LETTRE CCXLIII
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rte de l'église 38 - CH-1897 Le Bouveret (VS)

LETTRE CCXLIII.

 

Un personnage, appelé Létus avait formé le dessein d'embrasser une sainte vie; il était parti d'Hippone avec les intentions les plus sérieuses et les plus chrétiennes; mais sa pieuse entreprise se trouva bientôt traversée par tous ses proches et surtout par sa mère. Saint Augustin lui écrivit pour soutenir son courage et lui marquer quels sont les devoirs d'un chrétien en face d'une mère qui s'efforce de l'arrêter dans la voie évangélique.

 

AUGUSTIN A SON BIEN-AIMÉ SEIGNEUR ET TRÈS-DÉSIRÉ FRÈRE LÉTUS, SALUT DANS LE SEIGNEUR.

 

1. J'ai lu la lettre que vous avez adressée à nos frères, poussé par le besoin d'être soutenu au milieu des épreuves qui agitent votre apprentissage religieux; vous y laissez voir le désir d'avoir une lettre de moi. Je compatis à votre affliction, mon frère , et ne puis refuser de vous écrire; je le fais non-seulement pour vous, mais pour moi-même, car je ne veux pas manquer à un devoir de charité. Si donc vous vous êtes déclaré nouveau soldat du Christ, ne désertez pas son camp : vous avez à y bâtir cette tour dont le Seigneur parle dans l'Evangile. Debout devant cette tour, et combattant sous les armes de la parole de Dieu, on repousse les agressions de quelque côté qu'elles partent. De cette hauteur, les traits lancés contre l'ennemi l'atteignent avec plus de force, et l'on se préserve mieux des traits qu'on voit venir. Considérez que Notre-Seigneur Jésus-Christ, quoiqu'il soit notre roi, appelle aussi ses soldats des rois, par suite de cette miséricorde qui fait qu'il daigne voir en nous des frères; il nous avertit que, pour soutenir le combat contre un roi qui a vingt mille hommes, il faut au moins en avoir dix mille.

2. Mais avant de se servir des comparaisons delà tour et du roi pour nous instruire, le Seigneur nous dit : « Si quelqu'un vient à moi, et ne hait point son. père et sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sueurs et même sa propre vie, il ne peut pas être mon disciple; et s'il ne porte pas sa croix et ne me suit pas, il ne peut pas être mon disciple. Qui d'entre vous, voulant bâtir une tour, ne s'assied pas auparavant pour calculer s'il aura de quoi l'achever; de peur qu'après en avoir posé les fondements, il ne puisse l'édifier, et que tous ceux qui passent et regardent, ne commencent à dire : Cet homme a commencé à bâtir, et n'a pas pu achever ? Ou quel est le roi qui , avant de combattre un autre roi, ne s'assied pas d'abord pour s'assurer s'il peut marcher avec dix mille hommes contre un ennemi qui vient à lui avec vingt mille ? Autrement, il envoie des ambassadeurs, tandis que l'ennemi est encore loin, et lui demande la paix. » Le sens de ces comparaisons se découvre pleinement dans les paroles suivantes : « Ainsi donc, quiconque d'entre vous ne renonce pas à tout ce qu'il possède, ne peut pas être mon disciple (1). »

3. C'est pourquoi la précaution d'avoir de quoi édifier la tour et d'avoir dix mille hommes de guerre contre le roi qui s'avance avec vingt mille, ne signifie rien autre chose que l'obligation de renoncer à tout ce qu'on possède. Le commencement du discours s'accorde avec la fin. Le précepte de renoncer à tout comprend celui de « haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses soeurs et même sa vie. » Toutes ces choses appartiennent en propre à l'homme; elles sont le plus souvent des embarras et des obstacles pour obtenir, non pas ce qui appartient séparément à chacun, et dont la durée est fugitive, mais pour obtenir un bien commun, qui demeure éternellement.

 

1. Luc, XIX, 26-33.

 

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Par cela même qu'une femme est votre mère, elle n'est pas la mienne; c'est qu'il s'agit ici d'une chose temporelle et passagère, comme votre naissance et votre allaitement. Mais comme elle est aussi votre soeur dans le Christ, elle est également la mienne ; elle est la soeur de tous ceux à qui l'héritage du ciel est promis, et qui auront Dieu pour père, et le Christ pour frère dans une même société de charité. Ce sont là des choses éternelles, inaccessibles aux atteintes du temps; des aloses dont nous devons d'autant plus espérer la possession, que ce n'est point en vertu d'un droit particulier, mais plutôt d'un droit commun qu'elles nous sont annoncées.

Vous pouvez très-aisément reconnaître cela dans votre mère elle-même. Les embarras qu'elle vous suscite, et ses efforts pour vous détourner de la voie où vous êtes entré, d'où viennent-ils, sinon de ce qu'elle est votre propre mère? Les obstacles ne vous viennent pas de ce qu'elle est la soeur de tous ceux qui ont Dieu pour père et l'Eglise pour mère; en cette qualité, elle ne vous empêche pas plus qu'elle ne m'empêche moi-même, ni tous nos frères; et nous ne l'aimons pas séparément comme vous dans votre maison, mais nous l'aimons d'une charité commune dans la maison de Dieu. Ces liens particuliers du sang qui vous unissent à elle, vous donnent le droit de l'entretenir avec plus de liberté, et de lui demander plus facilement de faire mourir en elle son amour particulier pour vous : il ne faut pas que ce soit une plus grande chose pour elle de vous avoir enfanté, que d'avoir été enfantée avec vous par l'Eglise. Ce que je dis de votre mère doit s'entendre de tous vos proches. Que chacun s'applique à haïr en soi ce qui est un pur sentiment particulier, et qui n'est que temporel; qu'il s'attache à aimer dans son âme cette société, cette communion dont il a été dit : « Il n'y avait entre eux et pour Dieu qu'un seul coeur et à une seule âme (1). » C'est ainsi que votre âme cesse d'être la vôtre propre, pour devenir l'âme de tous vos frères; leurs âmes sont aussi les vôtres, ou plutôt, leurs âmes et la vôtre n'en font plus qu'une : c'est l'âme unique du Christ qui, dans le psaume (2), demande d'être délivrée de la rage des chiens. Il n'y a pas loin de la au mépris de la mort.

5. Nos parents ne doivent pas se plaindre que

 

1. Act. IV, 32.

2. Ps. XXI, 21.

 

le Seigneur nous prescrive de les haïr, puisque la même prescription s'applique à notre âme. De même qu'il nous est commandé de haïr pour le Christ notre âme et nos parents, ainsi, dans un autre endroit, ce que le Seigneur dit de l'âme peut se rapporter aux parents : « Celui qui aime, dit-il, son âme, la perdra (1). » Je dirai aussi résolument : celui qui aime ses parent, les perdra. Le mot de haïr se trouve là appliqué à l'âme dans le même sens qu'ici le mot de perdre. Ce commandement ne signifie pas qu'il faille se tuer, ce qui est un crime inexpiable ; cela signifie qu'on doit éteindre en soi le sentiment charnel de l'âme, qui fait aimer la vie présente aux dépens de la vie à venir; c'est le sens de ces mots : « Haïr son âme, perdre son âme. »  Cela se fait cependant en aimant; car l'Evangile a clairement marqué, dans le même précepte, comment on sauve son âme : « Celui qui perdra son âme en ce monde, dit-il, la trouvera pour la vie éternelle ». Ainsi faut-il dire des parents que celui qui les aime, doit les perdre, non point avec le fer des parricides, mais avec le glaive spirituel de la parole de Dieu. Ce glaive spirituel atteindra pieusement et fidèlement en eux l'affection charnelle par laquelle ils s'efforcent de s'embarrasser eux-mêmes dans les choses humaines, eux et ceux qu'ils ont engendrés; il fera revivre en eux le sentiment chrétien par lequel ils reconnaîtront qu'ils sont les frères de leurs enfants selon le monde, et qu'ils ont avec eux, pour parents éternels, Dieu et l’Eglise.

6. Voilà que l'amour de la vérité vous saisit; vous brûlez de connaître et de comprendre la volonté de Dieu dans les saintes Ecritures; le devoir de la prédication évangélique vous entraîne. Le Seigneur donne le signal pour que nous veillions dans le camp, pour que nous bâtissions la tour du haut de laquelle nous puissions voir et repousser l'ennemi de la vie éternelle. La trompette céleste pousse au combat un soldat du Christ, et sa mère l'arrête ! Elle ne ressemble pas à la mère des Macchabées, ni même aux mères de Lacédémone qui, diton, excitaient leurs fils aux combats bien plus que tous les bruits belliqueux, afin qu'ils répandissent leur sang pour la patrie terrestre. La mère qui ne permet pas que vous vous éloigniez des choses d'ici-bas pour apprendre la véritable vie, montre assez qu'elle ne vous lais

 

1. Jean, XII, 25.

 

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serait point souffrir la mort pour soutenir votre foi.

7. Mais que dit-elle? Que prétend-elle? Peut-être vous parle-t-elle des dix mois pendant lesquels elle vous a porté dans son sein, des douleurs de son enfantement, de tout ce qu'elle a eu de peine à vous élever. Tuez, tuez cela par le glaive de la parole spirituelle; voilà en quoi vous devez perdre votre mère, pour la trouver dans la vie éternelle. Souvenez-vous de haïr cela en elle, si vous l'aimez, si vous êtes soldat du Christ, si vous avez posé les fondements de la tour, de peur que les passants ne disent : « Cet homme a commencé à édifier, et n'a pas pu achever. » C'est là un sentiment tout charnel et qui sent encore le vieil homme. Nous tous qui sommes enrôlés sous le drapeau de Jésus-Christ, nous devons travailler à abolir ce sentiment en nous et dans les nôtres. Que cette application constante ne nous rende pas ingrats envers nos parents : reconnaissons tout ce que nous devons à ceux qui nous ont donné le jour et qui ont pris soin de nous: que chacun garde en toute chose cette piété : qu'on demeure fidèle à ce devoir tant que de plus grands intérêts ne nous appellent pas.

8. L'Eglise est une mère; elle a aussi pour fille votre mère. Elle vous a conçus du Christ, vous a enfantés avec le sang des martyrs, et vous a formés pour la lumière éternelle; elle vous a nourris et vous nourrit encore du lait de la foi; elle vous prépare une plus solide nourriture, et voit avec horreur que vous veuilliez en rester au vagissement des enfants. Cette mère, répandue sur toute la terre, est attaquée par tant d'erreurs que, parmi ses enfants, ceux qui ne sont que des avortons ne craignent pas de combattre contre elle avec des armes rebelles. Elle s'afflige que, par la lâcheté et la langueur de quelques-uns de ceux qu'elle renferme dans son sein, ses membres se refroidissent en plusieurs endroits, et qu'elle ne puisse réchauffer les petits. D'où lui peut venir le secours auquel elle a droit, si ce n'est d'autres enfants et d'autres membres, au nombre desquels vous êtes? Délaisserez-vous cette mère dans ses besoins pour n'obéir qu'aux paroles de la chair et du sang? N'entendez-vous pas ses plaintes, et des plaintes plus vives? Ne vous montre-t-elle pas aussi un sein qui devrait vous être plus cher et des mamelles qui vous ont nourri pour le ciel? Ajoutez l'incarnation de son divin époux, afin de vous détacher des liens de la chair; tout ce que votre mère vous reproche d'avoir souffert pour vous, a été accepté et subi à votre profit par le Verbe éternel : ajoutez les outrages, les flagellations, la mort, et la mort de la croix.

9. Quoi ! après une telle naissance, pour marcher dans une vie nouvelle, vous languissez et vous séchez dans la décrépitude du vieil homme ! Est-ce que votre Chef n'avait pas, lui aussi, une mère de la terre ? Et pourtant, quand on vint lui dire qu'elle le cherchait, pendant qu'il s'occupait des choses du ciel, il répondit : « Qui est ma mère, et qui sont mes  frères? » Puis étendant la main sur ses disciples, il dit que ceux-là seuls étaient ses proches qui faisaient la volonté de son Père (1). Assurément il comprit, dans sa bonté, Marie elle-même dans ce nombre, car celle-ci faisait la volonté du Père. La qualité de mère, sous laquelle on vint lui annoncer Marie, avait quelque chose de particulier et de personnel; le bon et divin Maître rejeta cette parenté terrestre, qui n'était rien en comparaison de la parenté du ciel: et il fit voir dans ses disciples, cette parenté d'un ordre plus élevé, montrant par là quelle sorte de lien l'unissait à la Vierge, comme aux autres saints. De peur qu'en nous apprenant, avec une autorité si salutaire, à mépriser ainsi les sentiments purement charnels dans nos parents, il ne parût autoriser l'erreur de ceux qui nient qu'il ait eu une mère. Jésus-Christ, dans un autre endroit, avertit ses disciples de ne pas dire qu'ils aient un père sur la terre (2); comme il est évident que ses disciples ont eu des pères, il est évident que lui-même a eu une mère, et en méprisant sa parenté terrestre, il a montré à ses disciples par son exemple à mépriser ces sortes de liens.

10. Ces leçons et ces exemples divins rencontrent dans votre coeur les plaintes de voire mère; elle trouve à y placer le souvenir des douleurs et des peines que lui ont coûtées votre naissance et les premiers temps de votre vie; elle veut que né d'Adam et d'Eve vous deveniez un autre Adam. Mais regardez, regardez plutôt le second Adam descendu du ciel ; portez l'image de l'homme céleste, comme vous avez porté l'image de l'homme terrestre (3). Souvenez-vous ici de ce que votre mère a fait pour vous, et dont elle s'arme elle-même pour amollir votre coeur ; souvenez-vous-en: ne soyez point ingrat, payez votre dette à votre mère, donnez

 

1. Matth. XII, 48-50. — 2. Matth, XXIII, 9. — 3. I Cor. XV, 47-49.

 

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lui les biens spirituels en échange des biens charnels, les biens éternels en échange de ce qui passe. Refuse-t-elle de vous suivre? qu'elle ne vous empêche pas au moins de marcher. Refuse-t-elle de se changer en mieux? prenez garde qu'elle ne vous change en pis, et qu'elle ne vous renverse. Qu'il s'agisse d'une épouse ou d'une mère, Eve est toujours redoutable dans quelque femme que ce soit. Car cette ombre de piété provient des feuilles mime dont nos premiers parents voulurent tout à coup couvrir leur nudité coupable; et tout ce que les paroles et les instances de votre mère réclament de vous, comme un devoir de charité, pour vous éloigner de la véritable et fraternelle charité de l'Evangile, appartient aux ruses de l'antique serpent et à la duplicité de ce roi qui vient nous attaquer avec vingt mille hommes, tandis qu'on nous enseigne à le vaincre avec dix mille; c'est-à-dire dans cette simplicité de cœur avec laquelle nous devons chercher Dieu.

11. Considérez plutôt tout ceci, mon cher frère, et portez votre croix, et suivez le Seigneur. Quand vous étiez auprès de nous , je m'apercevais que les soins domestiques ralentissaient votre zèle pour Dieu; je voyais que c'était plutôt votre croix qui vous portait et vous conduisait, que vous ne la portiez et ne la conduisiez vous-même. Cette croix, que le Seigneur veut que nous portions, afin de le suivre plus facilement, qu'est-ce autre chose que la mortalité de notre chair? Elle nous tourmente jusqu'à ce que la mort soit absorbée dans sa victoire (1). Il faut donc crucifier cette croix elle-même, et la percer par les clous de la crainte de Dieu , de peur que, devenue rebelle par une mauvaise liberté, il ne soit plus possible de la porter. Vous ne pouvez pas suivre le Seigneur si vous ne portez cette croix; comment le suivre, en effet, si vous n'êtes pas à lui? Or « ceux qui sont à Jésus-Christ, dit l'apôtre, ont crucifié leur chair avec leurs passions et leurs désirs (2).»

12. Si vous avez de l'argent, il ne faut pas, il ne convient pas que vous vous en embarrassiez; donnez-le à votre mère et aux gens de votre maison. Si, voulant être parfait, vous avez l'intention de distribuer cet argent aux pauvres, vous devez d'abord songer à ceux de vos proches qui sont dans le besoin. « Si quelqu'un, dit l'Apôtre, n'a pas soin des siens et particulièrement de ceux de sa maison, il a renié la foi , et il est pire qu'un infidèles (3). »

 

1. I Cor. XV, 54. — 2. Gal. V, 24. — 3. I Tim. V, 8.

 

Si vous êtes parti d'ici uniquement pour régler ces choses et pour être plus libre de porter le joug de la sagesse, que peuvent vous faire les larmes d'une mère, larmes due la chair seule fait couler, la fuite d'un serviteur, la mort des servantes, la mauvaise santé de vos frères ? S'il y a en vous une charité bien ordonnée, sachez préférer les grandes choses aux petites; réservez votre compassion pour les pauvres qui ne sont pas évangélisés; empêchez que, faute d'ouvriers, l'abondante moisson du Seigneur ne demeure la proie des oiseaux; tenez votre cœur prêt à suivre la volonté du Seigneur, dans ses desseins de châtiment ou de miséricorde sur ses serviteurs : méditez ces choses, soyez-en toujours occupé, afin que votre avancement soit connu de tous (1). Prenez garde, je vous en supplie, de donner à nos saints frères plus de tristesse par votre engourdissement que vous ne leur avez donné de joie par votre ferveur.

        Je trouve aussi inutile de vous recommander par une lettre, comme vous le voudriez, que si quelqu'un voulait vous recommander à moi-même.

 

1. I Tim. IV, 15.

 

 

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