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VIE ET GESTES DE SAINT BERNARD PREMIER ABBÉ DE CLAIRVAUX, EN SEPT LIVRES.

LIVRE PREMIER, PAR GUILLAUME QUI, APRÈS AVOIR ÉTÉ ABBÉ DE SAINT THIERRY, PRÈS DE REIMS, DEVINT SIMPLE RELIGIEUX DE LIGNY, OÙ IL ÉCRIVIT.

CHAPITRE I. Parents de saint Bernard; leur piété insigne dans l'éducation de leurs enfants. Caractère et moeurs déjà remarquables de Bernard dans son enfance.

CHAPITRE II. Pureté de saint Bernard encore enfant, il repousse les soins d'une femme qui se livrait à des pratiques superstitieuses; il a une vision du Sauveur enfant; mort de sa mère.

CHAPITRE III. Son zèle à conserver la chasteté ; son projet d’entrer en religion, il le fait partager à ses frères et quelques compagnons de son âge.

CHAPITRE IV. Entrée de Bernard dans l'ordre, sa ferveur au noviciat, il ne se permet que peu de nourriture et de sommeil; son ardeur pour le travail des mains; ses progrès étonnants dans l'étude de la Sainte Écriture.

CHAPITRE V. Commencements de Clairvaux, humble genre de vie de ses premiers habitants; ses progrès futurs sont indiqués d'une manière divine.

CHAPITRE VI. Grande confiance de Bernard en Dieu dans les moments les plus difficiles; son zèle pour la perfection ; conversion de sa soeur.

CHAPITRE VII. Saint Bernard est ordonné abbé, soins que réclame sa santé. Éloge de la discipline alors en vigueur à Clairvaux.

CHAPITRE VIII. Grande sévérité de sa vie: son zèle infatigable pour le travail, malgré les défaillances continuelles de sa santé.

CHAPITRE IX. Miracles opérés par Bernard; ses proches répriment en lui, d'une manière admirable, les tentations d'arrogance.

CHAPITRE X. Autres guérisons miraculeuses.

CHAPITRE XI. Miracle d'une lettre écrite par la pluie en plein air sans être mouillée, et autres merveilles semblables

CHAPITRE XII. Dispute de Bernard avec le diable. La sainte Vierge lui rend la santé. L'abbé Guillaume est guéri par lui.

CHAPITRE XIII. Sa réputation de sainteté se répand partout; développement admirable de Clairvaud. Il est doué de l'esprit prophétique.

CHAPITRE XIV. Autres bienfaits obtenus de Dieu par le moyen de Bernard; sa fuite des honneurs et des dignités.

NOTE DE BURCHARD , ABBÉ DE BALERNE, SUR LE LIVRE PRÉCÉDENT.

 

LIVRE PREMIER, PAR GUILLAUME QUI, APRÈS AVOIR ÉTÉ ABBÉ DE SAINT THIERRY, PRÈS DE REIMS, DEVINT SIMPLE RELIGIEUX DE LIGNY, OÙ IL ÉCRIVIT.

 

Seigneur Dieu, sur le point d'écrire à la gloire de votre nom, selon que vous m'en ferez, la grâce, la vie de votre serviteur, de cet homme, dont vous avez voulu vous servir, pour faire refleurir de nos jours parmi nous l'Église des anciens temps, dans      tout l'éclat de sa grâce et de sa force, j'invoque, à mon secours, ce qui depuis longtemps déjà me pousse à cette entreprise, je veux dire votre amour. En effet, quel homme, pour peu qu'il soit inspiré par le souffle de cet amour, et qu'il voie le témoignage aussi éclatant qu'extraordinaire et fidèle, que le monde a vu briller à ses yeux, pour votre gloire et votre honneur, ne s'efforcera point de tout son pouvoir, d'empêcher que la lumière que vous avez vous-même allumée ne soit cachée pour personne, et de la faire au contraire briller haut et clair, devant tous ceux qui sont dans votre maison, en retraçant, autant que faire se peut d'une plume humaine, ce que vous avez si bien montré aux hommes, par le moyen des oeuvres? Depuis longtemps déjà j'étais pressé intérieurement d'entreprendre une œuvre qui me revient naturellement, et toujours, soit crainte, soit respect, je me suis jusqu'à présent senti arrêté, tantôt parce que je trouvais un tel sujet bien au-dessus de mes forces et je le laissais à de plus dignes que moi; tantôt aussi, pensant que je survivrais à cet homme, je me promettais de m'acquitter de cette entreprise, d'autant mieux    et avec d'autant plus d'à-propos après sa mort, qu'il ne serait plus offusqué de ses propres louanges, et que mon récit se trouverait mieux à l'abri des attaques des hommes et de la contradiction des langues. Mais il est toujours plein de vigueur et de force, et, à proportion que son corps s'affaiblit,    il se montre plus fort et plus puissant, ne cesse de faire des choses dignes de mémoire, et, à de grandes œuvres, en ajoute sans cesse de plus grandes encore, qui réclament d'autant plus haut un historien, que, pour lui, il cherche davantage à les ensevelir dans le silence. Je me mets donc à l’oeuvre, pressé que je me vois par les infirmités croissantes de ce de mort, par le langage de tous mes membres, qui ne me parlent Mité d'une fin qui approche, et par le sentiment que j'ai que le terme de ma vie n'est pas éloigné. J'ai même bien peur de me repentir, mais trop tard, d'avoir tant différé à commencer un récit que je voudrais à tout prix avoir achevé avant de quitter ce monde.

Il est encore une chose qui me pousse et me porte fortement à me mettre à l'œuvre, c'est la pieuse bienveillance de quelques religieux qui, se trouvant constamment avec l'homme de Dieu, connaissent toute sa vie, me fournissent plusieurs détails qu'ils ont pu étudier avec soin, et tri certain nombre de faits auxquels ils ont eux-mêmes pris part, qu'ils ont vue de leurs propres yeux, ou entendue de leurs propres oreilles, quand ils se sont produits. Leur témoignage, au sujet des nombreuses merveilles que Dieu a opérées sous leurs yeux par les mains de son serviteur, ne peut laisser aucun doute dans mon esprit, tant à cause de leur religion qui m'est bien connue et de l'école du maître qui les a formés, que de l'autorité de personnes considérables, des évêques, des clercs et des religieux, dont il n'est pas permis à un fidèle de soupçonner la bonne foi. Après tout, il me semble d'autant plus         superflu d'invoquer ces autorités que le monde entier donnait tout ce que je vais rapporter, et qu'il n'y a personne dans l'assemblée des saints qui ne raconte les vertus de l'homme de Dieu. C'est donc parce que je voyais que personne n'entreprenait de tirer parti, pour la gloire de Dieu, de l'admirable matière qui s'offrait à nous, que, à défaut de tout autre qui se serait beaucoup plus dignement et mieux que moi acquitté de cette entreprise, j'ai résolu de faire ce que, je pourrai, non point par l'effet d'une vaine présomption de mes forces, mais avec la confiance que me donne mon amour pour Bernard. Mais, en mesurant mes forces et en me comparant à moi-même, je ne me suis point. proposé d'écrire la vie entière de l'homme de Dieu, mais seulement d'en retracer une partie, de raconter les faits qui montrent que le Christ vit et parle en lui, quelques-unes des actions de sa vie extérieure au milieu des hommes, que ceux à qui il fut donné de vivre lui ont vu faire, que nous avons vues, nous-même en partie, que nous avons entendues de nos oreilles et que nos mains ont touchées. Lift, domine on doit penser de soi en grande partie, ce que nous devons penser de celui qui a dit: « Je vis, ou plutôt ce n'est pas moi qui vis, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Gall. II, 20), » et ailleurs encore: «Est-ce que vous voulez éprouver la puissance de Jésus-Christ qui parle par ma bouche (II Cor. XIII, 3) ?» je ne me suis point proposé de raconter cette vie invisible de Jésus vivant et parlant en Bernard, mais seulement quelques actes extérieurs de cette vie, qui nous feront connaître la pureté de sa sainteté intérieure et de sa conscience invisible, par les oeuvres de l'homme extérieur, qui brillent aux sens extérieurs de l'homme: toutes choses que chacun peut écrire comme moi puisque chacun peut les connaître de même. D'autant mieux que je n'ai point entrepris de les rapporter en style recherché, mais seulement de les réunir et de les placer sous les yeux du lecteur; ma pensée n'est pas non plus de les publier de son vivant: il ignore même que je les recueille. Mais j'espère que le Seigneur permettra que, après moi, et quand son serviteur sera mort, d'autres accomplissent, mieux et plus dignement que moi, la tâche que je me suis imposée. Ils pourront comparer les actes extérieurs aux sentiments du coeur et continuer l'histoire de sa mort précieuse devant Dieu, mort qui fut semblable à sa vie, et montrer comment sa vie a préparé sa mort, de même que sa mort nous recommande sa vie. Abordons maintenant notre tâche, avec l'aide de Dieu.

 

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CHAPITRE I. Parents de saint Bernard; leur piété insigne dans l'éducation de leurs enfants. Caractère et moeurs déjà remarquables de Bernard dans son enfance.

 

1 . Bernard naquit en Bourgogne, à Fontaines, dont son père était seigneur (a). Il eut des parents illustres selon le montre, mais bien plus illustres et bien plus nobles encore selon la piété chrétienne. Son père, nommé Técelin, était un homme d'antique et légitime chevalerie, fidèle serviteur de Dieu et strict observateur de la justice. En effet, il exerçait l'état militaire, selon les règles évangéliques tracées par le précurseur de Notre-Seigneur; il n'exerçait de violence et n'usait de fraude contre personne, il se contentait de sa paye, qu'il employait en une foule de bonnes oeuvres (Luc. III, 14), et il servait dans le conseil et par les armes ses maîtres temporels, de telle façon qu'il ne négligeait point de rendre aussi à Dieu ce qu'il lui devait. Aleth, sa mère, était du bourg de Montbar. Elle aussi, selon sa position, observait la règle de conduite tracée par l'apôtre saint Paul; soumise à son mari (Eph. V, 22), elle gouvernait sous lui sa maison, dans ta crainte de Dieu, se livrait aux oeuvres de miséricorde, et élevait ses enfants dans une entière discipline. Elle en donna sept à son mari ou plutôt à Dieu même, six garçons et une fille; tous les garçons devaient un jour embrasser l'état monastique, et sa fille se faire religieuse. Car mettant ses enfants au jour, bien plus pour Dieu, comme je l'ai dit, que pour le monde, elle se plaisait à les offrir de ses propres mains, dès leur naissance, à Dieu. Voilà pourquoi cette illustre femme ne voulut jamais les confier à des nourrices étrangères; elle voulait leur faire sucer la vertu avec le lait de leur mère, si je puis ainsi parler. En grandissant, on les vit, tant qu'ils étaient sous sa direction, bien plus au désert qu'à la cour; et, pour ne les point habituer à une nourriture trop délicate, elle leur donnait des aliments communs et grossiers; c'est en les élevant ainsi

 

a Dans la troisième Vie de saint Bernard, Tescelin est appelé a seigneur du petit château, qui a nom Fontaines, lequel domine le fameux château-fort de Dijon, attendu qu'il est bâti sur le haut d'un roc appelé Fontaines. a On croit que l'habitation paternelle de saint Bernard a été convertie en un couvent de moines qui, fut occupé par des religieux Feuillants.

 

qu'elle préparait en eux, par l'inspiration de Dieu même, de futurs habitants au désert.

2. Dans sa troisième grossesse, alors qu'elle portait Bernard dans son sein, elle eut un songe qui présageait les futures destinées de cet enfant car elle rêva qu'elle portait dans son sein un petit chien qui aboyait (a) ; il avait le corps tout blanc, à l'exception du dos qui était roux. Saisie d'une vive frayeur à ce songe, elle alla consulter un religieux qui, recevant en ce moment le don de prophétie dont était animé David quand il disait à Dieu : « Les langues de vos chiens seront teintes du sang de vos ennemis (Psal. LXVII, 25), » répondit à cette femme que la crainte et l'anxiété agitaient : N'ayez pas peur, tout est pour le mieux; vous serez mère d'un excellent petit chien, qui sera le gardien de la maison de Dieu et qui fera entendre à sa porte de grands aboiements contre les ennemis de la foi. Ce sera, en effet, un prédicateur remarquable, et, comme un bon chien; de sa langue salutaire il guérira en bien des gens de nombreuses plaies de Mine. A cette réponse, que cette femme remplie de foi et de piété reçut comme lui venant de Dieu, elle ressent une grande joie et déjà se prend à aimer l'enfant qu'elle a conçu, forme le projet de le faire instruire dans les saintes Lettres, selon le sens du songe qu'elle a eu et de l'interprétation qui lui en a été donnée et qui lui faisait concevoir de si sublimes espérances de l'enfant qu'elle portait. Elle mit plus tard son projet à exécution. En effet, à peine eut-elle mis heureusement son fils au monde, que, non-seulement elle l'offrit à Dieu, comme elle avait offert ses autres fils, mais encore, à l'exemple d'Anne, mère de Samuel, qui consacra pour toujours au service des autels du Seigneur, le fils qu'elle lui avait demandé et qu'elle en avait reçu, elle l'offrit aussi comme un don agréable dans l'Église de Dieu.

3. Dans la suite, et dès qu'elle le put, dans l'église de Chatillon qui, plus tard, par les soins de saint Bernard, cessa, comme on sait, d'être une église séculière pour passer entre les mains de l'ordre des chanoines réguliers, cette sainte femme confia son fils à des maîtres de belles lettres et ne négligea rien de ce qui dépendit d'elle pour qu'il y fit des progrès. Aussi l'enfant, qui était plein de grâce et doué naturellement de beaucoup d'esprit, ne tarda point à répondre au désir de sa mère. En effet, il fit dans les lettres des progrès au-dessus de son âge et plus rapides que ses compagnons d'étude, en même temps que, dans les choses du siècle, il commençait déjà comme naturellement les mortifications qui devaient un jour le signaler dans un genre de vie plus parfait. En effet, tant qu'il vécut dans le siècle, on le vit mener une vie extrêmement simple. Il aimait la retraite, fuyait le monde; il était affable et bienveillant pour tous; d'une vie simple et calme dans son intérieur, rarement dehors, et d'une modestie qui allait au delà de tout ce qu'on peut croire. Il n'aimait point à parler, et,

 

 

a C'est le lieu de rappeler ce que saint Bernard dit dans sa lettre soixante-dix-huitième, n. 7. « Si j'élève hardiment la voix contre ce qui me paraît mal, etc.; » et dans la lettre deux cent trentième, a pour moi, je ne puis que crier au loup, et exciter les chiens contre lui. Voir plus loin le sermon de Geoffroy sur saint Bernard, n. 17.

 

dans sa dévotion pour Dieu, il le priait de conserver pure son enfance. Il était appliqué à l'étude des belles lettres, afin de pouvoir par elles apprendre à connaître Dieu dans les Saintes Ecritures. Il fit on peu de temps, comme on pourra le voir par ce que nous disons plus loin, des progrès remarquables dans cette étude et acquit une perspicacité très-grande pour découvrir les sens des Saintes Lettres.

 

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CHAPITRE II. Pureté de saint Bernard encore enfant, il repousse les soins d'une femme qui se livrait à des pratiques superstitieuses; il a une vision du Sauveur enfant; mort de sa mère.

 

4. Il était encore enfant lorsqu'il fut pris d'un violent mal de tête qui le força de se mettre au lit. On amena près de lui une espèce de femme, qui faisait profession de guérir les maladies, en récitant des paroles magiques. En la voyant s'approcher de lui avec les instruments d'incantation dont elle se servait pour tromper les gens du peuple, il la repoussa loin de lui avec un cri d'indignation et la chassa de son lit. La miséricorde de Dieu ne tarda point à récompenser le zèle du saint enfant, car il sentit aussitôt les forces lui revenir, et, se levant à l'instant même, il se trouva débarrassé de son mal de tête. Dés lors, il fit de si grands progrès dans la foi, que le Seigneur résolut de lui apparaître comme il était apparu autrefois, à  Silo, à Samuel encore enfant, ( I Reg. III, 11 ), et de lui manifester sa gloire. On était au grand jour de Noël, et, selon là coutume, tout le monde se préparait aux vigiles solennelles de la fêté, mais comme l'office de la nuit es prolongeait un peu, il arriva que Bernard, qui était assis et en attendait la fin avec le reste des fidèles, la tête inclinée, s'endormit un peu. Alors ce saint enfant vit apparaître à lui le saint enfant Jésus naissant, qui augmenta sa foi tendre encore, et jeta dans son âme les premiers germes de la divine contemplation. Il lui apparut comme un époux glorieux qui sort de sa couche nuptiale, et se montra à ses regards comme s'il était né de nouveau sous ses yeux, lui le Verbe enfant, du sein de la Vierge Mère, beau entre tous les enfants des hommes et il ravit les sentiments. dit jeune Bernard, qui déjà n'avait plus rien d'enfantin Il demeura persuadé depuis ce jour-là que l'heure où l'Enfant Jésus lui était apparu, était l'heure même à laquelle il vint au monde. Il est facile, pour ceux qui l'ont suivi dans ses prédications, de remarquer de quelles bénédictions le Seigneur le prévint cette heure-là, car jusqu'à ce jour, il semble qu'il n'est jamais plus profond et plus abondant que lorsqu'il parle sur le mystère de là naissance du Sauveur. C'est aussi ce qui dans la suite lui fit composer un opuscule à la gloire de la Mère et du Fils, et de la sainte naissance de celui• ci; ce fut une de ses premières couvres, un de ses premiers traités, dont le sujet est tiré de ces paroles de l'Évangile: « L'ange Gabriel fut envoyé de Dieu en une ville de Gaulée, appelée Nazareth (Luc, I, 20), » et le reste.

5. Je ne dois pas non plus omettre quelque chose qu'il se plaisait à faire dès ses plus tendres années; sitôt qu'il avait quelque argent, il en faisait des largesses aux pauvres, mais en secret, par un sentiment de modestie. Il pratiquait des oeuvres de piété en rapport avec son âge. Mais, tandis que le temps s'écoulait ainsi, et qu'il grandissait en âge et en grâce devant  Dieu et devant les hommes, le jeune Bernard sortait de l'enfance et entrait dans l'adolescence; alors sa mère, après avoir élevé ses enfants dans la foi, les laissa à l'entrée des voies du siècle, car, comme si elle avait fini sa tâche, elle eut le bonheur de retourner vers le Seigneur. Il ne faut pas que j'oublie de dire, en parlant, de cette femme, gaze, après avoir passé de nombreuses années avec son mari avec honneur et dans la justice, selon la manière dont le monde entend ces deux choses, et dans les lois et la fidélité du mariage, elle s'engagea la première, autant que sa condition de femme mariée le lui permit, et qu'elle le put, n'étant point maîtresse de son corps, dans les voies pour lesquelles elle semblait avoir nourri ses enfants. En effet, au sein même de sa maison, dans la vie conjugale, et au milieu du siècle, on la vit pendant assez longtemps imiter la vie de ceux qui vivent su désert ou dans un monastère, par le peu de nourriture qu'elle prenait et par la modestie de sa mise, renoncer aux délices et aux pompes du monde, se soustraire autant qu'elle le pouvait à toutes les occupations et préoccupations mondaines, s'adonner au jeune, aux veilles et à la prière, et racheter, par des aumônes et par d'autres oeuvres de miséricorde, ce qui lui manquait du côté de la profession religieuse. Dans ce genre de vie, elle fit des progrès de jour en jour plus sensibles, et arriva ainsi à son dernier jour et quitta ce monde où elle avait commencé à marcher en avant dans sa voie pour en aller atteindre le terme dans l'autre. Elle s'endormit du sommeil de la mort au milieu des psaumes que des clercs réunis auprès de son lit         chantaient entre eux et qu'elle chantait elle-même avec eux. Dans les derniers moments, quand on ne pouvait plus entendre sa voix, on la voyait remuer les lèvres et, d'une langue qui palpitait encore, continuer à chanter les louanges du Seigneur. Enfin, pendant qu'on récitait les litanies, à ces mots Per passionem et crucem tuam libera eam domine, on la vit se signer de la main et rendre (a) l'âme dans cette position, si bien qu'elle ne put abaisser la main qu'elle avait levée.

 

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CHAPITRE III. Son zèle à conserver la chasteté ; son projet d’entrer en religion, il le fait partager à ses frères et quelques compagnons de son âge.

 

6. A partir de ce moment-là, il commença à vivre selon son goût et à sa façon. Il avait une taille avantageuse, une figure agréable, des moeurs douces, un esprit pénétrant, une élocution facile, c'était un jeune homme plein d'espérances. A l'âgé o t il allait faire son entrée dans le monde,

 

a Herbert, livre II, chapitre XXIII, rapporté que saint Bernard, pendant son noviciat, avait la coutume de réciter les sept psaumes de la Pénitence pour sa mère, et que, les ayant omis une fois, Il en fut repris par L'abbé Étienne. La mère de saint Bernard mourut le 1er septembre, son corps fut inhumé dans l’église de saint-Bénigne, et plus tard transféré à Clairvaux.

 

plusieurs carrières s'ouvraient devant lui, et, dans chacune, s'offraient à lui la prospérité de la vie ; partout les plus grandes espérances lui souriaient. De leur côté, les moeurs de ses compagnons, qui étaient loin de ressembler aux siennes, devenaient un danger pour le cœur bon et aimable de Bernard, et leur amitié turbulente s'efforçait de le rendre semblable à eux. S'il avait continué à trouver des charmes de ce côté, il n'aurait point tardé à trouver de l'amertume, dans ce qui avait eu jusqu'alors pour son coeur la plus grande douceur, je veux parler de son amour de la chasteté. Aussi est-ce en ce sens que le serpent insidieux lui tendait les pièges de la tentation et s'efforçait en maintes rencontres de le mordre au talon. En effet, un jour que, dans un mouvement de trop grande curiosité, il avait arrêté pendant quelque temps les yeux sur une personne du sexe, à peine rentré en lui-même, il rougit de soi, au fond de son coeur, se charge de se punir lui-même sévèrement de sa faute, et va se précipiter jusqu'au cou dans un étang glacial, qui était près de là; il y demeure jusqu'à ce que, pâle de froid, il ait senti, par un effet de la grâce coopérante, le feu de la concupiscence charnelle se glacer en lui, et il voue à la chasteté l'affection qu'avait pour elle celui qui a dit : « J'ai fait un pacte avec mes yeux, pour ne pas même penser à regarder une. jeune fille (Job, XXXI, 1). »

7. A peu près dans le même temps, une jeune fille poussée par les instigations du diable, vint se placer toute nue dans son lit; à peine Bernard la sentit-il à ses côtés, que, lui cédant paisiblement et sans mot dire la place qu'il occupait dans son petit lit, il se tourna de l'autre côté et se mit à dormir. La malheureuse créature, de son côté, demeura couchée pendant quelque temps, et attendit, puis elle se mit à le toucher et à l'exciter; enfin, comme il demeurait immobile, elle finit malgré son effronterie par rougir d'elle-même, et, dans un double sentiment de confusion et d'admiration, elle se leva, le laissa seul et s'enfuit. Il arriva aussi à Bernard de descendre un jour, avec quelques uns de ses amis, chez une femme que sa beauté charma, elle se laissa prendre par ses propres regards comme dans un filet, et conçut une violente passion pour lui. Elle lui fait préparer une chambre à part comme étant le plus honorable de la troupe, et, la nuit, elle se lève et a l'impudence de s'approcher de lui. En la sentant à ses côtés, Bernard, plein de présence d'esprit, se met à crier: au voleur, au voleur! A ces mots, la femme s'enfuit; tous les gens de sa maison se lèvent, on allume des flambeaux, on cherché le voleur, mais sans le trouver. Chacun regagne son lit, le silence se rétablit, toute la maison retombe dans les ténèbres, comme auparavant, tout le monde repose, mais la malheureuse créature ne fait point comme tout le monde. Elle se lève une seconde fois, et gagne le lit de Bernard; mais lui de recommencer à crier : au voleur, au voleur ! On se remet derechef en quête du voleur, mais ion ne le trouve pas davantage, et celui qui le connaissait ne le dénonce à personne. Cette malheureuse femme se vit repoussée ainsi jusqu'à trois fois; et ne céda enfin que sous l'empire de la crainte ou vaincue par le désespoir. Le lendemain, la petite troupe s'étant remise en route, les compagnons de Bernard lui demandèrent ce qu'il avait en à rêver tant de fois de voleur la nuit précédente; il leur répondit: il n'est que trop vrai qu'il y avait un voleur; notre hôtesse en voulait à un trésor que j'estime plus précieux que la vie, au trésor incomparable de ma chasteté.

8. Au milieu de toutes ces épreuves, le dicton populaire, il n'est pas sûr de coucher longtemps avec un serpent, lui revint souvent à l'esprit et lui donna à penser; il commença dès lors à méditer des projets de retraite. Il voyait le monde et le prince du monde lui offrir dans le siècle bien des avantages, de grandes choses, et des espérances plus grandes encore, mais toutes trompeuses, toutes vraies vanités de vanités, rien que vanités. Il entendait en même temps au fond de son coeur la Vérité qui lui criait « Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et qui êtes chargés, et je vous soulagerai; prenez mon joug sur vous… et vous trouverez ainsi le repos de vos âmes (Math. XI, 28 et 29). » Nourrissant donc le dessein de quitter le monde pour tendre à une plus grande perfection, il se mit à examiner et à chercher où il trouverait un repos plus assuré et plus pur, pour son âme, sous le joug de Jésus-Christ. Dans ses recherches, la nouvelle plantation de la vie monastique renouvelée à Cîteaux, se présenta à sa pensée ; la moisson s'offrait abondante, il manquait d'ouvriers pour la recueillir, car c'est à peine si les conversions nouvelles poussaient de ce côté, à cause de l'excessive austérité de cette vie et de la rigueur de la pauvreté qui s'y pratiquait. Cependant, comme ces obstacles n'effrayaient point une âme comme la sienne, en quête de Dieu, mettant de côté toute espèce de crainte et d'hésitation, il tourna toutes ses pensées de ce côté, convaincu que là il pourrait vivre dans une complète obscurité, et se cacher profondément sous les regards de Dieu, loin du tumulte des hommes, loin surtout de la vanité du rang élevé qu'il occupait dans le monde, de la faveur que lui promettait la vivacité de son esprit, loin même de toute réputation de sainteté.

9. Lorsque ses frères et ses amis selon la chair s'aperçurent qu'il roulait ces pensées de conversion dans son âme, ils mirent tout en oeuvre pour détourner son esprit vers l'étude des belles lettres, et l'attacher plus étroitement à l'amour du, savoir mondain. Ils réussirent, en effet, par ces tentatives, comme il en convint souvent à retarder et presque à arrêter sa marche; mais le souvenir de sa mère se représentait sans cesse à son esprit, souvent même il se figurait la voir venir au devant de lui, lui adresser des reproches mêlés de gémissements, et lui dire que ce n'était pas pour toutes ces vanités mondaines qu'elle l'avait si tendrement élevé, ni dans ces espérances qu'elle l'avait instruit. Enfin, un jour qu'il allait retrouver ses frères au siège du château de Grancey, où ils se trouvaient avec le duc de Bourgogne, il se sentit plus que jamais obsédé de ces pensées; ayant rencontré une église sui son passage, il y entra, et là il se mit à prier en fondant en larmes, puis, élevant les mains vers le ciel, il répandit comme l'eau son âme devant le Seigneur son Dieu. A partir de ce jour son projet fut arrêté dans son coeur.

10. Son oreille ne fut point sourde non plus à, la voix de celui qui lui disait: «Que celui qui m'entend, dise aux autres, venez (Apoc. XXII, 17). Un effet, depuis ce mû ment-là, comme un feu qui brûle la forêt et tel qu'une flamme qui consume la montagne (Psal. LXXXII, 13), en s'attaquant de proche en proche à tout ce qui l'environne, et finit par consumer même ce qui se trouve au delà, ainsi ce feu que le Seigneur avait envoyé deus le coeur de son serviteur, pour qu'il y allumât un incendie, s'attaque d'abord à ses frères, n'épargnant que le plus jeune d'entre eux, puce qu'il était dans un âge trop pop avancé encore pour prendre part au changement de vie de ses frères, et le plue âgé qui resta pour être la consolation de leur père, dévore ensuite ses primes, puis ses compagnons et ses amis, tous ceux qui pouvaient faim concevoir l'espérance d'une conversion, Le premier de tous qui le suivit fut Gaudry, son oncle; on peut dire qu'il s'élança des deux pieds, sans retard, et sans hésitation, à la suite de son neveu, partageant sa manière de  voir et sa conversion. C'était un homme honorable et puissant dans le monde, qui s'était fait un nom dans la milice séculière, et qui était Seigneur du château de Touillon dans le pays Eduen. Après lui, ce fut Bartholomée le plus jeune de ses autres frères; il n'était pas encore entré dans l'état militaire; il se rendit sans résistance et à l'heure même, aux avis salutaires de Bernard. Quant à André, qui était plus jeune que lui et nouvellement engagé dans le métier des armes, il fit plus de difficulté pour céder à ses discours; mais enfin il s'écria tout à-coup. Je vois ma mère ! Elle lui apparut en effet visible, lui souriant d'un visage serein et applaudissant au dessein formé par ses enfants; à l'instant même il donna son consentement et, de jeune recrue du siècle, il devint soldat du Christ. André ne fut pas le seul à voir la mère de tels fils se réjouir du projet de ses enfants; Bernard a affirmé qu'il avait eu la même vision. Guy, l’aîné de tous, était déjà enté dans les liens du mariage; c'était un homme grand et depuis longtemps déjà enraciné dans le monde. Il commença par hésiter un peu. Puis, en pensant à ce projet et en le pesant dans son esprit, il consentit lui aussi à embrasser le nouveau genre de vie, si toutefois sort épouse y voulait consentir. Mais il semblait impossible d'obtenir ce consentement d'une femme jeune et noble et qui nourrissait encore plusieurs petites filles en bas âge. Bernard lui répandit avec l'accent d'une entière certitude qui lui venait de la miséricorde de Dieu, que sa femme le donnerait ou ne tarderait point à mourir. Enfin, comme elle le refusait de la manière la plus absolue, son mari, dont l'âme était pleine de grandeur, et qui déjà était prévenu de cette vertu de foi insigne qui le distingua tout particulièrement plus tard, conçut, en homme de coeur, avec la grâce de Dieu, le projet de renoncer à tout ce qu’il semblait posséder dans le monde, pour mener un genre de vie tout à fait rustique et travailler de ses propres mains, pour soutenir sa vie et celle

de sa femme dont il ne pouvait se séparer malgré elle. Sur ces entrefaites, survint Bernard qui allait de côté et d'autre, recrutant de nouveaux compagnons. Aussitôt là femme de Guy se trouva atteinte d'une maladie grave ; reconnaissant qu'il était dur pour elle de regimber contre l'aiguillon, elle fait appeler Bernard, le prie de lui pardonner et, d'elle-même, donne son consentement au changement de vie de sou mari. Sa séparation d'avec son mari se fit selon la coutume de l'Église; c'est-à-dire qu'elle fit son voeu de chasteté perpétuelle, et entra dans une maison religieuse (a) de femmes, où elle continue encore maintenant à servir Dieu avec piété.

11. Après Guy, venait Gérard, qui s'était distingué dans le métier des armes par son courage ; c'était un homme d'une grande prudence, d'une bonté extraordinaire, et qui avait su se concilier l'affection de tout le monde. Tous ses autres frères s'étant aux premiers mots du projet de Bernard, et dès les premiers jours, rangés à sou avis, pour lui, il traitait, selon l'habitude des sages du monde, leur résolution de légèreté. Alors Bernard, déjà tout de feu dans sa foi, et animé d'une manière extraordinaire du zèle de la charité fraternelle, lui dit: « Je, vois bien qu'il n'y a que le malheur qui vous ouvrira l'intelligence. » Puis, approchant son doigt de son côté. «Un jour viendra, lui dit- il, et il n'est pas éloigné, où une lance perçant son côté ouvrira vers votre coeur un passage facile aux pensées de salut que vous méprisez aujourd'hui. Vous éprouverez une grande crainte, mais pourtant vous ne mourrez point. » Il en advint, en effet, comme il l'avait dit; car, peu de temps après, se voyant entouré d'ennemis, il fut pris et blessé comme son frère le lui avait prédit. Une lance lui était entrée dans le côté, juste à l'endroit que Bernard avait touché du doigt; pendant qu'on l'emportait, il criait comme s'il avait vu la mort présente à ses yeux : je suis moine, je suis cistercien. Il n'en fut pas moins fait prisonnier et jeté dans un cachot. Bernard , mandé sur le champ par un messager, ns vint pas ; il se contenta de répondre : « Je savais bien qu'il en serait ainsi, et je lui avais prédit qu'il aurait fort à faire de regimber contre l'aiguillon; mais sa blessure, loin de le conduire

à la mort, le mènera à la vie. » C'est ce qui arriva; il      guérit, en effet, beaucoup plus tôt qu'on ne l'aurait espéré, mais il ne changea rien au projet et au voeu qu'il avait formés. Il était déjà libre de toute attache au monde, mais il se trouvait encore retenu dans le siècle par les chaînes dont l'ennemi l'avait chargé: c'était la seule chose qui retardait l'exécution de ses projets de conversion. Dieu dans sa miséricorde lui vint encore eu aide de ce côté. Son frère vint pour le tirer de sa prison, mais il ne put y réussir, et comme il ne put pas même obtenir la permission de lui parler, il s'approcha de son cachot et s'écria: « Sache, mon frère Gérard; que nous sommes sur le point de partir pour entrer dans un monastère. Pour toi, puisque tu ne peux sortir de l'endroit où tu es, sois-y moine, et sois certain que ce que tu veux, mais ne peux faire, est réputé pour fait.»

12. Cependant, Gérard était de plus en plus inquiet, mais, peu de jours après, il entendit en songe une voix qui lui disait: aujourd'hui même tu recouvreras la liberté. Or ou était au saint temps du Carême, et, le soir,

 

a A Lairé, dans les faubourgs de Dijon, comme on le voit dans la troisième Vie de saint Bernard. Cette maison devint plus tard un prieuré de l'abbaye de Saint-Bénigne, il laquelle le couvent de Lairé était soumis, de même que les religieuses de Juillers étaient autrefois soumises aux religieux de Molesmes. Le roi Gontran donna ce lieu à Saint-Bénigne.   

 

comme il songeait à ce qu'il avait entendu, il touche les entraves de ses pieds, et voilà que tout à coup ses fers se brisent en partie sous sa main, en sorte qu'il n'était plus retenu par rien et pouvait aller et venir en liberté. Mais que faire? La porte était fermée, et sur le seuil se trouvait une foule de pauvres. Il se lève pourtant, et, moins dans l'espérance de pouvoir s'échapper que fatigué d'être assis, et peut-être aussi dans le désir de voir ce qui allait arriver, il s'approche de la porte du souterrain où il était enfermé et tenu prisonnier: à peine en a-t-il touché la barre, que la serrure lui resta dans la main et que la porte s'ouvre. Il sort à pied comme un homme chargé d'entraves et se dirige vers l'église où on chantait les vêpres. Quant aux mendiants qui étaient à la porte de la maison, en voyant ce qui se passait, ils furent saisis de crainte, par un effet de la permission de Dieu et prirent la fuite sans pousser même un cri. Comme il approchait de l'église, un des domestiques de la maison où il était gardé en prison, c'était le frère même de celui qui était chargé de le garder, venant à sortir et le voyant hâter le pas pour se rendre à l'église, lui dit: «Vous arrivez bien tard, Gérard. » Il tremble à ces mots; mais l'autre continue, « allez vite, vous pourrez encore entendre quelque chose. » Ses yeux étaient voilés et il ne comprenait pas ce qui se passait. Enfin, après avoir aidé de la main Gérard qu'il voyait toujours chargé de chaînes, à monter les derniers degrés de l'église, en le voyant entrer dans le lieu saint, il s'aperçut pour la première fois de ce qu'il en était, il voulut le retenir, mais il ne put y réussir. Voilà comment Gérard se vit délivré tout à la fois des liens de l'amour de ce monde et des chaînes de la captivité des enfants du siècle, et put accomplir fidèlement le voeu qu'il avait fait. C'est en cela surtout que le Seigneur a montré avec quelle perfection cet homme de Dieu a commencé la grâce de son saint genre de vie, puisqu'il lui fit voir, dans son esprit, lui qui a fait l'avenir, ce qui devait arriver. Il avait vu, en effet, comme s'il l'avait eue sous les yeux, la lance qui devait percer le côté de son frère, quand il marquait du doigt la place où elle devait bientôt le blesser, ainsi que plus tard il l'a avoué à ceux à qui il ne pouvait rien cacher et qui le questionnaient sur ce fait.

13. Le premier jour où, comme je l'ai dit, tous les autres se trouvaient réunis dans un même esprit avec Bernard, le matin, comme ils entraient dans l'église, ils entendirent lire ce verset de l'Apôtre : « Dieu est fidèle et je suis star que celui qui a commencé en vous cette bonne entreprise, l'achèvera et la perfectionnera jusqu'au jour de l'avènement de Jésus-Christ (Philipp. I, 6). » Notre saint jeune homme reçut cette parole comme si elle lui fut venue du ciel. Aussi ce père spirituel d'une race de frères régénérés en Jésus-Christ, se laissant aller à des sentiments d'allégresse et comprenant que la main du Seigneur travaillait avec lui, se mit à se livrer dés lors plus que jamais à la prédication et à rassembler autour de lui le plus de compagnons qu'il put. On le vit donc se revêtir de l'homme nouveau, et traiter de choses sérieuses et de changement de vie avec ceux avec qui il avait autrefois l'habitude de s'entretenir des lettres mondaines et du monde lui-même. Il montrait que les joies du siècle sont fugitives, que la vie n'est que misère, que la mort est prompte dans sa marche et que la vie qui doit succéder à la mort sera à jamais heureuse ou malheureuse. Bref, tous ceux qui avaient été prédestinés, par un effet de, la grâce qui opérait en eux, de la force de la parole de Bernard et des instantes prières de ce serviteur de Dieu, après avoir hésité quelque temps, finissaient par se sentir pénétrés de. componction et par croire et consentir les uns après les autres. Parmi ceux-là se trouvait un certain Hugues de Mâcon, que la noblesse de sa race, la pureté de ses mœurs, ses biens et ses richesses rendaient également recommandable. Aujourd'hui, sa religion et sa sainteté l'ont fait tirer du monastère de Pontigny, qu'il avait construit de ses deniers, et placer sur le siège épiscopal d'Autun avec le mérite et la dignité de pontife. En apprenant la conversion d'un de ses amis et compagnons les plus chers, il le pleurait comme perdu pour lui, puisqu'il apprenait qu'il était mort au monde. Mais à peine lui eut-il été permis de s'entretenir aven lui, qu'ils versèrent l'un et l'autre des larmes bien différentes et mêlèrent ensemble des gémissements poussés par une douleur qui n'avait rien de commun; puis ils se mirent à échanger quelques mots et à comparer les choses entre elles. Mais, pendant cet échange de paroles qu'une mutuelle amitié inspirait, l'esprit de vérité pénétrait dans le coeur de Hugues, et la conversation prit soudain un tout autre tour que celui qu'elle avait d'abord; ils promirent d'embrasser en commun le nouveau genre de vie, et ils devinrent dès lors un seul coeur et une seule âme, bien plus dignement et plus véritablement qu'ils ne l'avaient été auparavant dans le monde.

14. Mais, peu de jours après on vint apprendre à Bernard que, changé par d'autres compagnons, Hugues renonçait à son dessein. Profitant d'une occasion favorable que lui offrait une grande réunion d'évêques qu1 avait lieu dans ces parages, il vole au secours de cette âme qui se perdait, afin de l'enfanter une seconde fois à la grâce. De leur côté, les amis de Hugues, ceux qui lui avaient fait renoncer à son dessein, en apercevant Bernard, ne perdent point leur proie de vue, ne lui laissent point la faculté de s'entretenir avec lui et lui interdisent même tout accès auprès de sa personne. Quant à Bernard, en voyant qu'il ne pouvait lui parler, il poussait des cris vers le Seigneur ; à sa prière mêlée de larmes, un vrai déluge d'eau fond soudain du ciel. Or, on se trouvait au milieu d'un champ, attendu que l'air était pur et que rien ne pouvait faire présager une pareille pluie. A cette averse subite, chacun se disperse, et gagne le village voisin; mais Bernard retenant Hugues par la main lui dit : « Vous voudrez bien supporter cette pluie avec moi. » Demeurés seuls, ils furent loin de se trouver dans la solitude, car le Seigneur était avec eux et leur rendait à l'instant même un ciel et un coeur purs et sereins. Hugues renouvela alors ses engagements et confirma ses promesses, qu'il ne lui fut plus possible de violer ensuite.

15. Le pécheur voyait tout cela et était irrité, grinçait les dents et séchait de dépit (Psal. CXI, 9); et le juste, de son côté, plein de confiance dans le Seigneur, triomphait glorieusement du monde. Comme il prêchait tant en public qu'en particulier, les mères cachaient leurs fils , les femmes retenaient leurs maris et les amis empêchaient leurs amis d'aller l'entendre, car le Saint-Esprit donnait à sa parole une telle puissance, que c'est à peine si quelque sentiment que ce fût pouvait détourner ceux qui l'entendaient de se mettre à sa suite. Le nombre     de ceux qui embrassaient ce nouveau genre de vie était tous les jours plus grand, et, de même qu'il est dit des chrétiens de la primitive Église : « Leur multitude n'avait qu'un coeur et qu'une âme clans le Seigneur (Act. IV, 32), » ainsi vivaient-ils unis ensemble, et personne qui ne partageait point leurs sentiments, n'osait se ,joindre à eux. Ils avaient à Châtillon une maison qu'ils possédaient en commun, mit ils se réunissaient, habitant et s'entretenant ensemble, et clans laquelle c'est à peine si ceux qui n'étaient point de leur société osaient pénétrer; mais, quanti il leur arrivait de le faire, en voyant et en entendant ce qui s'y faisait et s'y disait, ils éprouvaient ce que l'Apôtre rapporte des chrétiens de Corinthe, c'est-à-dire que se trouvant au milieu de personnes qui toutes prophétisaient, si je puis parler ainsi,ils se trouvaient convaincus et jugés par tous (I Cor. XIV, 24) ; alors, adorant le Seigneur, et confessant que Dieu était en eux, ou il embrassaient leurs sentiments, ou bien s'ils se retiraient, ce n'était qu'en pleurant sur eux-mêmes et en déclarant les autres bien heureux. A cette époque et dans les contrées où les choses que nous rapportons se passaient, il était à peu près inouï qu'on eut connu d'avance le changement de vie d'un homme qui demeurât encore dan- le monde, mais pour eux ils demeurèrent dans le monde avec leurs vêtements laïcs, près de six mois après le premier instant oie ils avaient conçu leur dessein, afin de se présenter en plus ;rand nombre en donnant à chacun le temps de terminer ses affaires dans le monde.

16. Mais quand toute cette troupe put craindre que le tentateur ne finît par en arracher quelques-uns de, sou sein, il plut là Dieu. de faire connaître par une révélation ce qui devait arriver. L'élu de la troupe eut une vision pendant la nuit; il lui semblait voir tous ses compagnons assis dans une maison et chacun d'eux communier avec nu pain d'une blancheur et d'un goût admirables. Tous en recevaient parfaitement bien leur part et la mangeaient avec nue grande joie, mais il remarqua qu'il y en avait deux qui restaient sans participer à cette nourriture salutaire. L'un n'y prenait point part du tout, l'autre semblait y prendre part, mais il le faisait avec si peu de soin qu'il laissait tomber tout ce qu'il prenait. L'événement montra bien dans la suite que cette vision était véritable ; car il s'en trouva titi qui retourna au monde avant même que les desseins projetés fussent mis à exécution, l'autre commença l'ceuvre commune avec le reste de la troupe, mais il n'alla point jusqu'au bout. J'ai vu plus tard cet homme dans le monde, il était errant et vagabond comme autrefois Caïn sous les yeux du Seigneur ; autant que j'ai pu le remarquer, c'était un homme on ne peut plus bas, misérable, honteux et d'une faiblesse d'1me excessive. Vers la fin de sa vie, il revint à Clairvaux, forcé par la misère et le triste état de sa santé; il appartenait à une bonne famille, mais il s'était vu par tous ses proches et ses amis. De retour à Clairvaux, il renonça à toute propriété, non point pourtant à celle de sa volonté, et mourut, non dans l'intérieur du cloître, comme un frère et un habitant de la maison, mais hors du cloître en demandant miséricorde, comme un pauvre et un mendiant.

17. Quand le jour fut venu de donner suite à son voeu et d'accomplir son désir, Bernard quitta le toit paternel; suivi de ses frères dont il était devenu le père et qui se regardaient comme ses enfants spirituels, puisqu'il les avait engendrés au  Christ par la parole de vie. Guy, l'aîné de tous apercevant Nivard, le plus jeune de leurs frères, qui était encore enfant et se tenant dans la cour de la maison avec d’autres enfants, lui dit : « Allons, Nivard, tous nos biens sont à toi maintenant. » À ces mots, Nivard répondit d’une manière qui ne sentait point l’enfant : « Ainsi, vous prenez le ciel et vous me laissez la terre; le partage n'est pas égal. » Après avoir échangé ces paroles, ils s'éloignèrent; quant à Nivard, il resta à la maison avec son père, mais peu de temps après il alla rejoindre ses frères; il n'y eut ni père, ni proches, ni amis qui purent le retenir. Il ne restait donc plus de toute cette famille consacrée à Dieu, que le père déjà vieux, avec la fille dont nous parlerons aussi en son lieu.

18. À cette époque, le petit et tendre troupeau de Cîteaux vivait sous la conduite de son vénérable abbé Etienne. Ce dernier commençait même à souffrir beaucoup dans son âme de voir le petit nombre des siens et à perdre toute espérance d'une postérité qui put hériter de sa sainte pauvreté. tout le monde regardait avec un sentiment d'admiration respectueuse la sainteté de leur vie, mais aussi en fuyait l'austérité. tout à coup le Seigneur le visite et comble son âme d'une joie aussi inattendue que subite, et il lui sembla que, ce jour-là même, sa maison avait reçu du Saint-Esprit cette réponse : « Réjouissez-vous stérile, vous qui n'enfantiez point poussez des cris de joie, vous qui ne deveniez point mère; parce que celle qui était délaissée a plus d'enfants que celle qui a un mari (Galat. IV, 27),» et elle verra les générations sorties d'elles se succéder en nombre infini (a). En  effet, la première année de Cîteaux, un des premiers frères de cette abbaye, se trouvant arrivé à sa dernière heure, vit en esprit une multitude innombrable d’hommes, près de la basilique, occupés à laver leurs vêtements dans la fontaine; et en même temps il entendit une voix qui disait: cette fontaine sera appelée la fontaine d'Ennon. Le religieux fit part de tout cela à son abbé, et cet homme, plein de grands sentiments, comprit que Dieu voulait le consoler; il se réjouit donc beaucoup dès lors de la promesse qui lui était faite, mais plus tard il se réjouit bien davantage en voyant comment elle s’accomplit et rendit grâces à Dieu le père, par notre Seigneur Jésus-Christ, qui avec lui et le Saint-Esprit vit et règne dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

 

a Ce qui suit est tiré des  manuscrits.

 

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CHAPITRE IV. Entrée de Bernard dans l'ordre, sa ferveur au noviciat, il ne se permet que peu de nourriture et de sommeil; son ardeur pour le travail des mains; ses progrès étonnants dans l'étude de la Sainte Écriture.

 

19. L'an de Notre-Seigneur 1113, quinzième année de la fondation de Cîteaux, le serviteur de Dieu Bernard, âgé de vingt-trois ans environ, vint à Cîteaux, suivi de plus de trente de ses compagnons, se mettre sous la conduite de l'abbé Étienne et se placer sous le joug doux du Christ. A partir de ce jour, le Seigneur remplit cette maison de bénédictions, et cette vigne du Dieu de Sabaoth commença à donner ses fruits, à étendre ses sarments jusqu'aux rivages de la mer et à envoyer ses provins au-delà même des mers. Mais comme, parmi les compagnons de Bernard, il s'en trouvait plusieurs de mariés, dont les femmes avaient en même temps qu'eux émis le voeu d'une vie sainte, Bernard leur fit élever un monastère de femmes dans un endroit appelé Juilly (a), situé dans paroisse de Langres. Élevé avec l'aide du Seigneur, il s'accrut bientôt d'un manière extraordinaire, et devint aussi remarquable par le nombre de se religieuses, que par ses richesses. Il se propagea dans la suite, et fonda d'autres maisons en divers endroits, il produit tous les jours de nouveaux fruits. Tels furent donc les saints commencements du nouveau genre de vie de l'homme de Dieu. Quant au détail même de sa vie, je ne crois pas que personne puisse en raconter les merveilles, ni retracer la vie d'ange qu'il mena sur la terre, à moins de vivre de l'esprit même dont il vécu. Il n'y a que celui qui a prodigué ses grâces et celui qui les a reçu qui sachent de quelle douceur et de quelles bénédictions le Seigneur l'a prévenu dès le début de sa conversion, les grâces d'élection dont il l'a comblé, et l'abondance des biens de sa maison dont il l'a enivré. Il eut dans cette maison vraiment pauvre d'esprit et jusqu'alors parfaitement inconnue, existant à peine, dans la pensée d'y mourir au coeur et au sou venir des hommes et avec l'espérance d'y vivre dans l'obscurité l'oubli comme un vase de nulle valeur. Mais Dieu en disposa autrement et se fit de lui un vase d'élection, non-seulement pour étendre et fortifier l'ordre monastique, mais encore pour aller porter son nom devant les rois et les peuples et jusqu'au bout du monde. Pour lui, il s'en fallait bien qu'il eût de lui-même ces pensées et ces espérances; mais, plutôt tout entier à la garde de son coeur, à la persévérance dans son projet, avait sans cesse à l'esprit et sur les lèvres ces paroles : « Bernard, Bernard pourquoi est-tu venu ? » Et de même qu'on lit de Notre-Seigneur, « qu'il commença par faire et enseigna ensuite (Act. I, 1), » il ne fut pas plutôt

 

a Milon, comte de Bar, donna ce lieu au monastère de Molesmes « pour servir à des religieuses sous la dépendance de l'abbé de Molesmes qui désignait quatre religieux chargés de tout ce que concernait les soins matériels et spirituels de ces religieuses. » Cela se fit sous Guy, abbé Molesmes, en 1115. C'est à cet abbé que saint Bernard a adressé sa lettre quatre-vingtième, comme on le voit par la charte de Chifflet. Il sera reparlé de Jailly plus loin, au n. 30.

 

entré dans la salle des novices, qu'il se mit à pratiquer sur lui-même ce qu'il devait un jour enseigner aux autres.

20. Aussi lui avons-nous entendu souvent dire plus tard aux novices qui se présentaient à lui et qui avaient hâte d'entrer en religion, quand il fut ordonné abbé de Clairvaux: « Si c'est après les choses intérieures que vous courez, laissez là, à la porte, le corps que vous avez apporté du siècle; que votre esprit entre seul ici, car la chair ne saurait vous y être bonne, à rien. » Comme les novices se montraient effrayés à cette doctrine toute nouvelle pour eux, il épargnait leur jeunesse, leur exposait sa pensée en termes plus encourageants, mais ne cessait de leur répéter qu'ils devaient laisser la concupiscence de la chair à la porte du monastère. Pour lui, quand il était novice, il ne se ménageait en rien, et s'appliquait en toute occasion à mortifier en lui, non-seulement les concupiscences de la chair qui s'exercent par les sens du corps, mais en ces sens eux-mêmes qui leur servent d'instrument. En effet, comme il commençait à sentir souffler d'en haut dans son âme, avec plus de            douceur et de fréquence, les ardeurs de l'amour illuminé, il se prenait à craindre pour ses sens intérieurs l'influence de ses sens corporels, et ne leur permettait, encore n'était-ce qu'à regret, que juste ce que réclamaient d'eux les rapports de société extérieure avec ses semblables. Et comme la pratique constante de cette réserve se changea en habitude, elle devint en quelque sorte pour lui une seconde nature. Tout entier absorbé par l'esprit, toutes ses espérances, toutes ses intentions, toutes ses pensées, toute sa mémoire étaient en Dieu; il voyait sans voir, il entendait sans entendre, il ne sentait point le goût de ce qu'il mangeait, c'est à peine s'il percevait quoi que ce fût par l'un ou l'autre de ses sens. En effet, après avoir passé une année entière dans la salle des novices, il en sortit sans pouvoir dire si la maison elle-même avait cette espèce de moulure qu'on appelle vulgairement tortue. Il était bien souvent allé et venu dans l'église, sans s'apercevoir qu'il y eût trois fenêtres placées au-dessus de sa tête: il pensait qu'il n'y en avait qu'une. Il avait tellement mortifié en lui le sens de la curiosité, qu'il ne s'apercevait absolument pas de toutes ces choses-là, ou si par hasard elles venaient à frapper ses regards, comme sa pensée était occupée ailleurs, ainsi que je l'ai dit; il ne les remarquait point. C'est qu'en effet, les sensations sont nulles, dès que l'esprit en est distrait.

21. En lui, la nature n'était point en lutte contre la grâce, en sorte qu'il semble qu'il aurait pu s'appliquer ces paroles: « J'étais un enfant bien né et j'avais reçu de Dieu une âme bonne et comme je devenais bon de plus en plus, je vins dans un corps exempt de souillure (Sap. VIII, 19 et 20).» En effet, pour s'élever à la contemplation des choses spirituelles et divines, indépendamment de la grâce spirituelle, il avait une sorte de force naturelle et avait reçu en partage une âme bonne pour cet exercice, des sens peu portés à céder à la curiosité, et qui, bien loin de se révolter orgueilleusement contre la pensée, se réjouissaient des choses spirituelles, et se soumettaient avec empressement à l'esprit, dans tout ce qui se rapportait à Dieu. Quant à son corps, il ne fut jamais souillé par le contact d'aucun péché grave; un peu négligé, gomme il fallait que ce fût, il ne recevait de soins que ce qui était nécessaire pour en faire un instrument toujours parfaitement disposé dans les mains de l'esprit pour le service de Dieu. Comme la chair en lui, par un effet de la grâce prévenante, par l'aide de 1a grâce subséquente et par la bon usage da la discipline spirituelle, ne se laissait que bien difficilement aller à désirer quoi que ce filet contre l'esprit, je veux dire de nature à causer une blessure â l'esprit; même, quant à l'esprit, il s'élevait, dans ses désirs, si haut au-dessus des forces et de l'énergie de la chair et du sang contre la chair, que ce misérable corps, animal succombant sans la faix, n'a jamais pu se relever jusqu'à présent. Que dirai-je du sommeil qu’il lui permettait, et qui, pour le reste des hommes, est ordinairement un repos des travaux de la veille, le calme donné aux sens, le réparateur des esprits animaux ? Dès le premier instant de son entrée en religion jusqu'à ce jour, Bernard a prolongé ses veilles au-delà de toute possibilité humaine, car il a l’habitude de répéter en gémissant, que, pour lui, le temps qu'il donne au sommeil est un temps perdu, et qu'il n'est rien qui ressemble plus à la mort que le sommeil, à tel point que, aux yeux même des hommes, ceux qui sont endormis, semblent morts, de même qu'aux yeux de Dieu, les morts sont des gens endormis. Aussi, lorsqu'il entend un frère ronfler trop fort en dormant, ou lorsqu'il le voit dormir dans une position peu religieuse, il peut à peine se contenir, et lui reproche de dormir d'un sommeil charnel ou mondain. Chez lui, manger peu et dormir peu, sont deux choses inséparables il ne permet à son corps de prendre, soit à table soit au lit, rien au-delà du strict nécessaire, bien loin de lui permettre de le dépasser. Et pour lui, c'est modérer les veilles que de ne point veiller la nuit tout entière.

22. Jusqu'à ce jour, il est bien rare qu'il se soit mis à table pour satisfaire son appétit; le seul mobile qui l'y conduise, est la crainte tomber en défaillance, et quand il va manger, avant même d'avoir commencé, il est rassasié rien que par la seule pensée de la nourriture qu’il va prendre : aussi ne se met-il à table que comme on va au supplice. Depuis le premier instant de sa conversion, ou du moins, de sa sortie de la salle des novices, sa nature, d'une complexion toujours frêle et délicate à l'excès, se trouvant brisée par des jeûnes et des veilles répétés par le froid et  le travail, et par des exercices pénibles et continus, il a l'estomac en si mauvais état, qu’il rend ordinairement sans le digérer tout ce qu'il prend, peu de temps après l'avoir mangé; ce qu'il en digère par l'action naturelle des organes, remontant dans sa marche à travers les intestins, des parties non moins malades que l'estomac, est rendu avec de violentes douleurs. Le peu qu'il en garde est toute la nourriture son corps, et suffit moins à son existence qu'à retarder les coups de mort. Il a la coutume de peser en quelque sorte tout ce qu'il meus en sortant de table, et s'il se trouve qu'il a dépassé la mesure habituelle, il ne le laisse point passer impunément. L'habitude de la sobriété poussée jusqu'à la parcimonie est si bien devenue en lui une seconde nature que lors même qu'il le voudrait, il ne pourrait se permettre rien de plus que sa réfection habituelle. Voilà comment, dès les premiers temps, il se montra novice parmi les novices et religieux parmi les religieux, toujours fort d'esprit et faible de corps, ne se permettant jamais de se relâcher en quoi que ce soit pour tout ce qui regarde le repos et la réfection que réclamait son corps, ni aucun adoucissement au travail et aux fatigues communes. Tous les autres religieux étaient à ses yeux saints et parfaits ; pour lui, se regardant toujours comme novice et comme débutant dans la vie         religieuse, il ne croyait point avoir besoin des adoucissements et des concessions qui pouvaient être accordés à des religieux, émérites et parfaits ; ce qui lui convenait à lui, c'était la ferveur d'un novice, l'observance stricte de l'ordre, et la rigueur de la discipline.

23. Aussi, plein de zèle et d'amour pour la vie commune, la vie de tous, s'il lui arrivait, faute d'habitude et d'expérience, de ne pouvoir se livrer aux travaux que les autres accomplissaient, il rachetait cela en bêchant la terre, en coupant du bois, en portant des fardeaux sur ses propres épaules, et par toute sorte de travaux aussi pénibles. Si les forces venaient à lui manquer, il se rabattait sur les occupations les plus viles, et compensait par son humilité le travail qu'il ne pouvait accomplir. Il avait, comme je l'ai déjà dit, mortifié ses sens  dont, soit curiosité, soit infirmité, il n'est personne de si parfait qui ne souffre, sinon volontairement, du moins par le souvenir et par la pensée, quelque détriment pour la paix intérieure de l'âme, au milieu de toutes ces occupations et de ces dis tractions extérieures; par le privilège d'une grâce insigne, et par une grande force d'esprit, il était en même temps tout entier, si je puis parler ainsi, aux oeuvres extérieures, et tout entier intérieurement à la pensée de Dieu. A ]'heure du travail, il priait en lui-même, ou il méditait sans interrompre, les eeuvres extérieures qu'il avait à accomplir, et il s'occupait de ces œuvres extérieures sans rien perdre intérieurement de la douceur de sa méditation; car, jusqu'1 présent, tout ce qu'il a de force dans les saintes Écritures, tout ce qu'il y découvre de sens spirituels, c'est à ses méditations au fond des forêts et dans les champs, c'est à la prière qu'il déclare le devoir, et il répète à ses amis, dans un langage aussi gai que gracieux, qu'il n'eut jamais d'autres maîtres que les chênes et les hêtres.

24. A l’époque de la moisson, pendant que tous les religieux sont occupés avec toute la ferveur et la joie du Saint-Esprit, à scier le blé ; comme il cause de la faiblesse et de son défaut d’habitude pour une semblable besogne, il se voyait condamné à demeurer assis et à rester en repos, il en ressentait une grande tristesse, et, se réfugiant dans la prière, il demandait avec larmes à Dieu de lui donner la grâce de pouvoir faire aussi la moisson. La simplicité de sa foi ne trompa point son religieux désir, et il ne tarda point à obtenir la grâce qu'il sollicitait. A partir de ce moment, il peut se féliciter avec un certain bonheur de n'être pas moins habile qu'un autre dans cette sorte de travail, où il montre d'autant plus d'ardeur qu'il sait bien qu'il ne doit qu'à la grâce de Dieu la possibilité de s'y livrer. A ses heures de repos, pendant ces travaux et ces occupations, il priait, lisait ou méditait. S'il se trouvait dans la solitude, il en profitait pour prier; sinon, en quelque lieu qu'il fût, seul ou dans la foule, il se faisait une solitude dans son coeur, et partout il savait être seul. Il lisait très-souvent et bien volontiers l'Écriture sainte, soit seul, soit en commun, et il disait qu'il n'y avait point d'explication qui lui fît comprendre la parole de Dieu aussi bien que cette parole même, et que toutes les vérités, tous les sens qu'il y voyait briller, c'était plutôt à la source même des Saintes-Écritures que dans les petits ruisseaux des commentaires qu'il les trouvait et les goûtait. Toutefois, il lisait humblement les ouvrages des commentateurs des Saintes Écritures que leur sainteté et leur orthodoxie recommandent, sans prétendre mettre les sens qu'il découvrait au même rang que les leurs, tout au contraire, il se soumettait à eux et se réglait sur eux; mais en marchant sur leurs pas, il allait souvent boire lui-même à la source où ils avaient puisé. Voilà comment, rempli de l'esprit même par qui toute l’Ecriture a été divinement inspirée, il s'en sert avec une confiance et une foi égales, selon ce mot de l’Apôtre, pour instruire, pour reprendre et pour corriger (II Tim. III, I6). Quand il prêche la parole de Dieu, tons les passages qu'il cite à l'appui de sa doctrine sont rendus par lui si clairs, si agréables et si efficaces pour toucher l'âme dans le sens qu'il se propose, que ceux qui l'écoutent, savants du monde et savants dans la doctrine du salut, tous sont dans l'admiration en entendant les paroles pleines de grâces qui coulent de ses lèvres.

 

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CHAPITRE V. Commencements de Clairvaux, humble genre de vie de ses premiers habitants; ses progrès futurs sont indiqués d'une manière divine.

 

25. Mais lorsqu'il plut à celui qui a tiré Bernard du siècle et l'a appelé à lui, de faire éclater davantage sa gloire en lui, et de réunir en un seul troupeau une multitude d'enfants de Dieu qui étaient encore dispersés, il suggéra à l'abbé Étienne la pensée de l'envoyer avec ses frères pour fonder la maison de Clairvaux. Il mit à leur tête en les envoyant dom Bernard, en qualité d'abbé, à leur grand étonnement sans doute, attendu qu'ils étaient tous des hommes mûrs et aussi distingués dans la profession religieuse que dans le monde, et qui craignaient pour Bernard, soit son extrême jeunesse, soit sa faible constitution, et son peu d’habitude des travaux corporels. Clairvaux, situé dans le diocèse de Langres, non loin de l'Aube était un ancien repaire de brigands appelé autrefois la vallée de l’Absinthe, soit à cause de l'abondance avec laquelle cette plante croît en ces lieux, soit à cause des amères douleurs de tous ceux qui venaient à tomber entre les mains des brigands qui y avaient fixé leur séjour. C'es donc là, dans ce lieu d'horreur, dans cette profonde solitude que s'arrêtèrent ces hommes pleins de courage, dans la pensée d'y faire d'une caverne de voleurs un temple à Dieu, une maison de prière. Ils y servirent Die pendant quelque temps avec simplicité, dans la pauvreté d'esprit, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité, et dans des veilles nombreuses. Leur nourriture la plus ordinaire se composait de feuilles de hêtre. Au lieu du pain dont parle le prophète, ils avaient un pain d'orge, de mil et de vesce, un pain tel qu'un jour un religieux s'en voyant servir un morceau dans l'hôtellerie, se mit à fondre en larmes et l'emporta avec lui pour le montrer à ses frères, parce que c'était une chose extraordinaire que des hommes, et quels hommes, vécussent d'un pareil pain.

26. Mais tout cela touchait fort peu l'homme de Dieu. Son plus grand souci était de sauver beaucoup d'âmes; il n'y en eut pas d'autre plus pressant dans ce coeur sacré, tout le monde le sait, depuis le premier jour de sa conversion jusqu'à présent, en sorte qu'il semble avoir des entrailles de mère pour toutes les âmes. Aussi ses saints désirs et son humilité ne cessaient-ils de se livrer de violents combats dans son cœur. En effet, tantôt dans les humbles sentiments qu’il avait de lui-même, i1 se trouvait indigne de concourir à quelque bien que ce fût, et tantôt, s'oubliant lui-même, il brûlait de la plus vive ardeur, et semblait ne devoir goûter de consolation que s'il sauvait une foule d'âmes. Sans doute la charité lui inspirait de la confiance, mais l'humilité la réprimait. Au milieu de tout cela, il lui arrivait souvent de se lever longtemps avant l'heure pour les vigiles; et comme après le temps des vigiles passé, il lui en restait encore beaucoup avant l'heure des matines, il sortait dans la campagne, parcourait les environs, et priait Dieu d'avoir son dévouement et celui de ses frères pour agréables. Or, se trouvant un jour pressé de ce désir de produire des fruits spirituels dont je viens de parler, tout à coup, pendant qu'il était debout en prières, les yeux à demi-fermés, il vit de tous côtés des montagnes voisines descendre vers le fond de la vallée une telle multitude d'hommes de toute condition et vêtus de toutes les manières, que la vallée se trouva trop petite pour les contenir. Tout le monde comprend aujourd'hui le sens de cette vision. L'homme de Dieu, admirablement consolé par ce qu'il venait de voir, exhorta ses frères et leur recommanda de ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.

 

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CHAPITRE VI. Grande confiance de Bernard en Dieu dans les moments les plus difficiles; son zèle pour la perfection ; conversion de sa soeur.

 

27. Un jour, à l'approche de l'hiver, comme Gérard, frère de Bernard et cellérier de la maison, se plaignait un peu vivement à lui du dénûment absolu de toutes les choses nécessaires où se trouvaient la maison et les frères, en lui disant qu'il n'avait pas de quoi se les procurer, et que, pressé par la nécessité, il ne voulait entendre aucune parole de consolation, car il n'avait absolument rien à donner, l'homme de Dieu lui dit: « Eh bien, pour parer à la détresse présente, combien vous faudrait-il ? Onze livres, lui répondit Gérard. » A ces mots, Bernard s'éloigne et recourt à la prière; peu de temps après, Gérard revint le trouver en lui disant qu'une femme de Châtillon était à la porte et demandait à lui parler. A peine cette femme vit-elle Bernard arriver à elle, que, tombant à terre et se prosternant à ses pieds, elle lui fit don de douze livres en lui demandant le secours de ses prières pour son mari qui était dangereusement malade. Après lui avoir dit quelques mots, il la congédia en lui disant: « Allez, vous retrouverez votre mari guéri.» Elle s'en retourne dans sa maison et trouva qu'il en était ainsi que Bernard le lui avait dit. De son côté l'abbé, relevant le courage abattu de son cellérier, le rendit ainsi plus fort pour supporter désormais les épreuves du Seigneur. Cela ne lui arriva pas une fois seulement ; il est certain même que bien souvent, dans un pareil besoin, on vit tout à coup un secours de Dieu arriver d'où on ne l'attendait point. Aussi les hommes prudents, comprenant que la main du Seigneur était avec lui, se donnaient bien de garde d'arracher sa tendre âme aux délices du ciel pour l'affliger parler, soucis des choses extérieures, s'en tiraient, entre eux du mieux qu'ils pouvaient, ne l'occupaient que des choses intérieures de leur conscience, et ne le consultaient que pour le bien de leurs âmes.

28. Mais il faillit leur arriver ce que l'histoire nous apprend être arrivé autrefois aux enfants d'Israël au sujet de Moise (Exod. XXXIV). En effet, comme il sortait de l'obscurité du nuage où il s'était longtemps entretenu avec le Seigneur sur le mont Sinaï, et retournait vers le peuple, il ;arriva que, à la suite de son entretien avec Dieu, il paraissait avoir des cornes au front, ce qui lui donnait une apparence terrible, et tout le peuple s'enfuyait à son approche. De même notre Saint, en quittant la présence de Dieu dont il avait joui pendant quelque temps dans la solitude de Cîteaux et dans le profond silence d'une sublime contemplation, semblait apporter au milieu des hommes une sorte de pureté merveilleuse plus qu'humaine, puisée auprès de Dieu, qui effrayait presque et éloignait de lui tons ceux qu'il devait conduire, et parmi lesquels il venait vivre. En effet, s'il avait à les entretenir de choses spirituelles et à leur prêcher pour la sanctification de leurs âmes, il parlait à ces hommes la langue des anges, et pouvait à peine se faire comprendre d'eux. C'était surtout quand il traitait un sujet de morale due sa bouche, dans un langage abondant qui sortait du coeur, leur proposait des choses sublimes, exigeait d'eux tant de perfection, que sa parole, semblait dure à entendre , c'était au point que ses auditeurs ne comprenaient pas ce qu'il leur disait. D'un autre côté, quand. il les entendait se confesser à lui et s'accuser de diverses illusions et pensées communes aux hommes, et telles qu'il n'est donné à personne dans la chair, de pouvoir les éviter tout à fait, c'est alors surtout qu'il était évident qu'il n'y avait aucun rapport entre une lumière comme la sienne et do pareilles ténèbres, car il trouvait des hommes là où il avait pensé qu'il n'y avait que des anges. Cet homme, qui avait en grande partie la pureté d'un ange et qui avait conscience de la grâce singulière qu'il avait jadis reçue de Dieu, préjugeait si bien dans la simplicité des fragiles humains, qu'il ne croyait pas possible à Lui religieux de tomber dans de pareilles tentations et dans ces souillures de pensées, ou d'y tomber et d'être un vrai religieux.

29. Mais tous les vrais religieux, tons les hommes vraiment pieux et sages respectaient dans ses sermons les choses mêmes qu'ils ne comprenaient point, et dans leurs propres confessions, quoiqu'ils s'étonnassent d'un langage si nouveau pour eux et qui leur semblait gros de désespoir pour les faibles, cependant, selon la pensée du saint homme Job, ils auraient cru mal faire de contredire sa parole; aussi n'excusaient-ils point, mais accusaient-ils, au contraire, leur faiblesse devant l'homme de Dieu, pour les choses dans lesquelles nul homme vivant ne peut être exempt de toute faute aux yeux de Dieu. Voilà comment la pieuse humilité des disciples devenait une leçon même pour leur maître. En effet, pendant qu'ils s'humiliaient ainsi, au gré de celui qui les reprenait de leurs fautes, leur maître dans les voies spirituelles se prit à douter de la bonté de son zèle contre des religieux si humbles et si soumis, et il en vint au point d'accuser lui-même sa propre ignorance, de pleurer sur la nécessité où il se trouvait de rompre le silence quand il ne savait pas même parler. Il se reprochait de tenir à ces hommes un langage plutôt indigne d'eux qu'élevé, qui blessait la conscience de ses auditeurs et de demander avec tant de rigueur la perfection à de simples religieux, quand il se trouvait si éloigné d'y atteindre lui-même. Il pensait que ces religieux méditaient en silence des choses bien meilleures et bien plus près du salut que celles qu'il leur disait, opéraient leur salut avec plus de dévotion et de succès que ne pouvaient le faire ses propres exemples, et que ses prédications étaient plutôt faites pour les scandaliser que pour les édifier. Toutes ces réflexions le troublaient et l'attristaient beaucoup, et diverses pensées lui venaient à l'esprit. Après bien des réflexions et bien des combats intérieurs, il s'arrêta à la pensée de se retirer de tontes les choses extérieures dans le secret de son âme, de s'y tenir dans la solitude du coeur, dans la retraite et le silence, et d'attendre que le Seigneur daignât, dans sa miséricorde, lui révéler sa volonté sur ce sujet. Il n'attendit pas longtemps, le Dieu de miséricorde vint à son secours en temps opportun. En effet, quelques jours à peine s'étaient écoulés, quand il vit dans uni; vision qu'il eut pendant la nuit, un enfant qui se tenait debout auprès de lui, avec une charité toute divine, lui enjoindre avec nue grande autorité de prêcher avec confiance tout ce qui lui viendrait à la bouche, attendu que ce ne serait pas lui qui parlerait, mais l'Esprit saint qui parlerait en lui. A partir de ce jour, il fut plus manifeste que jamais que le Saint-Esprit parlait en lui et par sa bouche, lui suggérant un langage plein de force, lui mettant sur les lèvres avec abondance le sens des Écritures. Il donna a parole une grande autorité, lin grand charme sur l'esprit de ses auditeurs, en même temps qu'il lui ouvrit les yeux de l'intelligence sur les besoins du pauvre et de l'indigent, je veux dire du pécheur qui se relient et qui demande son pardon.

30. Après avoir appris pendant quelque temps à converser avec les hommes, à agir comme eux et à supporter les choses inhérentes à l'humanité, il commença à goûter au milieu de ses frères et avec eux les fruits de son changement de vie. Son père, qui était demeuré seul à la maison, vint rejoindre ses enfants et partager leur genre de vie. Après avoir passé ainsi quelque temps avec eux, il mourut (a) dans une heureuse vieillesse. Leur soeur, qui était restée dans le monde où elle s'était mariée, y menait une vie toute mondaine, au milieu de tous les dangers qui accompagnent les richesses de la terre; un jour pourtant, Dieu lui inspira la pensée d'aller voir ses frères; mais lorsqu'elle fut arrivée pour voir son vénérable frère, et qu'elle attendait avec une suite nombreuse et magnifique qu'il vînt recevoir sa visite, Bernard ne lui témoigna que de l'horreur et une sorte d'aversion comme pour une personne qui aidait elle-même le démon à dresser des piéges aux âmes pour les prendre, et il ne voulut point se montrer à elle pour recevoir sa visite. En apprenant son refus, cette femme se sentit toute couverte de confusion, et, profondément affligée de voir que aucun de ses frères ne daignait se déranger pour la recevoir, elle ne put s'empêcher de fondre en larmes en entendant les reproches de son frère André, qu'elle avait trouvé à la porte du monastère, lui adressait au sujet du luxe de vêtements dont elle environnait le fumier de son corps. Je ne suis qu'une pécheresse, sans doute, s'écria-t-elle, mais c'est pour les pécheurs que le Christ est mort, et c'est précisément parce que je suis pécheresse que je recherche l'entretien des saints, et si mon frère méprise mon corps, que le serviteur de Dieu ait pitié de mon âme. Qu'il vienne, qu'il parle et ordonne, tout ce qu'il me prescrira, je suis prête à le faire. Fort de cette promesse, Bernard vint la voir avec ses autres frères. Comme il ne pouvait la séparer de son mari, il commença par lui défendre toute recherche mondaine et tout luxe dans les vêtements, toutes les pompes et les vanités du monde, lui ordonna ensuite d'imiter la vie dont leur mère leur avait donné l'exemple pendant les longues années qu'elle passa avec son mari, puis il la congédia. Elle se soumit très-religieusement à ses recommandations et revint chez elle changée du tout au tout, par un effet de la toute puissance de la main du Très-Haut. Tout le monde vit avec un profond étonnement cette femme jeune, noble, délicate, changer tout-à-coup de manière de vivre, renoncer à la parure et au luxe pour mener la vie d'une ermite dans le monde, s'adonner aux veilles, aux jeûnes et à la prière, et vivre tout-à-fait étrangère au monde. Elle vécut ainsi pendant deux ans avec son mari, qui, la seconde année, rendant gloire à Dieu et n'osant pas se permettre de profaner le temple du Saint-Esprit, se laissa vaincre enfin par la force de sa persévérance et, la laissant libre de le quitter, lui permit de se donner selon le rite de l’Église, au service de Dieu, à qui elle s'était consacrée. Profitant donc de la liberté qu'elle avait si longtemps désirée, elle se rendit au monastère de Juilly, et y consacra à Dieu le reste de sa vie, parmi les saintes femmes qui s'y trouvaient déjà réunies. Là, le Seigneur lui fit la grâce de l'élever à un tel degré de sainteté, qu'elle montra bien, non moins par l'âme que par le corps, qu'elle était soeur de tous ces hommes de Dieu.

 

a on lit dans le Nécrologe de Saint-Bénigne, au sujet du père du saint Bernard : « 11 avril, mort du moine Técelin, père de dom Bernard, abbé de Clairvaux. »

 

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CHAPITRE VII. Saint Bernard est ordonné abbé, soins que réclame sa santé. Éloge de la discipline alors en vigueur à Clairvaux.

 

31. Lorsque Bernard fut envoyé à Clairvaux, il dut être ordonné pour le ministère auquel il était appelé. Le siège de Langres, que cette ordination regardait, était vacant, et, comme les religieux se demandaient à quel évêque ils le présenteraient pour cette ordination, la pensée vint aussitôt à l'esprit de recourir à l'évêque voisin, qui était celui de Châlon-sur-Marne, Guillaume de Champeaux, homme que sa réputation rendait extrêmement respectable, en même temps que son savoir en faisait un maître très-renommé. On résolut donc de s'adresser à lui. C'est ce qui eut lieu. Bernard se rendit à Châlons accompagné d’un religieux de Cîteaux, nommé Elboldon. On vit donc entrer dans la maison de l'évêque un jeune religieux, au corps exténué et presque mourant, à l'extérieur méprisable, suivi d'un autre religieux plus âgé, d'une taille élevée, d'un extérieur élégant et robuste, ce qui prêtait à rire aux uns, à plaisanter aux autres, pendant qu'il s'en trouvait plusieurs qui prenaient la chose comme elle était effectivement. Comme on se demandait lequel des deux était l'abbé, l'évêque, au premier coup d'oeil qu'il jeta sur eux, reconnut le serviteur de Dieu et le reçut comme pouvait le faire un autre serviteur de Dieu, tel qu'il l'était lui-même. En effet, dès l'abord et aux premiers mots, la réserve de Bernard dans sa manière de s'exprimer, beaucoup mieux encore que toute espèce de discours, fit éclater aux yeux de Guillaume de plus en plus la prudence de ce jeune religieux, et cet homme sage comprit que Dieu même le visitait dans son hôte. Les pieuses instances de l'hospitalité ne manquèrent point jusqu'à ce que l'entretien de ces deux hommes, finissant par établir entre eux une confiance et une liberté toutes familières, l'âme de Bernard, plus encore que ses paroles, le fit apprécier de son hôte. Bref, à partir de ce jour et de ce moment, ils ne firent plus l'un et l'autre qu'un coeur et qu'une âme dans le Seigneur, au point que souvent dans la suite, ils allèrent l'un chez l'autre, et que Clairvaux devint la demeure de l'évêque de même que non-seulement, la          maison de l'évêque, mais la ville entière de Châlons-sur-Marne devint par lui la maison des religieux de Clairvaux. Bien plus, tout le Rémois et la Gaule entière fut excitée par cet évêque au respect de l'homme de Dieu. Car c'est de ce grand évêque que les autres apprirent à faire accueil à Bernard, à le vénérer comme l'ange de Dieu, au point qu'il semble que cet homme, d'une autorité aussi considérable, a pressenti dans Bernard la grâce faite à son siècle, tant il se trouva favorablement disposé en faveur de ce religieux inconnu, de ce moine si parfaitement humble.

32. Mais, peu de temps après, comme la faiblesse de l'abbé augmentait au point de ne plus lui laisser que la mort ou une vie pire que la mort en perspective, il reçut la visite de l'évêque de Châlons. Après l'avoir vu, Guillaume de Champeaux dit que non-seulement il ne désespérait point de sa vie, mais qu'il espérait même le voir recouvrer la santé, s'il suivait ses conseils et voulait consentir à donner à son faible corps les soins que son état réclamait, sa vie, mais qu'il espérait même le voir recouvrer la santé, s'il suivait ses conseils et voulait consentir à donner à son faible corps les soins que son état réclamait, et, comme Bernard ne pouvait se décider à se relâcher en rien de la rigueur et de la pratique des usages de sou ordre, l'évêque alla s'adresser au chapitre de Cîteaux, et, en présence de quelques abbés qui s'y trouvaient réunis, il se prosterna la face contre terre, avec une humilité digne d'un évêque, et avec une charité vraiment sacerdotale, demanda et obtint qu'on le soumît seulement un an à sa direction, avec obligation de lui obéir. Or qu'était-il possible de refuser à une pareille humilité dans un rang si élevé? De retour à Clairvaux, il lui fit faire une petite habitation en dehors de la clôture et des propriétés du monastère, puis manda et ordonna qu'on ne tint aucun compte à son égard des prescriptions de la règle, en tout ce qui concerne le boira, le manger et les autres choses semblables; qu'on le déchargeât absolument de tous lus soucis de l'administration de sa maison, et, qu'on le laissât vivre de la manière qu'il prescrirait.

33. C'est vers la mi-me époque due je commençai moi-même à fréquenter Clairvaux et son abbé. Un jour due. je lui rendais visite avec un autre abbé, je le trouvai dans cette petite chaumière, qui ressemblait à celles qu'on a coutume d'élever aux lépreux dans les carrefours. Il était là par obéissance, d'après l'ordre de l'évêque de Châlons, selon ce que j'ai rapporté plus haut, et des abbés, décharge de tout souci concernant l'administration tant intérieure qu'extérieure de la maison, ne vaquant qu'à Dieu et aux soins de sou âme, et heureux comme au sein des délices mêmes du paradis. Etant entré dans cette royale cabane, je me suis senti, eu considérant cette demeure et celui qui y habitait, pénétré d'un respect aussi grand, j'en prends Dieu même à témoin, à l'aspect de cette cabane, due si j'étais monté à l'autel de Dieu. J'éprouvai même tant de bonheur à considérer cet homme, et un tel désir de partager la pauvreté et la simplicité de son habitation, que, si le choix m'en avait été donné ce jour-là, je n'aurais rien souhaité plus vivement que de demeurer constamment avec lui pour le servir. Comme il nous servait lui-même de son côté avec joie, nous lui demandâmes ce qu'il faisait et comment il passait sa vie dans ce séjour, il nous répondit avec ce noble sourire qui lui était particulier: « Cela va a merveille. Jusqu'à présent des hommes raisonnables m'ont obéi, et à présent, par un secret jugement de Dieu, je me trouve contraint d'obéir à une espèce d'animal sans raison. » Il voulait parler d'un paysan vain, qui ne, savait absolument rien de rien, et qui se vantait néanmoins de guérir Bernard de la faiblesse dont il souffrait, et à qui l'évêque de Châlons, les abbés et les autres religieux lui avaient fait un devoir d'obéir. Mais là, nous étant mis à table avec lui, au lieu de voir servir cet homme dont la faiblesse était si grande, et dont on devait prendre tant de soin, comme nous pensions qu'on allait le faire, nous vîmes ce médecin qu'on lui avait donné lui apporter des mets auxquels un homme en pleine santé aurait à peine voulu toucher dans une faim extrême. A cette vue, nous nous sentîmes indignés, et c'est à peine si la règle du silence fut assez forte pour nous empêcher de le traiter de sacrilège et d'homicide, et de l'accabler de reproches et des témoignages de notre indignation. Quant à Bernard, qui se trouvait l'objet d'un pareil traitement, il supportait tout avec indifférence et trouvait tout           également bien; on aurait dit un homme dont la sensibilité éteinte et le goût perdu ne font presque plus de différence en rien. En effet, on sait que pendant plusieurs jours il mangea du sang cru qu'on lui avait servi par erreur pour du beurre; une autre fois il but de l'huile pour de l'eau ; il lui arrivait mille choses de ce genre. Il disait qu'il ne trouvait de goût qu'à l'eau, et ce goût c'est la sensation de fraîcheur qu'elle lui faisait éprouver à la bouche et dans la gorge quand il en buvait.

34. Voilà donc en quel état je le trouvai, et la solitude où cet homme de Dieu habitait; que dis-je, il n'était point dans la solitude, puisque Dieu était avec lui, et qu'il se trouvait gardé et consolé par les saints anges, comme on le vit à des signes manifestes. En effet, une certaine nuit, comme dans une prière plus attentive encore qu'à l'ordinaire, il avait répandu son âme sur lui, et s'était légèrement assoupi, il entendit comme le bruit des voit d'une foule considérable de passants. S'éveillant aussitôt, et distinguant mieux encore ces voix, il quitte la cellule où il se trouvait et se met à les suivre. Non loin de là était un bois rempli de broussailles et de ronces, mais qu'il trouva alors bien différent de ce qu'il l'avait vu. Au-dessus de ce bois, se tinrent pendant quelques instants des choeurs qui se répondaient alternativement. et qui se trouvaient placés l'un d'un côté, l'autre de l'autre; le saint homme les entendait et son âme était ravie. Cependant il ne connut le sens caché de cette vision que plusieurs années après, quand les édifices du monastère furent transportés       ailleurs, et qu'il vit s'élever la chapelle à l'endroit même où il avait entendu ces voix. Quant à moi, malgré mon indignité, je suis resté là quelques jours avec lui, et de quelque côté que je portasse les yeux, j'étais dans l'admiration, il me semblait que je voyais de nouveaux cieux et une nouvelle. terre; c'était pour moi les antiques vestiges des anciens moines de l'Egypte, qui son, nos pères, et je voyais sur ces vestiges les traces plus récentes des hommes de notre temps.

35. C'était l'âge d'or de Clairvaux ; il fallait voir alors ces hommes pleins de vertu; qui avaient naguère été comblés d'honneurs et de richesses dans le monde, se glorifier dans la pauvreté de Jésus-Christ, et planter l'Église de Dieu dans leur sang, dans les travaux et les fatigues, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité, dans les herséctttions, les opprobres et les        angoisses sans nombre, et préparer à Clairvaux la paix et l'abondance dont il jouit maintenant. En effet, ces hommes pensaient qu'ils ne vivaient point pour eux, mais pour Jésus-Christ et pour les religieux qui devaient venir servir Dieu dans cette maison, et ils ne comptaient pour rien tout ce qui leur manquait, pourvu qu'il pussent laisser à ceux qui viendraient après eux de quoi subvenir à leurs besoins, et à la conscience de la pauvreté volontaire pour Jésus-Christ. A première vue, ceux qui arrivaient à Clairvaux, par le revers de la montagne, reconnaissaient Dieu clans ces demeures, car cette vallée, dans son muet langage, annonçait hautement par la simplicité et l'humilité des édifices qu'on y voyait, la simplicité et l'humilité des pauvres de Jésus-Christ, qui y avaient fixé leur demeure. En effet, dans cette vallée toute remplie de monde, il n'était permis à personne de mener une vie oisive ; tous travaillaient, et chacun était occupé à l'œuvre qui lui était prescrite. En plein jour c'était le silence du milieu de la nuit, et, quand on arrivait dans cette vallée, on n'entendait que le bruit du travail ou des louanges de Dieu, si les frères étaient occupés à les chanter. Cette pratique et cette réputation de silence produisaient un tel effet sur les gens du monde qui venaient visiter ces lieux, qu'ils n'osaient, par respect, s'y permettre, je ne dis point des entretiens oiseux ou inconvenants, mais même des actions tant soit peu déplacées. Par son site, cette vallée solitaire, placée au milieu d'épaisses forêts, et entourée de tous côtés de montagnes très-rapprochées, représentait en quelque sorte à tous les serviteurs de Dieu qui venaient s'y cacher, la grotte où notre père saint Benoît fut découvert un jour par des bergers; elle rappelait l'habitation, et, si je puis parler ainsi, la forme même de la solitude de celui dont ils imitaient la vie. En effet, la multitude de ceux qui se trouvaient en ce lieu, n'empêchait point qu'ils y fussent dans la solitude, car, à raison de l'ordre que la charité y faisait régner, chacun trouvait dans cette vallée remplie de monde, une vraie solitude pour soi; et, de même qu'un homme sans ordre, même quand il est seul, fait foule pour lui, ainsi, dans cette multitude de gens soumis à une règle, l'union de l'esprit, la loi d'un silence régulier, l'ordre, en un mot, assurait à chacun la solitude du coeur.

36. Dans ces simples demeures, la nourriture des habitants répondait à la simplicité de leur habitation. Leur pain était de terre plutôt que de soit, et c'est à grand'peine que les religieux le récoltaient. dans cette contrée déserte et stérile, au prix des plus durs travaux ; les autres aliments n'avaient également presque d'autre goût que celui que la faim et l'amour de Dieu leur donnaient; chacun d'eux prenait cette nourriture. avec la simplicité d'une ferveur de novices, et, regardant comme du poison tout ce qui pouvait plaire au palais, ils refusaient les dons de Dieu à cause de la grâce qu'il sentaient en eux. En effet, le zèle de leur père spirituel ayant produit en eux, avec l'aide de la grâce de Dieu, au sujet de toute espèce de tolérance charnelle, ce résultat, que, non-seulement il faisaient avec constance et sans murmurer, mais encore avec un grand bonheur, les choses qui avaient d'abord semblé impossibles à tout homme dans un corps de chair, ce qui les flattait leur inspirait un autre genre de murmure d'autant plus dangereux qu'ils le regardaient plutôt comme spirituel que comme charnel. Ils étaient persuadés et tenaient pour un précepte confié à la fidélité de leur mémoire par une sorte de témoignage de la conscience, que toute délectation de la chair est ennemie de l';1me, et pensaient en conséquence qu'on doit fuir tout ce qui semble nourrir la chair en flattant ses goûts de quelques manière que ce fût. On aurait cru qu'il craignaient de retourner par un autre chemin dans leur premier pays, quand, par nu effet de la douceur de l'amour intérieur, en mangeant avec plaisir les choses amères, comme si elle eussent été douces, ils trouvaient qu'ils menaient dans le désert une vie plus sensuelle que celle même qu'ils avaient menée autrefois dans le monde.

37. Tenant donc pour suspectes en quelque chose les remontrances quotidiennes de leur père spirituel, parce qu'elles leur semblaient prendre l'intérêt de la chair au détriment de l'esprit, ils soumirent leurs scrupules ni audit évêque de Châlons un jour qu'il se trouvait parmi eux. Alors cette homme puissant en parole leur fit un sermon pour leur prouver que quiconque repousse les dons de Dieu à cause de la grâce de Dieu, est ennemi de cette grâce même et résiste au Saint-Esprit. Il leur cita, en effet, l'histoire du prophète Élisée et des enfants du prophète qui menaient avec lui dans le désert une vie érémitique. Un jour, à l'heure de la réfection habituelle, ils trouvèrent une amertume mortelle dans le vase où avait cuit le repas, mais le prophète, par la vertu de Dieu dont il était le ministre, changea cette amertume en douceur au moyen d'un peu de farine qu'Élisée mêla au mets amer, puis il ajouta: « Cette marmite, la marmite du prophète, c'est votre marmite, elle n'a que de l'amertume en propre; la farine qui change l'amertume en douceur, c'est la grâce de Dieu qui opère en vous, prenez donc sans crainte, prenez même avec action de grâces ce qui, par la grâce de Dieu, est devenu bon pour vous, quand, par sa nature, c'était si peu propre à l'usage de l'homme, servez-vous-en et mangez-en. Si vous continuez à vous montrer incrédules en ce point et désobéissants, vous résistez au saint Esprit et vous répondez par l'ingratitude, à la grâce. »

 

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CHAPITRE VIII. Grande sévérité de sa vie: son zèle infatigable pour le travail, malgré les défaillances continuelles de sa santé.

 

38. Telle était donc à cette époque, sous la conduite et les lecons de l'abbé Bernard, cette école de goûts spirituels dans la très-illustre et très-chère vallée de Clairvaux; telle était la ferveur de la vie régulière, à cette époque où il faisait et réglait tout, et édifiait, sur la terre, à Dieu, un tabernacle selon le modèle qui lui avait été montré sur la montagne, lorsqu'il se trouvait dans la nue avec Dieu, dans la solitude de Cîteaux. Plût au ciel que, après les premiers rudiments de sa conversion, après s'être habitué à vivre un peu  en homme parmi les hommes et après avoir acquis l'intelligence du pauvre et de l'indigent, en compatissant aux infirmités des hommes, plût au ciel dis-je qu'il se fût montré pour lui-même tel qu'il s'est montré pour les autres, aussi indulgent, aussi discret, aussi rempli de soin et de prévoyance. Mais, à peine les liens de son année d'obéissance furent-ils rompus et se vit-il rendu à lui-même, que, semblable à un arc qu'on détend et qui reprend sa première vigueur, et à un torrent longtemps contenu et qu'on rend à son premier cours, il revint à ses antiennes habitudes, comme s'il eût voulu se punir de ce long repos et réparer les pertes d'un travail trop longtemps interrompu. Il fallait voir cet homme délicat et valétudinaire, rassembler ses forces et entreprendre ce qu'il voulait, sans tenir compte de ce qu'il pouvait; se montrer plein de sollicitude pour tous, n'en manquer que pour lui-même, se soumettre absolument en tout à tous, mais ne cédant qu'à grande peine, en ce qui le touchait, à la charité ou à l'autorité de ses supérieurs. Sans cesse porté à considérer tout ce qu'il avait fait déjà comme rien, il aspirait à faire quelque chose de plus grand encore, non point dans le sens de ménagements à donner à son corps, mais dans le but d'ajouter de nouvelles forces à ses goûts spirituels, en brisant sans trêve ni merci, par des jeûnes et des veilles de surérogation, un corps déjà naturellement brisé par de nombreuses infirmités.

39. Il priait debout jour et nuit, jusqu'à ce que ses genoux affaiblis par les jeûnes de ses pieds enflés par le travail refusassent de porter son corps. Pendant longtemps et tant qu'il put le cacher, il porta un cilice sur la peau, mais, quand il s'aperçut qu'on le remarquait, il y renonça et revint aux habitudes de sa communauté. Sa nourriture consistait en pain avec du lait, ou de l’eau dans laquelle on avait fait cuire des légumes, ou une espèce de bouillie, telle qu'on fait aux enfants ; sa faiblesse ne supportait point d'autres aliments, quand même son goût pour la pauvreté ne lui en aurait point interdit l'usage.            S'il lui arrivait de boire du vin, ce n'était que bien rarement et qu'en bien petite quantité, car il disait que l'eau convenait beaucoup mieux à sa faiblesse et à son goût. Dans cet état et malgré sa faible constitution, il ne souffrait qu'avec peine et rarement d'être dispensé des occupations communes dont les autres religieux avaient à s'acquitter, soit le jour soit la nuit, ou des autres fonctions et travaux de son ministère. Les médecins le voyaient et voyaient sa vie et ils en étaient surpris, et ils lui reprochaient de faire à sa nature la même violence qu'on ferait à un agneau si on voulait l'atteler à la charrue et l'obliger à labourer. En effet, ses fréquents vomissements, pendant lesquels il rendait les aliments qu'il avait pris tels qu'il les avait absorbés, à cause du mauvais état de son estomac, finissant par incommoder les autres religieux, surtout ceux qui chantaient au choeur, il ne se résolut pourtant point encore de suite à quitter les offices, mais, ayant fait près de sa place un trou dans la terre pour y enfouir ce qu'il vomissait, il supporta ainsi du mieux qu'il put, pendant quelque temps, les conséquences de ce mal. Mais lorsque les choses en vinrent au point qu'il n'y avait plus moyen de les supporter davantage, alors il finit par quitter les réunions et se vit contraint de demeurer seul, tant qu'il n'avait besoin de se trouver avec ses frères, soit pour leur parler, soit pour les consoler, soit enfin par respect pour la discipline claustrale.

40. Telle fut donc la triste nécessité qui mit cette sainte communauté de frères dans l'obligation de se priver de la fréquentation de cette sainte paternité. Nous gémissons et nous nous plaignons de la triste conséquence de son mal, mais nous sommes touchés de respect pour ses sentiments de saints désirs et de ferveur spirituelle. Après tout, pourquoi Dieu dans sa sagesse n'aurait-il point voulu se servir de préférence de la faiblesse de cet homme pour confondre la force si grande et si multiple du monde ? D'ailleurs, sa mauvaise santé l'a-t-elle jamais empêché de faire ce qu'il avait à faire, selon la grâce qu'il avait reçue pour cela? En effet, quel est l'homme de notre temps, si robuste qu'il eût été, et de quelque belle santé qu'il eût joui, qui ait jamais fait d'aussi grandes choses qu'il en a fait, et qu'il en fait encore tous les jours pour la gloire de Dieu et pour le bien de l'Église, quoiqu'il soit si languissant et qu'il ait un pied dans la tombe ? Et puis, quelle foule innombrable d'hommes il a, par sa parole et son exemple, tirés du siècle, non-seulement pour les convertir, mais même pour les amener à la perfection? Quelles maisons ou plutôt quelles cités de refuge il a, avec ces hommes, élevées dans tout le monde chrétien, où quiconque a péché à mort, et s'est rendu digne de la damnation éternelle, va faire un retour sur soi-même, se convertir au Seigneur, chercher un refuge et assurer son salut? Quels schismes n'a-t-il point apaisés dans l'Église? Quelles Églises, quelques populations divisées entré elles n'a-t-il point ramenées à l'union ? Et je ne parle que des choses énormes, car qui pourrait, eu égard à la cause, aux personnes, au lien et au temps, énumérer le bien qu'il a fait à une multitude de gens en particulier ?

41. S'il y a lieu à blâmer en Bernard cet excès de sainte ferveur, il est certain que cet excès même a son côté respectable aux yeux des âmes justes, et que quiconque est conduit par l'esprit de Dieu se gardera bien de blâmer trop sévèrement dans un serviteur de Dieu un excès de ce genre. Après tout, il est bien facile aux hommes d'excuser cet excès, et il s'en trouvera certainement bien peu qui oseront condamner celui que Dieu même justifie, en se servant de lui pour faire tant et de si grandes choses. Heureux celui qui n'a à se reprocher que ce dont les autres pourraient tirer gloire. Que jeune encore et vertueux, il se soit défié de sa jeunesse, attendu qu'il est écrit: Bienheureux l'homme qui est toujours dans la crainte (Prov. XXVIII, 14); qu'il ait eu à coeur de mettre le comble par la conscience de son travail, à la plénitude des vertus qu'il tenait de la grâce; il ne fallait pas que sa vie, qui est proposée en modèle aux autres, fût dépourvue de l'exemple de l'abstinence dans la frugalité. Or, en cela, si le serviteur de Dieu a un peu dépassé les bornes, il n'en a pas moins laissé pour les âmes pieuses, non pas un exemple d'excès, mais un exemple de ferveur. Pourquoi vouloir lui reprocher ce que cet homme, qui craint toutes ses œuvres, ne cesse de se reprocher à lui-même, en s'accusant de sacrilège pour avoir ravi son corps au service de Dieu et à celui de ses frères, en le rendant, par une ferveur indiscrète, d'une grande faiblesse et presque inutile? Mais il guérit de cette faiblesse et, après avoir été débile, il devint fort et puissant. Car la force de Dieu, brillant d'un plus vif éclat dans sa faiblesse, lui concilia depuis lors jusqu'à présent un plus grand respect ; ce respect lui acquit de l'autorité et cette autorité lui assura nue plus parfaite obéissance de la part des hommes.

42. Car, à partir de ce moment, il fut appelé de Dieu au ministère de la prédication, pour lequel, comme nous l'avons dit plus haut, il avait été marqué d'une manière toute divine, dès le ventre de sa mère. D'ailleurs, ce n'est pas seulement alors; mais c'est tout le temps de sa conversion, de son noviciat et de sa prélature que, par la disposition de celui qui le conduisait, il s'était préparé à ce ministère dans un ordre convenable; et, bien qu'il ignorât encore à quel emploi il serait mis, il se préparait pour celui-là, non-seulement pour l'ordre monastique, mais encore pour l'ordre ecclésiastique tout entier. Et d'abord, pour ressusciter dans l'ordre monastique la ferveur de l'ancienne vie religieuse, il consacra les prémices de sa jeunesse à se livrer, avec tout le zèle possible, à la prédication de parole et d'exemple dans l'assemblée de ses frères, et dans l'enceinte même du monastère. Mais, ensuite, se voyant contraint par la faiblesse de son corps d'embrasser un autre genre de vie et de pratiques, et se trouvant, comme nous l'avons déjà dit, séquestré plus que par le passé de la vie commune du couvent, par suite de sa mauvaise santé et par la nécessité qui s'imposait à lui, il en prit occasion, en se voyant exposé en quelque sorte au commerce des hommes du monde, qui commençaient dès lors à venir en foule à lui, de leur prêcher la parole de vie, puisqu'il leur accordait plus librement et plus libéralement accès auprès de lui. Puis, l'obéissance le conduisant quelquefois assez loin de son monastère pour l'intérêt de l'Eglise, partout où il allait et de quelque chose qu'il eût à parler, il ne pouvait s'empêcher de dire quelques mots de Dieu et de travailler pour lui. Voilà comment il se fit bientôt connaître partout, sous de tels auspices, que l'Eglise ne pouvait pas ne point se servir d'un membre de sont corps plus utile, dans toutes les occasions où il fallait. Toutefois, bien quel dès la première fleur de l'âge, il n'eût cessé d'être rempli des dons du Saint-Esprit, cependant, à partir de l'époque dont nous parlons, le Saint-Esprit s'est manifesté en lui plus clairement que précédemment pour le bien de tous, selon le mot de l'Apôtre (I Cor. XII, 7), par une parole de science et de sagesse plus féconde unie au don de prophétie, au pouvoir de faire des miracles et de guérir de diverses maladies. Je vais en rapporter des preuves, en citant des faits que je tiens de source certaine et qui m'ont été affirmés par des hommes pour moi dignes de foi.

 

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CHAPITRE IX. Miracles opérés par Bernard; ses proches répriment en lui, d'une manière admirable, les tentations d'arrogance.

 

43. Voici donc le premier miracle célèbre que Jésus-Christ a fait dans le monde par les mains de son serviteur. Il avait déjà passé plusieurs années à Clairvaux, quand un noble seigneur, de ses parents selon la chair, nommé Josbert, de la Ferté-sur-Aube, petite ville située non loin du monastère de Clairvaux, tomba sérieusement malade; frappé tout à coup par le mal, il perdit en même temps la parole et toute connaissance. Aussi, Josbert, son fils, et tous ses amis étaient-ils dans la plus grande douleur en voyant mourir, sans confession et sans viatique, cet homme qui avait vécu dans la magnificence et qui jouissait de grands honneurs. Ils dépêchèrent un messager vers l'abbé, qui ne se trouvait point alors au monastère. Touché de compassion pour le sort de cet homme, et en même temps ému des farines de son fils et de tous ceux qui le pleuraient avec lui, Bernard, plein de confiance dans la miséricorde de Dieu, leur fit un magnifique discours, et leur dit: « Vous savez tous que cet homme a rançonné plusieurs églises, opprimé les pauvres, et offensé Dieu. Si vous m'en croyez, il faut rendre aux églises ce qu'il leur a enlevé, renoncer aux servitudes qu'il a établies contre les pauvres, alors il recouvrera la parole, pourra faire la confession de ses fautes et recevoir les divins sacrements avec dévotion. » Tout le monde est frappé d'étonnement à ces mots, son fils est dans la joie, toute sa maison tressaille de bonheur: on promet avec joie à l'homme de Dieu de faire tout ce qu'il demande et on tient parole. Mais, de leur côté, Gérard son frère et Gaudry son oncle, vivement inquiets et troublés de ce qu'ils entendent, le reprennent avec dureté et lui font de vives remontrances; mais lui, leur répondant avec humilité et simplicité, leur dit: « Dieu peut faire sans peine ce qui vous paraît difficile. » Puis, après avoir prié en silence, il se prépara à offrir le sacrifice immortel. Pendant qu'il était à l'autel, un messager arrive annonçant que ledit Josbert a recouvré complètement la parole et prie instamment l'homme de Dieu de se rendre en toute hâte auprès de lui. Bernard va le trouver après le saint sacrifice, et Josbert l'accueille en versant des larmes, confesse ses péchés avec de profonds gémissements, et reçoit les divins sacrements. Il vécut encore deux ou trois jours en conservant l'usage de la parole, et prit des précautions pour rendre stable tout ce que le saint abbé lui avait prescrit de faire. Il mit ordre aussi à ses affaires, et fit des aumônes aux pauvres, puis rendit son âme comme un bon chrétien dans la bonne espérance de la miséricorde de Dieu.

44. Un jour, le saint abbé revenait d'une prairie et rencontra une femme qui portait son enfant dans ses bras; elle venait de loin le lui présenter, parce qu'il avait une main desséchée et le bras tourné depuis sa naissance. Touché des larmes et des prières de cette mère, il lui dit de déposer son enfant à terre; puis, après un moment de prière, il fait le signe de la croix    sur l'enfant, sur son bras et sur sa main, et dit à la mère de l’appeler à elle. Elle l'appelle, l'enfant accourt et lui jette ses deux bras autour du cou; il était guéri à l'heure même.

45. Les frères et les fils spirituels de cet heureux abbé étaient dans l'admiration de tout ce qu'ils voyaient ou apprenaient de lui; mais au lieu de s'abandonner à des sentiments de gloire humaine, comme l'auraient pu faire des hommes charnels, par une sollicitude toute spirituelle, ils n'étaient pas sans éprouver quelque crainte pour lui à cause de son jeune âgé et de sa conversion, qui ne datait point encore de loin. Les plus préoccupés de tous par ces pensées étaient Gaudry, son oncle, et Guy, l'aîné de ses frères, qui semblaient lui avoir été donnés de Dieu comme deux aiguillons de sa chair, pour que la grandeur des grâces qu'il recevait ne le portassent point à s'élever. Ils ne le ménageaient guère et ne craignaient point de faire entendre de dires paroles à sa tendre modestie, lui reprochant même ce qui était bien, réduisant à rien tous ses miracles, et souvent même l'affligeant jusqu'aux larmes par leurs attaques et leurs paroles mordantes, lui, l'homme le plus doux qui fût et qui ne savait les contredire en rien. Le vénérable évêque de Langres, Godefroy, proche parent du saint homme par le sang, compagnon de sa conversion, et, depuis lors, de toute sa vie, a coutume de rapporter que ledit Guy, frère de Bernard, fut témoin oculaire du premier miracle opéré par ses mains. Ils passaient par Château-Landon, dans le Sénonais, quand un jeune homme, qui avait une fistule à la jambe, vint demander avec instance audit abbé de vouloir bien le toucher de sa main et le bénir. A peine Bernard eut-il fait le signe de la croix sur lui, qu'il recouvra la santé, et, en revenant peu de jours après par la même ville, ils le trouvèrent complètement guéri et bien portant. Cependant ledit frère du saint homme ne pouvait s'empêcher, même en présence du miracle opéré devant lui, de reprendre Bernard et de l'accuser de présomption, parce qu'il avait consenti à toucher ce malade, tant étaient grandes sa charité et sa sollicitude pour lui.

 

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CHAPITRE X. Autres guérisons miraculeuses.

 

46. Vers le même temps, il arriva que Gaudry, son oncle, que nous avons déjà vu si ardent à éprouver sa douceur par de dures paroles, tomba aussi gravement malade de la fièvre. Comme le mal faisait des progrès, vaincu par la grandeur de ses souffrances, il supplia dans une humble prière le saint abbé d'avoir pitié de lui et de lui procurer le soulagement qu'il procurait aux autres. Bernard, dont l'âme était plus douce que le miel, commença pourtant par lui rappeler avec douceur et en peu de mots les fréquents reproches qu'il lui avait faits à propos de choses analogues à celle qu'il lui demandait, et, tout en lui disant qu'il craignait qu'il ne le priât pour le tenter, il ne lui impose pas moins les mains, en cédant à ses instances, et ordonne à la fièvre de le quitter. A l'instant même et sur son ordre, la fièvre le quitta et le laissa convaincu par sa propre expérience de ce qu'il avait blâmé dans les autres. Le même Gaudry, après avoir passé déjà un certain nombre d'années à Clairvaux, dans la ferveur de l'esprit, le zèle ardent de toute espèce de bien, sortit enfin de ce monde. Mais, une heure environ avant de mourir, se sentant troublé un moment, il trembla de tout son corps d'une manière terrible; mais, revenu à son premier calme, il expira avec un visage plein de sérénité. Le Seigneur ne voulut point laisser ignorer le motif de ce tremblement à l'abbé, dont l'esprit était inquiet, et quelque temps après, Gaudry lui apparaissait dans une vision pendant la nuit. Comme Bernard lui demandait comment il se trouvait, il lui répondit qu'il se trouvait très-bien, et se félicita d'être arrivé dans un lieu de grande félicité. Bernard lui ayant demandé ensuite d'où lui était venue à l'heure de sa mort cette agitation si soudaine et si cruelle, Gaudry lui répondit qu'à ce moment,là, deux esprits mauvais avaient fait mine de vouloir le précipiter au fond d'un puits d'une horrible profondeur; c'est là ce qui lui avait causé ce mouvement de terreur et cette agitation; mais que saint Pierre étant bientôt accouru le délivrer de leurs mains, il ne fut plus inquiété depuis.

47. Il serait long de rapporter tous les faits semblables de personnes mortes qui sont venues, par une grâce toute divine faite à l'homme de Dieu, lui révéler leur état de félicité ou de souffrance. J'en rapporterai pourtant un qu'il se plait à raconter lui-même quelquefois, pour servir d'avertissement à ses religieux. Un frère, d'une intention très-bonne, mais d'une conduite un peu trop dure envers les autres, et qui ne savait point compatir à leurs imperfections, vint à mourir dans le monastère. Peu de jours après, il apparut à l'homme de Dieu avec un visage sombre et un extérieur malheureux, en signe que tout n'allait pas pour lui au gré de ses souhaits. Interrogé par Bernard sur ce qu'il souffrait, il lui répondit en gémissant qu'il était livré à quatre bras vigoureux ; et à ces mots il fut poussé et comme précipité violemment loin de la présence de l'homme de Dieu, qui, poussant alors un profond gémissement, Igi cria pendant qu'il disparaissait: « Je vous ordonne, au nom de Dieu, de me dire la première fois que vous m'apparaîtrez ce qui vous est arrivé.» Puis, se mettant aussitôt en prière pour lui, il offre l'hostie du         salut et engage plusieurs religieux, dont il connaissait la très-grande sainteté, à l'aider aussi de leurs prières, et il ne cessa d'agir ainsi que lorsque, peu de jours après, selon l'ordre qu'il lui avait donné, il eut la consolation d'apprendre par une seconde révélation qu'il était délivré.

48. Un homme très-respectable nommé Humbert, qui devint plus tard fondateur et premier abbé d'Igny, avait, quand il était à Clairvaux, des attaques si affreuses d'épilepsie qu'il lui arrivait de tomber jusqu'à sept fois dans un jour; à la fin sa tête s'entreprit et c'est avec toutes les peines du monde que plusieurs hommes pouvaient le tenir lié sur son lit. Le vénérable abbé survenant sur ces entrefaites, et trouvant dans cet état ce religieux, pour qui il éprouvait un sentiment tout particulier de respect, se sentit rempli de zèle et s'écria: « Que faisons-nous? allons faire une prière.» A peine était-il entré dans son oratoire et avait-il mis les genoux en terre, que le malade s'endormit entre les mains de ceux qui le tenaient. Le dimanche suivant il reçut la communion de la main de Bernard, et recouvra si complètement la santé qu'il ne fut plus jamais repris de son mal dans la suite.

49. Vers le même temps, la famine désola le royaume de France et les contrées voisines. Mais le Seigneur bénit les greniers dé ses serviteurs. En effet, jusqu'alors le fruit de leur travail n'avait jamais suffi pour assurer leur subsistance, et, cette même année, après la moisson, tout bien supputé, on estimait qu'on aurait à peine assez pour aller jusqu'à Pâques. On résolut de faire des provisions à prix d'argent, mais l'argent lui-même manquait pour cela, attendu que tout était beaucoup plus cher que de coutume. Aussi, au moment du carême, vit-on venir de très-grandes troupes de pauvres , on leur donna en esprit de foi tout ce qu'on avait, mais, par la bénédiction de Dieu, les modestes provisions du couvent durèrent jusqu'à la moisson suivante, et tous ces pauvres eurent le bonheur de se voir nourris. Il y avait, non loin du monastère, un homme pauvre, que sa femme, qui vivait dans l'adultère, tourmentait cruellement par ses maléfices. Elle l'effrayait de ses menaces dans sa colère et dans ses accès de fureur, et fit si bien, par ses enchantements diaboliques, que le pauvre malheureux en desséchait; il ne pouvait mourir et pourtant il ne pouvait plus continuer à vivre en cet état. Souvent, enfin, il lui arrivait de perdre la parole et toute sensibilité corporelle, puis, quelque temps après, il revenait, non pas à la vie, car ce retour n'était qu'une cruelle mort indéfiniment prolongée. A la fin, on l'amène à l'homme de Dieu; qui se trouvait en ce moment au monastère, et on lui explique le triste sort de cet infortuné. Bernard, indigné de voir que la malice de l'antique ennemi eût un si grand empire encore sur un chrétien, appelle deux de ses frères et leur ordonne de le porter devant le saint autel; quand il y fut, il plaça sur sa tête le vase qui contenait la sainte Eucharistie, et, dans la vertu de ce sacrement, il ordonna au démon de cesser de tourmenter un chrétien, ce qu'il fit à l'instant selon l'ordre qui lui en avait été intimé. Voilà comment une foi parfaite rendit parfaitement à, la santé un malheureux qui avait cruellement souffert pendant plusieurs années.

 

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CHAPITRE XI. Miracle d'une lettre écrite par la pluie en plein air sans être mouillée, et autres merveilles semblables

 

50. Le frère Robert, moine, et, selon la chair, parent du saint, égaré dans sa jeunesse par certains conseils, était passé dans le monastère de Cluny. Le vénérable abbé, après avoir dissimulé pendant quelque temps son chagrin, résolut d'écrire à ce frère pour l'engager à revenir à Clairvaux. Il dictait, et le vénérable Guillaume, qui fut plus tard le premier abbé de Ridal, écrivait la lettre sur un parchemin. Or ils se trouvaient l'un et l'autre assis en plein air, car pour pouvoir écrire cette lettre plus secrètement, ils étaient sortis de l'enceinte du cloître. Mais, tout à. coup la pluie vint à tomber et celui qui écrivait sous la dictée de Bernard, se préparait à rouler son parchemin, comme il nous le dit lui-même. Le saint abbé lui dit alors: «C'est l'oeuvre de Dieu, ne craignez rien. » Il écrivit en effet la lettre au milieu de la pluie, sans qu'il en tombât une seule goutte dessus, car pendant qu'elle tombait partout, la vertu de la charité mit à couvert le parchemin de la lettre ; comme c'est elle qui dictait la lettre, elle protégea la page où elle était reçue. Voilà pourquoi cette lettre, à cause de ce miracle éclatant, a été placée, avec raison, par les frères, en tête de la collection des lettres du Saint.

51. Un jour de fête solennelle, un religieux à qui il avait défendu la communion du saint autel pour une faute secrète, craignant d'être remarqué et ne pouvant supporter cette humiliation, eut la présomption de se présenter avec les autres au moment où il distribuait la communion. En le voyant, comme la cause de la défense qu'il lui avait faite était secrète, il ne voulut point le repousser, mais il demanda à Dieu, du fond de son cœur, qu'il réglât lui-même pour le mieux les conséquences d'une pareille audace. Aussi, après avoir reçu la communion, ce frère ne pouvait parvenir à l'avaler; et, après de longs et nombreux efforts, voyant qu'il ne pouvait y réussir, il la conserva plein de crainte et d'anxiété, dans sa bouche fermée. Enfin, quand l'heure de Sexte fut terminée, il tira le saint abbé à part, et, se prosternant à ses pieds, il lui découvrit avec un torrent de larmes ce qui lui était arrivé, et, ouvrant la bouche, il lui montra l'hostie. Bernard lui adressa quelques reproches, et, comme il avait avoué sa faute, il lui donna l'absolution ; aussitôt ce religieux put avaler sans aucune difficulté le sacrement du Seigneur.

52. Jusque dans les plus petites choses, nous savons qu'il lui est arrivé d'en opérer de grandes. Une fois, il vint à Foigny, une des premières abbayes qu'il avait fondée lui-même dans le Laonnais. On y préparait la dédicace d'une nouvelle chapelle, mais elle se trouva envahie par une si incroyable quantité de mouches, que leur bruit et leur vol importun était d'une excessive incommodité pour, ceux qui y étaient entrés. Comme il n'y avait pas d'autre moyen de s'en débarrasser, le saint leur dit: je vous excommunie. Le matin on les trouva toutes mortes, et, comme elles avaient couvert tout le pavé de leurs corps, on les ramassa à la pelle pour les jeter dehors, et l'église se trouva ainsi débarrassée. Ce fait, bien connu, fit tant de bruit dans tout le voisinage, dont il était venu un grand concours de peuple, pour assister à la dédicace de cette chapelle, que la malédiction des mouches de Foigny passa en proverbe.

53. Dans le monastère nommé Charlieu, le saint guérit, par un baiser, un enfant qui ne faisait que pleurer et sangloter. Comme il pleurait sans discontinuer pendant plusieurs jours de suite, maladie qui n'est pas inconnue des médecins, il dépérissait misérablement. Le saint abbé le prit à part et l'engagea à confesser ses péchés. Il le fit, et aussitôt d'un air serein il demanda au père de lui donner un baiser; à peine eut-il reçu ce baiser de paix des lèvres du saint, qu'il reposa incontinent en paix; la source de ses larmes se tarit et il revint chez lui heureux et guéri.

54. Un jour que notre abbé était parti au travail après les autres religieux, un père vint lui présenter son fils boiteux, en le priant avec instance de vouloir bien lui imposer les mains. L'homme de Dieu s'excusait de le faire, en protestant qu'il n'était pas assez saint pour qu'on lui demandât une semblable faveur; qu'il n'appartenait qu'aux apôtres, non à lui, de faire marcher droit les boiteux. Cependant, vaincu par les instances du père, il fit le signe de la croix sur l'enfant et le renvoya. A l'heure même, il alla mieux, et, peu de jours après, son père le ramena à l'homme de Dieu en parfait état, pour lui témoigner sa reconnaissance.

55. Une autre fois, une troupe de nobles chevaliers s'arrêta à Clairvaux, pour voir cet endroit et le saint abbé qui s'y trouvait. On était près du saint temps de carême, et presque toute cette jeunesse engagée dans le service militaire, était en quête de ces exécrables foires qu'on appelle vulgairement tournois. Il commença donc par leur demander de ne point faire usage de leurs armes, au moins pendant le peu de jours qui restaient encore à passer avant d'être au carême. Comme ils refusèrent opiniâtrement d'accéder à ses désirs, il leur dit: « J'espère que le Seigneur m'accordera la trêve que vous me refusez. » Puis, appelant un frère, il leur fit servir de la bière, qu'il bénit, en leur disant de boire la potion des âmes. Ils bu. cent en effet également tous, quelques-uns cependant avec répugnance à cause de leur amour du siècle et parce qu'ils prévoyaient l'effet de la vertu divine, qu'ils éprouvèrent effectivement. En effet, à peine sortis des portes du monastère, ils se mirent à avoir entre eux un entretien plein de feu, attendu que leur coeur était brûlant dans leur poitrine, et, sous l'inspiration de Dieu, car sa parole courait rapidement sur les lèvres, ils rebroussèrent chemin à l'instant même, et, renonçant à leurs voies, ils s'engagèrent dans les rangs de la milice spirituelle. Il en reste quelques-uns, qui mènent encore en ce moment une vie militante pour Dieu; les autres règnent maintenant avec lui après avoir été délivrés des liens de la chair par la mort.

56. Qu'y a-t-il d'étonnant que l'âge mûr se montre rempli d'une respectueuse déférence pour un homme, pour qui la vertu de Dieu même excite de la dévotion dans es âmes encore enfantines et ignorantes de la dévotion? Beaucoup ont connu un jeune homme de Montmirail, nommé Gauthier, dont l'oncle, le frère Gauthier, un de ces jeunes chevaliers dont je viens de parler, a embrassé la milice sacrée à Clairvaux. Et bien donc, ce jeune Gauthier, étant encore tout petit enfant, puisqu'il n'avait pas même trois mois accomplis, fut apporté par sa mère à l'homme de Dieu, pour qu'il le bénit ; elle était toute heureuse et joyeuse d'avoir l'honneur de recevoir un pareil hôte chez elle. Pendant que le saint abbé, parlait, suivant sa coutume, à ceux qui l'entouraient, du salut et de l'édification des âmes, la mère de l'enfant en question se tenait aux pieds du saint, avec son enfant dans les bras. Or, il arriva que, comme Bernard faisait en parlant quelques gestes avec la main, l'enfant essaya de la prendre. Le saint ayant remarqué les efforts qu'il faisait chaque fois pour y réussir, approche sa main, au grand étonnement de tous les assistants, de manière qu'il pût la saisir comme il le désirait. Alors on le vit, avec un respect tout à fait surprenant, mettre une de ses mains dans celle de Bernard, et de l'autre, l'approcher de sa bouche et la baiser. Il ne le fit pas une fois seulement, mais il recommença la même chose toutes les fois qu'on lui en donna la possibilité.

 

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CHAPITRE XII. Dispute de Bernard avec le diable. La sainte Vierge lui rend la santé. L'abbé Guillaume est guéri par lui.

 

57. Il arriva aussi à l'homme de Dieu de tomber malade ; on aurait dit un ruisseau de glaires qui coulait de sa bouche. Son corps épuisé par ces vomissements, s'affaiblissait de jour en jour, et il arriva presque à toute extrémité. Ses enfants et ses amis se réunirent donc comme pour assister à l'enterrement d'un si grand père, et moi-même je me trouvai du nombre, attendu qu'il a eu la bonté de me mettre au rang de ses amis. Au moment où il semblait qu'il allait rendre le dernier soupir, il eut une vision pendant laquelle il lui sembla qu'il était présenté au tribunal du Seigneur. Satan se tenait là aussi de son côté, le poursuivant de ses méchantes accusations. Quand il eut fini et que le saint eut la liberté de se défendre, il dit sans trouble et sans effroi: « Je l'avoue, je ne suis pas digne par moi-même, et je ne saurais réclamer le royaume du ciel, en vertu de mes propres mérites. Mais mon Seigneur l'a obtenu à deux titres, comme héritage paternel et comme prix de sa passion. Or, se contentant de le posséder au premier de ces titres, il me donne le droit qu'il a de le posséder au second titre; et c'est sur ce don que je m'appuie pour réclamer le ciel, et je ne serai point confondu. » L'ennemi du salut, confus à ce langage, se retira, et l'homme de Dieu revint à lui. Comme il espérait que cette vision était le signe de sa fin prochaine, il en eut une seconde bien différente.

58. En effet, il lui sembla qu'il se trouvait sur la bord de la mer à attendre un navire qui devait l'emporter sur le rivage opposé. A peine le vaisseau se fat-il approché de terre, qu'il s'élance pour y entrer; mais le vaisseau enfonce et plonge dans la mer; trois fois il recommence et trois fois la même chose se produit, après quoi le navire s'éloigne et le laisse sur le bord. Bernard comprit sur le champ que le temps de son départ de ce monde n'était pas encore arrivé. Cependant le mal augmentait et lui semblait d'autant plus intolérable, qu'il n'avait plus l'espérance d'une mort prochaine pour se consoler. Or, il arriva un soir que, tous les autres religieux s'étant retirés selon la coutume pour la lecture de la collation, l'abbé demeura seul avec deux frères dans l'endroit où il était couché. Comme il souffrait beaucoup et que la douleur allait au delà de ses forces, il appelle un des deux frères et lui dit d'aller bien vite faire une prière pour lui. Ce religieux commence par s'excuser, en disant qu'il ne savait pas assez bien prier pour cela; il le contraignit en vertu de l'obéissance. Il y alla donc et pria devant les trois autels qu'il y avait dans l'église. Le premier était dédié à la bienheureuse vierge Marie, le second à saint Laurent, martyr, et le troisième à saint Benoît, abbé. Au même instant, la bienheureuse vierge Marie se montra à l'homme de Dieu, entourée des deux autres saints, je veux dire de saint Laurent et du bienheureux Benoît. Ils avaient tous trois cette sérénité et cette douceur qui leur conviennent. Bernard les vit si distinctement, qu'il reconnut les trois personnages dès leur entrée dans sa cellule. Ils lui imposèrent les mains, touchèrent doucement et avec une extrême bonté les endroits douloureux, et à l'instant même tout le mal disparut. Le flux de glaires s'arrêta et tout sentiment de douleur cessa.

59. Moi-même, étant malade un jour dans notre demeure, je me sentais extrêmement fatigué et tout à fait épuisé par le mal qui traînait en longueur. A cette nouvelle, Bernard me députe son frère Gérard, de bonne mémoire, pour m'ordonner de venir à Clairvaux, en me promettant qu'une fois arrivé là, je ne tarderais point à guérir ou à mourir. Pour moi, profitant de l'occasion que Dieu semblait! m'offrir, me donner même, de mourir auprès du saint, ou de passer au moins quelque temps avec lui, or je ne saurais dire en ce moment ce que j'aurais le mieux aimé, je partis aussitôt, non sans en éprouver une grande fatigue et de grandes douleurs. Il m'arriva ce qu'il m'avait promis, et je l'avoue, ce que je désirais. En effet, je guéris de cette maladie longue et périlleuse, et peu à peu les forces me revinrent. Dieu bon, quel bien m'a procuré cette maladie, le repos, le calme, dans le sens surtout que je le désirais! En effet, le mal dont il souffrait lui-même alors concourait à mon bien, pendant tout le temps que je restai malade auprès de lui. Nous étions tous les deux malades, et tout le jour se passait à nous entretenir de la physique spirituelle de l'âme, et des remèdes des vertus contre les maladies des vices. Il m'expliqua le Cantique des cantiques autant de temps que le permit la durée de ma maladie, dans son sens moral seulement, et sans toucher aux mystères cachés dans ce livre, attendu que tel était mon désir, et que je lui avais demandé de faire ainsi. Tous les jours, de peur d'oublier ce qu'il m'avait dit, je le consignais par écrit autant que Dieu me permettait de le faire et que mi mémoire me le rappelait. Dans cette exposition, il agissait à mon égard avec bonté et sans envié, et me faisait part des pensées qui lui venaient à l'esprit, et des sens que son expérience lui faisait découvrir ; il s'évertuait à instruire mon inexpérience des choses qu'on ne sait qu'en les éprouvant soi-même. Je ne pouvais point encore comprendre tout ce qu'il me disait, mais pourtant j'en étais venu à comprendre plus que je ne l'avais fait jusqu'alors ce qui me manquait pour le comprendre entièrement. Mais en voilà assez sur ce chapitre.

60. Le dimanche de la Septuagésime approchait, et, le soir du samedi qui précède ce dimanche, je me trouvai assez fort pour me lever seul de mon lit, pour aller et venir seul, et je commençai à faire mes préparatifs pour retourner vers nos frères. A peine le saint abbé en fut-il informé, qu'il m'arrêta et me défendit de penser à mon retour et de rien tenter pour le mettre à exécution avant le dimanche de la Quinquagésime. Je cédai volontiers, car je ne demandais pas mieux que de faire ce qu'il désirait, et ma faiblesse semblait exiger qu'il en fût ainsi. Comme je voulais m'abstenir, à partir de ce même dimanche de la Septuagésime, des aliments gras dont, sur son ordre et contraint par la nécessité, j'avais fait usage jusqu'alors, il me le défendit également. Comme je ne voulais point céder sur ce point à ses instances, ni écouter ses prières, ni me soumettre à ses ordres, nous nous quittâmes ce même samedi sans nous dire un mot, lui pour aller à Complies et moi pour regagner mon lit. Mais alors le mal recouvre toute sa rage, il semblé avoir retrouvé toutes ses premières forces, et il me reprit avec tant de vivacité et de violence et me fit souffrir toute la nuit avec tant de continuité, au delà de mes forces et de ma vertu, que, désespérant de vivre plus longtemps, je ne croyais même pas pouvoir aller jusqu'au lendemain et entendre encore la parole de l'homme de Dieu. Après avoir passé toute cette nuit dans les souffrances, je le fis appeler de grand matin. Il vint, mais il n'avait pas ce visage habituel de compassion pour mes souffrances, il me semblait qu'il avait l'air d'un accusateur. Pourtant il me dit en souriant: Eh bien! que voulez-vous manger aujourd'hui ? Et moi qui sans attendre qu'il me parlât regardais ma            désobéissance de la veille comme la cause bien certaine de la recrudescence de mon mal, je lui répondis. Ce que vous ordonnerez. Tranquillisez-vous donc, me repartit-il, vous ne mourrez pas encore. Et il s'en alla. Que dirai-je? Toutes mes souffrances disparurent avec lui, il ne me resta plus qu'une grande fatigue des douleurs que j'avais éprouvées pendant cette nuit, et c'est à peine si je pus descendre un peu de mon lit ce jour-là. Et maintenant qu'étaient ces douleurs, quelle en était la nature? Je ne me rappelle pas avoir jamais rien ressenti de semblable. Le lendemain, je fus complètement remis, et je repris mes forces. Peu de jours après, muni de la bonne bénédiction de mon bon hôte, je retournai chez moi.

 

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CHAPITRE XIII. Sa réputation de sainteté se répand partout; développement admirable de Clairvaud. Il est doué de l'esprit prophétique.

 

61. Tandis que Bernard, cet homme chéri de Dieu et des hommes, florissait par toutes ces vertus et tous ces miracles dans la vallée qu'il habitait, ainsi que dans les villes et les contrées voisines, que les besoins de sa maison le forçaient bien souvent de parcourir, il commença aussi à se voir entraîné vers des contrées plus éloignées, par sa charité pour ses frères et par obéissance à ses supérieurs, pour rétablir la paix et la bonne intelligence compromises entre les Eglises et les princes du monde. Souvent, avec l'aide de Dieu, il terminait ces différends. Car, par la vertu de la foi, bien plutôt que par l'esprit de ce monde, il rendait possible une foule de compromis qui semblaient impossibles; on peut dire qu'il transportait des montagnes, aussi devenait-il de jour en jour plus admirable et plus vénérable aux yeux de tout le monde. Mais, où la force de sa prédication commença particulièrement à éclater, c est dans la façon dont il touchait et convertissait le coeur de ses auditeurs, en quoi il réussissait tellement qu'il revenait rarement à vide à la maison: Ce pêcheur de Dieu finit, grâce à ses heureux progrès et à son habitude de la parole, aussi bien qu'à l'exemple de toute sa conduite, par faire entrer dans les filets de la parole de Dieu une telle multitude de poissons raisonnables, qu'il semblait qu'il allait pouvoir en remplir chaque fois la barque de sa maison. Aussi, bientôt, par un miracle plus grand que tons ceux qu'il fit dans toute sa vie, seul, languissant, à demi-mourant et ne pouvant que parler, il rendit la vallée de Clairvaux, jusqu'alors fort obscure, une claire-vallée de nom et d'effet, d'où se répandit, comme du sommet d'une haute montagne, dans tous les bas lieux de la terre, l'éclat d'une lumière divine. Et, maintenant, dans cette vallée qu'on appelait autrefois la vallée de l'Absinthe, la vallée amère, les montagnes font tomber de douces pluies. Demeurée vague jusqu'alors et stérile pour toute espèce de bien, elle devint féconde en froment spirituel, et ses flancs déserts s'engraissèrent tellement de la rosée du ciel et des bénédictions de Dieu, en même temps que sa population, en se multipliant, se vit remplie de tant de bonheur, qu'il semble que c'est là que s'accomplissent ces paroles du prophète à Jérusalem : «Les enfants que vous aurez après les jours de votre stérilité, vous diront encore; le lieu ou nous sommes est trop étroit, donnez-nous une place où nous puissions habiter. Et vous direz en votre coeur : Qui m'a donné ces enfants, à mût qui était stérile et qui n'avais point d'enfants? Qui les a nourris (Isa. XLIX, 20 et 21)?»

62. En effet, déjà de l'endroit trop étroit de la vallée où s'élevaient les bâtiments du cloître, on avait dû, par une inspiration divine, les transporter dans un endroit plus uni et plus spacieux, et là ils s'accrurent dans de grandes proportions; la place manqua néanmoins encore à la foule de leurs habitants. Des maisons de cet ordre, des filles de cette maison, ont peuplé une foule de déserts, en-deçà et au-delà des Alpes et de la mer, et tous les jours, il y a une affluence nouvelle à Clairvaux, et, tous les jours encore, il faut chercher de nouveaux emplacements. De tous côtés, on demande des religieux à Clairvaux, qui en envoie partout; car les rois des nations et les princes de l'Église s'estiment heureux, ainsi que les villes et des pays entiers, quand ils ont le bonheur d'obtenir un établissement fondé par la maison et sous la règle de l'homme de Dieu. Que dis-je, c'est au delà même des terres habitées par les hommes et jusque dans les contrées barbares, là où la brutalité de la nature semble avoir dépouillé tout ce qu'il y a d'humain dans l'homme, que cette forme de religion est allée se fixer. Par elle, dans ces contrées, de véritables bêtes sauvages se chan. gent en hommes, et, en s'habituant à vivre avec des hommes, apprennent d'eux à chanter au Seigneur un cantique nouveau. Voilà pourquoi le pêcheur de Dieu, sur l'ordre du Seigneur, ne se lasse point de jeter son filet pour prendre de nouveaux poissons, dont les nouveaux pris remplacent ceux qui s'en vont, en sorte que cette sainte communauté ne diminue jamais. C'est le résultat qui s'est produit jusqu'à ce, jour et qui se pro. duit encore à la suite de ses admirables coups de filets dans les villes de Châlons-sur-Marne, de Reims, de Paris, de Mayence, de Liège et de beaucoup d'autres encore; en Flandre aussi et en Germanie, en Italie, en Aquitaine et dans toutes les autres contrées où il arrive que la nécessité conduise encore de nos jours l'homme de Dieu. La grâce du Saint-Esprit, coopérant avec lui partout où il va, il ne revient jamais de nulle part qu'il n'en ramène son abondante capture.

63. Mais, s'il envoie les siens, il ne rompt pas avec eux pour cela, car il est avec eux par sa sollicitude paternelle, partout où il se trouve, et, de même que les fleuves reviennent. à, leur point de départ, ainsi reviennent à lui tous les jours, de toutes parts, les tristesses et les joies de ses enfants. Souvent même, sans que la chair et le sang aient besoin de le lui apprendre, sa sollicitude paternelle connaît, par une inspiration divine, ce qui se passe chez quelques uns de ses religieux qui se trouvent loin de lui; il voit ce qui doit attirer leur attention, ce qu'ils doivent corriger dans leur conduite, leurs tentations et leurs chutes, leurs maladies et leur mort, ainsi que les assauts des tribulations du siècle. En effet, il lui arrive souvent de faire prier ceux qui sont auprès de lui pour les besoins de ceux qui sont absents. Quelquefois aussi, on sait que ceux qui étaient sur le point de mourir en différents lieux où il n'était pas, venaient à lui en vision, pour lui demander sa bénédiction et la permission de quitter leur poste, tant était grande l'obéissance de ceux qu'il envoyait en mission, et grande aussi la charité de celui qui les envoyait. Quelquefois je vins le trouver et, pendant que je lui parlais, je vis et j'entendis des choses que je ne dois point passer sous silence. Il y avait là un moine de Foigny sur le point de s'en retourner. Après avoir reçu la réponse qu'il était venu chercher, il prenait congé de Bernard, lorsque celui-ci, animé de l'esprit et de la vertu prophétique d'Élie, le rappelle, et, en parlant d'un religieux de cette maison, lui ordonne, je l'entendis de mes propres oreilles, de recommander à ce religieux de se corriger de certaines fautes secrètes, et de lui dire que, s'il ne le faisait point, le jugement de Dieu ne tarderait point à le frapper stupéfait, le messager lui demande qui lui a dit ces choses. « Qui que ce soit qui me les ait dites, répond-il, allez toujours et rapportez-lui bien ce que je vous dis. Si vous négligez de le faire, vous serez enveloppé dans le même châtiment. » J'étais dans l'étonnement, mais il m'a été raconté de lui quelque chose de plus étonnant encore, dans le même genre.

64. En effet, Guy, son frère aîné, était, comme le sait quiconque l'a connu, un homme plein de gravité et de vérité. Un jour donc que nous nous trouvions là ensemble, et que nous parlions de choses semblables, je lui demandai ce qu'il en pensait, comme des amis ont coutume de le faire dans leurs entretiens intimes; il me répondit, tout ce que vous entendez dire est autant de fables. Et comme, selon sa coutume et avec son ardeur habituelle, il rabaissait les vertus de son frère, sans vouloir toutefois me faire de la peine, il me dit, je ne vous dis pas des choses que je ne sais point, mais je sais une chose, et je la sais par expérience; c'est qu'il a de nombreuses révélations dans la prière. Alors, il me raconta comment, dans les premiers temps où ces ruches melliflues d'abeilles spirituelles commencèrent à envoyer partout de nouveaux essaims, et à élever de nouvelles maisons de leur ordre, à la demande et avec le concours de dom Guillaume, évêque de Châlons-sur-Marne, ils allèrent fonder, dans son diocèse, l'abbaye dite de de Trois-Fontaines. On y avait envoyé avec quelques religieux l'abbé dorai Roger, homme de noble extraction selon le monde, mais d'une bien plus grande noblesse encore par sa sainteté; les hommes qu'il avait avec lui, lui ressemblaient. Mais le père spirituel de ces religieux ne les abandonna point en les envoyant, il les suivit en esprit, avec une pieuse affection et une paternelle sollicitude. Aussi, un jour qu'il se trouvait seul avec l'abbé dont je tiens ce que je vous raconte, et qu'ils s'entretenaient ensemble des religieux dont je viens de vous parler, il poussa tout à coup un profond soupir, et son coeur lui fit sur eux une réponse d'une dureté qui ne lui était point habituelle. « Va, dit-il à son frère, prie pour eus, et rapporte-moi tout ce que Dieu t'aura fait voir à leur sujet. » Car, pour lui il était retenu alors au lit par le mauvais état de sa santé. L'autre, tout interdit s'écrie. Dieu me garde de le faire, je ne suis pas homme à savoir prier de la sorte, et à mériter une pareille grâce. Mais Bernard insista, et l'autre alla se mettre en prière et il le fit de tout son cœur, répandant son âme devant Dieu, pour eux. Il se sentit, en pensant à chacun d'eux dans sa prière, inondé de tant de douceur, de tant de grâces et d'une telle consolation spirituelle, qu'il sentait dans son âme, avec bonheur, que ses vaux étaient certainement exaucés pour tous ceux pour qui il avait prié, excepté pour deux pour lesquels sa prière a chancelé, sa dévotion a bronché, et sa confiance a faibli. Il fit part de tout cela à Bernard en revenant auprès de lui, et celui-ci fit sur ces deux religieux, des prédictions que l'événement a depuis vérifiées.

65. L'abbé Roger, et quelques-uns de ceux qui étaient avec lui, étaient du nombre de ceux que l'homme de Dieu avait péchés un jour à Châlons-sur-Marne, et, c'est à leur sujet et parmi eux, qu'il arriva encore quelque chose de pareil à ce que je viens de rapporter. Il allait souvent à Châlons, à cause de l'évêque de cette ville, et un jour il en revint en ramenant avec lui une foule de nobles, de gens de lettres, de clercs et de laïcs. Ils étaient encore dans l'endroit consacré à la réception des étrangers, où Bernard arrosait ces nouvelles plantes des eaux célestes de ses exhortations, quand survint le moine préposé à la garde de la porte, qui lui annonça que leur maître à tous, Étienne de Vitry, se présentait pour renoncer au monde et demeurer avec eux. Qui, à la place de Bernard, ne se serait point réjoui de l'arrivée de cet homme, surtout à une époque où la vallée de Clairvaux n'était pas trop fournie de pareil froment? Mais lui, instruit par le Saint-Esprit, qui lui fit connaître les embûches des esprits de malice, garde quelque instants le silence, pousse un gémissement, et enfin s'écrie de manière â être entendu de tout le monde : « C'est l'esprit malin qui l'a amené ici. Il est venu seul, il s'en ira de même. » Tout le monde fut stupéfait à ces mots, car, en apprenant qu'il était venu, on avait commencé par ne plus se posséder de joie. Cependant, pour ne point scandaliser des hommes qui n'étaient encore que de faibles enfants, il le reçut, lui recommanda, avec soin, la persévérance et l'amour des autres vertus : mais comme il savait bien que, en promettant tout il ne ferait rien, il le plaça, pour l'éprouver, dans la salle des novices qui cherchaient Dieu véritablement et persévéraient dans leur projet. Mais, pas un mot de ce qu'il avait prédit ne tomba par terre. Ce même Étienne, comme il le confessa depuis, étant encore dans la salle des novices, aperçut un petit Maure qui sortait de l'oratoire. Il resta là environ neuf mois entiers, puis finit par faiblir, et, comme Bernard l'avait prédit., il repartit seul ainsi qu'il était venu. Mais la ruse de l'ennemi se trouva déjouée, et celui qu'il avait préparé pour la ruine des novices, la confirma, au contraire, par sa propre ruine.

66. Avant de quitter Châlons, disons encore que, un jour que le saint abbé revenait de cette ville, lui, et ceux qui étaient avec lui, eurent beaucoup à souffrir du froid et du vent. Plusieurs personnes de sa suite, prenant les devant et ne l'attendant point à cause de la rigueur du froid, il finit par se trouver presque seul. Or, il arriva que l'un des deux religieux qui allaient avec lui, ayant eu l'imprudence de lâcher son cheval, cet animal partit et se mit à courir à travers champs. Comme ils ne pouvaient l'attraper et que le froid était trop rigoureux pour qu'on perdît beaucoup de temps à sa poursuite, le saint dit : « Prions, » et il se mit à genoux avec le frère qui était resté avec lui. Ils n'avaient pas encore fini l'oraison domi nicale, que le cheval revint de lui-même, avec calme, s'arrêter aux pieds de l'homme de Dieu, qui le remit à son cavalier.

 

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CHAPITRE XIV. Autres bienfaits obtenus de Dieu par le moyen de Bernard; sa fuite des honneurs et des dignités.

 

67. De Châlons passons à Reims : il est arrivé plusieurs fois que l'homme de Dieu fut appelé dans cette dernière ville pour rétablir la concorde entre l'archevêque et le peuple de Reims, que des dissentiments divisaient. S'étant dont établi dans le palais de la ville avec Josselin, évêque de Soissons, et toute la maison se trouvant remplie de peuple et de clergé, il parlait de faire la paix. Or, voilà qu'une mère malheureuse vint lui présenter son enfant qui était possédé du démon, à ce qu'on croyait, et le pria d'avoir pitié d'elle, car ce jour-là même cet enfant s'étant révolté contre elle, l'avait presque tuée. Il était devenu muet, aveugle et sourd, et bien qu'il eût les yeux tout grands ouverts il ne voyait rien; tous ses autres sens de même étaient paralysés, et il était resté sans connaissance. Touché de compassion pour cette mère infortunée, que le sentiment de sa douleur affligeait profondément, il fit une caresse à l'enfant, et, lui caressant la tête et la figure. de ses pieuses mains, il se mit à lui adresser la parole, et lui demanda comment il en était venu jusqu'à frapper sa propre mère. Alors cet enfant revenant à lui, reconnaît aussitôt son péché et promet de se corriger dans la suite; Bernard le rend parfaitement guéri à sa mère. Au monastère des Alpes, entre autres malades qui venaient solliciter de lui leur guérison, vint une femme sujette au mal caduc, et qui, à l'instant même où elle se trouvait en présence du saint, fut prise tout à coup d'un de ses accès. L'homme de Dieu lui prend la main, la relève aussitôt, et, dès ce moment, elle fut entièrement guérie de son mal.

68. La duchesse de Lorraine, femme d'une grande noblesse, mais dont la vie était moins noble que son extraction, ayant vu une fois, en songe, l'homme de Dieu lui arracher du sein sept horribles serpents de ses propres mains, finit par se convertir à la suite de ses exhortations et par embrasser la vie religieuse (a), et elle se fait gloire encore maintenant d'avoir été délivrée de sept démons par lui. Je connais un clerc, appelé Nicolas, qui aimait le monde d'une façon désespérante, qui fut aussi délivré dit monde par Bernard. Après avoir reçu l'habit et. fait profession de la vie monastique à Clairvaux, comme il trouva dans cette maison ceux qui s v étaient réfugiés après avoir fait naufrage dans le monde, racheter par des

 

a Dans le monastère de femmes de le Tart, de l'ordre de Cîteaux. Il se trouvait alors au dehors des murs de la ville de Dijon, où il fut compris depuis, comme un le voit par la troisième Vie de saint Bernard, chapitre VII, et par les lettres de Mathieu de Lorraine, tille de la duchesse dont il est parlé ici. Ces lettres écrites en faveur de ce monastère, se trouvent dans Chifflet, qui donne à la duchesse de Lorraine le nom de Athélaide. Voir la lettre cent dix-neuf.

 

larmes continuelles, le malheur de leur naufrage, il voulut en faire autant; mais, ne pouvant y réussir à cause de la dureté de son coeur, il priait Bernard, avec une vive douleur d'âme, de lui obtenir de dieu le don des larmes. Bernard pria, et il lui obtint du ciel une telle et si continuelle componction du coeur, avec le don des larmes, que c'est à peine si depuis ce moment-là on vit ses joues qui étaient toutes changées et ses yeux sans larmes; il pleurait eu mangeant, en marchant et même en parlant avec quelqu'un.

69. Nous avons vu ou entendu raconter de l'homme de Dieu, tant et de ai grandes merveilles de ce genre, tant de cures diverses de, maladies différentes, que si on voulait tes raconter ou les consigner toutes par écrit, on s'exposerait en fatiguant le lecteur à les lui faire révoquer en doute, ou en s'adressant à des incrédules à les fatiguer de ces histoires. Mais ce qui montre combien dans toutes ces choses l'oeil de son intention était pur, c'est que son corps tout entier, je veux dire toutes ses actions, n’a cessé d’être éclairé. On ne le vit pas repousser par orgueil, mais décliner par un sentiment aussi religieux que raisonnable, les plus grands honneurs ecclésiastiques et les faveurs des princes de la terre, qui voulaient l'en combler, parce qu'ils l'en jugeaient digne, et sa conduite n’a jamais cessé de montrer ce qu'il cherche dans tout ce qu'il fait et l'objet de ses ambitions. — A Milan, à Reims, le clergé d'accord avec le peuple le choisirent pour archevêque; à Châlons-sur-Marne et à Langres, pour évêque, et on lui aurait offert la même dignité en beaucoup d’autres endroits, si l’on avait eu l'espérance de pouvoir l'amener à l'accepter. Il était certainement digne d'être contraint à accepter ces titres, et, je ne sais par quel jugement de pieu, le respect que sa sainteté inspirait a ou partout pour effet d'empêcher qu'op. ne le forçât jamais à renoncer en quai que ce fût à sa volonté. Mais, s'il s'est soustrait comme noue venons de le voir à toute espèce de dignité, il n'a pu se dépouiller de même de J'autorité qui y est attachée, car il était digne aux yeux de tout le monde, d'être aimé et craint dans l'amour et la crainte de Dieu. Aussi, en quelque lieu qu'il fût, jamais on n'osa rien entreprendre en sa présence contre la justice, et toujours on se soumit à sa volonté, parce qu'il ne fait et ne dit jamais rien que pour la justice.

70. Tout en jouissant d'une pareille autorité dans l'Eglise de Dieu, on ne le vit jamais reculer devant la peine et la fatigue, lorsque l'obéissance ou la charité lui faisaient un devoir d'agir. Est-il un homme dont la volonté ait obtenu plus de déférence et les conseils plus de soumission que les siens, de la part des plus hauts dignitaires de l'ordre civil ou de l'ordre ecclésiastique? Des rois superbes, des princes et des tyrans, des hommes de guerre et des brigands, ont pour lui une telle vénération et un tel respect, qu'il semble que ce mot du Seigneur à ses disciples dans l'Évangile « Vous volez que je vous ai donné le pouvoir de fouler aux pieds les serpents et les scorpions et toute puissance ennemie, et que rien pourra vous nuire (Luc. X, 19), » a trouvé en lui son accomplissement. Mais, outre les personnes spirituelles et quand on examine d'un oeil spirituel les choses spirituelles, on voit qu'il a une toute autre autorité encore. En effet, de même que le Prophète dit, en parlant des saints animaux, « qu'ils se tenaient debout et abaissaient leurs ailes, » pendant que la voix se faisait entendre dans le firmament placé au dessus de leur tête, ainsi voit-on partout aujourd'hui dans le monde, les hommes les plus spirituels, quand ils l'entendent élever la voix et parler, se tenir aussi debout, lui céder la place, et soumettre leur sens et leur intelligence à son sens et à son intelligence. — On en voit une preuve dans ses ouvrages, soit qu'ils soient sortis directement de sa plume, soit qu'ils aient été recueillis par d'autres à mesure qu'il parlait. — Telles sont donc les merveilles insignes qui recommandent ce saint homme jusqu'à présent, aux yeux de Dieu et des hommes ; tels sont les témoignages de sainteté dont il se montre entouré, les dons du Saint-Esprit, dont il est comblé. Et, ce qu’il y a de plus grand et de plus difficile dans tout cela c’est qu’on le voit posséder tous ces avantages, sans se ressentir de l'envie dont il éloigne les traits, précisément parce qu'il est au dessus de toute envie, et que la perversité du coeur humain cesse souvent de porter envie aux hommes, quand ils sont trop élevés pour pouvoir atteindre jusqu'à eux.

71. D'ailleurs il tue lui-même l'envie par l'exemple de son humilité, ou  la change en bien par la vois. de la charité, ou bien encore, si elle est p perverse et trop endurcie, il l'écrase du poids de son autorité. En , effet, qui est doué d'une prudence aussi efficace et aussi affectueuse que lui pour nourrir la charité là où elle se trouve, et pour l'appeler là où elle n'est pas ? Qui est aussi bienfaisant que lui envers tous ceux qu'il peut aider, qui est aussi bienveillant pour chacun, si bon pour ses amis, si patient pour ses ennemis? Si tant est qu'il ait jamais eu des ennemis, lui qui ne fit jamais l'ennemi de personne. Car, de même que l'amitié suppose au moins deux personnes, ainsi en est-il de l'inimitié qui peut-être ne peut aussi exister qu'entre deux. Celui qui a de la haine pour un autre ou qui 'aime pas celui qui l'aime est moins ennemi qu'inique. Au contraire, celui qui aime tout le monde n'a jamais aucun ennemi par son fait; je ne veux point dire pour cela qu'il n'a jamais rien à souffrir, car l'iniquité des autres le poursuit sans raison. La charité, or il est tout entier sous son empire, la charité, dis-je, est patiente, bienveillante ; elle triomphe du mal par sa sagesse, de l’impatience par la patience, et de l’orgueil par l’humilité.

 

FIN DU LIVRE PREMIER

 

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NOTE DE BURCHARD , ABBÉ DE BALERNE, SUR LE LIVRE PRÉCÉDENT.

 

Dans l'ouvrage qui précède, et qui est, comme on sait, l'oeuvre de Guillaume, autrefois vénérable abbé de Saint-Thierry, et depuis devenu simple religieux de Signy, par amour de la solitude et du repos, est retracée la, vie de Bernard, le très-saint abbé de Clairvaux, jusqu'à l'époque du schisme qui mit en compétitions le pape Innocent et Pierre de Léon. Cet écrivain fidèle a eu une cause toute particulière d'écrire cette histoire; l'amitié et l'intimité dont il fut lié pendant longtemps avec l'homme de Dieu. Il était entré si avant dans ses bonnes grâces, qu'il serait difficile d'en trouver un autre à qui Bernard eût fait partager plus intimement les secrets d'une amitié réciproque, et qu'il eût admis plus familièrement à ses entretiens sur les mystères spirituels. Cette intimité s'est traduite au dehors par des preuves manifestes, puisque le Saint a écrit plusieurs lettres à Guillaume, où il exprime clairement, comme le lecteur peut le voir, les  sentiments qu'il a pour lui. C'est à lui aussi qu'il a dédié son Apologie, ainsi que son traité de la Grâce et du Libre Arbitre. Toutefois, Guillaume a eu un motif plus puissant encore, et une raison plus générale d'écrire l'histoire de l'homme de Dieu: c'est le bien de l'Église; il n'a pas voulu, en laissant caché le vase qui renfermait un trésor si précieux, laisser caché e même temps le trésor lui-même. C'est ce qui faisait dire avec raison à auteur qui se plaint du silence et qui veut que ce trésor soit découvert : « Si la sagesse demeure cachée et qu'un trésor échappe à tous les yeux, quelle utilité peut-il être (Eccle., XX, 33) ? »  Il découvre donc dans son livre des richesses de salut, un trésor digne d'envie, afin de ne point laisser enfoui sous la terre ce qui, bien loin d'être de la terre, est une perle d plus précieuses. Toutefois, il ne put mettre le comble à ses vaux, car, comme il semblait le craindre dans sa préface, il fut surpris par la mort avant d'avoir achevé son aurore, qu'il s'était donné mission d'écrire. Aussi; quiconque lira ce livre comprendra facilement combien fut parfait le point de départ qui a marqué le commencement de la conversion du pieux enfant et religieux Bernard, qui, comme un autre Benoît, semble avoir reçu dès le ventre même de sa mère, des présages qui ont permis dès lors de concevoir de grandes espérances de. la sainteté de sa vie et de sa doctrine. On voit aussi dans ce livre ce que Bernard fit quand il fut devenu jeune homme enfin il nous le montre à l'âge d'homme fait, aussi bien, comme je l'ai déjà dit, que peut le faire un peintre excellent, mais prévenu par la mort.

 

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