LETTRE XCV
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE XCV. (A la fin de l'année 408.)

 

Dans cette lettre confiée à Possidius qui partait polir l'Italie, saint Augustin touche avec profondeur au gouvernement des âmes, à l'utilité des peines infligées aux coupables, et laisse voir à cet égard les anxiétés de sa conscience de pasteur. On admirera sa réserve, même dans la vérité, s'il se trouve en présence de chrétiens qui ne puissent pas l'entendre tout entière. il dit à saint Paulin dans quel esprit il t'avait interrogé sur la vie future, indique ce qu'il sait avec certitude, demande à être instruit de ce qu'il ignore, et expose ses pensées sur les corps après la résurrection et sur la question de savoir si les anges ont des corps.

 

AUGUSTIN A SES CHERS ET BIEN AIMÉS SEIGNEURS, SES SAINTS, DÉSIRABLES ET VÉNÉRABLES FRÈRES, PAULIN ET THERASIE, SES CONDISCIPLES SOUS LE MAITRE JÉSUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. Nos frères et intimes amis, à qui vous aviez coutume d'adresser en même temps qu'à nous lus témoignages d'affection et les saluts que vous en aviez reçus, votes voient maintenant d'une manière assidue : c'est moins pour nous un accroissement de bonheur qu'une (162) consolation dans nos maux. Nous n'épargnons aucun effort pour éviter des affaires comme celles qui les obligent à ce voyage, et cependant je ne sais pourquoi il s'en présente toujours; je crois que nos péchés en sont la cause. Mais quand nos frères reviennent auprès de nous et nous voient, nous sentons l'accomplissement de cette parole : « Vos consolations ont réjoui mon âme, à proportion du grand nombre de douleurs dont j'étais pénétré (1) . » Vous reconnaîtrez la vérité de ce que je dis ici, lorsque vous aurez appris de la bouche de Possidius le triste motif du voyage qui lui procurera la joie de vous voir (2). Ah ! chacun de nous eût passé les mers dans le seul but de jouir de votre présence, et nul autre motif n'eût semblé plus juste et plus noble. Mais nous sommes retenus ici par les liens qui nous attachent au service des faibles; nous ne pouvons nous éloigner d'eux que quand la gravité de leur propre péril nous y oblige. Est-ce là pour nous une épreuve? Est-ce une punition? Je l'ignore; mais ce que je n'ignore pas, c'est que le Seigneur ne nous traite point selon nos fautes et ne nous rend pas selon nos iniquités (3), puisqu'il mêle à nos douleurs tant de consolations et que, médecin admirable, il empêche que nous n'aimions le monde et que nous n'y fassions des chutes.

2. Je vous ai précédemment demandé quelle serait, selon vous, dans l'avenir, l'éternelle vie des saints; vous m'avez bien répondu en disant qu'on doit s'éclairer encore sur la vie présente; mais pourquoi m'interroger sur des choses que vous ignorez avec moi ou que vous savez avec moi et peut-être mieux que moi? Car vous dites avec grande raison qu'il faut d'abord mourir volontairement de la mort évangélique avant l'inévitable séparation de l'âme et du corps, et qu'il faut mourir ainsi, non point par un trépas réel, mais en se retirant de la vie de ce monde par la pensée. C'est pour nous une vérité simple et hors de toute espèce de doigte, que nous devons vivre dans cette vie mortelle de façon à nous disposer à l'immortelle vie. Mais la question qui trouble le plus des hommes comme moi, qui agissent et qui cherchent, c'est de savoir comment on doit se comporter au milieu de ceux ,où `envers ceux qui n'ont pas encore appris à

 

1. Ps. XCIII, 19.

2. L' évêqué Possidius était allé demander justice à l'empereur à la suite des désordres de Calame, dont il a été question précédemment. — 3. Ps. CII, 10.

 

 

vivre en mourant, non par la dissolution du corps, mais par un détachement des plaisirs sensuels; car souvent nous croyons que nos efforts pour eux seront inutiles si nous n'inclinons un peu avec eux vers les choses mêmes d'où nous désirons les tirer. Le charme de ces choses vient alors surprendre notre coeur; nous nous plaisons à dire et à entendre des frivolités; au lieu de nous faire seulement sourire, elles, vont jusqu'à exciter chez nous le rire; nos âmes descendent ainsi jusqu'à toucher la poussière et même la fange de ce monde, et notre essor vers Dieu devient plus pénible et plus lent pour vivre évangéliquement en mourant de la mort évangélique. Si quelquefois on réussit à s'élever, on entendra crier aussitôt Fort bien! fort bien! et ce ne sont pas des cris d'homme qu'on entendra de la sorte, car nul homme ne connaît ce qui se remue dans un autre à une telle profondeur; mais de ce fond silencieux de l'âme il s'échappe je ne sais quelle voix qui crie : Fort bien! fort bien! C'est à cause de ce genre de tentation que le grand Apôtre avoue qu'il a été souffleté par un ange (1). Voici comment la vie humaine sur la terre n'est qu'une tentation; l'homme est tenté jusque dans ses efforts les plus généreux pour rendre sa vie semblable à la vie céleste.

3. Que dirai-je de la punition ou de l'indulgence, puisqu'ici nous ne connaissons d'autre inspiration et d'autre règle que le salut de ceux que nous voulons ramener à Dieu? Quelle question obscure et profonde que celle de la mesure à garder dans les peines, non-seulement selon la nature et le nombre des fautes, mais encore selon les forces de chacun : il faut considérer ce que chacun peut ou non supporter, de peur de l'arrêter dans ses progrès ou même de le pousser à des chutes. Je ne sais pas non plus si la crainte de la .punition suspendue sur la tête des hommes n'a pas rendu pires plus de gens qu'elle n'en a corrigés. Quel tourment d'esprit quand souvent il arrive que si vous punissez quelqu'un, il périt, et que si vous le laissez impuni, un autre périra! Pour moi, j'avoue que je pèche tous les jours en cela et que j'ignore quand et de quelle manière je dois observer ces paroles de l'Apôtre : « Reprenez devant tout le monde ceux qui pèchent, pour inspirer la crainte aux autres (2); » et ces paroles de l'Evangile : « Reprenez-le entre vous seul et lui (3), » et ce précepte

 

1. II Cor. XII, 7. — 2. I Tim. V, 20. — 3. Matth. XVIII, 15.

 

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«Ne jugez pas avant le temps afin que vous ne soyez pas jugés (1), » car on n'ajoute pas

ici : avant le temps, et ce qui est écrit : « Qui êtes-vous pour juger le serviteur d'autrui? S'il tombe ou s'il demeure ferme, cela regarde son maître, mais il demeurera ferme, car Dieu est assez puissant pour le soutenir (2). » L'Apôtre parle évidemment ici de ceux qui sont dans l'Eglise ; il ordonne ensuite qu'ils soient jugés lorsqu'il dit :      « Qu'ai-je à juger ceux qui sont dehors? n'est-ce pas de ceux qui sont dans l'Eglise que vous avez droit de juger? Retranchez le méchant du milieu de vous (3). » Quel souci et quelle appréhension lorsqu'il s'agit d'accomplir ce devoir et d'éviter que celui qu'on frappe ne soit accablé par un excès de tristesse, selon la parole de l'Apôtre dans sa seconde Epître aux Corinthiens. Et, ne voulant laisser croire à personne que ceci ne soit pas digne de grande considération, il ajoute : « Afin que Satan ne  nous possède pas, car nous n'ignorons pas ses desseins (4). » Comme on tremble en présence de toutes ces incertitudes, ô mon citer Paulin, saint homme de Dieu ! que d'effroi ! quelles ténèbres ! Ne pouvons-nous pas croire que ce soit cela qui ait fait dire : « La frayeur et le tremblement sont venus sur moi, et les ténèbres m'ont enveloppé; et j'ai dit: Qui me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai et je me reposerai ? Voilà que je me suis éloigné en fuyant, et j'ai demeuré dans le désert. » Mais peut-être a-t-il éprouvé dans le désert même ce qu'il ajoute : « J'attendais celui qui me sauverait de la faiblesse et de la tempête (5). » La vie humaine sur la terre n'est donc que tentation (6) !

4. Et les divines Ecritures, né les effleurons-nous pas plutôt que nous ne les exposons? Nous cherchons plutôt ce qu'il faut y comprendre que nous n'y comprenons quelque chose de définitif et d'arrêté. Cette réserve pleine d'inquiétude vaut encore mieux que de téméraires affirmations. N'y a-t-il pas beaucoup de choses où un homme qui ne juge pas selon la chair, que l'Apôtre dit être la mort, scandalisera grandement celui qui juge encore selon la chair (7)? Il est alors très-dangereux de dire ce qu'on pense, très-pénible de ne pas le dire, et très-pernicieux de dire le contraire. Lorsque,

 

1. I Cor. IV, 5 ; Matth. VII, 1. — 2. Rom. XIV, 4. — 3. I Cor. V, 12, 13. — 4. II Cor. II, 11. — 5. Ps. LIV, 6 - 9. — 6. Job, VII, 1. — 7. Rom. VIII, 5,6.

 

que, croyant user des droits d'une fraternelle charité, nous désapprouvons librement et ouvertement certaines choses dans les discours ou les écrits de ceux qui sont dans l'Eglise et qu'on nous accuse d'agir non par bienveillance, mais par jalousie, combien on pèche envers nous 1 Et quand on nous reprend et qu'à notre tour nous soupçonnons nos censeurs de vouloir plutôt nous blesser que nous corriger, combien nous péchons envers les autres ! De là, assurément, naissent des inimitiés, souvent même entre des personnes auparavant très-unies ; car, contrairement à ce qui est écrit, on s'attache à l'un pour s'enfler de vanité contre l'autre (1) ; et tandis que les uns et les autres se mordent et se mangent, il est à craindre qu'ils rie se consument entre eux (2)? « Qui donc me donnera des ailes comme à la colombe, et je volerai, et je me reposerai? » Car soit que les dangers que chacun éprouve lui paraissent plus grands que les dangers qu'il ignore, ou qu'ils le soient réellement, il me semble que l'effroi et la tempête du désert sont moins difficiles à supporter que les choses que nous souffrons ou que nous craignons au milieu des peuples.

5. J'approuve donc votre sentiment qu'il faut s'occuper de l'état de cette vie , qui d'ailleurs est plus une course qu'un état. J'ajoute. que nous devons songer à régler notre situation présente avant de nous enquérir de l'avenir où nous conduit cette course de la vie humaine. Si je vous ai interrogé à cet égard , ce n'est pas que je sois en parfaite sûreté sur la connaissance et l'accomplissement de mes vrais devoirs ici-bas, car je me sens péniblement embarrassé en beaucoup de cas et surtout en ceux dont je vous ai brièvement entretenu plus haut; mais comme mes difficultés et mon ignorance viennent exclusivement de ce que nous sommes chargés de conduire, dans une grande variété de moeurs et d'âmes, de volontés secrètes et d'infirmités, non le peuple de la terre ou le peuple romain, mais le peuple de la Jérusalem céleste, j'ai mieux aimé parler avec vous de ce que nous serons alors que de ce que nous sommes maintenant. Tout en ignorant quels seront alors les biens futurs, nous sommes sûrs pourtant d'un point qui n'est pas peu de chose, c'est que les maux de cette vie ne se retrouveront pas dans cette vie à venir.

6. Quant aux moyens d'aller du temps à

 

1. I Cor. IV, 6. — 2. Gal. V, 15.

 

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cette heureuse éternité, je sais qu'il faut pour cela brider les désirs charnels, ne donner aux sens que ce qui est nécessaire à la conservation et au travail de la vie, et supporter patiemment et fortement toutes les misères temporelles pour la vérité de Dieu, pour notre salut éternel et celui du prochain. Je sais que c'est un devoir de charité de ne rien négliger pour que notre prochain vive ici de façon à mériter la vie éternelle. Je sais que le spirituel doit être préféré au charnel, l'immuable à ce qui change, et que l'homme est pulls ou moins capable d'accomplir tous ces devoirs selon que la grâce de Dieu lui vient plus ou moins en aide, par Jésus Christ Notre-Seigneur. Pourquoi celui-ci est-il aidé de cette manière? Pourquoi celui-là l'est-il de telle autre ou ne l'est-il point? je l'ignore: je reconnais seulement que Dieu agit ainsi dans une souveraine justice qui lui est connue. Pour ces doutes inquiets sur la conduite à tenir avec les hommes, si vous pouvez les dissiper, instruisez-moi, je vous en prie. Mais si ces doutes sont aussi les vôtres, soumettez-les à quelque doux médecin du coeur, soit que vous en trouviez là où vous vivez, ou bien à Rome où vous allez tous les ans; écrivez-moi ce que vous aura répondu ce médecin spirituel ou ce que le Seigneur vous aura inspiré dans vos mutuels entretiens.

7. Vous m'avez à votre tour demandé mon sentiment sur la résurrection des corps et sur les futures fonctions de nos membres dans cet état incorruptible et immortel; voici brièvement ce que j'en pense; si ce que je vais vous dire ne vous suffit pas, nous pourrons y revenir plus longuement avec l'aide de Dieu. Il faut tenir pour certain, d'après le témoignage véritable et clair de la sainte Ecriture, que ces corps visibles et terrestres que l'Apôtre appelle des corps d’animaux (1), deviendront spirituels dans la résurrection des fidèles et des justes. Mais la nature spirituelle du corps est quelque chose dont nous n'avons pas l'expérience, et je ne sais comment on pourrait la comprendre ou la faire comprendre. Certainement il n'y aura pas là de corruption possible, et on n'aura pas besoin alors comme à présent d'une nourriture corruptible; ce n'est pas que nos corps en cet état ne puissent prendre de nourriture ; sans en éprouver le besoin, il, auront la puissance d'en user. Autrement le Seigneur n'en aurait pas pris après sa résurrection, qui est une

 

1. I Cor. XV, 44.

 

preuve et une image de la nôtre, selon cette parole de l'Apôtre : « Si les morts ne ressuscitent pas, le Christ n'est pas ressuscité (1). » Lorsqu'il apparaissait avec brus ses membres et s'en servait, le Seigneur montra même la place de ses plaies. J'ai toujours entendu par là non des plaies, mais des cicatrices, qu'il conservait par puissance, non par nécessité. Cette puissance, il l'a partout fait éclater, soit en prenant d'autres formes, soit eu apparaissant visiblement à ses disciples réunis dans une maison dont les portes étaient closes (2).

8. Une question s'élève ici sur les anges ont-ils des corps adaptés à leurs fonctions et à leurs courses , ou bien sont-ils seulement des esprits? si nous disons qu'ils ont des corps, on nous objectera ce passage du Psalmiste. « Vous qui faites des esprits vos ambassadeurs (3). » Si nous disons qu'ils n'ont pas de corps, nous serons encore plus embarrassés des passages de l'Ecriture où les anges se rendent visibles à des hommes qui les reçoivent dans leur demeure, leur lavent les pieds, et leur donnent à boire et à manger (4). Il est plus simple de croire qu'on appelle les anges des esprits comme on appelle les hommes des âmes, ainsi qu'il est dit du nombre d'âmes qui se dirigèrent vers l'Egypte avec Jacob (5), car on ne peut pas plus prétendre que ces âmes-là n'eussent pas de corps, que de croire que les anges aient reçu, sans être revêtus de formes corporelles, tous les soins de l'hospitalité. De plus, on marque dans l'Apocalypse la taille d'un ange (6), on lui assigne une grandeur qui ne convient qu'à des corps; cela prouverait que, dans les apparitions angéliques, il n'y a rien de faux, mais qu'il y a un témoignage de ce que peuvent des corps spirituels. Néanmoins, soit que les anges aient des corps, soit qu'on arrive à expliquer comment, sans corps, ils peuvent faire toutes ces choses, il demeure vrai que, dans cette cité de saints où les élus rachetés par le Christ seront réunis à des milliers d'anges, les sons de la voix serviront à exprimer des sentiments connus de tous, car dans cette société divine nulle pensée ne restera cachée au prochain; on y sera en pleine harmonie dans une commune louange de Dieu, non-seulement par l'esprit, mais aussi par le corps spirituel : voilà ce qui me semble.

9. Cependant si vous savez déjà quelque

 

 

1. I Cor. XV, 16. — 2. Luc, XXIV, 15-43; Jean, XX, 14-29; Marc, XVI, 12-14. — 3. Ps. CIII, 4. — 4. Gen. XVIII, 2-9; XIX, 1-3. — 5. Gen. XLVI, 27. — 6. Apoc. X.

 

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chose de plus conforme à la vérité ou si vous pouvez l'apprendre par des docteurs, j'attends vivement vos communications. Repassez encore ma lettre (1) à laquelle le départ précipité du diacre vous a obligé de répondre en si grande hâte; je ne me plains pas de cette promptitude, je vous la rappelle, afin que vous me rendiez aujourd'hui ce qu'on ne vous a pas laissé le temps de me donner. Dites-moi ce que vous pensez sur l'importance du repos chrétien pour s'avancer dans l'étude de la sagesse chrétienne, et sur le repos que je vous croyais et qui, d'après ce qu'on m'annonce, est troublé par d'incroyables occupations ; cherchez et voyez ce que j'avais désiré savoir de vous. (Et d'une autre main.) Souvenez-vous de nous; vivez heureux, saints de Dieu, qui faites nos grandes joies et nos consolations.

 

 

 

1. Cette lettre de saint Augustin est perdue.

 

 

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