XVI

 

RÉPONSE AUX OBJECTIONS

LA FORTUNE PEUT NOUS FAIRE SOMBRER

DANS LA FOLIE

 

 

« Il vivait entouré d'honneurs, sa raison l'abandonna et il devint pareil aux animaux. » La tribulation peut engendrer le péché. C'est pourquoi le prophète dit : « Le sceptre de l'impiété ne restera pas sur la part échue aux justes, afin que les justes n'étendent pas leurs mains vers l'iniquité » (Ps., 125, 3).

Je ne nie donc pas que la fortune et le malheur puissent être tous deux sources de vices ou de vertus.

Mais le problème qui nous intéresse actuellement n'est pas de savoir si la fortune en général est un danger pour notre âme, mais bien plutôt si une fortune continuelle et sans aucune épreuve n'est pas le signe de la colère divine. Nous devons serrer ce problème de près et étudier nos coups, comme les archers examinent à quelle distance de la cible leurs traits sont tombés.

 

VINCENT : Je retire certains de mes traits, et je les remets dans ma ceinture. J'ai parfois mal visé, ce qui n'est pas étonnant, puisque je ne distinguais pas la cible.

 

ANTOINE : J'ôterai moi-même ceux qui sont tombés trop loin du but parce que votre tir était trop court.

Pour me prouver que la prospérité perpétuelle n'est pas un mauvais signe, vous dites, premièrement que nous prions Dieu d'en faire bénéficier les princes, les prélats, et chacun la demande pour les autres dans les prières en commun que nous enseigne l'Église.

Deuxièmement, vous affirmez que si la prospérité était si dangereuse et la tribulation si bénéfique nous devrions prier Dieu de nous plonger tous dans le chagrin et l'affliction.

Troisièmement, vous rappelez, à l'appui de vos thèses, les exemples de Salomon, de Job et d'Abraham.

Et enfin, vous prétendez, en vertu de votre expérience personnelle, qu'on peut être riche tout en étant juste, et pauvre tout en étant pervers. Mais ceci, je l'ai dit moi-même, alors vous me permettrez, je suppose, d'effacer moi-même cette objection.

 

VINCENT : Mais certainement, mon cher oncle.

 

ANTOINE : Examinons maintenant vos autres remarques. Mais d'abord mettons-nous d'accord sur ce que nous entendons par tribulation.

Vous conviendrez avec moi, je pense, que la tribulation est toute espèce de douleur qui atteint un homme dans son corps ou dans son esprit ; c'est comme une épine ou une ronce enfoncée dans sa chair ou dans son âme. Certes, la douleur de l'esprit est plus forte que celle du corps, comme l'épine enfoncée dans le cœur est plus pernicieuse que l'épine enfoncée dans le talon.

Si vous acceptez cette définition, vous conviendrez qu'il y a bien plus de sortes de tribulations que vous ne l'aviez d'abord pensé. La moindre tribulation est une atteinte au bonheur (qui est une sorte de prospérité). Dites-vous bien que beaucoup de gens souffrent sans que personne en sache rien. Pensez-vous que les tentations du démon, les sollicitations du monde et celles de la chair, qui attirent l'esprit du juste vers le péché, ne sont pas une épreuve, une douleur ? Pour les misérables qui ne se soucient pas de leur conscience et se laissent aller à leurs mauvais penchants comme de vulgaires bêtes, ces tentations ne sont rien d'autre qu'une cause de plaisir charnel. Mais pour celui qui se tient dans la crainte de Dieu, l'épreuve de la tentation est si douloureuse que, pour en être débarrassé ou pour être sûr de la victoire, il donnerait la moitié de sa vie. Si celui qui ne croit pas en Dieu pense que la résistance aux mauvais penchants n'est point pénible et qu'une telle épreuve ne porte nulle atteinte au bonheur, il verra lui-même ce qu'il en est quand il ne pourra obtenir une chose qu'il désire passionnément, comme par exemple une femme qu'il ne peut posséder. Il verra alors que rien ne pourra le distraire de son désir. J'ose lui affirmer que la lutte que doit livrer un homme juste à ses mauvais instincts et sa grande peur d'y céder causent une souffrance au moins aussi douloureuse que celle d'un désir inassouvi. Personne, mon cher neveu, personne ne pense à prier pour éviter aux autres ou à soi-même toute espèce d'épreuve, ce serait puéril. Cela équivaudrait à demander à Dieu de supprimer toute tentation ou alors de nous permettre d'y succomber impunément. Qui oserait faire une prière pareille ?

 

De plus, l'Église recommande le jeûne et la prière, à la fois pour dominer les désirs de la chair et pour aider au repentir, comme le fit le prophète David, et comme le firent les habitants de Ninive. Mais jeûner, se repentir, n'est-ce pas aussi souffrir ? Il n'y a pas que les souffrances qu'on subit contre son gré. La souffrance est toujours la souffrance, même si elle est acceptée de bonne volonté, même si nous nous l'infligeons personnellement. Puisque l'Église nous conseille d'endurer nos épreuves pour nos péchés, soyez sûr que les prières ne demandent jamais à Dieu de supprimer complètement toute espèce d'épreuve.

 

Dites-vous aussi que, sans être malade, en pleine jouissance de ses biens, un homme peut parfaitement souffrir dans son corps ou dans son esprit, soit à cause d'une tentation, soit par une pénitence qu'il s'inflige volontairement pour ses péchés.

Non, mon neveu, personne ne prie jamais pour obtenir d'être exempté de toute espèce d'épreuve. Et ceci répond à votre première objection. Avant de répondre à la seconde, j'examinerai les exemples que vous avez donnés.

Salomon fut, comme vous le dites, un roi fabuleusement riche et très aimé de Dieu, au début de son règne. Mais conserva-t-il la faveur de Dieu ? Je n'en suis pas sûr. Ce qui est certain, c'est que cette continuelle prospérité finit par le faire choir dans l'extravagance. Il accrut le nombre de ses concubines de façon inadmissible et contraire à la loi mosaïque ; il prit femme parmi les infidèles, ce qui est également contraire à la loi de Dieu. Finalement, sous l'influence de son épouse étrangère, il tomba lui-même dans l'idolâtrie. Il n'est pas dit qu'il s'en repentit comme l'avait fait son père. Nous pouvons espérer qu'il en eut quelque chagrin secret, mais nous ne pouvons en être sûrs. Non, l'exemple de Salomon ne me paraît pas convaincant.

Quant à Job, il ne peut en tout cas pas servir d'exemple de prospérité ininterrompue. Que Dieu lui ait rendu le double de ce qu'il avait perdu n'infirme en rien ce que je vous ai dit. Je n'ai jamais nié que la fortune pût être un don de Dieu à certains justes, entre autres à ceux qui avaient souffert.

Mais en Abraham, cher neveu, vous tenez, je crois, votre principal atout, car il ne fut pas seulement riche et honoré sur terre, mais aussi après sa mort. Lazare, ce pauvre homme qui vécut dans la misère et mourut de faim et de soif, eut une place de choix après sa mort et c'était dans le sein de cet homme riche. Mais vous devez vous rappeler qu'Abraham souffrit d'abord bien des tribulations.

 

N'était-ce rien, d'après vous, de quitter son pays et de partir vers une terre étrangère, que Dieu lui avait promise à lui et à ses descendants ? Mais jusqu'à la fin de sa vie Dieu ne lui en donna pas un pouce. N'était-ce rien de se séparer de son neveu Loth parce que leurs serviteurs ne s'accordaient pas entre eux ? Il parvint à libérer Loth des rois qui l'avaient emmené prisonnier, mais sa capture ne lui occasionna-t-elle pas un gros chagrin ? La destruction des cinq villes ne lui causa-t-elle nulle peine ? Quand on lit l'histoire d'Abraham, on se rend compte du mal qu'il s'est donné pour sauver ces cités menacées. Son cœur ne saigna-t-il pas quand il laissa Sara sa femme au roi Abimelech ? Grâce à Dieu, Abimelech respecta Sara et la traita bien. Mais ce fut dur pour Abraham. Et que dire de ce tourment que fut pour lui le fait de rester si longtemps sans avoir d'enfant ? Celui qui doute lira dans la Genèse la plainte d'Abraham à Dieu. Sans doute la naissance d'Ismaël fut une grande joie ; mais ne fut-ce pas terrible de devoir chasser la mère et l'enfant ? Qui pourrait comprendre la douleur d'Abraham, se préparant à sacrifier Isaac, ce fils si longtemps attendu ? Vous me parlez de Lazare, mais, même en mourant, Lazare ne connut pas une telle souffrance. Lazare endurait patiemment ses maux, mais Abraham était plus méritant encore : il supportait tout dans un esprit d'obéissance et de bonne volonté. Même si d'ailleurs les mérites d'Abraham n'avaient dépassé de beaucoup ceux de Lazare, même s'il n'avait pas été le patriarche de la foi, la façon dont il acceptait les épreuves envoyées par Dieu aurait suffi à le distinguer tout particulièrement. Il me semble que vous n'auriez pu trouver plus mauvais exemple à l'appui de votre thèse que celui d'Abraham !

 

Or, maintenant, cher neveu, examinons d'un peu plus près le cas du pauvre Lazare et celui du riche Abraham. Nous verrons que si le pauvre Lazare est un peu moins honoré que le riche Abraham, un autre riche gît en enfer, en dessous de l'habitat céleste de Lazare et le supplie de laisser tomber une goutte d'eau pour adoucir quelque peu son supplice. Écoutez ce qu'Abraham répond au mauvais riche : « Mon fils, souviens-toi que dans ta vie tu as reçu la fortune alors que Lazare n'avait en partage que la misère. » Le Christ dans la parabole, décrit la vie fastueuse que menait le riche, jour après jour : « Il vécut royalement, et ne connut pas les épreuves. » Abraham répète la même chose : le mauvais riche avait connu l'opulence pendant que Lazare était dans la disette et leurs sorts étaient maintenant intervertis. Notre-Seigneur n'attribue guère de grandes vertus à Lazare, pas plus qu'il n'attribue à ce riche glouton d'autre crime que celui de vivre sans souci et de ne pas se préoccuper des souffrances du pauvre homme. Mais ni le Christ, ni Abraham ne lui reprochent d'avoir laissé Lazare mourir de faim devant sa porte. En me parlant d'Abraham et de Lazare vous me rappelez le danger qu'il y a à vivre dans une continuelle prospérité, et tous les bienfaits qui peuvent venir des épreuves. Vous voyez que si Salomon et Job ne vous ont guère avancé, le pauvre Lazare vous a plutôt fait reculer !