LETTRE LIV
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

RÉPONSE AUX QUESTIONS DE JANVIER. — LIVRE PREMIER OU LETTRE LIV. (Année 400.)

 

Pour expliquer la diversité des pratiques en usage chez les différents peuples chrétiens, S. Augustin établit que ce qui est établi par l'Ecriture, par la tradition apostolique ou par les conciles généraux, doit être observé partout, et que pour le reste, il convient d'observer la coutume de l'Eglise où l'on est actuellement. En répondant aux questions de Janvier, notre saint touche à beaucoup de points très-intéressants. Il est ingénieux, profond, toujours attachant. Il faut lire et relire ces deux lettres qui forment deux livres. Voyez ce qu'en dit le saint Docteur dans ses rétractations, livre deuxième, chap. 20. (Tom. 1er, pag. 347.)

 

AUGUSTIN A SON TRÈS-CHER FILS JANVIER, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Pour les choses qui font l'objet de vos questions, j'aimerais à savoir, d'abord, ce que vous y auriez répondu si on vous eût interrogé vous-même: en approuvant ou en rectifiant vos propres réponses, j'aurais pu vous satisfaire plus brièvement, et plus aisément vous affermir ou vous redresser. Oui, j'aurais mieux aimé cela. Mais, maintenant, puisqu'il faut vous répondre, mieux vaut un long discours qu'un retard. Je veux, en premier lieu, que

 

1. II Tim., II, 24, 25, 26.

 

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vous sachiez, comme point capital de cette dissertation, que Notre-Seigneur Jésus-Christ, comme il le dit lui-même dans l'Evangile, nous a soumis à un joug doux et à un fardeau léger'. Voilà pourquoi la société nouvelle qu'il a fondée a pour lien un petit nombre de sacrements, d'une observation facile, d'une signification admirable, tels que le baptême, consacré par le nom de la Trinité, la communion du corps et du sang de Jésus-Christ, et les autres prescriptions des Ecritures canoniques, en exceptant les pesants devoirs imposés au peuple de l'ancienne alliance, appropriés à des coeurs durs et à des temps prophétiques, et contenus dans les cinq livres de Moïse. Quant aux choses non écrites, que nous conservons par tradition, et qui sont pratiquées par toute la terre, on doit comprendre qu'elles nous ont été recommandées et prescrites soit par les apôtres eux-mêmes, soit par les conciles généraux dont l'autorité est si profitable à l'Eglise: telle est la célébration solennelle et annuelle de la passion du Seigneur, de sa résurrection, de son ascension, de la descente de l'Esprit Saint, et telles sont d'autres observances analogues pratiquées par l'Eglise universelle partout où elle est répandue.

2. Il y a des choses qui changent selon les lieux et les contrées; c'est ainsi que les uns jeûnent le samedi, les autres non, les uns communient chaque jour au corps et au sang du Seigneur, les autres à certains jours seulement; ici nul jour ne se passe sans qu'on offre le saint sacrifice; là c'est le samedi et le dimanche; ailleurs c'est le dimanche seulement; les observances de ce genre vous laissent pleine liberté; et, pour un chrétien grave et prudent, il n'y a rien de mieux à faire, en pareil cas, que de se conformer à la pratique de l'Eglise où il se trouve. Ce qui n'est contraire ni à la foi ni aux bonnes mœurs, doit être tenu pour indifférent et observé par égard pour ceux au milieu desquels on vit.

3. Je crois que vous l'avez un jour entendu de ma bouche, mais, cependant, je vous le redirai. Ma mère m'ayant suivi à Milan, y trouva que l'Eglise n'y jeûnait pas le samedi; elle se troublait et ne savait pas, ce qu'elle devait faire; je me souciais alors fort peu de ces choses; mais, à cause de ma mère, je consultai là-dessus Ambroise, cet homme de très-heureuse mémoire; il me répondit qu'il ne pouvait

 

1. Matt. XI, 30.

 

rien conseiller de meilleur que ce qu'il pratiquait lui-même, et que s'il savait quelque chose de mieux il l'observerait. Je croyais que, sans nous donner aucune raison, il nous avertissait seulement, de sa seule autorité, de ne pas jeûner le samedi, mais, reprenant la parole, il me dit: « Quand je suis à Rome, je jeûne le samedi; quand je suis ici, je né jeûne pas ce jour-là. Faites de même; suivez l'usage de l'Eglise ou vous vous trouvez, si vous ne voulez pas scandaliser ni être scandalisé. » Lorsque j'eus rapporté à ma mère cette réponse, elle s'y rendit sans difficulté. Depuis ce temps, j'ai souvent repassé cette règle de conduite, et je m'y suis toujours attaché comme si je l'avais reçue d'un oracle du ciel.

Plus d'une fois j'ai pensé en gémissant à tous les troubles que font naître parmi les faibles les controverses opiniâtres ou la timidité superstitieuse de quelques-uns de nos frères dans ces questions, qui ne peuvent se résoudre avec certitude ni par l'autorité de la sainte Ecriture, ni par la tradition de l'Eglise universelle, ni par l'intérêt évident des moeurs, mais où l'on apporte seulement une certaine manière de voir, ou bien la coutume particulière de son pays, ou bien encore un exemple de ce que l'on a vu ailleurs, se croyant d'autant plus savant qu'on a voyagé plus loin: alors commencent des disputes sans fin, et l'on ne trouve bon que ce que l'on pratique soi-même.

4. Quelqu'un dira qu'il ne faut pas recevoir tous les jours l'Eucharistie;vous lui demanderez pourquoi; parce que, vous répondra-t-il, on doit choisir les jours où l'on vit avec plus de pureté et de retenue pour se rendre plus digne d'approcher d'un si grand sacrement: «Car, dit l'Apôtre, celui qui mange ce pain indignement, mange et boit sa condamnation (1). » Un autre, au contraire, dira que si la plaie du péché et la violence de la maladie spirituelle sont telles qu'il faille différer de semblables remèdes, on doit être séparé de l'autel par l'autorité de l'évêque, pour faire pénitence, et réconcilié par cette même autorité ; il ajoutera que c'est recevoir indignement l'Eucharistie que de la recevoir au temps où l'on doit faire pénitence, qu'il ne faut pas se priver où s'approcher de la communion, selon son propre jugement ou lorsque cela, plaît, et qu'à moins de ces grands péchés qui condamnent à en être privé, on ne doit pas renoncer à recevoir chaque jour le corps

 

1. Cor. XI, 29.

 

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du Seigneur, précieux remède pour l'âme. Un troisième terminera peut-être avec plus de raison le débat en demandant que surtout chacun demeure dans la paix du Christ et fasse comme il jugera le plus conforme à sa foi; car personne d'entre eux ne déshonore le corps et le sang du Seigneur, mais c'est à qui honorera le mieux ce sacrement si salutaire. Zachée et le centurion ne se disputèrent pas entre eux et ne songèrent pas à se préférer l'un à l'autre lorsque celui-là reçut avec joie le Seigneur dans sa maison (1) et que celui-ci dit : je ne «suis pas digne que vous entriez dans ma demeure (2). » Tous les deux honoraient le Sauveur d'une faon différente et en quelque sorte contraire ; tous les deux se trouvaient misérables par leurs péchés, tous les deux obtinrent miséricorde. De même que , chez le peuple de la première alliance, la manne avait pour chacun le goût qu'il voulait (3), ainsi dans un cœur chrétien des effets divers sont opérés par ce sacrement qui a vaincu le monde. C'est par une inspiration respectueuse que l'un n'use pas le recevoir tous les jours et que l'autre n'ose pas passer un seul jour sans cette divine nourriture. C'est seulement le mépris qu'elle ne permet pas, comme la manne ne souffrait point le dégoût; voilà pourquoi l'Apôtre dit que ceux-là la reçoivent indignement qui, sans avoir pour elle le respect incomparable qui lui est dit, ne la distinguent pas des mitres viandes. Après avoir dit : « Il mange et boit sa condamnation, » il ajoute : « en ne discernant « pas le corps du Seigneur (4). » Cela se voit assez clairement dans tout ce passage de la première Epître aux Corinthiens, si on y fait attention.

5. Qu'un voyageur se trouve par hasard dans un lieu où les fidèles qui observent le carême ne se baignent ni ne rompent le jeûne le jeudi :  « Je ne veux pas jeûner aujourd'hui, » dit-il. On lui en demande la raison : « Parce que, répand-il, cela ne se pratique pas dans mon pays. » Que fait-il par là, sinon un effort punir substituer sa propre coutume à une autre ? car il ne s'appuiera point sur le livre de Dieu ni sur le témoignage universel de l'Eglise ; il ne prouvera pas que le catholique du pays où il passe agit contre la foi et qu'il agit lui-même selon la foi, que les autres sont les violateurs et qu'il est, lui, le gardien des bonnes meurs.

 

1. Luc, XIX, 6. — 2. Matth. VIII, 8. — 3. Voy. Rétract. liv. II, chap. 20. — 4. I Cor. XI, 29.

 

On viole certainement le repos et la paix en agitant des questions inutiles. J'aimerais qu'en pareille matière celui-ci et celui-là, se trouvant l'un citez l'autre,se résignassent à faire comme les autres font. Si un chrétien, voyageur dans nue contrée étrangère oit le peuple de Dieu est plus fervent et plus nombreux, voit, par exemple, le saint sacrifice offert deux fois, le matin et le soir, le jeudi de la dernière semaine de carême, et que, revenant dans son pays, où l'usage est d'offrir le sacrifice à la fin du jour, il prétende que cela est mal et illicite parce qu'il a vu faire autrement ailleurs, ce sera là un sentiment puéril dont nous aurons à nous défendre, que nous devons réformer parmi nos fidèles et tolérer dans les autres.

6. Voyez donc auquel de ces trois genres appartient la première question que vous avez posée ; voici vos expressions : « Que doit-on faire le jeudi de la dernière semaine du carême ? Faut-il offrir le matin et encore une fois après le souper, à cause de ce qui est écrit : De même après le souper (1) Faut-il jeûner et offrir le sacrifice seulement après le souper, ou bien jeûner et souper après l'oblation, ainsi que nous avons coutume de le faire? » Je réponds à cela que si l'autorité de la divine Ecriture nous prescrit ce qu'on doit faire, il n'est pas douteux qu'il faille nous conformer à ce que nous lisons; ce ne sera plus sur la célébration, mais sur l'intelligence titi sacrement que nous aurons à discuter. On doit faire de même lorsqu'on usage est commun à toute l'Eglise, car il y aurait une extrême folie à chercher si l'on doit s'y soumettre. Mais ce que vous demandez ne touche à aucun de ces deux cas. Reste donc le troisième, relatif à ce qui change selon les lieux et les contrées. La règle ici est de suivre ce qui se pratique dans l'Eglise où l'on se trouve ; car rien dans ces usages n'offense ni la foi ni les mœurs, qui pourtant sont plus parfaites dans un pays que dans l'autre. Or, c'est seulement en vue de la foi et des moeurs qu'il faut réformer ce qui est défectueux et établir ce qui ne se pratiquait pas auparavant; un changement dans une continue, même quand il est utile, apporte du trouble par sa nouveauté; et si ce changement n'est pas utile, il n'en reste que le dommage de la perturbation,et dès lors il devient nuisible.

7. Si en plusieurs lieux on offre, le jeudi

 

1. Luc. XXII, 20.

 

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saint, le sacrifice après le repas, on ne doit pas croire que ce soit à cause de ces paroles : « Il prit de même le calice après la cène (1), etc. » car l'Évangile a pu appeler Cène la réception même du corps du Sauveur avant celle du calice. L'Apôtre, en effet, dit plus haut : « Lors donc que vous vous assemblez comme vous faites, ce n'est plus manger la cène du Seigneur (2); » il donne ici à la manducation de l'Eucharistie le nom de Cène du Seigneur.

Ce qui a pu inquiéter davantage , c'est la question de savoir si c'est après le repas qu'on doit, le jeudi saint, offrir ou recevoir l'Eucharistie; il est écrit dans l'Évangile : « Pendant que les apôtres mangeaient, Jésus prit le pain et le bénit. » L'Évangile avait dit plus haut

« Le soir étant venu, Jésus se mit à table avec ses douze disciples, et, tandis qu'ils mangeaient, il leur dit: L'un de vous me trahira (3).» Ce fut ensuite qu'il leur donna le sacrement. Il en résulte clairement que la première fois que les disciples reçurent le corps et le sang du Sauveur, ils ne les reçurent point à jeun.

8. Faut-il, à cause de cela, condamner l'Église universelle, qui exige qu'on soit à jeun pour recevoir l'Eucharistie ? Depuis ce temps, le Saint-Esprit a voulu que, pour honorer un si grand sacrement, le corps du Sauveur entrât dans la bouche d'un chrétien avant toute autre nourriture; c'est pourquoi cette coutume est observée dans tout l'univers. Le Seigneur ne donna le sacrement à ses disciples qu'après qu'ils eurent mangé; mais ce n'est pas une raison pour que les chrétiens mangent d'abord, avant de se réunir pour recevoir le sacrement, ou qu'ils mêlent à leur repas l'Eucharistie, comme faisaient ceux que l'Apôtre reprend et blâme. Ce fut afin de leur faire plus fortement sentir la grandeur de ce mystère et de le mettre plus profondément dans leur coeur et leur mémoire , que le Sauveur l'institua, comme un adieu à ses disciples, avant de se séparer d'eux pour aller à sa Passion. Il ne prescrivit point comment on devait recevoir l'Eucharistie; il en réservait le soin à ses apôtres, par qui il devait établir les Eglises. Si le Sauveur eût entendu que les chrétiens dussent recevoir la communion après toute autre nourriture, je crois qu'il ne serait venu à l'esprit de personne de changer cet usage. L'Apôtre dit, il est vrai, en parlant de ce

 

1. Cor, X, 25. — 2. I Cor. XI, 20. — 3. Matth. XXVI, 26, 20; 21.

 

sacrement : « C'est pourquoi, mes frères, quand vous vous réunissez pour manger, attendez vous les uns les autres. Si quelqu'un est pressé par la faim, qu'il mange dans sa maison, afin que vous ne vous assembliez pas pour votre condamnation. » Mais il ajoute aussitôt : « Je réglerai le reste à mon retour au milieu de vous (1). » D'où l'on peut conclure qu'à l'égard de la communion, cet usage, que nulle différence de coutumes ne peut changer, a été prescrit par l'Apôtre lui-même, qui ne pouvait guère établir dans une lettre tout ce qu'observe l'Église universelle.

9. Mais, quelques-uns ont aimé à se laisser aller à un sentiment probable, pour croire permis d'offrir et de recevoir l'Eucharistie après le repas un jour de l'année, le jour où le Seigneur a donné la Cène, afin de mêler plus de solennité à la commémoration de ce mystère. Je pense qu'il vaudrait mieux fixer cette célébration après le repas de la neuvième heure, pour que celui qui aura jeûné puisse assister à l'oblation. Nous n'obligeons personne à manger avant cette Cène du Seigneur, mais nous n'osons pas le défendre. Je crois pourtant que cela n'a été établi qu'à cause de la coutume presque générale de se baigner le jeudi saint. Et, parce que quelques-uns observent en même temps le jeûne, on offre le saint sacrifice le matin, par égard pour ceux qui dînent et ne peuvent supporter à la fois le jeûne et le bain, et on l'offre le soir par égard pour ceux qui jeûnent.

10. Si vous me demandez d'où est venu l'usage de se baigner le jeudi saint, ce que je trouverai de mieux à vous répondre, c'est que ceux qui doivent être baptisés ce jour-là ne pourraient pas décemment se présenter aux fonts sacrés avec la malpropreté inséparable de la rigoureuse observance du carême : ils choisissent, pour se laver, le jour de la célébration de la Cène du Seigneur. Cette concession, faite à ceux qui devaient recevoir le baptême, a servi de prétexte à beaucoup d'autres pour se laver aussi le même jour et rompre le jeûne.

Ceci dit, je vous exhorte à suivre ces règles de conduite, autant que vous le pouvez, sans vous départir de cet esprit de prudence et de paix qui convient à un enfant de l'Église. Je vous répondrai une autre fois, si Dieu veut; sur les autres choses que vous m'avez demandées.

 

1. I Cor. XI, 33, 34.

 

 

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