XV
AUTRES OBJECTIONS
VINCENT : Mon oncle, vous ne répondez pas entièrement à ma question, car l'Église nous fait prier Dieu ensemble qu'il envoie aux princes, aux prélats, à tout le monde en même temps qu'à nous-mêmes, la santé et la prospérité. Jamais un homme de bien ne priera Dieu d'envoyer des tourments à son prochain. De telles prières ne figurent pas, à ma connaissance, dans les bréviaires. Or, si une vie de prospérité était un tel péril pour l'âme, et les épreuves un tel profit, il me semble que nous nous ferions un devoir de demander à Dieu d'envoyer de rudes traverses à tous nos contemporains et nous nous emploierions nous-mêmes à leur en procurer ! À un ami malade, nous dirions : « Je suis ravi de vous voir dans cet état ! Dieu vous y maintienne longtemps ! » Jamais on ne devrait administrer de médicament, car en diminuant la douleur physique on enlève à l'âme le profit qu'elle en pourrait retirer, et ce profit n'est pas comparable au soulagement apporté au corps.
Souvenez-vous en, mon oncle, l'Écriture Sainte nous offre maints exemples d'hommes qui, pour être comblés de biens n'en étaient pas moins bons ! Salomon était le roi le plus riche de son temps, pourtant il était aimé de Dieu (1 Rois, 3). Job non plus n'était pas un mendiant et s'il a perdu ses biens, ce n'est pas parce que Dieu refusait la richesse à son ami, mais parce qu'il voulait éprouver sa patience, accroître son mérite et confondre le Malin. La preuve que la faveur divine s'accommode de la prospérité, c'est que Dieu rendit à Job le double de ce qu'il avait perdu, et lui accorda finalement longue vie pour en jouir (Job, 42).
Abraham vécut couvert d'honneurs et de richesses. Après sa mort il fut tellement honoré que la place réservée dans le paradis au pauvre Lazare était le sein même de ce bon riche. Nous voyons du reste tous les jours des gens fortunés et vertueux et des gens pauvres pervertis. Il me paraît hasardeux d'établir un rapport entre d'une part les tribulations et l'amour de Dieu et d'autre part la prospérité et la damnation éternelle.
ANTOINE : Cher neveu, je n'ai jamais parlé de règle absolue, je ne prétends pas que l'épreuve soit toujours salutaire ni la prospérité toujours funeste. Je sais parfaitement que Dieu donne à chacun un sort différent. « Il fait briller le soleil aussi bien pour le méchant que pour le bon et fait tomber sa pluie sur tous également » (Mt., 5, 45). Je sais aussi qu'il « éprouve ceux qu'il veut recevoir en son paradis », pourtant il n'éprouve pas seulement les bons qu'il aime mais il y a bien des épreuves pour les pécheurs. Quand il invite les méchants avec douceur et en les entourant de prévenances et qu'ils ne viennent pas à lui, cela montre à quel point ils sont mauvais. Parfois alors, il leur envoie des épreuves et il arrive que ces mêmes gens qui, dans la prospérité, ne pouvaient pas faire un pas vers Dieu, accourent à lui dès qu'ils sont malheureux. « Leurs misères s'accrurent » dit le prophète « en suite de quoi ils firent diligence » (Ps., 32). Dieu comble de ses bontés un certain nombre de justes : ils le remercient de ses bienfaits, et lui les récompense encore en retour de ces remerciements. À d'autres justes, il envoie des tourments, et eux aussi le remercient. Si Dieu ne dispensait les biens de ce monde qu'aux méchants, les hommes croiraient qu'il n'en est pas le maître. S'il ne les accordait qu'aux justes, les hommes serviraient Dieu dans le seul espoir d'obtenir ces avantages.