LETTRE XCIV
Précédente Accueil Remonter Suivante


rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE XCIV. (Année 408.)

 

Saint Paulin, se trouvant à Rome après Pâques, selon sa coutume, avait reçu de saint Augustin un de ses ouvrages; il ne nous dit pas lequel; pour mieux en jouir, il avait attendu d'être sorti de Rome où trop de bruit l'importunait. Saint Paulin loue la courage religieux de Mélanie, les bonnes oeuvres du sénateur Publicola, petit-fils de cette illustre et sainte dame romaine, et parle du renoncement chrétien qu'il appelle une mort évangélique. Comme l'évêque d'Hippone lui avait demandé quelle serait l'occupation des élus dans le ciel, le saint époux de Thérasie exprime humblement quelques pensées à cet égard. Cette lettre respire la plus respectueuse et la plus profonde admiration pour la sainteté et. le génie de l'évêque d'Hippone.

 

AU SAINT ÉVÉQUE DU SEIGNEUR, A LEUR INCOMPARABLEMENT CHER ET VÉNÉRABLE PÈRE, FRÈRE ET MAITRE AUGUSTIN, LES PÉCHEURS PAULIN ET THÉRASIE.

 

1. Votre parole est toujours un flambeau pour mes pas et une lumière pour mon chemin. Ainsi, chaque fois que je reçois des lettres de votre bienheureuse sainteté , je sens que les ténèbres qui obscurcissent mon esprit se dissipent, et que grâce à ce collyre appliqué sur les yeux de mon âme, j'y vois plus clair : la nuit de l'ignorance s'en va, les ombres du doute s'effacent. Je l'ai souvent éprouvé par les lettres dont vous m'avez favorisé, mais jamais mieux que par ce dernier ouvrage de vous qu'est venu m'apporter en votre nom un homme béni du Seigneur, notre cher et digne frère Quintus, diacre. Lorsqu'il nous a remis ce don sacré de votre génie, il y avait déjà longtemps qu'il se trouvait à Rome : j'y étais allé après Pâques, selon ma coutume, pour y vénérer les tombeaux des apôtres et des martyrs (1). Toutefois,

 

1. Voilà encore un témoignage qui prouve l'ancienne coutume chrétienne d'honorer les reliques des saints.. Nous recommandons ce passage de la lettre de saint Paulin aux protestants de bonne toi. Dans le IVe siècle, la secte des Eunoméens appelait idolâtrie le culte des martyrs, et l'évêque catholique d'Amasie, Astérius, parlant au nom de la foi chrétienne, répondait à ces dissidents des premiers âges : « Nous n'adorons pas les martyrs, mais nous les honorons comme les vrais adorateurs de Dieu; nous ne rendons pas de culte à des hommes, mais nous admirons ceux qui, au jour des épreuves, ont noblement sacrifié à Dieu. Nous plaçons leurs restes dans de précieux reliquaires, et nous élevons pour eux des maisons de repos magnifiquement ornées, afin d'entretenir l'émulation des morts glorieuses. »

 

 

oubliant le temps qu'il avait passé à Rome à mon insu , il m'a semblé qu'il ne faisait que d'arriver d'auprès de vous; je croyais surtout qu'il venait de vous quitter à peine lorsque , la première fois que je le vis, il me présentait ces fleurs de votre génie, qui tint les parfums du ciel. J'avouerai cependant à votre vénérable charité que je n'ai pas pu lire à Rome ce livre, aussitôt que je l'ai eu entre les mains. La foule y était si grande et si bruyante que je n'aurais pu y trouver assez de recueillement pour apprécier votre œuvre et eu jouir, comme je le désirais : j'aurais voulu aller jusqu'au bout, si j'en avais commencé la lecture. Aussi j'ai retenu la faim de mon esprit comme on prend patience en attendant un festin qui ne peut pas nous manquer; j'avais l'espérance certaine de me rassasier, puisque je tenais dans la main ce livre comme le pain de mon désir que j'allais dévorer ; je soupirais après le moment où je me nourrirais de ce miel qui devait m'être si doux et à la bouche et aux entrailles (1); mais j'attendais notre sortie de Rome et la halte d'un jour que nous devions faire à Formies (2) pour me livrer tout entier et avec une tranquille liberté aux délices spirituelles de votre livre.

2. Un homme aussi pauvre et aussi terrestre que moi, que peut-il répondre à la sagesse qui vous a été donnée d'en-haut, à cette sagesse que le monde ne comprend pas, que nul ne goûte si Dieu ne l'éclaire et ne lui prête sa parole? Comme je sais que le Christ lui-même palle par votre bouche, c'est en Dieu que je louerai vos discours, et je ne craindrai pas les terreurs de la nuit. Car vous m'avez appris, dans l'esprit de vérité , à accepter les maux inséparables de cette mortelle vie, avec cette modération salutaire et résignée que vous avez vue en la bienheureuse mère et aïeule Mélanie pleurant la mort d'un fils unique a dans un deuil silencieux, mais non sans larmes maternelles. Plus près d'elle, parce que votre âme ressemble plus à la sienne, vous avez mieux compris les larmes réglées et sérieuses de cette femme si parfaite en Jésus-Christ; tout en gardant la vigueur d'un esprit viril, vous n'avez eu besoin que de vous sentir vous-même pour sentir le coeur maternel de Mélanie ; vous l'avez vue pleurer d'abord par naturelle affection, ensuite par un motif plus élevé, car elle n'a pas seulement gémi sur la perte d'un fils unique de condition mortelle, mais elle s'affligeait surtout que la mort l'eût surpris engagé dans les vanités de ce monde : il n'avait

 

1. Ezéch. III, 3; Apoc. II, 9, 10. — 2. Aujourd'hui Formello.

3. Publicola, que saint Paulin appelle le fils unique de Mélanie, était son petit-fils. Mélanie avait perdu, jeune encore, son mari et deux enfants. Voyez ce que nous avons dit de cette sainte et illustre dame romaine, dans l’Histoire de Jérusalem, chap. 26.

 

160

 

pas encore abandonné le faste de la dignité sénatoriale. Mélanie, selon la sainte ambition de ses voeux, aurait voulu qu'il eût passé de la gloire de la conversion à la gloire de la résurrection , qu'il eût partagé avec sa mère le repos et la couronne , et qu'à l'exemple de celle à qui il devait le jour, il eût préféré le sac à la toge et le monastère au sénat.

3. Pourtant cet homme, comme je crois l'avoir dit à votre sainteté, est parti de ce monde, enrichi de bonnes oeuvres et s'il n'a pas laissé voir par le vêtement l'éclat de l'humilité de sa mère, il a aimé en esprit cette humilité. Il fut si doux dans ses moeurs et si humble de crieur, d'après la parole de l'Evangile (1), qu'on peut croire qu'il est entré dans le repos; du Seigneur; car des biens sont réservés à l'homme pacifique (2), et ceux qui sont doux posséderont la terre (3) ; ils plairont à Dieu dans la région des vivants (4). Publicola, non-seulement dans le tacite consentement du crieur, mais encore dans les actes visibles de sa vie, a suivi le conseil de l'Apôtre; placé à côté des grands du siècle, il ne goûtait pas les grandeurs comme un ami de la gloire de la terre, mais il s'unissait aux humbles (5) comme un parfait imitateur du Christ et ne cessait de leur donner sa compassion et ses soins. Aussi sa race a été puissante sur la terre, entre ceux que leur élévation fait appeler des dieux ; les bénédictions qui ont visité sa famille et sa maison ont mis en lumière le saint mérite de l'homme. « La postérité des justes sera bénie, dit le Psalmiste, la gloire et les richesses seront dans sa maison (6); » il ne s'agit pas ici d'une gloire périssable ni des richesses qui passent; la maison dont parle le Psalmiste se bâtit dans les cieux, non pas avec le travail des mains, mais avec la sainteté des oeuvres. Je n'ajouterai rien de plus pour la mémoire de l'homme qui m'était aussi cher qu'il se montrait dévoué au Christ; je me souviens de vous en avoir déjà beaucoup parlé dans de précédentes lettres; et d'ailleurs je ne saurais rien dire de meilleur ni de plus saint sur la bienheureuse mère de ce fils, sur Mélanie, la tige de ces pieux rameaux, que ce que votre sainteté a daigné en dire elle-même. Pécheur que je suis et avec des lèvres impures, je ne saurais parler dignement des mérites d'une telle foi et des vertus d'une telle âme ; j'en suis trop éloigné ; mais vous , l'homme du Christ, le docteur d'Israël dans l'Eglise de la vérité, vous étiez tout préparé, par la grâce de Dieu, à être le panégyriste de cette âme si virile dans le Christ : ainsi que je l'ai dit, votre esprit plus rapproché du sien, vous faisait comprendre cette âme que soutenait une force divine, et il vous appartenait de rendre un plus digne hommage à tant de piété et de vertu.

4. Vous daignez me demander quelle sera, après la résurrection de la chair, l'occupation des bienheureux dans le siècle futur. Mais c'est moi qui veux voles consulter, comme un maître et un médecin spirituel, sur l'état présent de ma vie, afin que vous m'appreniez à faire les volontés de Dieu,

 

1. Matth. XI, 27. — 2. Ps. XXXVI, 37. — 3. Matth. V, 4. —  4. Ps. CXIV, 9. — 5. Rom. XII, 16. — 6. Ps. CXI, 2 et 3.

 

à suivre le Christ sur vos traces, et à mourir de cette mort évangélique par laquelle nous devançons volontairement la séparation de l'âme d'avec le corps, non par le trépas ordinaire, mais en nous retirant intérieurement de cette vie qui est pleine de tentations, et qu'un jour,vous adressant à moi, vous appeliez une tentation continuelle. Plût à Dieu que je m'attachasse si bien à vos traces que, dépouillant, à votre exemple, mes vieilles chaussures et brisant mes liens, je pusse librement m'élancer dans la voie, et mourir comme vous êtes mort à ce monde, pour vivre avec Dieu dans le Christ qui vit en vous, dans le Christ dont votre corps, votre crieur et votre bouche représentent la mort et la vie ! Car votre coeur ne goûte point les choses de la terre, et votre bouche ne s'occupe pas des oeuvres des hommes; mais la parole du Christ abonde dans votre âme, et l'esprit de vérité, répandu dans votre langage, a l'impétuosité du fleuve qui vient d'en-haut et réjouit la cité de Dieu (1).

5. Mais quelle vertu peut produire en nous cette mort évangélique, si ce n'est la, charité, qui est forte comme la mort? Elle efface pour nous et détruit si bien ce inonde, qu'elle fait l'effet de la mort en nous attachant au Christ, vers lequel nous ne pouvons nous tourner qu'en nous séparant des choses du temps, et avec qui nous ne pourrons vivre qu'en mourant à tout ce qui est humain. Nous ne croyons pas que, pour nous, ce soit vivre que de regarder le monde et d'en user, parce que notre partage, c'est la mort du Christ, et que nous ne serons point associés à la gloire de sa résurrection, si nous n'imitons sa mort sur la croix par la mortification de nos membres et de nos sens. Ce n'est donc pas selon notre volonté qu'il nous faut vivre, mais selon la volonté du Christ, laquelle est notre sanctification; il est mort pour nous, et il est ressuscité, afin que nous vivions pour lui; il nous a donné son esprit comme gage de sa promesse, et a placé dans les cieux, comme gage d'une bienheureuse vie, son corps, qui est le chef du nôtre. Aussi notre attente maintenant est le Seigneur, ainsi que la substance qu'il s'est unie pour la faire vivre en. lui et par lui ; car il s'est conformé au corps de notre humilité pour nous conformer au corps de sa gloire (2) et nous placer avec lui dans les célestes demeures. C'est pourquoi ceux qui auront été jugés dignes de l'éternelle vie, seront dans la gloire de son royaume, afin qu'ils soient avec lui, comme dit l'Apôtre (3), et qu'ils demeurent avec lui, comme le Seigneur l'a dit lui-même à son Père : « Je veux que là où je suis, ils soient aussi avec moi (4). »

6. C'est sans doute ce que vous lisez dans les psaumes à l'endroit où il est écrit: « Heureux ceux qui habitent dans votre maison; ils vous loueront éternellement (5). » Je crois que ces divines louanges seront chantées avec des voix, malgré les changements que recevront les corps des saints ressuscités, pour devenir semblables au corps da Seigneur après sa résurrection : en elle a brillé

 

1. Ps. XIII, 5. — 2. Philip. III, 21. — 3. I Thes. IV, 16. — 4. Jean, XVII, 24. — 5. Ps. LXXXIII, 5.

 

161

 

une image vive de la résurrection des hommes, et le Seigneur, qui avait souffert et qui était ressuscité dans son corps, a été pour tous comme un miroir. Ressuscité, dans cette même chair avec laquelle il avait été attaché sur la croix et couché dans le tombeau, il a souvent paru devant les hommes, se servant de tous ses membres : on a pu le voir et l'entendre. Si l'on dit des anges, qui sont de purs esprits, qu'ils ont des langues polir célébrer les louanges du Créateur et lui rendre de continuelles actions de grâces, à plus forte raison les hommes, malgré la transformation spirituelle qui suivra leur résurrection et leur laissera tous les membres d'une chair glorifiée, avec leurs formes et leurs proportions, auront-ils une langue dans la bouche et feront-ils entendre des sons pour chanter les saints cantiques et exprimer les sentiments et les joies de leur âme. Peut-être aussi le Seigneur leur donnera-t-il, pour surcroît de grâce et de gloire, de chanter d'autant mieux, pendant tous les siècles que durera son royaume , les divines louanges, que leurs corps auront acquis une plus haute et plus parfaite nature : ainsi établis dans des corps déjà spirituels, ils cesseraient d'avoir des paroles humaines, elles deviendraient angéliques et célestes, semblables à celles que l'Apôtre entendit dans le paradis (1). Et peut-être , ce qui fait dire à l'Apôtre que ces discours sont ineffables à l'homme, c'est qu'entre autres récompenses réservées aux saints, ils parleront des langues qu'il n'est pas permis de parler sur la terre, et qui ne conviennent qu'à l'état immortel et glorieux de ceux dont il a été dit : « Ils crieront et chanteront un hymne (2); » ce sera, sans aucun doute, dans le ciel; ils s'y trouveront avec le Seigneur, se délectant dans l'abondance de la paix, pleins de joie en présence du trône, mettant aux pieds de l'Agneau les coupes et les couronnes, lui chantant un nouveau cantique, réunis aux choeurs des Anges, des Vertus, des Dominations, des Trônes, chantant sans cesse avec les Chérubins et les Séraphins et avec les quatre animaux de l'Apocalypse : « Saint, Saint, Saint, le Seigneur Dieu des armées (3), » et le reste, que vous connaissez.

2. Voilà sur quoi je vous prie de me dire ce que vous savez ou ce que vous pensez, voilà ce que je vous demande, moi pauvre et misérable, moi votre petit enfant que vous avez coutume de supporter, vous le vrai sage; car je sais que celui qui est la source de la sagesse et le guide des sages vous illumine par un esprit révélateur, et, de même que vous avez connu le passé et que vous voyez le présent, vous jugez aussi de l'avenir. Que pensez-vous de ces voix éternelles des créatures célestes et même de celles qui vivent au-dessus des cieux, en présente du Très-Haut? Quels sont les organes de ces voix qui ne se taisent jamais 2 En disant « Si je parlais les langues des anges (4), » l'Apôtre, a laissé croire qu'il s'agit ici d'un certain langage propre à leur nature, ou, si j'ose ainsi m'exprimer, à leur nation, et qu'il est aussi au-dessus des paroles

 

1. II Cor. XII, 4. — 2. Ps. LXIV, 14. — 3. Isaïe, VI, 3 ; Apoc. IV, 8-10. — 4. I Cor. XIII, 1.

 

et des pensées humaines que la nature et la demeure des anges sont au-dessus de notre condition mortelle et de la terre que nous habitons; cependant peut-être entend-il par langues des anges des variétés de sons et de discours, comme, au sujet de la diversité des grâces, il cite le don des langues (1), ce qui signifie la faculté de parler clans la langue de beaucoup de nations. Mais les nombreux exemples de la voix de Dieu, partie de la nue pour être entendue de saints personnages , prouvent qu-il peut exister un langage sans qu'on ait besoin d'une langue, de cet organe à la fuis si petit et si grand. Ç'est peut-être aussi parce que Dieu a fait de ce membre l'organe de la voix, qu'il a appelé langue les paroles et les voix des créatures incorporelles, comme sont les anges : c'est ainsi que l'Ecriture a coutume de désigner par des noms de membres, les diverses opérations divines. Priez pour nous, et instruisez-nous.

8. Notre très-cher et très-doux frère Quintes est aussi pressé de nous quitter pour retourner vers vous, qu'il l'était peu de vous quitter pour venir vers nous ; cette lettre, où se trouvent plus de ratures que de lignes, vous dit assez le peu de temps qu'il nous a donné pour vous répondre ; la trop grande hâte du porteur nous a obligé d'écrire vite. C'est la veille des ides de mai qu'il est venu nous demander notre réponse, et il est parti le jour des ides, avant sexte. Voyez si le témoignage que je lui rends ici le recommande ou l'accuse ; on jugera, sans doute, plus digne d'éloge que de blâme celui qui s'est hâté de retourner vers sa lumière et de s'éloigner des ténèbres , car nous ne sommes, quant à nous, que ténèbres en comparaison des clartés qui rayonnent eu vous.

 

1. I Cor. XII, 10, 23.

 

  s

 

Précédente Accueil Remonter Suivante