ENCORE LE TIBET
Pendant les premières années de son travail, Sundar Singh arriva un jour dans un village nommé Doniwala ; épuisé à l'extrême par une longue marche, il avait grand besoin de nourriture et surtout de repos et cherchait un abri pour la nuit ; mais dès qu'on apprit qu'il était chrétien, tout secours lui fut refusé. Il pleuvait et le temps était froid. Il trouva une pauvre hutte abandonnée, sans porte ni fenêtre, et trop fatigué pour aller plus loin, il étendit sa couverture dans le coin qui lui parut le moins humide et, remerciant Dieu pour cet abri, s'endormit affamé. Quand il se réveilla à l'aube, il remarqua soudain, dans la pénombre, une large tache sombre et ronde sur sa couverture ; il regarda plus attentivement ; c'était un énorme cobra enroulé tout près de lui. Il se leva promptement, sortit, puis rentra sans faire de bruit ; prenant la couverture par un bout, il secoua le gros serpent venimeux qui, brusquement réveillé, alla paresseusement s'enrouler dans un autre coin de la hutte, sans se soucier de celui qui venait de le troubler. Sundar bénit Dieu qui l'avait protégé durant son sommeil. Une fois, raconte un élève du collège théologique de Delhi, alors que j'étais en séjour avec le Sadhou à Béréri, près de Kotgarh, nous vîmes, avant de nous coucher, des lumières se mouvant dans la vallée ; ce devait être sans doute des hommes à la poursuite d'un léopard. Au matin, le jeune homme demanda au Sadhou si, en face de ce fauve, il n'avait pas été effrayé ?- Pourquoi ce léopard m'aurait-il fait du mal, répondit-il, je n'étais pas son ennemi,- et il ajouta :- Aussi longtemps que je me confie en Jésus-Christ je n'ai aucune raison d'avoir peur. Le Tibet possède des chats sauvages, des tigres, des léopards, des lynx, des yacks. Si le yack est un animal très utile comme bête de somme quand il est apprivoisé, n'étant pas sujet au mal de montagne comme le cheval ou le mulet, il est dangereux à l'état sauvage. Les Tibétains boivent un thé couleur chocolat, avec du sel et du beurre, qui n'a rien de commun avec le nôtre ; ils nettoient leurs assiettes et leurs tasses en y passant la langue. Le Sadhou, sachant cela, leur dit :- Voulez-vous, s'il vous plaît, me permettre de nettoyer ma tasse ?- Alors l'un d'eux, devançant son désir, tira une longue et large langue avec laquelle il arriva sans peine jusqu'au fond du bol. Il n'y avait rien à faire qu'à attendre que l'opération soit terminée. Quand le thé fut versé, le Sadhou, au lieu de le boire, s'en servit pour nettoyer sa tasse à son tour. Les Tibétains, très étonnés, se mirent à rire pensant sans doute que leurs hôtes étaient des gens bien étranges ; le compagnon de Sundar leur expliqua qu'un Hindou ne pouvait boire dans une tasse qui n'avait pas été purifiée ; à quoi les brigands répliquèrent que s'il fallait laver les coupes et les plats, il faudrait en faire de même, chaque jour, pour son estomac, ce qui n'était pas possible. Les maisons des Tibétains, bâties en pierre et en boue, sont très petites et sales ; les vêtements, bien que faits avec de la laine blanche, sont complètement noirs n'étant jamais nettoyés. Un jour que le Sadhou et son compagnon tibétain chrétien lavaient leurs vêtements dans une rivière près du village de Kiwa, les habitants s'assemblèrent, fort curieux de voir une chose aussi extraordinaire. Le lama réprimanda le Sadhou, disant :- Il n'y a point de mal pour les méchants à laver leurs vêtements, mais pour les saints hommes, c'est une chose très mauvaise en vérité.- Ce fut un supplice que l'on peut facilement imaginer, pour un homme habitué à une propreté raffinée de vivre au milieu de ce peuple d'une saleté indescriptible. Les brigands étaient constamment à redouter.- Vous devriez avoir une arme avec vous, disait-on au Sadhou, une épée ou un fusil, car bien des gens ont été tués dans ces contrées.- J'ai ma Bible et une couverture, répondait-il ; la Parole de Dieu est mon épée ; le Seigneur de la vie est avec moi et il me délivrera. Une des manières de mettre un criminel à mort sans le tuer soi-même, ce qui est contraire à la loi bouddhique, consiste à le jeter dans un puits et à le laisser périr lentement au milieu des ossements et des cadavres putréfiés. Sundar, suivi d'une foule véhémente et avide d'un pareil spectacle, fut conduit au bord d'un puits profond de quarante pieds et entouré d'un mur d'enceinte. Avec une grosse clef, on ouvrit la lourde porte recouvrant l'orifice de la citerne, puis, afin d'ôter au prisonnier toute possibilité de ressortir, on lui cassa brutalement le bras gauche avant de le jeter dans la fosse. Les deux portes, celle du mur d'enceinte et celle du puits, furent soigneusement refermées et le Sadhou fut abandonné dans les ténèbres de cet horrible charnier dont l'odeur nauséabonde était écoeurante. Les heures s'écoulaient lentement. Le Sadhou retourna à Rasar et, le jour suivant, recommença à prêcher dans les rues de la ville. Quand les gens virent celui qu'ils croyaient mort, vivant devant eux, ils furent stupéfaits. L'extraordinaire nouvelle fut rapidement rapportée au lama qui pensa qu'un traître avait délivré le condamné. Il fit comparaître Sundar qui raconta ce qui était arrivé. Quelqu'un fut envoyé pour vérifier si le puits était fermé : tout était en parfait état. La clef, la seule qui existât, se trouva comme à l'ordinaire suspendue à la ceinture du lama. Ne croyons-nous pas lire le livre des Actes des Apôtres et entendre le Sadhou dire, comme Pierre délivré de sa prison : « je vois maintenant d'une manière certaine, que le Seigneur a envoyé son ange et qu'Il m'a délivré de la main d'Hérode, et de ce que tout le peuple attendait. » Dans bien d'autres occasions, Dieu vint en aide, d'une manière surnaturelle, à son fidèle serviteur. Une autre fois, prêchant à Khantzi dans le Népal, les gens furent si furieux contre lui qu'ils le saisirent, l'attachèrent fermement dans sa couverture et le jetèrent hors du village. Un étranger passant par là, eut pitié de lui et l'aida à se libérer. Le jour suivant le Sadhou était de retour dans le même lieu, prêchant Christ comme auparavant. Cette fois, les villageois exaspérés lui lièrent les pieds et les mains et le fixèrent solidement à un arbre. Les heures passaient et Sundar défaillait, épuisé par la tension de ses membres et par la faim. Des fruits pendaient au-dessus de lui, mais il lui était impossible de les atteindre. La nuit vint ; anéanti de fatigue, il finit par s'endormir. A son réveil il se trouva, à son grand étonnement, couché au pied de l'arbre et libéré de ses liens. Quelqu'un avait dû couper les cordes qui le retenaient ; à sa portée, sur le sol, quelques fruits étaient posés. Un jour, averti que des gens désiraient entendre son message, il partit à leur recherche. Mais ayant pris une mauvaise direction, il se perdit dans la jungle. Arrivé au bord d'une rivière, il ne put la traverser à cause de la force du courant. La nuit tombait, et dans la forêt toute proche on entendait déjà le réveil des fauves cherchant leur proie. Que pouvait-il faire, seul et désarmé, sinon élever son coeur à Dieu en une ardente prière ? Alors, à travers les dernières lueurs du jour, il distingua de l'autre côté de l'eau, un homme qui lui criait :- je viens à ton secours.- Et plongeant dans la rivière, l'homme nagea rapidement jusqu'à lui, prit Sundar sur son dos et regagna l'autre rive. Là un bon feu était allumé et le Sadhou put y sécher ses vêtements. Soudain son étrange ami disparut, et il se retrouva seul, à l'abri des bêtes sauvages, émerveillé une fois de plus de l'amour et des soins de son Dieu. Chassé d'un endroit où il avait en vain essayé de prêcher l'Évangile, il trouva un refuge dans une caverne ; torturé par la faim et la soif, il demandait à Dieu son secours, lorsqu'il trouva près de là quelques feuilles qui lui parurent la plus délicieuse nourriture qu'il eût jamais goûtée, et qui lui rendirent ses forces. Peu après il vit une troupe, armée de pierres et de bâtons, s'approcher de sa retraite. La haine du christianisme, et en général de tous les étrangers, se retrouve aussi bien dans les États limitrophes de l'Inde qu'au Tibet. Au risque de sa vie, le Sadhou pénétra au Népal, sachant bien qu'il n'en ressortirait peut-être pas. On ne trouva qu'une écurie avec une seule porte et sans fenêtre. Dans ce lieu sordide et malodorant, le Sadhou fut dépouillé de ses vêtements et attaché, pieds et mains liés, à un poteau. Pour ajouter encore à son supplice, quelqu'un rapporta des sangsues de la jungle, et en couvrit le corps nu de Sundar. Ces bêtes voraces sucèrent son sang. Dans ses tortures il éleva son coeur à Dieu, et une grande paix l'inonda. A pleine voix il entonna un cantique de louanges. Le peuple se massa devant la porte de l'écurie, et il put annoncer Jésus. Dans cette foule se trouvait celui qui l'avait dénoncé et avait attiré sur lui tous ces maux. Rempli d'étonnement de ce qu'il entendait, il dit aux geôlier :- Que pensez-vous de cet homme qui est si joyeux malgré ses tourments ?- Il doit être fou, répondit le geôlier.- Si en étant fou on peut avoir une paix si profonde, je voudrais l'être aussi et non seulement moi, mais tous les habitants de la terre devraient le devenir, car cette sorte de folie transformerait le monde en un entier paradis ! Le geôlier, de plus en plus troublé et déconcerté, retourna auprès du gouverneur :- Notre but n'a pas été atteint, nous espérions faire souffrir cet homme et l'empêcher de prêcher, mais nous avons seulement contribué a augmenter sa joie.- Il est fou, dit le gouverneur, laissez-le aller. - je bénis Dieu, écrira-t-il, de ce qu'il m'a choisi dès ma jeunesse, indigne comme j'étais, pour que je puisse mettre à son service les jours de ma vigueur. Dès mon baptême je demandai à Dieu de me montrer ma voie, et lui qui est le chemin, la vérité et la vie, m'a appelé à le servir comme Sadhou et à prêcher son saint nom. Et maintenant, bien qu'ayant souffert la faim, le froid, les chaleurs, la prison, les malédictions, les infirmités, la persécution et des maux sans nombre, je le bénis de ce que, par sa grâce, mon coeur est toujours débordant de joie. Après dix ans d'expériences je répète, sans la moindre hésitation, que la Croix porte ceux qui la portent. |