ce que je vous dis. Si vous négligez de le faire, vous serez enveloppé dans le même châtiment. » Guy, son frère aîné, était, comme le sait quiconque l'a connu, un homme plein de gravité et de vérité. Un jour donc qu'il parlait de choses semblables à certains religieux, et comme, selon sa coutume et avec son ardeur habituelle, il rabaissait les vertus de son frère, sans vouloir toutefois faire de la peine à ceux avec qui il s'entretenait, il dit: Je ne vous dis pas des choses que je ne sais point, mais je sais une chose, et je la sais par expérience; c'est qu'il a de nombreuses révélations d'en haut dans la prière.
CHAPITRE XVI. Ce qui se passe pendant la visite de Bernard à Hugues et aux Chartreux. Feinte conversion d'Étienne de Vitry.
45. Bernard avait passé déjà plusieurs années à Clairvaux, quand la pieuse pensée lui vint de visiter Hugues, évêque de Grenoble, et les religieux de la Chartreuse. Ce saint prélat, voyant dans la visite d'un tel hôte, la visite même de Dieu, le reçut avec tant de marques de reconnaissance et de respect qu'il alla jusqu'à se prosterner à ses pieds et presque jusqu'à l'adorer. Le serviteur du Christ, en voyant ce vieillard, cet évêque célèbre dans le monde par sa réputation et remarquable par sa sainteté, se prosterner ainsi devant luis se sentit vivement troublé; il tombe aussi à genoux et reçoit le baiser de paix en se plaignant, avec de profonds gémissements, qu'un si grand homme confonde son humble personne par de tels témoignages de respect. Dès ce moment, il obtint dans son coeur une place si unique, que ces deux enfants de gloire ne firent plus à partir de ce jour qu'un coeur et qu'une âme et ne cessèrent de goûter les douceurs d'une amitié réciproque en Jésus-Christ. Le serviteur du Christ fut reçu à la Chartreuse par le très-révérend prieur Guigue et par les autres religieux avec les mêmes sentiments d'affection et de respect. Tous furent transportés de joie de trouver ce saint homme tel qu'ils se l'étaient figuré par la lettre qu'il leur avait écrite. Cependant au milieu de toutes les autres choses qui les édifiaient de la part de Bernard, il y en eut une qui choquait un peu le prieur des Chartreux, c'est la vue de la housse de la monture du vénérable abbé, qui lui semblait trop soignée et trop peu en harmonie avec la pauvreté religieuse. Le digne émule de Bernard en vertu ne tut point la pensée qui lui était venue à l'esprit; il s'en ouvrit à un des religieux qui accompagnaient Bernard et lui avoua que cela lui faisait une certaine impression et qui causait quelque étonnement. Le religieux en lit part au saint, qui ne fut pas lui-même moins étonné que Guigne et demanda de quelle housse on lui parlait , car il s'en était servi depuis Clairvaux jusqu'à la Chartreuse sans l'avoir jamais remarquée, même sans savoir quelle était cette housse. Cette mule, en effet, n'était pas à lui, mais à un moine de Cluny, son oncle, qui la lui avait prêtée. Or, elle était restée harnachée comme elle l'était quand ce religieux s'en servait. En apprenant cela, le prieur était dans le plus grand étonnement de voir que ce serviteur de Dieu tenait les yeux du corps si bien fermés à toutes les choses extérieures, et ceux de l'esprit tellement occupés au dedans de lui, que ce qui lui avait tout d'abord frappé la vue, était resté pour Bernard inaperçu tout le temps d'un si long voyage. De même il chemina tout un jour entier le long du lac de Lausanne, sans le voir ou du moins sans le remarquer, et le soir, quand ses compagnons de route parlaient entre eux de ce lac, il leur demanda où il était, ce qui les confondit tous d'étonnement. 46. Le saint abbé allait souvent à Châlons, à cause de l'évêque de cette ville, et un jour il en revint en ramenant avec lui une foule de nobles, de gens de lettres, de clercs et de laïcs. Ils étaient encore dans l'endroit consacré à la réception des étrangers, où Bernard arrosait ces nouvelles plantes des eaux célestes de ses exhortations, quand survint le moine préposé à la garde de la porte, qui lui annonce que leur maître à tous, Étienne de Vitry, se présentait pour renoncer au monde et demeurer avec eux. Qui, à la place de Bernard, ne se serait point réjoui de l'arrivée de cet homme, surtout à une époque où la vallée de, Clairvaux n'était pas trop fournie de pareil froment? Mais lui, instruit par le Saint-Esprit qui lui fit connaître les embûches des esprits de malice, garde quelque instants le silence, pousse un gémissement, et enfin s'écrie de manière à être entendu de tout le monde : « C'est l'esprit malin qui l'a amené ici. Il est venu seul, il s'en ira de même. » Tout le monde fut stupéfait à ces mots, car, en apprenant qu'il était venu, on avait commencé par ne plus se posséder de joie. Cependant, pour ne point scandaliser des hommes qui n'étaient encore que de faibles enfants, il le reçut, en lui recommandant, avec soin, la persévérance et l'amour des autres vertus ; mais, comme il savait bien que, en promettant tout il ne ferait rien, il le plaça, pour l'éprouver, dans la salle des novices qui cherchaient Dieu véritablement et persévéraient dans leur projet. Mais, pas un mot de ce qu'il avait prédit ne tomba à terre. Ce même Étienne, comme il le confessa depuis, étant encore dans la salle des novices, aperçut un petit Maure qui sortait de l'oratoire. Il resta là environ neuf mois entiers, puis finit par faiblir, et, ainsi que Bernard l'avait prédits il repartit seul comme il était venu.
CHAPITRE XVII. Autorité admirable de saint Bernard sur tous et partout; sa réputation.
47. Pour en revenir à l'homme de Dieu, notre saint abbé, il lit tant et de tels miracles que si on voulait les rapporter tous, de vive voix ou par écrit, on s'exposerait à exciter davantage l'incrédulité de ceux qui ne croient point, et à fatiguer ceux pour qui ces sortes de récit ont peu d'attraits. Combien dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions était pur l'il de son intention ? c'est ce qu'on peut comprendre à la lumière même qui éclairait le corps de ses oeuvres. S'il fut toujours empressé à fuir les honneurs du monde; il ne laissa point pour cela d'avoir toute l'autorité qui s'attache à ces honneurs. Quel est l'homme, en effet, dont la volonté fut l'objet d'une égale déférence de la part de quiconque était investi de la puissance tant séculière qu'ecclésiastique? Les rois superbes, les princes et les tyrans, les chevaliers même et jusqu'aux voleurs, tous le révéraient et le craignaient également, au point qu'il semble que c'est d'eux que l'Évangile parlait quand il met ces paroles dans la bouche du Seigneur, s'adressant à ses disciples : « Vous voyez que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions et toute la puissance de l'ennemi du salut (Luc, X, 19). » Se trouvait-il avec des gens spirituels, et traitait-il avec eux les choses spirituelles d'une manière spirituelle, son autorité était bien plus grande encore sur l'esprit de ses auditeurs. Et quand il parlait ou expliquait quelque chose, tous ceux qui l'entendaient soumettaient humblement leur sens et leur manière de comprendre à son sens à lui et à sa façon de concevoir. Dans le coeur de l'homme de Dieu, on voyait réunis par une mutuelle alliance la pureté et la douceur, vertus également admirables, mais que leur union rendait plus admirables encore. Voilà ce qui explique comment cet homme avait su captiver d'une manière si singulière tous les coeurs du monde entier; sa douceur rendait sa pureté aimable, et sa pureté prêtait un nouveau charme à sa douceur, si bien qu'on ne saurait dire s'il était l'objet de plus de respect que d'amour. En effet, où est l'homme d'une vie si rigide qui n'eût pour l'abbé de Clairvaux la plus haute considération? et quel homme d'une vie si dissolue qu'il ne se sentît pénétré pour lui des sentiments les plus affectueux? Lui-même avait un coeur rempli des affections les plus douces, mais il savait reprendre les autres avec indépendance toutes les fois qu'il le fallait, ce qu'il faisait toujours avec douceur. S'il était humain dans ses sentiments, il était encore bien plus fort dans sa foi. Et, pour citer, en deux mots, un exemple, je rapporterai ce qu'il dit de lui-même. Ce fut sans verser une larme qu'il célébra les funérailles de son frère et d'un frère qui lui était si cher et si nécessaire que le lui était Gérard; c'est les yeux secs qu'il le mit dans la tombe et cela de peur de laisser croire que chez lui l'affection l'emportait sur la foi. A peine, en effet, pouvait-il enterrer un étranger sans verser des larmes, ou plutôt il ne lui arriva jamais de le faire sans pleurer. La main de Dieu l'avait si bien fait pour produire des fruits abondants, que chez lui la douceur des moeurs en tempérait l'austérité, et la sainteté leur conservait tout leur prestige. Eu effet, où trouver un homme à qui une telle bienveillance eût pu être à charge, et qui ne se serait point honoré d'une pareille bonté? 48. Que dis-je, il me semble bien difficile de trouver dans toutes les histoires du monde, un seul homme qui, de son vivant, se soit acquis dans l'univers entier, du couchant au levant et de l'Aquilon à la mer, un nom aussi célèbre et aussi généralement chéri. Pour ne parler que des contrées d'où nous sont venues les preuves les plus certaines de cette célébrité, sa renommée brilla du plus vif éclat de l'Église d'Orient, à l'Occident jusqu'aux rivages de l'Islande; au Midi elle s'étendit jusqu'aux confins les plus éloignés des Espagnes, et au Nord elle se répandit bien loin encore dans les îles du Danemark et de la Suède. Il recevait des lettres en grand nombre de tous les pays, et il en écrivait à tous les points du monde. De toutes parts on lui envoyait des offrandes, on demandait sa bénédiction. Aussi ne peut-on dire que l'Évêque qui, après la sainte mort de Bernard, disait à ses religieux pour les consoler, « que sa voix s'était répandue par toute la terre et que ses paroles avaient retenti jusqu'aux confins de l'univers, » n'a rien avancé de trop, ni rien dit qui fût hors de propos. Mais l'humilité de son coeur l'emportait sur l'éclat de sa renommée. Enfin, comme il nous l'a dit bien souvent, an milieu des plus insignes honneurs et des personnages les plus élevés en dignité, il lui semblait qu'il était changé en un autre homme, ou plutôt il se croyait ailleurs et regardait tout ce qu'il voyait comme un songe. Au contraire, quand les plus humbles de ses religieux lui parlaient avec leur confiance accoutumée et pouvaient goûter les douceurs de sa bien-aimée humilité, il était tout heureux de se retrouver enfin lui-même, et d'avoir, pour ainsi dire, recouvré sa propre personnalité. Mais cet homme, que tant de preuves de saintes vertus rendaient recommandable aux yeux de Dieu et des hommes, que de si nombreux témoignages de sainteté environnaient d'éclat. que tant de dons du Saint-Esprit comblaient de gloire, était d'une charité qui le remplissait tout entier, et qui était pleine de patience et de bienveillance : chez lui la sagesse triomphait de la malice, la patience de l'impatience, l'humilité de l'orgueil.
CHAPITRE XVIII. Saint Bernard, par son autorité, fait reconnaître Innocent pour pape.
49. A cette époque, l'église de Rome était agitée par le schisme de Pierre de Léon. Un concile fut donc convoqué à Étampes, et le saint abbé de Clairvaux, Bernard, y fut appelé, par ordre du roi même de France, et par les principaux évêques. Il a avoué depuis qu'il ne s'y était point rendu sans ressentir une vive crainte et sans trembler à cet appel, car il n'ignorait pas le danger et le poids de cette affaire. Mais Dieu le consola pendant qu'il était en route, en lui montrant, une nuit, dans une vision, la grande Église louant Dieu d'une voix unanime, ce qui pour lui indiquait que lâ paix serait indubitablement rendue à l'Église. Quand on fut arrivé à l'endroit désigné pour la tenue du concile, on commença par faire plusieurs jours de jeûne et par adresser à Dieu des prières, et, lorsque le roi de France et tous les évêques présents se furent réunis pour traiter la question du moment, tous les avis et tous les esprits tombèrent d'accord de remettre au serviteur de Dieu une affaire qui était l'affaire de Dieu même et d'en laisser la décision à son jugement. Bernard acquiesça, non sans crainte et sans trembler, au voeu de ces hommes fidèles et se chargea, en effet, de cette affaire, et, après avoir examiné avec soin la manière dont l'élection s'était faite, les mérites des électeurs, ainsi que la vie et la réputation du premier élu, il ouvrit la bouche et le Saint-Esprit la remplit. Parlant donc seul au nom de tous, il dit qu'on devait recevoir Innocent pour souverain pontife. Tous ratifièrent sa déclaration, et, après avoir chanté les louanges de Dieu selon la coutume, chacun promit obéissance au pape innocent et souscrivit à son élection. 50. Pendant ce temps-là, le seigneur pape ayant commencé par déposer, en vertu de son pouvoir, beaucoup d'évêques dans le pays Pisan, en Toscane et dans plusieurs autres provinces, prit congé des Pisans et, après les avoir remerciés de leur accueil, il fit voile pour la Provence, d'où, en passant par Bordeaux, il se rendit à Orléans, où il se vit reçu avec de grands témoignages de joie et de grands honneurs par tous les évêques qui s'étaient rendus dans cette ville et par le très-pieux Louis, roi de France. De là. il se rendit à Chartres, sous la conduite de Geoffroy, évêque de cette ville, homme de grandes vertus. C'est là que le glorieux roi d'Angleterre, Henri, conduit par le vénérable abbé, vint à sa rencontre avec un très-grand concours de grands et d'évêques, et le reconnut pour pape et pasteur sur les vives instances du saint abbé. Les légats que le Seigneur pape avait envoyés en Germanie en rapportèrent, à leur retour, le consentement et des lettres, tant des évêques que du roi Lothaire, au devant de qui il alla ensuite jusqu'à Liège. Dans toutes ces circonstances, le seigneur pape ne pouvait souffrir de se voir séparé du saint abbé qui multipliait partout ses oeuvres de piété et venait au secours de tous les opprimés. Partout le pape reçut un accueil très-honorable, mais les bonnes dispositions ne tardèrent pas à s'assombrir. En effet, ce roi trouvant l'occasion favorable, insista pour se faire rendre les investitures des évêques, que l'Église romaine avait retirées à son prédécesseur Henri, après des peines et avec des dangers infinis. A celte nouvelle, tous les Romains furent saisis d'appréhension; car ils redoutaient le pouvoir de l'empereur. On ne savait quel parti prendre, quand le saint abbé vint s'opposer comme un mur à ces prétentions. En effet, résistant hardiment au roi, il lui reprocha ses prétentions coupables avec une étonnante liberté et les combattit avec une force merveilleuse. Lé seigneur pape ne put faire un long séjour en Gaule, mais, comme il en était convenu avec le roi Lothaire, il alla au-devant de lui à Rome, où la force de ses armes le remit en possession du palais de Latran. Après avoir laissé le pape à Rome. Lothaire partit pour d'autres contrées. Mais Innocent, comprenant que son séjour à Rome en pareille conjoncture ne pouvait lui être d'aucun profit et ne voulant point exaspérer davantage, par sa présence, la rage de cette bête féroce, retourne à Pise, où il rassemble tous les évêques de l'Occident et d'autres personnes religieuses, et célèbre un synode d'un grand renom. Le saint abbé s'y trouva et prit part à tout, aux conseils, aux jugements et à toutes les définitions ; tout le monde lui témoignait le plus grand respect.
CHAPITRE XIX. De la réconciliation des habitants de Milan et des miracles opérés par saint Bernard.
51. Le concile terminé, le seigneur pape envoya aux Milanais, pour les réconcilier avec l'Église, l'abbé de Clairvaux, qu'ils lui avaient demandé avec toutes sortes d'instances, en qualité de légat a latere, avec mission d'effacer les derniers vestiges du schisme élevé dans cette ville par Anselme, et de ramener les esprits égarés, à l'unité de l'Église. Il passa donc les Apennins. A la nouvelle que l'abbé tant désiré s'approchait de leur ville, les Milanais se portent en masse au-devant de lui, jusqu'à sept milles de distance. Nobles et roturiers, les uns à cheval, les autres à pied, une foule de gens de petite condition et de pauvres quittent leurs maisons, comme s'ils émigraient dans un autre pays, et, se formant par troupes distinctes, reçoivent l'homme de Dieu avec des témoignages de vénération incroyables. Tous se font un bonheur de le voir, et on s'estime heureux quand on a. pu entendre sa voix. On lui baise les pieds, et, bien qu'il en éprouvât de la contrariété, il n'y eut ni raison ni défense qui pussent les empêcher de se prosterner ainsi, et de lui témoigner leur respect par ces baisers. Lorsqu'il fut question, devant tout le peuple, du but que l'homme de Dieu s'était proposé d'atteindre en venant à Milan, toute la ville, oubliant sa force et sa fierté, se soumit à l'abbé de Clairvaux. 52. Quand tous les esprits furent pacifiés, que l'Église de Milan fut réconciliée, et que les promesses de concorde eurent été échangées entre tous les habitants, on vit surgir d'autres affaires; il fallut opposer l'étendard du Christ aux excès du diable, qui se mit à faire des siennes dans le corps de quelques possédés. Mais, à la voix menaçante de l'homme de Dieu, les démons tremblants et frappés d'effroi devant une force plus grande que la leur, s'enfuirent des demeures qu'ils s'étaient faites. Or, parmi les gens tourmentés du démon, il se trouvait une très-vieille femme, originaire de Milan, et qui avait autrefois été une des grandes dames de la ville. Quand le saint fut arrivé, plusieurs personnes réunirent leurs efforts pour la traîner jusqu'à l'église du bienheureux Ambroise; il y avait déjà bien des années que le diable avait établi sa demeure sur la poitrine de cette femme et l'étouffait au point de lui ôter l'usage de la vue, de l'ouïe et de la parole. Elle grinçait des dents et tirait la langue en avant, on aurait plutôt dit un monstre qu'une femme. Son extérieur sordide, son visage terrible, son haleine empestée, tout annonçait en elle la présence de Satan. A la première vue, l'homme de Dieu reconnut que le diable la possédait tout entière et la tenait comme avec de la glu. Il vit bien qu'il ne serait pas facile de le chasser dune demeure qu'il occupait depuis si longtemps. Se tournant donc du côté du peuple qui se tenait là, en grand nombre, il lui dit de prier avec beaucoup d'attention, et il fait remettre en même temps cette femme entre les mains des clercs et des moines qui se tenaient avec lui à l'autel. Mais elle, luttant avec une force diabolique plutôt que naturelle, se débat avec violence, et, après avoir fait du mal à plusieurs personnes, elle donne un coup de pied même à notre abbé. Bernard, sans sortir de sa douceur, méprise cet excès d'audace du démon, et il prie Dieu de l'aider à le chasser, non point avec l'indignation de la colère, mais d'un accent plein de calme et d'humilité; puis, il se prépare à offrir le saint sacrifice. Cependant, toutes les fois qu'il fait le signe de la croix sur la sainte hostie, il se retourne du côté de cette femme, et, d'un pareil signe de croix, il lutte en vigoureux athlète contre l'esprit malin. De son côté, celui-ci, toutes les fois qu'un signe de croix est fait de son côté, montrait qu'il était atteint, en sévissant avec plus de fureur, et en regimbant contre l'aiguillon, et faisait voir ainsi, bien malgré lui, ce qu'il souffrait. A la fin de l'Oraison dominicale, le bienheureux attaque l'ennemi plus efficacement qu'il ne l'avait fait jusqu'alors. Il dépose sur la patène du calice le corps sacré du Seigneur, et, la plaçant sur la tête de la femme, il s'exprime ainsi : « Esprit mauvais, voici ton juge, voici la souveraine puissance ; à présent, résiste si tu peux. Voici celui qui, étant sur le point de souffrir pour notre salut, a dit, c'est à présent que le prince de ce monde va être mis dehors (Jean, XII, 31 ). Voici le corps qu'il a pris dans le sein d'une Vierge, qui a été attaché au bois de la croix, qui a été mis au tombeau, qui est ressuscité d'entre les morts et qui s'est élevé dans le ciel à la vue de ses disciples. Eh bien donc, esprit malin, au nom de sa terrible majesté, je t'ordonne de sortir de sa servante et de ne plus jamais avoir la présomption de la toucher. » Comme il ne s'éloignait d'elle qu'à regret, et parce qu'il ne pouvait plus demeurer en elle davantage, il la tourmenta atrocement, et montra que sa rage était aussi grande que le temps qui lui restait à la posséder était court. Le saint abbé retourne à l'autel et continue les rites de la fraction de l'hostie du salut, puis il donne au servant le baiser de paix à porter au peuple; à l'instant même la paix et la santé furent rendues à cette femme. Voilà comment l'esprit mauvais fut contraint de proclamer, sinon de vive voix, du moins par sa retraite, l'efficacité et la vertu des divins mystères. Délivrée du diable qui avait pris la fuite, la femme que ce cruel bourreau avait si longtemps agitée de mille tourments rentra en possession de soi-même et recouvra l'usage de sa raison, avec celui. de ses membres. Sa langue reprit sa place dans sa bouche, et rendant grâce et gloire à Dieu, elle arrêta les yeux sur celui qui l'avait guérie et se jeta ensuite à ses pieds. L'Église retentit alors d'un cri immense, tout âge est dans l'allégresse et bénit Dieu ; sa vénération pour le saint dépasse toute limite, et la ville entière, dans l'effusion de la charité, voit plus qu'un homme, si je puis parler ainsi, dans le serviteur de Dieu, qu'elle comble de ses témoignages de respect. 53. Quand il arriva à Pavie, le bruit de ses vertus l'y avait devancé; aussi, cette ville pleine de joie reçut-elle un homme si remarquable avec tous les témoignages d'allégresse possibles, et avec toute la distinction due à un pareil visiteur. Les habitants de Pavie, qui avaient le plus grand désir de voir le saint opérer parmi eux quelques miracles pareils à ceux qu'ils savaient que Bernard avait faits à Milan, ne furent pas longtemps sans voir leurs désirs satisfaits. En effet, à peine; Bernard était-il arrivé, qu'un paysan qui l'avait suivi de Milan lui présenta sa femme, qui était possédée du démon, et, en la plaçant aux pieds du saint, il témoignait par de lamentables accents toutes les angoisses de son âme. En même temps, pour couvrir l'abbé de honte parla bouche de cette malheureuse femme, le démon qui l'inspirait se mit à se moquer du serviteur de Dieu, en disant: « Ce mangeur de choux et de poireaux ne me chassera jamais de cette chienne, qui est à moi. » Il se permit plusieurs plaisanteries de ce genre contre l'homme de Dieu, afin de le provoquer par ses blasphèmes, espérant que, supportant impatiemment ces injures, il serait confus de se voir, en présence de tout le monde, attaqué en ces termes indignes. Mais l'homme de Dieu comprit sa ruse et railla son railleur, et, sans vouloir se venger lui-même, il remit sa vengeance entre les mains de Dieu et fit conduire la démoniaque à l'église de saint Syrus. Il voulait rapporter à ce martyr toute la gloire de cette guérison, et mettre sur le compte de sa vertu les prémices de ses miracles. Mais, saint Syrus en renvoya tout l'honneur à son hôte, et, sans rien faire pour lui dans sa propre église, il voulut que toute cette affaire retournât intacte à l'abbé. On ramène donc la femme à l'hôtel du saint, non sans que le diable murmurât par sa bouche, et dit: non, non, ce n'est pas ce diminutif de Syrus, ce Bernardule, qui me chassera. A ces discours, le serviteur de Dieu répondit : « Non, ce n'est ni Syrus, ni Bernard qui te chassera, mais ce sera le Seigneur Jésus-Christ. » Et se mettant aussitôt en prière, il supplie Dieu de rendre la santé à cette femme. Alors l'esprit malin, comme s'il avait dépouillé sa première perversité, s'écrie: « Avec quel plaisir je sortirais de cette chienne-là, tant je m'y trouve mal à l'aise, oh oui, avec quel bonheur je la laisserais là! Mais je ne puis. » Comme on lui en demande la cause, c'est répond-il, parce que le grand Seigneur ne le veut pas. » Alors le saint répond: « Quel est ce grand Seigneur? C'est Jésus de Nazareth, dit- il, » et l'homme de Dieu reprenant la parole lui demande d'où il tonnait Jésus et s'il l'a jamais vu. « Je l'ai vu, » répond-il. « Où l'as-tu vu? Dans la gloire. Et toi, as-tu été aussi dans la gloire ? Oui, j'y ai été. Comment donc en es-tu sorti? - Avec Lucifer, dit-il, car nous sommes tombés en grand nombre avec lui. » Or il disait tout cela par la bouche de la vieille femme, et d'un ton lugubre; tout le monde pouvait l'entendre. Le saint abbé reprit: « Est-ce que tu ne voudrais point rentrer dans cette gloire et retrouver ton premier bonheur? » A ces mots, il change de voix et se mettant à rire d'une manière étrange, « pour cela, dit-il, ce n'est qu'une question de temps. » Il n'ajouta pas un mot de plus. L'homme de Dieu pria avec plus d'attention encore, et le mauvais esprit, vaincu enfin, s'en alla; quant à la femme, rendue à elle-même, elle rendit à Dieu toutes les actions de grâces,qu'elle put. Le mari de cette femme retourne donc avec elle chez lui, et se réjouit ainsi qu'elle tout le long du chemin de la santé qui lui a été rendue, et rentre enfin dans sa demeure, où tous ses amis l'attendaient. Tous ceux qui eurent connaissance de la manière dont les choses étaient arrivées, partageaient leur bonheur, mais tout à coup tant de joie se changea en tristesse, car à peine cette femme a-t-elle franchi le seuil de sa porte, que le diable reprend de nouveau possession d'elle, et tourmente la malheureuse avec plus de fureur encore qu'il ne l'avait fait auparavant. Le pauvre mari ne savait plus que faire ni à quel parti se décider. Il lui était bien pénible de partager la demeure d'une démoniaque, et il lui semblait que c'était un manque de piété conjugale que de l'abandonner. Il se lève donc, et prenant sa femme avec lui, il retourne à Pavie. N'y trouvant plus l'homme de Dieu, qui était parti de cette ville pour se rendre à Crémone, il le suit jusque dans cette ville. Il lui apprend ce qui est arrivé et il le supplie, en versant un torrent de larmes, de lui venir en aide. La compassion de l'abbé l'incline à écouter la pieuse demande de cet homme, et il lui dit d'aller à l'église de la ville, et là, devant les corps des saints confesseurs, de l'attendre en priant Dieu, jusqu'à ce qu'il l'aille rejoindre. A la nuit, se rappelant sa promesse, pendant que tout le monde allait se coucher, Bernard se rend suivi d'un seul compagnon à l'église, et là, vaquant à la prière la nuit tout entière, il finit par obtenir du Seigneur ce qu'il demandait; il rend la santé à cette femme et lui dit de retourner sans crainte dans ses foyers. Mais, comme elle redoutait que le démon ne revint en elle ainsi qu'il l'avait déjà fait, il lui mit au cou un papier sur lequel il avait écrit ses mots: « Au nom de Jésus-Christ, je te défends, ô démon, d'oser toucher à cette femme désormais. » Le diable respecta si bien cet ordre, que jamais depuis lors il n'osa s'approcher de cette femme une fois qu'elle fut rentrée chez elle.
CHAPITRE XX. Saint Bernard fuit toutes les dignités de l'Église; ses disciples y sont promus.
54. Si Bernard était faible de corps, il avait l'esprit prompt, et moins il goûtait de bonheur dans le corps et dans les choses du corps, plus il en trouvait dans le Seigneur. Son coeur n'était sollicité par aucune ambition du siècle, il n'était ambitieux que des choses du ciel. Que d'églises privées de pasteurs l'élurent pour évêque ? Ainsi son église maternelle, l'église de Langres l'élut, de même que celle de Châlons-sur-Marne. En Italie, la ville de Gênes et celle de Milan, capitale de la Ligurie, l'appelèrent pour être leur pasteur et leur maître. Une des plus nobles villes de France, Reims, capitale de la Belgique seconde, ambitionna l'honneur de l'avoir pour prélat. Mais lui, sans tenir compte de toutes ces élections, montra un coeur insensible aux honneurs qui le recherchaient, et il ne se sentit point porté à s'élever dans ses pensées. Cependant, ces promotions qu'il évita pour lui-même le plus qu'il put, le Seigneur les lit accepter à ses enfants qu'il avait réunis de toutes les parties du monde pour les placer au service du Seigneur. Au premier rang on peut citer Rome même, qui en reçut un souverain pontife; Palestrine en eut un glorieux évêque nommé Étienne; Ostie, un grand homme, nommé Hugues. Près de Rome, le siège de Nepa refleurit sous Osbert. En Toscane, on vit briller une des grandes lumières de l'Église, Baudoin, évêque de Pise. En deçà des Alpes, Lausanne eut Amédée pour évêque; Sion eut Garin; Langres, Geoffroy; Auxerre, Alain; Nantes, Bernard, Beauvais et Reims, Henri; Tournai, Gérard; Évreux, Henri et Arras, André. L'Irlande compta aussi deux évêques de cet ordre, deux évêques chrétiens de nom et de vie. En Allemagne on vit à Coire, Algot, évêque aussi vénérable pour sa sagesse que pour son âge et sa grâce. La cour de Rome compta deux de ses membres tirés de la même source, Henri et Bernard, l'un cardinal diacre et l'autre cardinal prêtre. Toutes ces lumières furent tirées de Clairvaux, pour aller briller de leur pur éclat dans les villes que nous venons de citer, après s'être allumées à la doctrine de l'homme de Dieu, l'abbé Bernard.
CHAPITRE XXI. Voyage de saint Bernard en Aquitaine; conversion du comte Guillaume.
55. Quand Bernard se mit à repasser les Alpes, a sou retour des pays d'outre-monts, les pâtres de ces contrées descendirent de leurs rochers au-devant de lui; tous ces hommes, population rustique, lui demandaient sa bénédiction, en criant tous à la fois, d'aussi loin qu'ils le voyaient; et après l'avoir reçue ils gravissaient les gorges des montagnes et retournaient à leurs étables, en s'entretenant ensemble et en se félicitant mutuellement de ce qu'ils avaient vu le saint du Seigneur et qu'ils avaient reçu sa bénédiction de sa propre main étendue sur leurs têtes. Enfin il arriva à Besançon, d'où il fut accompagné avec honneur jusqu'à Langres, d'où il se rendit à Clairvaux. Tous les religieux étaient réunis et firent à leur père bien-aimé une admirable réception. La joie pour être au comble, n'en demeura pas moins calme et grave. 56. A cette époque, toute l'église de Bordeaux était déchirée par le schisme, et il ne se trouvait, dans l'Aquitaine entière, personne qui osât résister au prince de cette contrée. A l'instigation de Gérard, évêque d'Angoulême, qui fomentait dans son coeur les germes de la discorde, il se fit l'auteur et le soutien d'un schisme. Ce vieil évêque qui avait longtemps porté, dans ces pays-là, le titre de légat du Saint-Siège, se voyant alors dépouillé de ces éminentes fonctions, ne pouvait se consoler de n'être plus que l'évêque d'une seule église, après s'être trouvé le premier évêque et le maître de toute l'Aquitaine. Ils s'entendaient l'un et l'autre pour le mal, et quiconque ne souscrivait pas à l'élection de Pierre de Léon était exposé à la persécution; quelques évêques même furent contraints de s'éloigner de leur siège. En apprenant ces nouvelles et plusieurs autres de même nature, le vénérable Geoffroy, évêque de Chartres, que le pape Innocent avait chargé des fonctions de légat en Aquitaine, en ressentit une vive douleur, et résolut de venir, sans aucun retard et tout autre chose cessant, au secours de cette Église en péril. Il demande donc, avec instances, à l'abbé de Clairvaux de lui prêter son concours pour faire cesser de si grands maux, L'homme de Dieu se rend à ses voeux, et lui annonce qu'il a l'intention de conduire une colonie de religieux en Bretagne à l'endroit, prés de Nantes, que la comtesse Ermengarde leur avait préparé, et lui promet de partir avec lui pour l'Aquitaine, dès qu'il aurait installé cette maison. 57. Ils firent donc route ensemble, et, pour abréger tous les détails, ils arrivèrent ensemble à Nantes. Il y avait dans ce pays , une pauvre femme qui était tourmentée par un démon incube. Or , cette femme avait un mari qui n'avait aucune connaissance de cet abominable commerce. Le démon abusait donc de cette femme dans le lit même et aux côtés de son propre mari, par un invisible et extrêmement impur adultère, et la souillait de ses incroyables débauches. Un tel mal demeura secret pendant six ans entiers, sans que la malheureuse femme fit connaître la honte d'un tel crime. Mais la septième année, rougissant d'elle-même, et touchée de la souillure d'une si longue turpitude en même temps que de la crainte de Dieu, au jugement de qui elle appréhendait tous les jours de se voir traînée et condamnée, elle va trouver des prêtres et leur avoue sa faute. Elle parcourt les lieux saints et implore le suffrage des bienheureux; mais il n'y a ni confession, ni prière, ni aumônes qui la soulagent. Tous les jours, comme auparavant et avec plus d'importunité encore, elle se sent tourmentée par le démon. Enfin, ce crime affreux arrive à la connaissance de tout le monde. En l'apprenant, son mari a horreur de la seule pensée de partager encore sa couche. Sur ces entrefaites, l'homme de Dieu arrive en cet endroit avec sa suite. La malheureuse femme l'apprend et va se jeter toute tremblante à ses pieds, et, avec un torrent de larmes, lui découvre son horrible souffrance et ses longs outrages, en ajoutant que ce que les prêtres lui avaient prescrit ne lui avait jusqu'alors servi de rien. Elle ajoute que son oppresseur lui a prédit son arrivée, en lui interdisant avec menaces de jamais se présenter devant lui, parce que cela ne lai servirait de rien, et en ajoutant que de son amant; passionné, il deviendrait, après le départ du père, son persécuteur le plus cruel. En l'entendant parler ainsi, l'homme de Dieu console cette femme par de douces paroles, lui promet le secours du ciel et lui ordonne de revenir, pleine de confiance en Dieu, le voir le lendemain, attendu que la nuit était proche. Elle revint, en effet, le matin suivant, et rapporta à l'homme de Dieu les blasphèmes et les menaces qu'elle avait entendu son démon incube proférer pendant la nuit. L'homme de Dieu lui répondit : « Ne vous mettez point en peine de ces menaces, emportez mon bâton que voici avec vous, et après cela, s'il a quelque pouvoir qu'il le montre. » La femme fit ce que le saint abbé lui avait ordonné et, en se mettant au lit, elle se munit du signe de la croix, et plaça le bâton du serviteur de Dieu à ses côtés. A l'instant même le démon arrive, mais il n'ose recommencer son oeuvre de tous les jours, ni même s'approcher du lit, mais il la menace terriblement de revenir la tourmenter une fois que l'homme de Dieu sera parti. Le dimanche approchait, et l'homme de Dieu voulut rassembler tout le peuple à l'église par un édit de l'évêque, et, le jour venu, comme on se trouvait réuni en foule à l'église, au milieu de la messe solennelle, Bernard monte au jubé accompagné des évêques de Chartres et de Nantes, Geoffroy et Brictius, et ordonne à tous les assistants de tenir des cierges allumés pendant qu'il va leur parler : il en prend un aussi lui-même, ainsi que les évêques et le clergé qui étaient avec lui, et il découvre publiquement l'audace du démon, et dénonce cet esprit de fornication, qui se répandait en si horribles souillures en dépit même de sa nature, et il l'anathémathise d'un commun accord avec tous les fidèles présents; en même temps il lui interdit, au nom de Jésus-Christ, d'oser désormais se permettre de semblables excès envers quelque femme que ce soit. On éteignit ensuite les cierges sacramentels et à partir de ce jour, s'éteignit aussi la puissance du diable; la femme communia après s'être confessée et jamais depuis lors le démon ne se montra à elle; il s'était enfui chassé sans retour. 58. Cependant le comte fut informé par quelques hommes illustres, qui osaient s'approcher de sa personne, que l'abbé de Clairvaux, l'évêque de Chartres, d'autres évêques et des religieux lui demandaient une audience, dans l'intention de traiter avec lui de la paix de l'Église et de s'entendre sur les moyens de mettre un terme au mal. On lui fit comprendre qu'il ne pouvait se dispenser de recevoir des hommes de cette importance; il pouvait se faire, en effet, qu'en les écoutant, ce qui avait semblé difficile fut facile, et que ce qui avait paru impossible devint possible par un soudain retour. On se donne donc rendez-vous de part et d'autres à Parthenay. Les serviteurs de Dieu commencèrent par remontrer au comte, de plusieurs manières et à plusieurs titres, que la division de l'Église et l'obstination du schisme s'étaient abattues de ce côté-ci des Alpes sur la seule Aquitaine, comme un nuage qui portait la peste dans ses flancs; que l'Église est une, et que tout ce qui est en dehors d'elle ne peut que sombrer et périr au jugement de Dieu, comme il est arrivé à tout ce qui était placé hors de l'arche de Noé. On rappela aussi l'exemple de Dathan et d'Abiron, que la terre a dévorés tout vivants en punition de leur schisme (Num. XXVI), et que jamais Dieu n'a manqué de punir un péché comme celui-là. En entendant cela, le comte obéissant en partie à de sages conseils, répondit qu'il pourrait, consentir à reconnaître Innocent pour pape, mais que pour ce qui était de rétablir sur leurs sièges les évêques qu'il en avait chassés, il n'y avait point de considération qui pût le décider à le faire, attendu qu'ils l'avaient offensé de manière à ce qu'il ne l'oubliât jamais, et que lui-même avait fait le serment de ne point recevoir leur paix. On parlementa encore longtemps par messagers; mais, pendant que des deux côtés on en était aux paroles, l'homme de Dieu avait recours de son côté à des armes plus efficaces, et se rendait à l'autel pour y prier et y offrir le Saint Sacrifice. Tous ceux à qui il était permis d'assister aux saints mystères étaient entrés dans l'église, le comte se tenait à la porte. La consécration terminée, la paix donnée et portée au peuple, l'homme de Dieu, ne se conduisant plus en simple mortel, dépose le corps du Seigneur sur la patène et le prend avec lui, et, la face en feu, les yeux en flamme, il sort de l'église, non plus la prière, mais la menace aux lèvres, et adresse ces terribles paroles au duc : « Nous vous avons adressé des prières, et vous nous avez méprisé. Dans une autre rencontre que nous avons eue avec vous, les serviteurs de Dieu rassemblés en grand nombre devant vous, vous ont fait entendre leurs supplications, et vous n'en avez point tenu compte. Voici maintenant le fils même de la Vierge, Notre-Seigneur, le chef de l'Église que vous persécutez, qui vient à vous. Voici dans mes mains votre juge, celui au nom de qui tout genoux fléchit dans le ciel, sur la terre et dans les enfers; voici votre juge dis-je, celui dans les mains de qui votre âme tombera un jour. N'aurez-vous pour lui aussi que du mépris, et ne tiendrez-vous pas plus de compte de lui que de ses serviteurs ? » Tous les assistants fondaient en larmes, et attendaient, en priant, l'issue de cette démarche. Tout le monde était en suspens et je ne sais quelle espérance on avait de quelque coup du ciel. Le comte en voyant venir à lui l'abbé dans un esprit de force, et porter dans les mains le très-saint corps de Notre-Seigneur, se sentit vivement impressionné; un froid glacial le paralyse, il tremble de tous ses membres, la crainte l'anéantit, il tombe presque fou à terre. Ses gens le relèvent, mais il tombe de nouveau la face contre terre, sans pouvoir proférer une seule parole, ni lever les yeux sur personne; la salive lui coule sur la barbe, il pousse de profonds soupirs, il suffoque, on aurait dit un épileptique. Alors, l'homme de Dieu s'approchant de lui davantage et le touchant du pied pendant qu'il était étendu à terre, lui ordonne de se lever et de se tenir debout, afin d'entendre la sentence de Dieu. « L'évêque de Poitiers que vous avez chassé de son siége est là présent, allez faire votre réconciliation avec lui, scellez-la par le baiser de paix, et reconduisez-le sur son siège. Vous satisferez à Dieu, en lui rendant autant d'honneur que vous l'avez abreuvé d'humiliations; enfin, rappelez à l'union de la charité tous les peuples soumis à votre domination et qui maintenant sont déchirés parles divisions et les discordes. Soumettez-vous au pape Innocent comme le fait l'Église entière, et obéissez comme les autres à ce pontife élu de Dieu même. » En entendant le saint parler ainsi, le comte se sentait vaincu par l'autorité du Saint-Esprit et parla présence des Saints Sacrements, et il n'osait ni ne pouvait répondre. Aussitôt il se rendit, reçut l'évêque de Poitiers au baiser de paix et le rétablit sur son siège à la joie de toute la ville, de la même main qu'il l'en avait fait descendre. Dans la suite, le saint abbé s'entretenant doucement et familièrement avec le comte, lui recommanda d'un ton paternel de ne plus se laisser aller désormais à ces excès impies et téméraires, de ne point rendre nulle par de si grands forfaits, la patience de Dieu, et de ne plus violer en quoi que ce soit la paix qui venait de se faire. Toute l'église d'Aquitaine était pacifiée, Gérard seul persévérait dans le mal. Mais peu après, le jour de colère se leva pour lui, et il mourut misérablement dans sa demeure. Cet homme mourut subitement dans son impénitence, sans confession, sans viatique. Le schisme de Gérard étant réduit en cendres, et tout le mal qu'il faisait ayant ainsi disparu, l'homme de Dieu reprit avec bonheur le chemin de Clairvaux.
CHAPITRE XXII. Saint Bernard retourne en Italie. Obstination de Roger, roi de Sicile. Réconciliation de Pierre de Pise.
59. A peine avait-il fini de ce côté, et passé une année avec ses frères, que des lettres apostoliques appellent l'homme de Dieu à Rome et les cardinaux le supplient de venir en aide à l'Église au milieu de ses épreuves. L'homme de Dieu ne mettant rien au-dessus, de l'obéissance, dit adieu à ses frères qu'il laisse dans les larmes. Partout, dans son voyage, il fut reçu avec de grandes démonstrations de respect, et il arriva ainsi à Rome. Le seigneur pape et ses frères ressentirent une grande joie à son arrivée. Après s'être entendu avec eux, l'abbé crut que pour le succès de son entreprise, et eu égard à l'état des choses, il devait procéder autrement qu'on ne l'avait fait. Roger, roi de Sicile, le seul prince qui refusât encore de reconnaître le pape Innocent, députe à ce dernier des messagers pour le prier de lui envoyer l'abbé de Clairvaux; il demandait, il est vrai en même temps à Pierre, de lui envoyer Pierre de Pise, avec le titre de légat a latere. Il disait qu'il voulait connaître l'origine d'une division qui durait depuis trop longtemps, et se montrait décidé, une fois la vérité connue de lui, ou à revenir de son erreur ou à demeurer plus ferme que jamais dans son sentiment. Il savait que Pierre de Pise était très éloquent et qu'il n'avait pas son pareil pour la connaissance des lois et des canons, et il pensait que, dans une assemblée publique, s'il venait à prendre la parole, il réussirait à écraser, par son éloquence, la simplicité de Bernard, et lui imposer silence par la force de sa parole et le poids de ses raisons. Bref, les deux partis se réunirent à Salerne. 60. Pendant ce temps-là le roi Roger avait préparé une armée innombrable prête à marcher contre le duc Rannoulphe. Or, l'homme Dieu étant arrivé le premier de ceux qu'il avait mandés auprès de lui, il l'avait rejoint dans son camp, et il avait empêché pendant plusieurs jours que les deux armées qui étaient en présence n'en vinssent aux mains, et il avait dit au roi, que s'il engageait le combat il serait vaincu et honteusement mis en fuites Mais enfin, comme le roi avait reçu des renforts très considérables, et qu'il ignorait que l'issue de la guerre ne dépendait point du nombre des combattants, il ne voulut pas écouter davantage le saint homme de Dieu, qui ne lui faisait entendre que des paroles de paix. D'un autre côté il avait encouragé le duc Rannoulphe et ses troupes, qui étaient une armée catholique, et leur avait promis la victoire et le triomphe, comme il avait annoncé au roi Roger sa défaite. Soudain, en apercevant le duc qui marchait hardiment à sa rencontre, il est saisi d'effroi, il abandonne son armée qui est taillée en pièce et mise en déroute, et son camp qui, est pillé. Il perdit un grand nombre de soldats tués ou faits prisonniers, tout lui arriva comme le saint abbé le lui avait prédit. Mais celui-ci qui s'était retiré dans une petite ferme du voisinage, où il vaquait à la prière, entend tout à coup les cris tant de ceux qui fuyaient, que de ceux qui poursuivaient les fuyards. Car le duc Rannoulphe passait tout près de là, à la poursuite de l'armée du roi qui était en déroute. Un des religieux qui étaient avec Bernard sortit et rencontra un soldat à qui il demanda ce qui était arrivé. Celui-ci, en homme qui savait son Écriture-Sainte, lui répondit. «J'ai vue l'impie extrêmement élevé, il égalait même en hauteur les cèdres du Liban : je n'ai fait que passer, il n'était déjà plus (Psalm. XXXVI, 37). » A peine avait-il achevé ces mots, que le duc vint à passer et, en apercevant un religieux, quoiqu'il fût sous les armes, ils descend de cheval, se prosterne à ses pieds et s'écrie: Je rends grâce à Dieu et à son fidèle serviteur, car ce n'est pas à nos forces mais à sa foi que nous devons cette victoire. Puis, remontant à cheval, il continue la poursuite des ennemis. 61. Après le combat, l'homme de Dieu quitta ce petit hameau où il s'était retiré et se rendit à Salerne. Pierre de Pise s'y rendit également. Là Roger, ayant rallié ceux des siens qui avaient échappé par la fuite, et s'étant entouré d'une cour nombreuse, fait venir devant lui les représentants de deux partis qu'il avait mandés. Après avoir mis Pierre de Pise au courant de tout, et avoir enflammé son zèle par l'appas de nombreuses promesses, il lui ordonna d'exposer les raisons de son parti. Pierre entreprit donc d'abord de prouver que l'élection de son maître était canonique, et citait une foule de textes de canons et de lois à l'appui de son dire. Quant à l'homme de Dieu, comme il comprenait que le royaume de Dieu n'est pas dans le beau langage mais dans la vertu, il s'exprima ainsi : « Je sais bien, Pierre, que vous êtes un homme sage et lettré; mais combien je regrette que ce ne soit ni le meilleur parti, ni les meilleures affaires qui vous aient décidé! Plût au ciel que vous vous fussiez établi l'avocat de la cause la plus juste et la plus heureuse ! Sans doute alors il n'est pas d'éloquence qui pût tenir contre vous, quand vous auriez appuyé votre sentiment sur de bonnes raisons. Pour moi, qui ne connais que les champs, et qui suis beaucoup moins habitué à manier les arguments des hommes de loi que le hoyau, je n'aurais qu'à garder le silence qui convient à ma profession. Mais à présent la charité me force d'élever la voix, parce que un Pierre de Léon déchire, lacère de ses mains la tunique du Seigneur que, le Seigneur lui-même le voulant ainsi; ni le païen au jour de la passion, ni le juif lui-même n'a osé mettre en pièces. Il n'y a qu'une foi, qu'un Seigneur, qu'un baptême, et je ne connais ni deux seigneurs, ni une double foi, ni un double baptême. Et, pour reprendre les choses dès les anciens temps, il n'y eut qu'une seule arche aux jours du déluge; dans cette arche il n'y eut que huit âmes de sauvées pendant que toutes les autres périssaient, ainsi que tout ce qui se trouvait hors de l'arche. Or, il n'y a personne qui ne sache que larche de Noé est l'image de l'Église. Cependant, on vient de construire une seconde arche, et, comme il y en a deux maintenant, il s'en suit que l'une des deux est la mauvaise et doit périr dans les flots. Si donc l'arche de Pierre est l'arche de Dieu, il faut dire que l'arche d'Innocent est destinée à périr. Mais alors on verra donc périr l'Église d'Orient tout entière, et celle d'Occident avec elle. On verra périr la France et la Germanie; les Espagnols et les Anglais avec tous les royaumes de Barbarie vont donc sombrer au sein de la mer. Les Camaldules et les Chartreux, les religieux de Cluny et ceux de Grandmont, ceux de Cîteaux et ceux de Prémontré , et une foule innombrable d'autres congrégations, de serviteurs et de servantes de Dieu n'ont donc plus d'autre espérance à avoir que celle d'être entraînés ensemble par un coup de vent au fond de l'abîme? La mer attend pour les dévorer les évêques et les abbés, et tous les autres princes de l'Église qui vont s'enfoncer dans son sein avec une meule de moulin au cou. De tous les princes du monde il n'y a que Roger qui sera entré dans l'arche de Pierre, que lui qui sera sauvé quand tous les autres périront! A Dieu ne plaise que la religion du monde entier périsse et que l'ambition de Pierre, dont la vie est connue de tout le monde, entre dans le royaume des cieux. » A ces mots, l'abbé prit la main de Pierre de Pise, le fit lever, se leva avec lui, et lui dit : « Si vous m'en croyez, nous entrerons ensemble dans l'arche la plus sûre.» Puis, comme il en avait conçu depuis longtemps la pensée dans son âme, il lui prodigua des avis salutaires, et, avec la grâce de Dieu, il lui persuada d'aller se réconcilier avec le pape Innocent, dès qu'il sera de retour à Rome. On leva la séance, l'abbé revint à Rome. Quant à Pierre de Pise dont nous avons parlé plus haut, et à plusieurs autres encore, il les réconcilia avec l'Église et les fit entrer dans l'obédience du pape Innocent.
CHAPITRE XXIII. Mort d'Anaclet et extinction du schisme. Saint Bernard reprend son exposition du Cantique des cantiques; il réconcilie le comte Thibaut avec le roi de France.
62. Le temps était venu, où la clémence divine avait résolu de mettre fin au schisme, par la mort de Pierre de Léon. Son parti établit un autre pape après lui, dans le but de se donner le temps d'attendre une occasion favorable pour faire sa réconciliation avec le pape Innocent, occasion que Jésus-Christ ne tarda pas beaucoup à faire naître par les mains de son serviteur. En effet, le ridicule -pontife qui avait succédé à Pierre de Léon vint trouver l'homme de Dieu pendant la nuit. Bernard lui fit dépouiller les insignes du pontificat qu'il avait usurpés, et le conduisit ensuite aux pieds du seigneur Innocent. Quand cela fut fait, toute la ville se laissa aller à des transports de joie, Innocent avait recouvré son Église, et le peuple de Rome révéra en lui son pasteur et son seigneur. L'abbé de Clairvaux est traité avec un respect extraordinaire, tous le regardent comme l'auteur de la paix, et lui donnent le nom de père de la patrie. 63. Une fois le calme et la paix rétablis, c'est à peine si on put le retenir quelques jours encore, après sept années et plus de peines passées à raccommoder les déchirements du schisme. Quand il partit, Rome entière se précipita sur ses pas, le clergé lui fait la conduite, le peuple l'entoure et la noblesse l'accompagne. Son départ fut un deuil général, parce qu'il était l'objet de l'affection de tout le monde. En revenant donc de Rome, le saint abbé rapporta comme de précieux présents des reliques des corps des saints apôtres et des saints martyrs, qu'il estimait comme une ample récompense de ses travaux, L'Église des Gaules le reçut avec de tels transports de joie, qu'on put croire qu'elle ne ressentait pas une moins grande allégresse de son retour que de la paix rendue à la chrétienté. Après avoir ainsi affermi la paix de l'Église, l'homme de Dieu, revint vers les siens. Partout sur son passage il reçut de ses enfants un accueil parfait et de grandes félicitations. Il fait mention de cette entreprise et de cette époque dans son vingt-quatrième sermon sur le Cantique des cantiques, qu'il commence en ces termes. « Enfin, mes frères, c'est pour la troisième fois que l'il de la Providence regarde favorablement du haut du ciel mon retour parmi vous, et abaisse sur moi, un regard riant et serein; la rage du lion s'est apaisée, la malice des pécheurs à pris fin; l'Église a recouvré la paix. Le méchant qui l'avait troublée pendant huit ans par un schisme terrible, a été anéanti en sa présence... Puisque c'est à vos voeux et à vos désirs que j'ai été accordé, il faut que ce soit pour votre avancement. La vie que j'ai reçue par vos mérites, je veux l'employer tout entière à votre utilité et à votre salut. » Voilà comment il attribuait aux mérites de ses frères la régularité de la vie qu'il menait et le bien qu'il faisait. Revenant à ses saintes prédications, il reprit le cours de ses sermons sur l'Épithalame. Rien ne fait mieux connaître avec Miel succès et quelle évidence il fut aux jours de colère, un intermédiaire de paix et de réconciliation, que ce passage d'une lettre que le pape Innocent lui écrivit à ce sujet : « C'est à vous, dit-il, c'est à l'inébranlable et infatigable constance, au zèle pieux et au discernement dont vous avez fait preuve pour la défense de lÉglise romaine pendant le schisme de Léon, c'est à l'énergie avec laquelle vous vous êtes posé comme un mur d'airain autour de la maison d'Israël, c'est au zèle avec lequel, par de nombreuses et pressantes raisons, vous avez fait entrer dans l'unité catholique et replacé sans l'autorité du successeur de Pierre, les rois, les princes et toutes les puissances, tant ecclésiastiques que séculières, que sont dûs les grands et précieux avantages dont l'Église de Dieu et nous-même jouissons à présent. (Lettre CCCLII). 64. A son retour de Bonne, le saint père jouit à peine pendant trois ans seulement du repos après lequel il soupirait, à cause des troubles qu'occasionnèrent en Frant,e les dissensions qui s'élevèrent entre le roi Louis et le comte Thibaut. Il dut, en effet, interposer ses bons offices pour rétablir la paix entre eux. Le comte Thibaut était un homme puissant dans le royaume, tout entier adonné aux oeuvres de charité et au goût de la piété ; il était l'ami dévoué de tous les serviteurs de Dieu et de toute vie religieuse, et tenait beaucoup aux conseils du très-dévot et saint abbé. Or, non-seulement tous les princes voisins avaient pris les armes contre lui, et s'étaient ligués avec le puissant roi de France, mais encore la plupart de ses vassaux l'avaient abandonné, il était réduit aux abois. En l'apprenant, le saint homme, qui ne savait point s'épargner dans ces circonstances, et qui avait des entrailles de bonté, résolut de s'opposer à tant de maux. Aidé des prières de nombreux religieux, il ne cesse de crier vers le Seigneur qui suggère enfin d'autres pensées d'en haut aux belligérants, et, grâce à la médiation de Bernard, la tempête se calma, et la tranquille sérénité de la paix, si longtemps désirée, régna de nouveau entre le roi et le comte. Dès le principe, l'homme de Dieu avait un bon espoir de voir la paix se rétablir, ainsi que l'ont attesté plusieurs frères, qui lui avaient entendu prédire d'une manière certaine, que le comte de Champagne se tirerait. de là, ce qui paraissait à peu près incroyable alors.
CHAPITRE XXIV. Patience de saint Bernard dans la maladie, dans les marques de mépris et dans les pertes de biens temporels.
65. Au milieu de toutes les fatigues et les labeurs de ce voyage, que le serviteur de Dieu avait entrepris pour le bien de l'Église de Dieu, il ne cessait d'être détourné de son but par ses nombreuses et quotidiennes souffrances. Pour ce qui est de sa patience, nous n'ignorons pas à quelles cruelles épreuves elle a été mise par les tribulations que lui a envoyées le Seigneur. En effet, depuis les premiers moments de sa conversion, jusqu'au jour où il quitta sa dépouille mortelle, il eut tant à souffrir, que, pour quiconque à connu savie, son existence semble n'avoir été qu'une mort prolongée. D'un autre côté, de la part des hommes, il y eut aussi quelques occasions, rares, il est vrai, qui ont pu mettre sa patience à l'épreuve, et bien que ces épreuves aient été moins grandes, il faut néanmoins en dire quelques mots afin qu'on ne voie pas qu'il ait manqué de cette vertu. Comme il avait coutume de dire que sa patience était de trois sortes, selon qu'il avait à supporter des paroles blessantes, des pertes matérielles, ou des afflictions corporelles, nous citerons des exemples de chacune de ces trois sortes de patiences, et nous prendrons les premiers faits qui se présenteront à notre esprit. Un jour, le serviteur de Dieu avait écrit à un évêque attaché à la cour et membre du conseil du roi, pour l'engager à propos de quelques paroles échappées à ce prince, à lui donner des conseils et des avis meilleurs. Ce prélat, vivement irrité; lui répondit une lettre fort dure, dont la salutation placée en tête selon l'usage, était ainsi concise : « Salut sans esprit de calomnie, n comme s'il avait voulu insinuer que l'homme de Dieu lui avait écrit dans un esprit de détraction, ce qui fait horreur à dire. Le très-doux serviteur du Christ, se souvenant alors de la réponse du Seigneur: « Je ne suis point possédé du démon, » lui répondit avec simplicité, comme on petit le voir pas sa lettre qui existe encore aujourd'hui: « Je ne me reconnais pas le moins du monde coupable de calomnie. Non-seulement je ne crois pas avoir dit du mal de personne; mais je sais très-certainement que je n'en ai pas même eu la pensée, surtout en ce qui concerne un prince de lÉglise. » Dans la suite il n'eut pas moins d'affection que par le passé pour cet évêque et ne le traita pas avec moins d'intimité, et le salut injurieux dont nous venons de parler, fut pour lui comme s'il n'avait jamais été. 66. L'abbé de Farfa avait appelé de Clairvaux une colonie de religieux pour fonder un monastère, mais le souverain pontife fit manquer la chose, en retenant pour lui-même les religieux qu'il plaça dans un autre endroit. Le susdit abbé en ressentit une vive douleur, et, comme il était d'une piété insigne, il déposa moyennant un reçu, une somme de six cents marcs d'argent environ, qu'il vint offrir à l'homme de Dieu, avec prière de fonder avec ces fonds, de ce côté-ci des Alpes, le monastère qu'il n'avait pas eu le bonheur d'établir dans son pays. On envoya pour toucher la somme mais elle se trouva tout entière perdue. Quand on en informa l'homme de Dieu, il se contenta de répondre: « Béni soit le Seigneur qui nous a déchargés d'un tel fardeau ! Quand à ceux, qui ont pris cet argent, il faut leur pardonner avec douceur. Ce sont des Romains, la somme leur à paru considérable et la tentation était forte. » Il s'était pourtant beaucoup félicité de ce don, et avait calculé qu'avec cet argent, qu'il se voyait enlevé par la violence et par la fraude, il pourrait fonder environ dix monastères ou du moins acheter les terres nécessaires pour les bâtir, mais comme il ne voulut point plaider, il aima mieux laisser aux autres l'avantage sur lui, que de l'emporter sur eux. 67. Un jour vint à Clairvaux un clerc de ceux qu'on nomme réguliers, pressant Bernard avec une sorte d'importunité, de le recevoir parmi ses religieux. Le saint abbé lui conseilla de retourner à la communauté à laquelle il appartenait et refusa de le recevoir. « Pourquoi donc, lui dit ce clerc, avez-vous tant recommandé la perfection dans vos ouvrages, puisque vous refusez votre assistance à ceux qui veulent y parvenir ? » Puis,dans un accès de violence excité en lui par le démon, comme on le reconnut plus tard, il ajouta: « Si je tenais ces livres en ce moment je les mettrais en pièces. » L'homme de Dieu lui repartit: « Je ne pense pas que vous ayez lu dans aucun de ces livres, que vous ne pouviez atteindre à la perfection dans votre propre maison; car, si j'ai bonne mémoire, ce que j'ai recommandé dans mes livres, c'est le changement de moeurs non le changement de lieux. » A ces mots le clerc fondit comme un furieux sur le saint et lui porta sur la joue un coup si violent que la place en devint rouge à l'instant même et ne tarda point à enfler. Tous ceux qui étaient présents à cette scène se précipitent à l'instant sur le sacrilège; mais le serviteur de Dieu les retient, se récrie et les adjure, au nom du Christ, de ne point toucher à ce malheureux, de le mettre doucement dehors, de veiller sur lui et de prendre garde que personne ne lui fasse le moindre mal. Enfin, il en donna l'ordre si expressément que ce misérable, qui tremblait de frayeur, fut reconduit et mis à la porte sans avoir reçu le moindre mal. Nul ne savait mieux que lui vaincre le mal par le bien, comme il le disait, entre autres choses, dans une lettre adressée à des religieux : « Pour moi, je ne cesserai point de vous être uni, je le serai malgré vous et malgré moi-même... Je vous ferai du bien malgré vous, et votre ingratitude n'aura d'autre effet que d'augmenter mon bon vouloir; enfin votre mépris ne pourra réussir qu'à doubler les témoignages de mon respect (Epit. CCLIII, n. 10). » Bernard avait pour tous les hommes un si véritable amour de frère, qu'il se sentait, ainsi qu'il l'a souvent avoué lui-même, très-vivement consumé de chagrin à la vue du scandale de ceux à qui il lui semblait qu'il n'avait donné aucune occasion de se scandaliser.
CHAPITRE XXV. Sa modération dans les réprimandes, sa douceur et sa charité. Ses écrits.
68. Il y a plus, souvent une réponse rude et arrogante mettait fin aux réprimandes du saint aussi aisément que l'aurait fait une observation douce et humble, ce qui faisait dire à plusieurs qu'il se montrait ferme avec ceux qui lui cédaient et qu'il cédait à ceux qui lui tenaient tête. « Il disait, en effet, que la discussion n'est agréable que lorsque de part et d'autre on s'explique avec douceur; qu'elle n'est utile que lorsque d'un côté au moins il y a de la modération, mais qu'elle ne peut être que dangereuse, si, ni d'un côté ni de l'autre, il n'y a d'aménité. En effet, disait-il, dès que d'un côté comme de l'autre on parle avec rudesse, c'est une dispute non plus une réprimande, une querelle non point un éclaircissement. Aussi vaut-il mieux alors que le supérieur dissimule pendant quelque temps, et attende que l'émotion soit passée pour corriger plus utilement des esprits adoucis. Quant à l'inutilité des réprimandes reçues avec impatience, il disait qu'on devait s'abstenir de réprimander quelqu'un le soir, ou du moins de le faire trop sévèrement, de peur que le religieux ainsi repris ne reposât pas bien la nuit suivante et fût moins bien disposé pour l'office de la nuit; et, dans son quarante-deuxième sermon sur le Cantique des cantiques, il disait entre autres choses . «Plût à Dieu qu'il ne fut jamais nécessaire de réprimander personne; car ce serait le meilleur. Mais parce que nous commettons tous beaucoup de fautes, il ne m'est pas permis de me taire, mon devoir m'oblige, et la charité me presse encore davantage d'avertir ceux qui pèchent. Si je reprends quelqu'un de ses désordres, si je fais ce que je dois et que mes remontrances ne produisent pas l'effet que je désire et qu'au lieu de toucher ceux à qui elles s'adressent, elles reviennent vers moi comme une flèche qui retourne à celui qui l'a lancée, de quels sentiments, pensez-vous, mes frères, que je sois touché alors, que ne souffrirai-je point en ce cas, quels tourments n'en ressentirai-je point Y et, pour me servir des paroles de l'Apôtre, si je ne suis pas assez fort pour imiter sa sagesse, je suis pressé également de deux côtés (Philippe X, 23), sans savoir ce que je dois choisir, ou de demeurer satisfait de ce que j'ai dit, parce que je me suis acquitté de mon devoir, ou de me repentir de ce que j'ai fait parce que je n'en ai pas reçu le fruit que j'en espérais (Serm. XLII, n. 2). » Un peu plus loin il continue: « Vous me direz peut-être, qu'en ce cas, le bien de mon action retourne vers moi; que j'ai délivré mon âme et que je suis innocent de la perte de celui à qui j'ai annoncé la vérité pour le tirer du mauvais chemin où il s'était engagé. Vous pouvez ajouter une infinité de raisons semblables, elles ne m'apporteront aucune consolation, tant que je verrai la mort d'un fils ; car je n'ai pas tant cherché à m'acquitter de ce que je devais en lui parlant, que désiré de lui être utile par mes paroles. Quelle est, en effet, la mère qui, après avoir apporté tous les soins imaginables pour assister son fils malade, peut arrêter le cours de ses larmes quand elle voit que tous ses travaux et toutes ses peines sont inutiles et n'ont pu lui sauver la vie (Ibidem. n. 5) ? » Mais en voilà assez sur ce sujet. 69. Au surplus, il était tellement ami de la douceur et de la paix que si quelque méchant demandait avec un peu de rudesse et lui extorquait un mot seulement à son corps défendant, il avait bien de la peine ensuite à le renvoyer avec un refus et sans avoir rien obtenu. D'ailleurs il avouait lui-même que, par caractère, il détestait toute espèce de scandale, que la pensée de faire de la peine à quelqu'un lui était pénible et qu'il lui était de toute impossibilité de ne pas la ressentir vivement. Sa très-douce âme était bien plus affligée du scandale d'autrui que consolée de la pensée que sa conscience n'avait rien à lui reprocher. Il s'affligeait en effet alors et espérait d'autant moins de guérison pour le prochain, qu'il ne voyait plus d'où elle pouvait lui venir. Au contraire, il éprouvait une grande consolation toutes les fois qu'il pouvait trouver le moyen de satisfaire, soit au prochain pour lui-même, soit à Dieu pour le prochain, lors même qu'il s'était blessé sans raison. Aussi ne méprisait-il jamais personne et ne pouvait-il s'empêcher de ressentir un vif chagrin du scandale dont il était la cause pour quelqu'un, bien qu'il mit au dessus de cette peine la vérité de Dieu et sa justice. En effet, toutes les fois qu'il lui fallait reprendre ou empêcher dans les autres quelque action ou quelque dessein fâcheux, il le faisait avec tant de prudence que ceux même qui se sentaient atteints trouvaient encore des raisons pour être contents de lui au fond de leur cur. Aussi, en avons-nous vu plusieurs et de ceux même de qui on pouvait le moins l'espérer, par un attachement plus vif pour sa personne chercher dans la suite à lui témoigner toute leur déférence ou même s'attacher à ses pas. Il était plus vivement touché du bien et du mal spirituel des autres, et son plus grand désir, sa joie suprême, c'était le gain des âmes et la conversion des pécheurs. Quant aux misères corporelles, il les voyait d'un coeur plein de compassion. D'ailleurs ce ne sont pas seulement les infirmités corporelles, mais aussi les infirmités morales qu'il supportait avec infiniment de patience et de charité. Il disait même qu'il était plutôt l'abbé de ceux qui en étaient atteints, et il n'achevait point le roseau déjà rompu, et n'éteignait pas la mèche qui fumait encore. 70. D'ailleurs, si on veut savoir combien dès le principe Bernard s'est montré scrutateur vigilant et juge sévère de lui-même, il faut jeter les yeux sur le premier de ses ouvrages, sur son traité des Degrés de l'humilité; si on veut ensuite voir jusqu'où allaient ses sentiments de religion et de piété, il faut lire les Homélies qu'il a faites sur les gloires de Marie, et son traité de l'Amour de Dieu. Veut-on se faire une idée du zèle qu'il a déployé contre les vices des autres et contre les siens propres? Qu'on lise son Apologie, comme il l'appelle. Suivez-le dans ses dissertation sur le Précepte et la dispense, vous verrez comme il sut allier au zèle une discrétion toujours vigilante et circonspecte. Son Exhortation aux chevaliers du Temple, montre assez que nul ne sut mieux recommander et rendre facile par ses conseils une vie pieuse dans quelque carrière qu'on soit engagé. Sa reconnaissance pour le don de la grâce de Dieu éclate dans ses discussions aussi subtiles que pleines de foi sur la Grâce et le libre arbitre. Un lecteur attentif pourra se faire une idée de l'indépendance de sa parole, de son éloquence, et de l'étendue de ses connaissances dans les matières les plus élevées comme dans les plus humbles, en jetant les yeux sur tout ce qu'il a écrit au pape Eugène dans sen traité de la Considération. Le soin avec lequel il a composé la Vie de saint Malachie montre jusqu'où allait son zèle pieux à publier la sainteté des autres. Dans ses Sermons sur le Cantique des cantiques, on trouvera en Bernard l'homme qui scrute les mystères et qui jette d'une main puissante les fondements de l'édifice de la morale. Dans ses Lettres à différentes personnes et sur différents sujets, tout lecteur réfléchi peut remarquer avec quelle ardeur son coeur aimait tout ce qui est juste, et quelle aversion il avait pour toutes sortes d'injustices. En effet, jamais ce fidèle serviteur du Christ ne recherchait son propre avantage en rien, mais les intérêts de Jésus-Christ, voilà ceux qu'il soignait comme les siens. Enfin, est-il rien de saint, d'honnête, de pudique, d'aimable, de bonne édification, est-il une vertu, est-il quelque chose de louable en fait de moeurs et de discipline, qui ait paru de son temps en quelque pays du monde que ce fût, qu'il ne l'ait fortifié de son autorité, réchauffé du feu de sa charité, favorisé de tous ses soins? Est-il une bonne entreprise qu'il n'ait aidée de ses voeux à ses débuts, ou qu'il n'ait relevée de toutes ses forces selon le temps et les lieux s'il la voyait tomber? Il n'y a pas d'homme ayant conçu de mauvais desseins qui n'ait redouté son zèle et son autorité ; pas un non plus qui, se proposant un but honorable, n'ait eu recours à sa sainteté autant qu'il lui a été possible, n'ait désiré sa faveur, sollicité son appui. Est-il un homme qui, dans la tribulation, se soit approché avec foi du temple sacré de la divinité qui habitait dans son cur, pour y faire entendre un cri poussé par la foi, et qui l'ait fait en vain? Les affligés recevaient de lui des consolations, les opprimés du secours, les âmes perplexes un conseil, les malades un remède, et les pauvres un aumône. En un mot, il se fit le serviteur de tous, comme s'il n'était né que pour se mettre au service du monde entier, ce qui ne l'empêchait pas, d'un autre côté, de s'occuper de sa conscience avec une âme si dégagée de tout le reste, qu'on aurait dit qu'il était absorbé tout entier par le soin et la garde de son propre coeur. Était-il présent quelque part, tout ce qui était saint tressaillait d'aise, tout ce qui était impie était couvert de confusion, selon le mot du prophète : « Les justes le verront et seront remplis de joie, et tous les méchants seront forcés de se fermer la bouche (Psal. CVI, 42). » Était-il présent, toute assemblée célèbre semblait resplendir de l'éclat du soleil; était-il absent, elle semblait terne et muette. Il guérissait, en même temps, de sa main bienfaisante les maladies du corps et de sa langue celles de l'âme. Restons-en là pour ce qui est des moeurs de ce saint père, bien que, forcés d'abréger, nous en ayons bien peu parlé.
CHAPITRE XXVI. Saint Bernard attaque Abélard et l'hérétique, Henri.
71. Bernard, accablé de mille travaux et en même temps sous le poids d'infirmités quotidiennes, n'aspirait plus qu'au repos au milieu de ses frères; mais la divine Providence en avait disposé autrement, et pour donner l'occasion d'accroître ses mérites elle l'engagea dans les fatigues d'une lutte d'une autre nature. A cette époque, vivait Pierre Abélard, docteur insigne et très-haut placé dans l'opinion publique par sa réputation de science, mais d'un enseignement dangereux pour la foi. Comme ses écrits, remplis de blasphèmes énormes, commençaient à se répandre de toutes parts, des hommes aussi pleins de foi que de science rapportèrent à l'homme de Dieu les nouveautés profanes qu'ils renfermaient, tant dans leurs expressions que dans leur sens. Bernard, avec sa bonté et sa bienveillance ordinaires, voulait redresser l'erreur et ménager l'amour-propre d'Abélard, il lui donna donc secrètement de sages avis, et en agit envers lui avec tant de modération et de raison, qu'il le pénétra d'un vif regret de ses fautes et l'amena à s'en remettre sur tous les point à son jugement et à promettre de se corriger. Le serviteur de Dieu se tenait dans l'attente de cette correction, mais à son insu et par le conseil de dom Henri, archevêque de Sens, il fut pris jour pour une discussion des chapitres dont nous avons parlé plus haut, à Sens, par maître Abélard et par l'abbé de Clairvaux. Ce jour était celui où ledit archevêque devait exposer les saintes reliques à la vénération du roi de France, des grands de sa cour et du peuple. Bernard, appelé à se rendez vous, refusa d'abord péremptoirement de s'y rendre, en disant que cette affaire regardait les évêques, non point lui, puisque c'était une question de foi. Cependant, cédant plus tard aux conseils d'hommes importants, et craignant que son absente n'augmente le scandale parmi le peuple et l'audace de son adversaire, il consent à se mettre en route; mais ce n'est pas sans tristesse et sans larmes qu'il fait cet effort sur lui-même, ainsi qu'il le dit dans une lettre au pape Innocent, dans laquelle il expose toute cette affaire en détail et avec la plus grande clarté. Au jour indiqué, le roi de France, le vénérable Samson, archevêque de Reims, un grand nombre d'évêques de la province et une multitude de peuple se trouvèrent réunis au lieu indiqué. Or, tous ceux qui s'étaient rassemblés à Sens pour cette affaire, purent reconnaître avec quelle grandeur le prudent et fidèle serviteur de Dieu agit en cette circonstance et quel bien il fit dans cette réunion. C'est d'ailleurs ce que le seigneur pape Innocent, qui ne tarda; pas après cela à s'engager aussi, à son tour, dans la voie que suit toute chair, a reconnu hautement dans une lettre qu'il adressa sur ce sujet à tous les évêques de France. Au pape Innocent succédèrent les papes Célestin et Luce, quine firent que passer dans la chaire pontificale, pour laisser la place au pape Eugène. 72. Dans le Toulousain se trouvait, sous le pontificat du même pape, un certain Henri qui avait été moine autrefois, et qui alors n'était qu'un vil apostat, menant une vie infâme, et répandant une doctrine pernicieuse. Par ses paroles pleines de persuasion, il s'était emparé de l'esprit léger des peuples de ce pays. Selon ce que l'Apôtre avait prédit de certaines gens, il parlait le langage du mensonge et de l'hypocrisie, et ne s'adressait à ces populations qu'en termes pleins de feinte. Cet homme au reste se déclarait manifestement l'ennemi de l'Église et attaquait avec une égale irrévérence ses sacrements et ses ministres. La malignité de ses suggestions avait fait tant d'effet, qu'il n'y avait plus que du mépris pour toutes les institutions de l'Église. Dans ce pressant besoin, le saint dont l'église de ces contrées avait souvent imploré le secours, se laissa persuader par le révérendissime Aubry, évêque d'Ostie et légat du saint siège, d'entreprendre le voyage de Toulouse. A son arrivée, le peuple de ces contrées le reçut avec une piété incroyable, et comme un ange venu du ciel. Il ne put demeurer longtemps parmi ce peuple, parce qu'il n'était au pouvoir de personne de contenir la foule de ceux qui accouraient jour et nuit pour demander sa bénédiction et implorer son secours. Toutefois, il prêcha pendant quelques jours à Toulouse et dans plusieurs autres endroits que ce misérable hérétique avait plus particulièrement fréquentés, et plus profondément infestés de ses erreurs. Partout il éclaire la foi des simples, raffermit ceux qui chancelaient, ramène ceux qui s'étaient égarés, relève ceux qui étaient tombés, presse et accable de son autorité les perturbateurs de la foi et les opiniâtres, au point qu'aucun d'eux n'osait, je ne dis point lui résister en face, mais même assister à ses conférences et paraître devant lui. D'ailleurs, bien que l'hérétique eût réussi alors à fuir et à se cacher, cependant les chemins lui furent tellement interceptés et les issues furent si bien fermées, qu'il finit par ne plus conserver la moindre espérance de se trouver en sûreté quelque part; en effet, il ne tarda point à être pris, chargé de chaînes et livré à l'évêque. 73. Pendant ce voyage, le Seigneur fut glorifié dans son serviteur par de nombreux miracles; car les uns, dont le coeur avait été égaré par des doctrines impies, revinrent à sa voix de leurs erreurs, et d'autres, dont le corps était atteint de diverses maladies, obtinrent leur guérison. II y a dans cette contrée un pays nommé Sarlat, où, quand le sermon fut achevé, on présenta au serviteur de Dieu, selon que cela se faisait partout, des pains à bénir. Bernard, ayant donc levé la main, fit un signe de croix et les bénit en disant : « Si vos malades, après avoir goûté de ces pains, recouvrent la santé, vous reconnaîtrez alors que c'est nous qui vous prêchons la vérité, et que les hérétiques ne vous annoncent que l'erreur.» En l'entendant parler ainsi , le vénérable évêque de Chartres, le grand Geoffroy, qui était présent à ce discours et placé tout prés de l'homme de Dieu, conçut quelque appréhension et dit : « Oui, s'ils mangent de ce pain avec une foi sincère ils seront guéris. » A ces mots, le saint abbé, qui avait une confiance sans borne en la puissance du Seigneur, répliqua : « Je n'ai point dit cela, mais j'ai dit que tous ceux qui en goûteraient seraient guéris, afin que tout le monde sût bien que nous sommes des hommes véridiques et vraiment envoyés de Dieu. » Alors il y eut tant de malades qui mangèrent de ce pain et recouvrèrent la santé, que le bruit de ce miracle se répandit dans toute la province, et que l'homme de Dieu, en passant à son retour dans le voisinage de cette ville, ne voulut point repasser par cette ville, pour éviter la foule intolérable qui se serait présentée à sa rencontre.
CHAPITRE XXVII. Ce que saint Bernard pensait lui-même de ses miracles. Malheureuse issue de la croisade.
74. Comme durant toute la durée du voyage du saint à son retour de ces contrées, les miracles qu'il opérait se répétaient de plus en plus et se multipliaient fous les jours davantage, nous ne saurions négliger de dire quels étaient, au milieu de tant de prodiges, les sentiments de celui qui avait appris de Jésus-Christ l'humilité du coeur et la mansuétude. Il discutait souvent ce sujet avec lui-même dans sa pensée, et s'en expliquait ensuite dans toute l'expansion de son âme en ces termes avec quelques-uns de ses frères et des religieux qui l'approchaient de plus près : « Je me demande avec un profond étonnement ce que signifient ces miracles, et pourquoi il a plu à Dieu d'opérer de telles choses par les mains d'un homme comme moi. Il me semble que je n'ai rien lu de pareil dans les pages de la Sainte Écriture. En effet, on y voit des prodiges opérés quelquefois par des hommes saints et parfaits, et d'autres fois par des imposteurs. Or, pour ce qui est de moi, si je ne me trouve point parfait, pourtant ne me trouvé je point de la nature des imposteurs. Sans doute, je ne possède point ces vertus des saints qui méritent d'être marquées au coin des prodiges, mais j'espère bien aussi ne point être du nombre de ceux qui font des miracles au nom du Seigneur et n'en sont pas moins inconnus de lui. » Voilà le langage que bien souvent et dans l'intimité il tenait avec des hommes spirituels. A la fin il crut avoir trouvé la vraie route pour sortir de ces difficultés. « Je sais, disait-il, que ces sortes de merveilles se produisent, non point à cause de la sainteté d'un seul, mais pour le salut de plusieurs. Dieu considère dans l'homme par qui il opère ces prodiges, non pas tant la perfection, que l'opinion qu'on a de cette perfection, et, par ce moyen, il fait estimer des autres hommes les vertus qu'on croit exister en celui dont il se sert. Ces prodiges ne s'accomplissent pas, en effet, pour ceux qui les font, mais plutôt pour ceux qui les voient ou les entendent raconter. Le Seigneur les opère donc ces merveilles, non point pour prouver que ceux dont il se sert pour cela sont plus saints, que les autres mais pour inspirer aux hommes un amour et un zèle plus grands pour la sainteté. Il n'y a donc rien de moi dans les miracles que je fais; ils sont dûs, je le reconnais, à la renommée dont je jouis, bien plus qu'à ma vie elle-même, et ils ont lieu beaucoup moins en ma considération qu'en considération des autres qu'ils avertissent. » Si je ne me trompe, quiconque pèsera avec attention ces sages paroles, ne pourra se défendre d'un sentiment d'admiration pour une telle âme, et, s'il est un appréciateur équitable du mérite, il pensera que le fait d'opérer tant de miracles n'est pas une plus grande preuve de perfection que de les expliquer ainsi quand une fois ils sont faits. Enfin, il ne croira pas moins utile pour lui-même d'imiter les sentiments de Bernard, que d'admirer ses actions et de savoir tout ce qu'il y eut d'admirable dans ses murs, que de connaître ce qu'il y a de miraculeux dans ses uvres. Voilà comment; avec la coopération de la grâce, la doctrine du saint homme fut utile à lÉglise de Dieu, pour corriger les moeurs des catholiques, réprimer les fureurs des schismatiques et confondre les erreurs des hérétiques. 75. Avant que le serviteur de Dieu revînt du pays Toulousain, tous les esprits, mais surtout celui du roi Louis le Jeune, avaient été vivement émus par le récit de l'état où se trouvait l'Église d'Orient. C'est ce qui avait engagé le roi à appeler à deux reprises différentes le saint auprès de lui. Mais le serviteur de Dieu ne voulut se rendre aux désirs et à la volonté du roi, qu'après avoir reçu du souverain pontife l'ordre de faire connaître à tous les peuples et à tous les princes une lettre angélique, dont la teneur était qu'ils devaient, pour faire pénitence et obtenir la rémission de leurs péchés, entreprendre le voyage de la Terre sainte, afin de délivrer leurs frères ou de mourir pour eux. Il ne faut point omettre de dire qu'il s'est trouvé bien des gens dont l'esprit borné se scandalisa de ce que cette expédition prêchée par ce vénérable abbé, avait eu une si fâcheuse issue. Mais ce qui est bien certain, comme nous pavons dit plus haut, c'est que l'initiative de cette entreprise ne vint pas de lui. Ce vénérable père parle de cette expédition au commencement du livre II de la Considération, adressé au pape Eugène, et il dit entre autres choses « Nous semblons avoir agi en cette circonstance avec imprudence et légèreté. Il est certain que je me suis lancé dans cette entreprise avec une grande ardeur, mais on ne peut pas dire que ce fut au hasard, puisque je n'ai fait qu'obéir à vos ordres, ou plutôt aux ordres même de Dieu qui me parlait par votre bouche. » Et un peu plus loin il continue : « D'ailleurs, s'il faut qu'on murmure, j'aie mieux que ce soit contre mai que contre Dieu, et je m'estimerai infiniment, heureux de lui servir de bouclier (Lib. de Consid. II, c. I, n. 1 et 4). »
CHAPITRE XXVIII. Réfutation des erreurs de Gilbert de la Porrée. La mort de saint Bernard approche.
76. Il y avait à cette même époque un évêque de Poitiers nommé maître Gilbert. C'était un homme très-versé dans les Lettres sacrées, mais qui, ayant eu la présomption de scruter des mystères trop profonds pour lui, se mit à écrire des nouveautés. Comme elles occasionnaient du scandale et certaines rumeurs parmi les fidèles, il fut cité à comparaître au concile de Reims présidé par le pape Eugène, et à livrer ses livres. Là, le vénérable abbé combattit deux jours entiers les nouveautés de Gilbert, et les confondit avec autant de modestie que de foi, en s'appuyant sur le témoignage des saints. Enfin, l'erreur en question fut condamnée par le jugement apostolique, et l'autorité de l'Église universelle. Quant à Gilbert, il souscrivit à sa condamnation, désavoua publiquement ses écrits, se corrigea et obtint par là qu'on usât d'indulgence à son égard. Ce qui détermina surtout le concile à en agir ainsi, c'est que, dès le principe, Gilbert avait eu la précaution de ne s'engager dans cette discussion, qu'en promettant de se soumettre sans aucune obstination au jugement de l'Église, et de rétracter, lui-même, ses erreurs, sans attendre qu'il fût contraint à le faire. 77. Le saint homme sentait ses forces corporelles diminuer, mais son esprit, plein de promptitude et de vivacité, ne laissa point pendant plusieurs années encore de témoigner le zèle dont il était embrasé pour Dieu, par de nombreuses bonnes oeuvres, car son infatigable et sainte piété ne se lassait point de se livrer à son goût pour le service de Dieu. Quand le Seigneur se disposait à donner à son bien-aimé serviteur le sommeil d'une pieuse mort, auquel il aspirait depuis si longtemps, et à le faire entrer dans son propre repos, après tant de sueurs et de si nombreux travaux, on vit l'esprit se montrer en lui de plus en plus actif, à mesure que la chair affaiblie baissait davantage. Le saint homme, en effet, connaissant que le prix de la course qu'il était en train de fournir approchait, courait avec plus d'ardeur que de coutume, et sentant que sa demeure terrestre marchait à une ruine imminente, il soupirait plus ardemment après la demeure du ciel, après cette habitation éternelle que Dieu seul a faite et à laquelle la main des hommes n'a point travaillé. La flamme de ce saint désir ne pouvant se renfermer dans son coeur si pur, éclatait souvent au dehors par des signes certains, et ses paroles de feu décelaient vivement la violence de l'incendie qui dévorait son coeur. Son corps, étendu sur un petit lit, était éprouvé par mille infirmités , mais son esprit n'en était ni moins libre ni moins puissant; il s'exerçait sans se laisser abattre à toutes les choses de Dieu, et au milieu de ses plus grandes douleurs, il ne cessait de méditer ou de dicter sur quelque sujet sacré, de prier avec le plus tendre amour, et de prodiguer avec le zèle le plus pieux ses exhortations à ses religieux. Dans l'oblation de l'hostie du salut, qu'il omit à peine quelquefois de faire jusqu'à son dernier jour, son esprit seul par sa vigueur soutenait ses membres qui semblaient ne plus tenir ensemble, et il s'offrait ainsi lui-même comme une victime d'une agréable odeur que Dieu devait avoir pour acceptable. C'est vers ce temps que, dans une lettre adressée à son oncle André, chevalier du Temple, que l'on regardait comme la plus grande colonne du royaume de Jérusalem, il disait entre autres choses : « Je m'affaiblis beaucoup et je ne crois pas que mon pèlerinage se continue désormais bien longtemps sur la terre ( Epist. CCLXXXVIII, 2). » Comme il souffrait un peu plus que de coutume, les frères élevaient leurs veaux et leurs prières vers Dieu avec un redoublement de ferveur. Aussi, le saint, reconnaissant que la vertu de leurs prières retardait l'accomplissement de ses veaux, les réunit, dans un moment où il se trouvait un peu mieux, et leur parla en ces termes: « Pourquoi retenez-vous un malheureux homme comme moi? vous êtes plus forts que moi et vous en profitez. Épargnez-moi, je vous prie, et laissez-moi partir. »
CHAPITRE XXIX. Bernard rétablit la paix entre les habitants de Metz.
78. Le saint abbé, dans son monastère de Clairvaux, attendait courageusement la fin de sa vie, lorsque une grande plaie vint affliger les habitants de Metz, que des princes voisins opprimaient cruellement. Toute la province se voyait menacée d'une dévastation certaine, lorsque leur vénérable métropolitain, Hillin, archevêque de Trèves, le coeur brisé par les derniers événements, plein d'appréhension d'en voir bientôt de plus terribles encore, fit, animé d'une pieuse sollicitude pour ses enfants, eut recours à l'unique refuge qui lui restait en pareille occurrence, et sollicita le secours de l'homme de Dieu. Etant donc venu à 'Clairvaux, il se prosterna avec une entière humilité aux pieds du saint abbé et de tous les religieux, en les priant et les suppliant de vouloir bien s'opposer à de si grands maux auxquels personne autre ne semblait en état de mettre un terme. Le Seigneur, qui avait toujours dirigé les voies de son fidèle serviteur, et qui s'en était servi dans des circonstances difficiles, comme d'un excellent instrument, avait peu de jours auparavant donné quelque relâche aux souffrances corporelles de Bernard. La divine Providence, qui tenait son âme dans ses mains et en disposait à son gré, régla souvent les choses, à l'égard de notre saint, de manière que, à la grande admiration de tout le monde, toutes les fois que quelque circonstance importante l'exigeait, son esprit triomphait de tout, les forces même du corps lui revenaient, et il supportait la fatigue mieux que les hommes les plus robustes. Mais une fois les choses terminées, il semblait revenir à son état naturel, et retombait dans ses nombreuses infirmités, en sorte que, rendu au repos, tout ce qu'il pouvait faire, et, même à grand peine, c'était de vivre, lui qui, au milieu des occupations, ne connaissait point la défaillance. Dans cette dernière occasion, il fut si manifestement et si merveilleusement soutenu par une vertu d'en haut, qu'on aurait dit qu'il puisait des forces nouvelles dans la fatigue même. 79. Or, au moment où les deux partis se tenaient campés chacun sur une rive de la Moselle, il arriva que le fidèle médiateur, les ayant priés tous les deux pour les amener à faire la paix, celui que le carnage qu'il avait fait des ennemis remplissait de fierté, refusait avec opiniâtreté d'accorder ce qu'on lui demandait. A la fin, tous ceux de ce parti se retirèrent comme s'ils étaient en proie aux furies, sans saluer l'homme de Dieu, et ne laissant plus à leurs adversaires aucun espoir de conclure la paix. Cependant, ce n'est pas par un sentiment de mépris, mais de respect pour le saint qu'ils prirent ainsi le parti de la retraite, car ils craignaient, s'ils restaient là en présence du saint qu'il ne réussit facilement à les toucher, quelque mal disposés qu'ils fussent: ils oubliaient en cela ce qu'il pouvait même sur les absents, par le moyen de celui qui n'est absent nulle part. Déjà la conférence se séparait dans une grande agitation, déjà même de part et d'autre on ne songeait plus qu'à en appeler aux armes. et on ne formait que de sinistres projets, quand l'homme de Dieu consola les fidèles qui l'avaient accompagné en leur disant : « Ne vous troublez point, car la paix tant désirée se fera, quoique avec bien des difficultés. » Il leur apprit ensuite comment il le savait : « J'ai eu, leur dit-il, un songe où il me semblait que je célébrais la messe; en terminant la première oraison, je me souvins que le cantique, des anges, Gloria in excelsis Deo, aurait dû la précéder, selon la coutume; je rougis en entonnant ce cantique que j'avais omis par oubli, et je le continuai jusqu'à la fin avec vous. » Déjà la moitié de la nuit s'était écoulée, lorsque le saint homme reçut une députation chargée de lui témoigner le repentir des chefs dont il a été parlé plus haut. Alors, se tournant plein de joie vers les suris, il leur dit : « Vous voyez que nous devons nous préparer à chanter, selon la promesse qui m'en a été faite, le cantique de gloire et de paix. » Cependant, on rappelle les deux partis, et pendant plusieurs jours on traite la paix, non sans désespérer souvent du succès, à cause des difficultés qui surgissaient des deux côtés. Mais ce qui consolait tout le monde, c'est qu'on savait que le saint abbé avait promis que certainement la paix se ferait. 80. Le retard que la conclusion de cette paix éprouva ne servit pas peu à ceux surtout qui, affligés de diverses maladies, venaient chercher auprès de Bernard des remèdes à leurs maux, et à ceux qui, en voyant le saint homme, en étaient édifiés dans leur foi. Leur concours était si grand, que toutes ces gens par leur multitude et leur importunité mettaient des empêchements presque insurmontables à ce qu'on pût conclure la paix. On finit par choisir une île située au milieu de la rivière, où des principaux personnages de chaque parti rendirent en barque. Là, tout se conclut selon que le régla le fidèle arbitre, on se donna la main et le baiser de paix en signe de réconciliation. De toutes les guérisons que Dieu opéra en cet endroit par les mains de son serviteur, la plus célèbre fut celle d'une femme qu'une cruelle maladie tourmentait depuis huit ans; tous ses membres étaient agités d'un violent tremblement et s'entre-choquaient dans des mouvements convulsifs. Au moment où il semblait que les plus grands obstacles s'élevaient contre la paix et avaient presque fait évanouir tout espoir de la voir se conclure, cette femme, dont tout le corps était agité par un grand tremblement, qui ne la rendait pas moins horrible à voir que digne de pitié, vint, par un effet de la permission du Seigneur, trouver le serviteur de Dieu Tout le monde accourut pour être témoin de ce qui allait se passer. Le serviteur de Dieu se mit en prière, et peu à peu, au vu de tout le monde, le tremblement s'apaisa, et cette femme infortunée revint incontinent à la santé. Cet événement remplit de tant d'admiration les coeurs même les plus durs, que tous les assistants, se frappant la poitrine, furent environ une demi heure à pousser des acclamations et à répandre des larmes. A la fin, l'empressement et le concours de tous ceux qui venaient se précipiter aux pieds du saint et baiser les traces de ses pas, fut tel, qu'il eût été presque étouffé par la foule, si les religieux ne l'eussent enlevé pour le placer dans une petite barque afin de l'éloigner un peu du rivage. Les chefs des deux partis s'approchèrent alors de lui, et comme il les suppliait ainsi qu'il l'avait déjà fait de donner la paix à la ville de Metz, ils lui dirent en soupirant : « Il faut bien que nous écoutions favorablement un homme que nous voyons si aimé et si écouté de Dieu même. Et quand nous l'aurons écouté, nous devrons faire beaucoup pour celui pour qui Dieu même a tant fait sous nos yeux. » A cela, le saint homme qui était toujours prêt à décliner avec juste raison une semblable gloire, répondait : « Ce n'est pas pour moi, mais pour vous que le Très-Haut opère ces merveilles. » Tout se trouvant donc terminé au gré de ce fidèle arbitre, on se tendit la main de part et d'autre, et on se réconcilia par un baiser de paix. Mais il n'entre pas dans notre dessein de poursuivre ici le récit des merveilles de ce genre non plus que de raconter tous les miracles que Dieu opéra par ses mains. Laissant donc de côté ce récit, il nous semble qu'il est bon de remarquer que ce fut là le terme bienheureux de toutes ses oeuvres, et la dernière de ses fatigues. C'est dans cette entreprise, non moins utile que difficile, dans la conclusion de cette paix non moins nécessaire que désespérée, que celui qui l'a toujours comblé de gloire dans ses travaux a mis glorieusement fin à ses fatigues.
CHAPITRE XXX. Elat et avertissemenls du saint abbé quand il se trouva à la dernière extrémité. Sa précieuse mort.
81. Dés que le saint abbé eut terminé la réconciliation des gens de Metz avec les princes voisins, il revint à son monastère, de plus en plus affaibli par la gravité des infirmités dont il était atteint : il s'approchait chaque jour de sa fin avec cette joie du coeur et cette satisfaction de l'esprit que montrerait un nautonier qui, sur le point d'entrer au port, abaisserait peu à peu les voiles. Il s'adressait en ces termes précis à ces religieux : « Je vous disais, l'hiver dernier, quand j'étais malade, ne craignez rien encore; si je m'en crois moi-même, c'est l'été prochain que mon corps est menacé de dissolution. » Comme nous avons ressenti par notre propre expérience ce que les saints Évangiles rapportent des apôtres, quand ils nous disent que lorsque le Seigneur leur prédisait sa passion, ses paroles étaient pour eux un mystère qu'ils ne pouvaient comprendre, notre coeur ne pouvait se décider à croire ce qu'il redoutait le plus, d'autant moins que Bernard, pour ménager la douleur de ses enfants, s'abstenait de revenir sur ces paroles. Mais ses actions semblaient en quelque façon nous crier : « J'ai terminé les oeuvres que mon Père m'avait données à faire. » En effet, on le vit de plus en plus cesser d'agir, se détacher de toute affection, se concentrer profondément dans les liens de ses saints désirs pour s'attacher plus fortement au rivage et aborder plus sûrement. Aussi, lorsque le vénérable évêque de Langres, Geoffroy, le pressait de s'occuper encore de quelques affaires importantes à régler, et s'étonnait qu'il n'y donnât aucune attention, il lui disait : « N'en soyez pas surpris, car déjà je ne suis plus de ce monde. » 82. Cependant, notre saint abbé, qui avait des entrailles toutes de compassion et de miséricorde, en voyant ses frères et ses enfants bien-aimés maigrir et se dessécher misérablement dans la crainte et dans l'attente de l'affreuse désolation et de la perte lamentable dont ils étaient menacés, cherchait à les ranimer par de douces paroles de consolation ; il leur recommandait de jeter dans le sein de la divine clémence, comme dans un port sûr, l'ancre de la foi et de l'espérance, par le moyen d'une inébranlable charité, et leur promettait de ne les point abandonner plus tard. Il s'efforça encore avec plus d'ardeur que mes paroles ne pourraient le rendre, par ses prières et ses recommandations entrecoupées de sanglots, d'imprimer dans nos âmes la crainte de Dieu et l'amour de la sainte chasteté et de toutes les perfections; il nous conjurait et nous pressait avec larmes de tâcher, si jamais il nous avait, par ses exemples et par ses discours, inspiré le goût de quelque vertu, de persévérer avec fermeté dans cette voie, et d'y faire des progrès. Comme il voyait lui-même que la fin de ses jours approchait, il prit à part quelques frères qui avaient vécu plus longtemps que les autres dans sa familiarité, et il leur adressa la parole en ces termes : « Comme je ne pense point pouvoir vous laisser de grands exemples de religion, je recommande à votre imitation trois choses qu'il me souvient d'avoir observées de tout mon pouvoir pendant que j'étais en- ` gagé dans la carrière. J'ai eu moins de confiance dans mon propre sens que dans celui des autres. Jamais je ne me suis vengé de ceux qui m'ont fait du mal; je, n'ai point eu l'intention de scandaliser personne, et si cela m'est jamais arrivé, j'ai fait de mon mieux pour en atténuer les suites. » Voilà en quels termes aussi courts que clairs, le serviteur de Dieu s'efforça d'inculquer dans le coeur de ses disciples l'humilité, la patience et la charité, c'est en proposant, à leur imitation, des exemples qu'il leur recommandait de suivre, non-seulement par ses paroles et ses discours, mais encore par ses oeuvres et en vérité. 83. Si on veut connaître la maladie de Bernard, il existe à ce sujet une lettre qu'il écrivit à Arnauld, abbé de Bonneval, où il dit entre autres choses : « Je ne connais plus le sommeil, de sorte que je souffre sans relâche. Tout mon mal se résume dans une grande faiblesse d'estomac, qui a besoin jour et nuit d'être un peu remonté par quelques boissons; il n'est plus en état de supporter rien de solide; encore n'est-ce pas sans des souffrances excessives qu'il reçoit le peu qu'on lui donne. Il est certain que le mal ne pourrait que s'aggraver davantage, si je ne prenais plus rien, mais, une goutte de trop me cause des douleurs incroyables. Mes pieds et mes jambes sont enflés comme si j'étais hydropique, et, au milieu de tout cela, car je ne dois pas vous laisser ignorer l'état d'un ami auquel vous vous intéressez, je vous avouerai, à ma honte, que, dans l'homme intérieur, l'esprit est prompt encore, quoique la chair soit accablée d'infirmités, Priez notre Sauveur, qui ne veut pas la mort du pécheur, ne pas différer de m'appeler à lui, car il est temps qu'il le fasse, et de me soutenir dans ce passage. Protégez par vos prières les pieds d'un ami qui s'avance nu de tout mérite; empêchez l'ennemi qui tend des piéges sous mes pas de me mordre au talon et dle me faire une blessure mortelle. J'ai voulu, malgré l'état où je suis, vous écrire moi-même cette lettre, afin que vous vissiez, en voyant les caractères que j'ai tracés de ma main, combien je vous aime (Epit. CCCX). » Un lecteur attentif peut y reconnaître, du moins en partie, combien était saint le coeur de Bernard, jusqu'où allaient, ail milieu même de la destruction de son corps, la tranquillité de son esprit, la sérénité de son âme et la douceur de ses pensées, et comme il avait jusque dans l'excès de sa confiance une humilité profonde. 84. Il lui sera possible aussi d'apprécier et de se représenter jusqu'à un certain point l'état et la pâleur des enfants du saint homme, leurs sanglots et les soupirs qui soulevaient leurs poitrines. En effet, ils se voyaient ravir un si aimable trésor, et il ne leur restait plus d'espoir de le retenir au milieu d'eux ni moyen de le suivre! Cependant ils n'avaient point à pleurer sur lui; car ayant le bonheur de se voir invité à entrer dans la gloire du Seigneur son Dieu, il était sur le point de se rendre à cette invitation; mais c'est sur eux-mêmes qu'ils devaient verser des larmes, car la vie allait devenir pour eux un ennui sans que la mort cessât de leur être un objet de crainte. En effet, leur condition dans cette séparation était bien dure, car ils n'avaient plus en perspective, lui mort, que les horreurs des plus profondes ténèbres succédant à l'éclat de la plus splendide lumière. Peu de jours donc avant la mort de notre père, les enfants qu'il avait engendrés par l'Évangile s'approchèrent de lui; ils remuèrent puissamment son âme si pleine de charité, par leurs larmes et leurs supplications, en lui adressant ces paroles et d'autres analogues: « Père, n'aurez-vous donc pas pitié de ce monastère? Ne vous laisserez-vous point toucher de compassion pour nous, que vous avez nourris du lait de votre sein maternel, avec de tels sentiments d'amour, et que vous avez portés et consolés dans vos bras paternels? » Bernard alors, pleurant avec eux, levant au ciel ses yeux où brillait la douceur de la colombe, et se sentant l'âme toute pénétrée de l'esprit même de l'Apôtre, s'écriait qu'il se sentait fortement attiré des deux côtés à la fois, et que, ne sachant pas ce qu'il devait préférer dans son choix, il remettait le tout entre les mains de la bonté, divine. En effet, d'un côté son amour de père le pressait de se rendre aux voeux de ses enfants et de rester parmi eux, et de l'autre le désir d'être avec Jésus-Christ le portait à quitter la terre. Cependant, l'humilité, si profondément et depuis si longtemps enracinée dans son âme, l'avait toujours porté à dire, avec la plus intime conviction du coeur, qu'il n'était qu'un serviteur inutile, et à se regarder comme un arbre stérile qui de sa vie ne pouvait porter un fruit avantageux pour lui ni pour qui que ce fût. Il disait ordinairement, en effet, dans ses entretiens intimes : « Qu'il ne pouvait se persuader que les hommes le crussent aussi utile qu'ils le disaient; parce qu'il ne pouvait croire que tant d'hommes véridiques eussent voulu le tromper, ni que tant d'hommes sages pussent se tromper ainsi, tandis que de son côté pourtant il ne savait comment ne point les trouver dans l'erreur. » Tout le monde l'admirait; il n'y avait que lui, ce qui le rendait plus admirable encore, qui ne vit point la splendeur de ses oeuvres et de ses conseils. Enfin, quand tous les liens de sa demeure visible, se brisant de toutes parts, laissèrent un libre essor à cette âme désireuse de partir, quand brilla ce grand jour qui vit se lever pour Bernard le jour éternel, les évêques du voisinage et une foule d'abbés et de religieux se réunirent pour assister à sa mort. 85. Vers la troisième heure du jour, celui qui avait été le flambeau unique de son siècle, le saint et vraiment bienheureux abbé Bernard, passa heureusement, sous la conduite du Christ, de ce corps de mort dans la terre des vivants; du milieu de ses enfants qui l'entouraient en chantant en choeur des psaumes mêlés de larmes abondantes et de sanglots suffocants, il alla rejoindre la troupe joyeuse de ceux qu'il avait envoyés devant lui dans ce ciel, et les bataillons des saints empressés à le féliciter, et les phalanges d'esprits angéliques qui s'avançaient à sa rencontre. O âme bienheureuse, c'étaient vos éclatants mérites qui vous élevaient ainsi, tandis que les voeux de vos enfants que vous laissiez sur la terre vous suivaient pieusement dans les cieux et que les saints désirs des habitants du ciel vous attiraient à eux. Heureux passage du travail au repos, de l'attente à la récompense, de la lutte au triomphe, de la mort à la vie, de la foi à la pleine connaissance, de l'exil à la patrie, de ce monde à celui qui en est le père!
CHAPITRE XXXI. Apparition de saint Bernard après sa mort. Sa sépulture.
86. Nous savons que bien des personnes ont eu des apparitions dignes d'être rapportées, au sujet de la mort de ce saint homme; mais il serait trop difficile de les examiner chacune en particulier, et beaucoup trop long de les décrire. Cependant je vais en rapporter une qui réunit tous les caractères de la vérité et de l'évidence; c'est celui à gui elle est arrivée, le frère Guillaume, de Montpellier, qui, avant sa mort, l'a racontée et certifiée sous le sceau du serment à son père spirituel. Ce frère avait jeté autrefois un certain éclat dans le siècle et en avait jeté un bien plus grand par la manière dont il avait fui le siècle. S'étant fait moine dans le monastère de Grandselve, il vint faire une visite avec la plus vive piété à notre saint père abbé. Au moment de repartir pour son monastère, il se plaignait avec larmes de ce qu'il n'aurait plus le bonheur de le voir. L'homme de Dieu lui dit: « Ne craignez rien, vous me reverrez certainement encore. » Le pieux Guillaume attendait l'effet de cette promesse, quand la nuit même où notre bienheureux père quitta cette vie, il eut le bonheur de le voir lui apparaître dans son monastère de Grandselve et de l'entendre lui dire: « Frère Guillaume? » Il lui répondit: « Me voici, seigneur. » « Venez avec moi, » repartit Bernard; Guillaume lui demanda où ils allaient, le saint lui dit: « Au pied du mont Liban. » Quand ils y furent arrivés, Bernard reprit: « Pour vous, demeurez ici; quant à moi, je vais gravir la montagne. » Guillaume lui ayant demandé pourquoi il voulait ainsi monter sur la montagne: « Je veux m'instruire. » Guillaume étonné lui dit: « Et de quoi voulez-vous donc vous instruire, père, vous qui, je crois, n'avez point aujourd'hui votre égal en science?, » Le saint lui repartit: « Ici-bas il n'y a ni science, ni connaissance de la vérité. C'est en haut que se trouve la plénitude, la vraie science de la vérité. » A ces mots il le quitte et s'élève à ses yeux au plus haut de la montagne. Pendant qu'il le regardait s'élever ainsi, il se réveilla, et la première pensée qui se présenta à son esprit fut celle qui descendit en ces termes des cieux à l'oreille de saint Jean. Heureux les morts qui meurent dans le Seigneur. Le lendemain matin, en racontant ces choses à son abbé et à ses frères, il leur dit que notre saint père avait quitté cette vie. On nota le jour et les informations qu'on prit ensuite, avec tout le soin possible, firent connaître que les choses étaient arrivées ainsi que Guillaume l'avait dit. 87. Tandis que Bernard, ce ministre et ce prêtre fidèle du Très-Haut, entrait heureusement dans le sanctuaire de son admirable tabernacle, pour offrir sur l'autel de Dieu la sainte et agréable hostie de son âme, son corps, paré et orné, selon l'usage, de ses habits sacerdotaux, est déposé dans la chapelle de la bienheureuse mère de Dieu. De nombreuses troupes de nobles et de gens du commun accoururent aussitôt de tous les environs, et remplirent la vallée tout entière de gémissements, de pleurs et de cris déchirants. Aux portes du couvent, le sexe sensible, les femmes, pleurait d'autant plus amèrement que la règle (a) de notre ordre lui interdisait rigoureusement l'entrée du monastère, tandis qu'il était permis aux hommes d'approcher des restes bienheureux du saint. Le pasteur mort demeura deux jours entiers au milieu de son troupeau, et la grâce pleine de douceur que respirait autrefois son visage, bien loin de diminuer, était plutôt augmentée, et attirait les regards de tous les assistants, charmait leurs coeurs, et entraînait leurs sentiments jusque dans le tombeau où Bernard allait descendre. Cependant la foule qui, de toutes parts, se précipitait clans le couvent, augmentait sans mesure, déjà même on était embarrassé de l'empressement et du concours de tous ces hommes qui aspiraient à embrasser ses pieds, à baiser ses mains, à lui faire toucher des pains, des baudriers, de l'argent et d'autres objets qu'ils voulaient conserver comme autant de sources de bénédictions et de secours dans une foule de nécessités. C'est surtout pour le troisième jour de sa mort qu'on se préparait en bien plus grand nombre encore dans les environs pour attendre l'heure de l'inhumation de son saint corps. Mais déjà le second jour, vers midi, la multitude rassemblée à Clairvaux se pressa en si grand nombre autour du corps du saint, avec une pieuse ardeur, qu'on ne put obtenir d'elle presque aucun égard pour les évêques, aucun même pour les religieux. Aussi, dans la crainte qu'il n'arrivât quelque chose de semblable ou même de pire, le troisième
a Cette règle était en vigueur à Clairvaux comme à Cîteaux, où elle ne souffrait d'exception que le jour de la fête de la Dédicace; ce jour-là, en effet, les femmes pouvaient entrer dans les églises de l'ordre,
célébra dès le matin le service divin, selon les rites en usage, comme les deux jours précédents on avait fait pour les messes et la psalmodie, et on déposa ce baume si pur clans le vase destiné à le recevoir, et on plaça dans un cercueil de pierre cette pierre précieuse, cette perle incomparable. 88. Après avoir consommé heureusement le temps de sa vie, à l'âge d'environ soixante-deux ans accomplis, l'ami du Seigneur, Bernard, premier abbé de Clairvaux, père de plus de cent soixante autres monastères, s'endormit le vingt Août en Jésus-Christ, dans les bras de ses enfants. il fut enterré le vingt-deux du même mois, devant le saint autel de la bienheureuse Vierge Mère, dont il s'était toujours montré un prêtre très-dévot. Dans son tombeau et sur son coeur on plaça une petite boîte contenant les reliques du bienheureux apôtre Thaddée, qui lui avaient été envoyées de Jérusalem cette année-là même, et qu'il avait demandé qu'on plaçât sur son corps. C'était évidemment dans cette pensée de foi et cette espérance, qu'à la résurrection générale il demeurerait attaché au saint apôtre. 89. Tout cela eut lieu l'année même où notre bienheureux père Eugène III, un des enfants de notre saint abbé dans la vie religieuse, passa de cette lumière, ou plutôt de nos ténèbres à la lumière, après avoir, par ses vertus, jeté un vif éclat par les miracles qu'il opéra dans la ville même où il avait, si glorieusement occupé le premier rang. Cette année-là, la onze cent cinquante-troisième depuis l'incarnation de Notre-Seigneur, Anastase, 'successeur d'Eugène, occupait le Saint-Siège, l'empire romain était gouverné par l'illustre Frédéric, et en France régnait le très-pieux Louis, fils de Louis. Le trône de l'Église universelle et l'empire sur toute créature visible ou invisible étaient entre les mains de Jésus-Christ fils de Dieu, Dieu lui-même, vivant et régnant avec son Père et le Saint-Esprit, dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.
EPITAPHE DE SAINT BERNARD Composée par Adam de Saint-Victor (a).
Illustre vallée, ô Clairvaux, vous avez eu un abbé plus illustre que vous encore; car c'est lui qui a rendu votre nom illustre dans le monde entier. Il fut illustre par ses aïeux, ses mérites et sa gloire; illustre en éloquence, il fut bien plus illustre en religion. Sa mort fut illustre, sa cendre est illustre, illustre est son tombeau, mais bien plus illustre que tout cela est son âme devant Dieu. Après avoir célébré le martyre du grand martyr, il se trouve grand martyr lui même, réuni à celui dont il est devenu l'égal sans souffrir une mort égale.
a Toute cette épitaphe joue sur le mot Clairvaux, Clarus-vallis, ou Clarae-valles, ce qui fait un morceau à peu près intraduisible en notre langue. A. C.
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