LETTRE CCII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

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LETTRE CCII. (Année 419.)

 

On a déjà vu dans la lettre qui fait la CXCVe de ce recueil l'admiration de saint Jérôme pour les grands combats de saint Augustin contre le pélagianisme; nous trouvons ici une expression nouvelle de ce sentiment. Saint Jérôme , chargé d'ans , voudrait avoir les ailes de la colombe pour aller embrasser l'évêque d'Hippone.

 

JÉRÔME AUX ÉVÊQUES ALYPE ET AUGUSTIN, SES SEIGNEURS VÉRITABLEMENT DIGNES DE TOUTE AFFECTION ET DE TOUT RESPECT, SALUT DANS LE CHRIST.

 

1. Le saint prêtre Innocent, porteur de cette lettre, n'a rien remis de ma part à votre grandeur l'ale dernier, parce qu'il ne savait pas qu'il dût retourner en Afrique. Cependant je rends grâces à Dieu de ce que, malgré mon silence, des lettres de vous me sont arrivées; rien ne m'est plus doux qu'une occasion d'écrire à votre révérence ; Dieu m'est témoin que si je le pouvais, je prendrais les ailes de la colombe pour aller vers vous et jouir de vos embrassements. C'est un désir que j'éprouve toujours quand je pense à vos vertus; mais aujourd'hui je l'éprouve plus vivement, parce que, de concert avec les auxiliaires de votre oeuvre, vous avez vaincu l'hérésie de Célestius. Elle a si profondément infecté le coeur de plusieurs, que, malgré leur défaite et leur condamnation, ils conservent pourtant le venin au fond de leurs âmes, et qu'ils nous haïssent (c'est tout ce qu'ils peuvent faire) parce qu'ils clous regardent comme leur ayant fait perdre la liberté d'enseigner leur erreur.

2. Vous me demandez si j'ai répondu aux livres d'Annien , ce faux diacre de Célède que l'on fait vivre dans l'abondance pour ne fournir que de maigres discours à l'usage des blasphèmes d'autrui. Mais sachez que ses livres ne m'ont été envoyés que depuis :peu en feuilles volantes par notre saint frère Eusèbe, prêtre ; et j'ai été si accablé, soit par des maladies , soit par le chagrin de la mort de votre sainte et vénérable fille Eustochium, que ces ouvrages n'ont presque plus été pour moi qu'un objet de mépris. Il va et vient dans la même boue, et, sauf quelques mots affectés qu'il a pris je ne sais olé, il ne dit rien que de rebattu. J'ai beaucoup fait cependant; en s'efforçant de répondre à une lettre de moi, Annien s'est montré plus à découvert, et chacun a pu entendre ses blasphèmes. Il avoue dans cet ouvrage tout ce que, auparavant, il niait avoir dit dans cette misérable assemblée de Diospolis; ce n'est pas une grande affaire que de répondre à des niaiseries aussi vaines. Si Dieu me prête vie et que je trouve des gens pour écrire sous ma dictée, j'y répondrai brièvement; ce ne sera point pour confondre une hérésie déjà morte, mais pour montrer l'ignorance et les blasphèmes d'Annien : votre sainteté le ferait mieux; vous m'épargneriez de défendre mes écrits contre l'hérétique. Vos saints enfants, Albine , Pinien et Mélanie , vous saluent avec un grand respect. Je donne au prêtre Innocent cette petite lettre qu'il vous. portera du saint lieu de Bethléem. Votre petite fille Paule vous demande tristement de vouloir bien vous souvenir d'elle et vous salue respectueusement. Que la bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ vous garde sains et saufs et vous fasse souvenir de moi, ô mes seigneurs vraiment saints, mes chers et vénérables pères!

 

LETTRE CCII bis (1). (Au commencement de l'année 417.)

 

L'origine de l'âme est encore le sujet de cette lettre. Saint Augustin parle de la lettre qu'il a adressée à saint Jérôme et à laquelle il n'a encore reçu aucune réponse; il ne veut pas livrer son travail sans l'accompagner de cette réponse qu'il attend du grand solitaire. L'évêque Optat ne pensait pas que les âmes tirassent leur origine de l'âme du premier homme; l'évêque d'Hippone cherche à le tenir en garde contre une disposition à résoudre trop aisément une question remplie de tant de mystères. Il conserve, quant à lui, tous ses doutes, et attend qu'on l'éclaire.

 

AUGUSTIN A SON BIENHEUREUX ET TRÈS-CHER SEIGNEUR OPTATI SON DÉSIRABLE FRÈRE ET COLLÈGUE DANS L'ÉPISCOPAT, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. J'ai reçu des mains du pieux prêtre Saturnin (2) la lettre ou votre Révérence me demande avec une grande vivacité ce que je n'ai pas encore. Mais vous m'avez fait connaître le motif de ses instances : vous croyez que la réponse aux questions que j'ai adressées m'est déjà parvenue. Plût à Dieu qu'il en fût ainsi ! Je sais avec quel ardent désir vous attendez, et je ne tarderais pas à vous communiquer ce présent. — Pourtant, croyez-le, mon très-cher frère, voilà près de cinq ans que j'ai envoyé mon livre (3) en Orient, non comme un auteur qui décide, mais comme un homme qui consulte, et je n'ai encore reçu aucune réponse (4) pour éclaircir la question sur laquelle vous me demandez mon sentiment véritable. Je vous enverrais l'un et l'autre écrit, si je les avais.

2. Il ne me paraît pas que je doive ènvoyer ou livrer à personne ce que j'ai sans ce que je n'ai pas encore; je ne veux pas donner à celui qui peut-être me répondra, comme je le désire, le droit de se plaindre de voir circuler dans les mains des hommes mon interrogation

 

1. C'est ici la seconde lettre découverte en 1732 dans l'abbaye de Gottwe.

2. Saturnin était prêtre de l'église d'Hippone.

3.Voir la lettre 166, tome 2.

4. Nous n'avons pas besoin de rappeler que celui dont saint Augustin attendait la réponse, c'est saint Jérôme lui-même.

 

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laborieusement méditée sans sa propre réponse que je ne désespère pas d'obtenir; il ne faut pas qu'il puisse m'accuser d'avoir agi par là avec plus d'orgueil que d'utilité et d'avoir voulu me montrer plus habile à chercher des difficultés que lui à les résoudre; et peut-être les résoudra-t-il; il importe d'attendre qu'il le fasse (1). Je sais d'ailleurs qu'il est occupé d'autres travaux qu'il ne doit pas interrompre.

3. Afin que vous sachiez mieux les choses, voyez un peu ce qu'il m'écrivit par le porteur de la lettre que je lui avais adressée et qui revint ici l'année suivante; je transcris ce passage de sa lettre : « Le temps devient très-difficile; il vaut mieux me taire que de parler; mes études ont été interrompues, de peur que mon éloquence ne devînt une éloquence de chien, comme dit Appius. C'est pourquoi je n'ai pas pu répondre à temps aux deux livres que vous m'avez dédiés, livres remplis d'érudition et qui brillent de tout l'éclat de l'éloquence; ce n'est pas que j'y trouve quelque chose à reprendre, mais le bienheureux Apôtre a dit : Chacun abonde en son sens; l'un pense d'une . manière, l'autre d'une autre (2). Certainement vous avez mis là tout ce qui peut être dit, tout ce que les sources des saintes Ecritures peuvent fournir à un sublime esprit. Souffrez, j'en prie votre révérence, que je loue un peu votre génie, car nous discutons pour nous instruire, et si les envieux et surtout les hérétiques voient entre nous une différence de sentiments, ils ne manqueront pas de dire calomnieusement que nos divergences partent d'un fond d'aigreur. Mais moi je suis bien décidé à vous aimer, à vous honorer, à vous estimer, à vous admirer et à défendre vos paroles comme les miennes. Dans le dialogue s que j'ai publié depuis peu, je me suis souvenu de votre béatitude comme je le devais. Travaillons plutôt à arracher du milieu des Eglises cette pernicieuse hérésie qui prend toujours les dehors de la pénitence pour avoir le moyen d'enseigner : elle craindrait son expulsion et sa perte si elle se montrait en plein jour. »

4. Vous voyez bien, mon vénérable frère, que ces paroles d'un ami qui m'est cher ne sont pas un refus de me répondre, mais une

 

1. Allusion à une plainte de saint Jérôme. Voir ci-dessus tome 2, lettre 72, n. 2.

2. Rom. XIV, 5.

3. Ouvrage contre les pélagiens composé de trois livres.

 

excuse d'être obligé à suivre des travaux plus pressants. Vous voyez aussi de quelle bienveillance il est animé à mon égard, et comme il avertit de ne pas donner occasion aux envieux, et surtout aux hérétiques, de nous soupçonner calomnieusement d'aigreur dans une discussion où, fidèles aux lois de la charité et de l'amitié, nous ne cherchons qu'à nous instruire. Les hommes liront donc en même temps l'ouvrage où j'ai proposé les difficultés et celui où il y aura répondu; s'il est parvenu à prouver suffisamment son opinion, il faudra que je lui rende grâces de m'avoir éclairé, et quand on le saura, on n'en retirera pas un petit avantage. Ceux qui sont au-dessous de nous connaîtront ainsi ce qu'ils doivent penser d'une question que nous aurons soigneusement traitée, et de plus ils apprendront, à notre exemple, par la miséricorde et la bonté de Dieu, comment on peut discuter entre amis pour s'instruire, sans que l'affection reçoive la moindre atteinte.

5. Mais si mon écrit, où je me contente de rechercher une chose très-obscure, se répandait sans la réponse où apparaîtra peut-être la vérité; si, allant au loin, il parvenait jusqu'à ceux qui « se comparant eux-mêmes à eux-mêmes (1), » selon le mot de l'Apôtre, ne comprennent pas avec quels sentiments nous agissons, parce qu'ils ne sauraient. agir comme nous, ceux-ci alors me prêteraient, à l'égard d'un ami très-cher et très-digne d'être honoré pour ses grands mérites, non pas les intentions qui sont les miennes, et qu'ils ne voient pas, mais les intentions qu'il leur plairait et qui seraient inspirées par leurs haines soupçonneuses ;c'est ce à quoi nous devons prendre garde autant qu'il est en nous.

6. Si pourtant malgré nous, malgré nos précautions, notre écrit venait à tomber entre les mains de ceux à qui nous ne voudrions pas le faire connaître, que nous resterait-il, sinon une tranquille résignation à la volonté de Dieu? Je ne devrais pas écrire à qui que ce soit ce que je voudrais toujours cacher. Car si, ce qu'à Dieu ne plaise, il arrive par accident ou par nécessité que je ne reçoive pas de réponse, sans aucun doute l'écrit que nous avons envoyé sera un jour publié. On ne le lira pas inutilement, parce que, si on n'y trouve pas la vérité que l'on cherche, on trouvera au moins ;comment on doit la chercher, et l'on y apprendra à ne pas affirmer témérairement ce qu'on ne sait

 

1. IICor. X,12.

 

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pas. Les lecteurs de cet écrit apprendront aussi à consulter, quand ils pourront, avec une tendre charité et non avec une contention querelleuse, jusqu'à ce qu'ils découvrent ce qu'ils veulent, ou que l'inutilité des efforts de leur esprit ne leur fasse reconnaître qu'ils ne sauraient aller plus loin. Maintenant votre amitié est bien persuadée, je pense, que tant que je puis espérer la réponse de mon ami, je ne dois pas vous envoyer mon écrit. Mais ce n'est pas à cela que se borne votre désir; vous voulez aussi la réponse de celui que j'ai consulté; ah ! je vous l'adresserais volontiers si je l'avais. Vous me demandez, ce sont les propres expressions de votre lettre, « la claire démonstration que l'Auteur de la lumière m'a accordée pour prix de la vie que je mène; » peut-être n'appelez-vous pas mon oeuvre une consultation et une recherche, mais croyez-vous que je suis parvenu à la vérité; s'il en était ainsi, je vous l'enverrais. Mais je l'avoue, je n'ai pas trouvé encore comment l'âme tire son péché d'Adam (ce qu'il n'est pas permis de mettre en doute), sans tirer d'Adam lui-même son origine : c'est ce qu'il me faut étudier sérieusement et non pas résoudre légèrement.

7. D'après votre lettre, « vous n'avez pu amener à votre sentiment, à vos assertions pleines de vérité, je ne sais combien de vieillards, je ne sais combien d'hommes instruits par de savants évêques, et vous ne dites pas quelles sont ces assertions pleines de vérité auxquelles vous n'avez pu amener les vieillards, les hommes instruits par de savants  évêques. Si ces vieillards tenaient et tiennent encore ce qu'ils ont reçu de prêtres savants, comment une troupe de clercs rustiques et moins éclairés a-t-elle pu vous donner de l'embarras et de l'ennui sur des choses où elle avait été instruite par de savants évêques ? Si ces vieillards et cette troupe de clercs abandonnaient méchamment la doctrine qu'ils avaient reçue de savants évêques, il fallait que l'autorité de ceux-ci servît plutôt à corriger leurs écarts et à réprimer l'opiniâtreté de leur rébellion. Mais vous me dites encore que « vous avez craint, docteur jeune et novice, de changer les enseignements de tant et de si grands évêques, et de faire injure à des morts en poussant les hommes à un sentiment meilleur. » Que donnez-vous par là à entendre, sinon que ceux que vous désiriez ramener, ne voulaient pas déserter la doctrine de grands et savants évêques morts et refusaient de suivre un jeune et novice docteur? Je ne parle pas d'eux à présent; seulement je désire vivement connaître les assertions que vous appelez pleines de vérité; je ne dis rien de votre sentiment en lui-même, ce sont ses preuves que je demande.

8. Vous nous avez fait suffisamment connaître que vous êtes contraire à l'opinion de ceux qui affirment que toutes les âmes des hommes proviennent, par la succession des générations, de l'âme donnée au premier homme. Mais nous ignorons, et votre lettre ne dit pas sur quels témoignages des divines Ecritures vous montrez la fausseté de cette opinion. Ensuite, votre propre opinion, celle que vous substituez à celle-ci, que vous désapprouvez, n'apparaît clairement ni dans la lettre que vous m'avez écrite, ni dans celle que vous aviez adressée auparavant à nos frères de Césarée et que vous m'avez fait parvenir récemment. Tout ce que j'y vois, c'est que, comme vous l'écrivez, « Dieu a créé les hommes, qu'il les crée et les créera, et qu'il n'y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n'ait été et ne soit l'auteur. » Cela est si vrai que le doute sur ce point n'est permis à personne. Mais il faut nous apprendre encore comment Dieu forme les âmes, que vous soutenez ne pas venir par voie de propagation: les forme-t-il de quelque chose? de quoi les forme-t-il? ou bien les tire-t-il absolument du néant? A Dieu ne plaise que vous pensiez comme Origène et Priscillien, et d'autres s'il en est, qu'elles soient jetées-en des corps terrestres et mortels, en punition de péchés commis dans une vie antérieure ! Ce sentiment est condamné par l'autorité de l'Apôtre qui dit qu'Esaü et Jacob, avant de naître, n'avaient fait ni bien ni mal (1). Ce n'est donc pas toute votre opinion qui nous est connue, mais une partie seulement: et encore nous ignorons absolument comment vous démontrez la vérité de ce sentiment.

9. C'est pourquoi je vous avais demandé, dans une précédente lettre (2), de vouloir bien m'envoyer le Petit livre de la Foi que vous dites avoir composé, en vous plaignant que je ne sais quel prêtre l'ait faussement signé; je vous le demande encore, ainsi que les témoignages des divines Ecritures qui vous ont servi à traiter cette question. Vous dites dans votre lettre à nos frères de Césarée « que vous avez voulu voir même des juges laïques peser la valeur des preuves de votre sentiment; que réunis

 

1. Rom. II, 11. — 2. Lettre 190, II. 20.

 

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à votre prière, ils ont tout examiné à la lumière de la foi, enfin que la Divinité, selon votre expression, leur a accordé dans sa miséricorde de soutenir avec de nouvelles raisons, et de prouver le sentiment que votre médiocrité tenait devant eux en réserve, en même temps que les témoignages d'autorités considérables. » Ce sont précisément les témoignages de ces autorités considérables que j'ai grand désir de connaître.

10. Vous paraissez pourtant, en réfutant vos contradicteurs, vous occuper d'une seule chose, c'est qu'ils nient que nos âmes soient l'ouvrage de Dieu. S'ils le nient, c'est avec raison qu'il faut les condamner; car s'ils disaient cela, même des corps, on devrait certainement les ramener au vrai ou détester leur sentiment. Quel chrétien niera que les corps de tous ceux qui naissent soient l'ouvrage de Dieu? Nous ne disons pas pour cela que l'oeuvre des parents n'y soit pour rien, mais nous reconnaissons que la puissance de Dieu s'y mêle. Et lorsqu'on dit que nos âmes sont ainsi formées de quelques germes incorporels et qu'elles viennent des parents, sans que ces âmes toutefois cessent d'être l'ouvrage de Dieu, c'est une opinion à réfuter, non point par d'humaines conjectures, mais parle témoignage des Ecritures. Les saints Livres d'autorité canonique nous fournissent des passages nombreux pour prouver que Dieu crée les âmes; ces passages réfutent ceux qui nient que chaque âme d'un homme naissant soit l'ouvrage de Dieu, mais ne concluent rien contre ceux qui soutiennent que les âmes, grâce à l'opération divine, sont formées comme les corps, par voie de propagation. Il vous faut chercher des témoignages certains pour répondre à ces derniers; et si vous les avez trouvés, envoyez-les-nous charitablement, car nous en sommes encore à les chercher, malgré nos longs et persistants efforts.

11. A la fin de votre lettre à nos frères de Césarée, vous les consultez brièvement et en ces termes : « Je vous supplie de m'instruire comme votre fils et votre disciple, comme un homme que Dieu a daigné seulement depuis peu introduire dans ses mystères; j'implore les lumières et cette sagesse qu'on doit et qu'on est sûr de trouver dans les prêtres; dites-moi si mieux vaut suivre le sentiment de la transmission, qui fait découler toutes les âmes du premier homme par une origine impénétrable et un ordre caché, ou bien s'il faut plutôt s'attacher à l'opinion professée et défendue par tous vos frères et par les prêtres de ce pays, savoir que Dieu a été, qu'il est et qu'il sera toujours l'auteur de toutes choses et de tous les hommes.» Vous voulez donc qu'on choisisse sur ces deux sentiments et qu'on vous réponde en faveur de l'un ou de l'autre; avec du savoir, on devrait faire ainsi, si ces deux opinions étaient si contraires qu'en adoptant l'une on rejetât nécessairement l'autre.

12. Mais si quelqu'un vient vous dire qu'il n'a pas à choisir, que les deux opinions sont vraies, que toutes les âmes découlent du premier homme, et que néanmoins Dieu a été, qu'il est et sera l'auteur de toute chose et de tous les hommes, qu'aurez-vous à lui répondre ? Dirons-nous que si les âmes viennent par voie de propagation, Dieu n'est pas l'auteur de toute chose parce qu'il ne forme pas les âmes ? On nous répondra que si, les corps venant par voie de propagation, il n'est pas permis de dire que c'est Dieu qui forme les corps, il s'en suivra que Dieu n'est pas l'auteur de toute chose. Or, qui niera que Dieu soit l'auteur de tous les corps humains ? qui soutiendra qu'il n'est l'auteur que de ce seul corps qu'il forma d'abord d'un peu de terre, et tout au plus du corps de la femme du premier homme faite d'une côte d'Adam, mais qu'il ne l'est pas des autres corps, parce que nous sommes obligés de convenir qu'ils tirent de ceux-là leur origine?

13. Si donc les adversaires avec qui vous avez affaire soutiennent la transmission des âmes de façon à prétendre que ce n'est pas Dieu qui les forme, efforcez-vous de les réfuter, de les convaincre, de les ramener autant que Dieu le permettra. S'ils affirment que nous tirons du premier homme, et ensuite de nos parents , certains germes spirituels , et que c'est Dieu pourtant, Dieu auteur de toute chose , qui crée et forme l'âme de chaque homme , cherchez de quoi leur répondre; cherchez surtout dans les Ecritures saintes quelque chose de non équivoque et qui ne puisse pas se comprendre autrement. Et si vous l'avez trouvé , comme je vous l'ai demandé plus haut, envoyez-le-nous. Si vous n'êtes pas plus avancé que moi, travaillez de toutes vos forces à réfuter ceux dont vous me parlez dans votre première lettre, qui murmurent secrètement, entre autres contes, que les âmes ne sont pas d'oeuvre divine, et qui, à (7) cause de cette opinion insensée et impie, se sont séparés de vous et du ministère de l'Eglise ; défendez contre eux de toutes les manières et soutenez ce que vous avez établi dans cette même lettre, savoir que Dieu a créé, qu'il crée et qu'il créera les âmes, et qu'il n'y a rien dans le ciel et sur la terre dont il n'ait été et ne soit l'auteur. Cela est vrai de toute espèce de créature: il faut le croire, le dire, le défendre, le prouver. Car Dieu a été et sera l'auteur de toute chose et de tous les hommes , comme vous l'avez établi à la fin de votre lettre, dans la consultation adressée à nos frères et collègues de la province de Césarée, en les exhortant en quelque sorte à proclamer cette vérité à l'exemple de tous nos frères et collègues qui habitent le pays où vous êtes.

14. Mais autre est la question de savoir si Dieu est l'auteur et le créateur de toutes les âmes et de tous les corps, ce qui est d'une incontestable vérité, ou s'il y a dans la nature quelque chose qu'il n'ait pas fait, ce qui serait une grande erreur; et autre la question de savoir si Dieu forme les âmes humaines par voie de propagation ou sans propagation , et pourtant il n'est pas permis de croire qu'elles soient faites sans lui. Je veux que dans cette matière vous soyez sobre et. prudent , et qu'en renversant le système de la propagation des âmes, vous ne tombiez pas par mégarde dans l’hérésie des pélagiens. Quoique la propagation .des corps humains soit connue de chacun, nous disons cependant, et avec raison ,que Dieu n'est pas seulement. le créateur du corps du premier homme et des deux premiers époux, mais qu'il l'est encore de toute leur descendance; ainsi, je le crois, on comprend facilement que nous ne voulons pas réfuter, en rappelant que Dieu est l'auteur des âmes, ceux qui en soutiennent la propagation : n'est-ce pas lui qui forme aussi les corps dont nous ne pouvons nier l'origine par la même voie de propagation ? Mais il faut chercher d'autres preuves contre ceux qui soutiennent la propagation des âmes , s'il est vrai qu'ils se trompent. C'est là-dessus que vous auriez dû, s'il était possible, interroger davantage ceux que vous craigniez de pousser à un sentiment meilleur, de peur de faire injure à des morts , comme vous me l'écriviez dans votre dernière lettre. « Ces morts, disiez-vous, ont été de si grands et de si savants évêques que vous auriez craint, docteur jeune et novice, de changer leurs enseignements. » C'est pourquoi je voudrais connaître, surtout, les témoignages sur lesquels s'appuyaient ces grands et savants évêques pour défendre la propagation des âmes. Toutefois, sans égard à de telles autorités, vous avez appelé, dans votre lettre à nos frères de Césarée, cette opinion une invention nouvelle et un dogme inouï : pourtant si ce sentiment est une erreur, nous savons qu'il n'est pas nouveau, mais bien ancien (1).

15. Lorsque, dans des questions, il se présente des motifs légitimes pour douter, nous ne devons pas douter si nous devons douter ; il faut sans aucun doute douter de tout ce qui est douteux. Voyez comme l'Apôtre ne craint pas de douter de lui-même, si c'est avec son corps ou sans son corps qu'il a été ravi au troisième ciel : « Je ne le sais pas, Dieu le sait, » dit-il (2). Pourquoi donc, tant que je l'ignore, ne me sera-t-il pas permis de douter si mon âme est venue en cette vie par voie de propagation ou autrement, puisque, de toute manière, je ne doute pas que le Dieu suprême et véritable l'ait créée ? Pourquoi ne me serait-il pas permis de dire: Je sais que mon âme est l'ouvrage de Dieu et ne subsiste que par. sa puissance; qu'elle soit venue par propagation ou autrement, comme celle qui a été donnée au premier homme, c'est ce que je ne sais pas : Dieu le sait ? Vous voulez que j'appuie l'un de ces deux sentiments ; je pourrais le faire si je savais quel est le vrai. Si vous le savez , vous me voyez plus désireux d'apprendre ce que je ne sais pas que d'enseigner ce que je sais. Si vous l'ignorez comme moi, priez Dieu comme moi, priez le Maître de nous instruire, soit par quelqu'un de ses serviteurs, soit par lui-même. C'est lui qui a dit à ses disciples: « Ne vous faites pas appeler maîtres par les hommes; car le Christ seul est votre Maître (3). » Demandons-lui de nous éclairer, pourvu toutefois qu'il puisse nous être utile de connaître ces choses ; il sait non-seulement ce qu'il doit enseigner, mais ce qu'il nous convient d'apprendre.

16. J'avoue à votre amitié la vivacité de mon désir; je souhaite de savoir ce que vous cherchez, mais je souhaiterais bien plus de savoir, si c'est possible, quand paraîtra le Désiré de toutes les nations, et quand arrivera le règne

 

1. Tertullien et peut-être aussi saint Irénée avaient soutenu cette opinion.

2. II Cor. XII, 2, 3. — 3. Matth. XXIII, 8.

 

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des saints,. que d'apprendre d'où j'ai commencé à venir sur cette terre. Et cependant les disciples de Celui qui sait tout, nos Apôtres, ayant demandé cela, reçurent cette réponse : « Ce n'est point à vous de savoir les temps et les moments que Dieu a réservés à sa puissance (1). » Et s'il sait que ce n'est point à nous non plus de savoir notre origine, lui qui sait assurément ce qu'il est utile que nous sachions, j'ai appris de lui qu'il ne nous appartient pas de connaître les temps que le Père a réservés à sa puissance. Mais cette origine des âmes, que je ne connais pas encore, est-ce à nous de la savoir? nous appartient-il de la savoir? c'est ce que j'ignore. Si au moins je savais que ce n'est point à nous de pénétrer dans ce secret, nons-eulement je continuerais-à ne rien trancher tant que je douté, mais même je cesserais de chercher; en l'état où nous sommes, quoique l'obscure profondeur de la question m'inspire plus de crainte d'affirmer témérairement que le désir de connaître, je persiste à vouloir la savoir, si je le puis. Je le cherche, bien qu'il soit moins nécessaire de résoudre cette question que de connaître sa fin (2), comme le Psalmiste le demandait à Dieu; il ne disait pas : faites-moi connaître mon commencement.

17. Mais je suis reconnaissant envers mon Docteur divin de ce qu'il a daigné m'apprendre de mon commencement; je sais que l'âme humaine est esprit et non pas corps; qu'elle est douée de raison et d'intelligence; que sa nature n'est pas divine, mais qu'elle est d'un côté une créature mortelle, en ce sens qu'elle peut déchoir de son état et se retirer de la vie de Dieu dont la participation la rend bienheureuse, et qu'elle est d'un autre côté immortelle, parce qu'elle ne peut pas perdre ce sens intérieur qui fera, après cette vie, son bien ou son mal. Je sais qu'elle n'a pas mérité d'être enfermée dans un corps pour des actions commises avant son union avec la chair, mais aussi qu'elle n'est pas dans l'homme sans souillure de péché, ne fût-elle qu'un seul jour sur la terre, comme dit l'Ecriture (3). Je sais que personne ne naît d'Adam sans péché par le cours continu de la génération, et c'est pourquoi il est nécessaire que les enfants renaissent dans le Christ par la grâce de la régénération. Voilà beaucoup de choses et de grandes choses sur le commencement et l'origine de nos âmes, et dont plusieurs appartiennent à ce que nous cherchons en ce

 

1. Act. I, 17. — 2. Ps. XXXVIII, 5. — 3. Job, XIV, 5, selon les Septante.

 

moment; elles sont de foi, et je me réjouis de les avoir apprises, et j'assure que je les connais bien. Quant au secret de l'origine des âmes, quant à la question de savoir si Dieu les forme par voie de propagation ou autrement (et je les tiens toutes créées par Dieu lui-même), j'aimerais mieux connaître que d'ignorer; mais tant que dure mon impuissance, mieux vaut douter que d'oser affirmer comme certain quelque chose qui pourrait être contraire à des points sur lesquels le doute ne m'est pas permis.

18. Vous, mon bon frère, vous me consultez donc et vous voulez que je me décide pour l'une ou l'autre des deux opinions, savoir si toutes les âmes proviennent du premier homme comme les corps par l'a propagation, ou si, sans propagation, l'âme de chaque homme est créée par Dieu comme le fut celle d'Adam, car dans toute hypothèse nous reconnaissons toujours que Dieu est l'unique créateur des âmes. Mais, souffrez qu'à mon tour je vous demande comment l'âme peut contracter le péché originel, là d'où elle ne tire pas elle-même son origine ; car, ne voulant pas tomber dans la détestable hérésie des pélagiens, nous ne nions pas que toutes les âmes arrivent également au monde avec la souillure d'Adam. Si vous ne savez pas ce que je vous demande, permettez-moi d'ignorer et ce que vous cherchez, et ce que je cherche. Si vous le savez, vos lumières feront cesser mes angoisses, et je vous répondrai comme vous voulez que je vous réponde, sans plus rien attendre de là (1). Ne vous fâchez donc pas, je vous prie, si je n'ai pu vous aider dans vos recherches , mais seulement vous montrer ce qu'il faut chercher : quand vous l'aurez trouvé, ne craignez pas de maintenir votre opinion.

19. Voilà ce que j'ai cru devoir écrire à votre sainteté, qui pense pouvoir condamner avec certitude le sentiment de la propagation des âmes. D'ailleurs, si j'avais eu à écrire à ceux qui soutiennent ce sentiment, je leur aurais montré peut-être qu'ils ignorent ce qu'ils croient savoir et combien ils devraient craindre d'affirmer avec tant d'audace.

20. Mon ami, dans sa lettre que je vous ai transcrite, parle de deux livres que je lui ai envoyés, et auxquels il n'a pas eu encore le loisir de répondre; mais que ceci ne fasse pas pour vous une confusion; il y a un livre et non pas deux sur l'origine de l'âme; dans ce second 

 

1. De saint Jérôme.

 

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écrit (1) je consulte mon ami sur une autre question, tout en la traitant. Quand il nous avertit et nous presse de travailler surtout à extirper du milieu des Eglises une pernicieuse hérésie, c'est de l'hérésie pélagienne qu'il veut parler; je vous engage, mon frère, autant que je le puis, à l'éviter prudemment, lorsque vous méditez ou que vous disputez sur l'origine des âmes. Prenez gaule de croire qu'il y ait une âme, excepté celle du Médiateur, qui ne tire point d'Adam le péché originel : la naissance nous lie à cette souillure, le baptême nous en délivre.

 

1. Cet écrit, qui forme la CLXVIIe lettre, est consacré à l'examen du vrai sens de ces paroles de l'épître de saint Jacques : « Quiconque ayant gardé toute la loi , la viole en un seul point, est coupable comme s'il l'avait toute violée. »

 

   

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